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I. Du droit et de la traduction

p. 215-219


Texte intégral

1Les points communs de la traduction et du droit se résument à deux ensembles complémentaires se situant à deux niveaux de considération différents. Le premier regroupe les caractéristiques sociopolitiques de la traduction et du droit, le second, ceux plus spécifiquement textuels et linguistiques.

1. Sur le plan sociopolitique

2La traduction et le droit sont, de la même manière, des pratiques sociales au sens où elles mettent en jeu, d’une part, des relations entre individus dans une même société et, d’autre part, des relations entre sociétés différentes. En effet, la dimension sociale du droit et de la traduction est d’autant plus évidente que les impacts de l’une sont recensés par les sociologues pour démontrer la récurrence des types de conflits qui occupent les sociétés, et aussi que les influences de l’autre suscitent le même intérêt chez les traductologues (Bassnett et Trivedi548, Tymoczko et Gentzler549, etc.) qui mesurent les facteurs sociohistoriques déterminant les traductions dans leurs contextes.

3Le droit et la traduction sont des pratiques qui visent pareillement l’équilibre. Alors que le droit cherche à rétablir un certain équilibre entre les parties en conflit, la traduction, quant à elle, tend à trouver une sorte d’équité – et non d’illusoire égalité550 – entre des langues et des cultures somme toute incomparables. Il faut remarquer, pour le premier, que l’égalité de principe dont jouissent les parties en litige leur donne des prérogatives juridiques égales, et, pour le second, que l’équité entre l’auteur et le traducteur, entre l’original et la traduction, est encore à démontrer, voire l’objet d’un effort toujours inabouti. Ainsi, traduire et défendre le droit reviennent à s’engager dans le combat jamais résigné contre l’état de disparité et d’injustice qu’impose naturellement la réalité des différences et des distances entre les cultures.

4La traduction et le droit ne peuvent, par nécessité, se passer de communiquer, et encore moins de l’outil de communication par excellence : la langue. Celle-ci est en effet la fonction par laquelle s’établit la relation entre les protagonistes en jeu. Non seulement est-elle le moyen qu’utilisent les traducteurs pour lier les communicants malgré ce qui les sépare, mais elle est également le support de toute négociation entre les individus qui luttent, non sans violence verbale, pour la reconnaissance d’un droit disputé. Communiquer pour faire valoir un droit est aussi essentiel au domaine juridique qu’à la réalisation de l’opération de traduction. Par ailleurs, il est utile de rappeler que ce qui fait le pendant du bilinguisme en linguistique s’appelle bijuridisme en droit. En effet, de la même manière que la traduction est la mise en pratique du passage d’une langue à une autre et inversement par un même locuteur, le bijuridisme, quant à lui, se veut la traduction d’une conception ou d’un système juridique (avec la langue qu’il suppose) vers un autre au sein d’un même corps législatif (p. ex., le Canada). D’une langue à une autre et d’un système à un autre, il y a traduction, et par là même communication.

5Le droit et la traduction se réclament très clairement de la pratique, parfois même en opposition aux formes théoriques que certaines de leurs subdivisions peuvent prendre. De fait, la plupart des traducteurs et des juristes relèvent – bien qu’inégalement – de la profession libérale. Le produit de leur labeur – toujours inégal – n’est pas, à l’heure de la mondialisation et des technologies de communication, régi par des conventions. Ainsi, les pratiques traductive et juridique sont intimement liées aux questions économiques qui les font prendre part au marché et suscitent des rapports de type transactionnel entre les individus. Plus généralement, on peut dire que traduire et rétablir le droit sont une seule et même sorte d’échange : un échange de vues subjectives sur un objet commun.

6Ce dernier point découle naturellement du précédent. Il n’est de transaction, quand bien même à l’œuvre dans un contexte de droit, qui ne suscite le besoin de garantir sa conformité aux principes minimaux de justice et d’équité pour les parties en jeu. Que ce soit l’éthique du traducteur ou la déontologie du juriste, les limites de leur prérogative professionnelle représentent l’instance de contrôle implicite à laquelle une société de droit doit s’attendre. En fait, c’est le caractère social de la traduction et du droit qui en fait des pratiques où l’éthique est fondamentale.

2. Sur le plan textuel et linguistique

7Plus spécifiquement, la langue est la matière première de la traduction et du droit. Alors qu’il est souvent admis que la traduction est tout entière une affaire de transfert de sens par le remplacement d’un code linguistique par un autre, il est moins reconnu dans le domaine du droit que la langue représente le matériau de base sur lequel travaille le juriste. S’il existe un art juridique, c’est dans un emploi pertinent et maîtrisé de la parole qu’il réside plutôt que dans quelque autre compétence plus communément reconnue. D’ailleurs, certains juristes l’ont clairement énoncé : le droit est une activité éminemment linguistique et textuelle551.

8Si la langue tient une place aussi importante pour nos deux disciplines, il en découle nécessairement que les activités de déchiffrement et de composition sont pareillement fondamentales. Aussi bien pour le droit que pour la traduction, lire et écrire constituent les conditions à l’action que représentent les étapes de leur réalisation respective : interpréter et agir. En effet, de même que l’on ne peut traduire sans exceller tout autant dans la lecture que dans l’écriture, on ne peut non plus interpréter une loi ou en récrire les principaux articles pour formuler un plaidoyer efficace si l’on ne maîtrise pas la lecture et l’écriture comme des arts à part entière.

9Enfin, et le droit et la traduction sont des symboles du passage. Non point seulement du passage textuel, mais bien celui équivalant au pont, à la passerelle. Pour la traduction, le vocable allemand parle de lui-même : übersetzen, c’est passer outre, traverser. Le droit, lui, moins transparent de prime abord, représente pourtant le passage du principe à son application, de la lettre du législateur à l’esprit des lois promulguées et de l’obscurité du préjudice à la lumière de la compensation. Ainsi, droit et traduction contiennent cette dynamique intrinsèque d’être à la fois agents de transformation du réel et transformations en soi.

3. Droit et traduction en dialogue

10Cette succincte tentative de rapprochement du droit et de la traduction nous permet de constater que le rapport de ces deux domaines de connaissance552 est plus étroit qu’il n’y paraît, ou qu’il n’a été rapporté jusqu’ici. Il s’agira donc pour nous d’aller un peu plus loin dans cette mise en rapport et d’explorer les possibilités d’un véritable dialogue entre le droit et la traduction. Non plus par l’intermédiaire de l’important – et déjà fort exploité – domaine à la fois traductologique et terminologique de la traduction du droit, ou de « la traduction juridique », ni de celui, exclusivement juridique du « droit de traduction », mais de celui, à venir et à construire, du « droit de la traduction553 ».

11De fait, prenant acte des transformations qu’ont subies les domaines traditionnels du droit et de la traduction, il nous incombe aujourd’hui, pour favoriser la promotion de ce nouveau dialogue interdisciplinaire, de prendre la mesure des évolutions parmi les plus audacieuses à l’intérieur même de ces disciplines.

12En effet, si la traduction n’est plus considérée comme la seule pratique d’un art du transfert linguistique, mais – grâce à la traductologie – comme un champ de réflexion théorique et symbolique autour de tout phénomène traductif et plus largement interprétatif, le droit recouvre de son côté des dimensions spéculatives tout aussi larges, puisqu’on y trouve tout autant des éléments de la philosophie, de l’épistémologie ou encore de la théorie du droit et de ses catégories. Mieux, ce dernier, grâce notamment à certains comparatistes des systèmes de droit anglo-saxon et continental, donne de plus en plus de voix pour s’élever contre la seule école positiviste (majoritaire), en proposant l’ouverture des législations nationales, voire internationales, à d’autres traditions juridiques que celles habituellement reconnues (Kasirer, Legrand, Macdonald, etc.554). Ainsi conçu, le dialogue de la traduction et du droit sera établi sur fond de mise en évidence des positions les plus avant-gardistes de chacun des deux domaines en question.

13Il nous reste à justifier cette recherche autrement que par le seul défaut d’intérêt enregistré jusqu’ici pour le droit de traduction dans le cadre du droit d’auteur contemporain. En effet, comme nous l’avons brièvement mentionné plus haut, il faut rappeler qu’au-delà du travail spéculatif que nous envisageons dans notre recherche, il est une dimension de celle-ci que la réalité du monde appelle nécessairement à traiter. Même si traduire le droit peut avoir une influence certaine sur le rapport qui peut mettre aux prises deux individus ou deux peuples, l’influence serait encore plus évidente si ce rapport était examiné à la lumière des législations qui régissent les affaires de la traduction comme lieu privilégié du passage et du dialogue, autrement dit le droit de traduction. Mieux, ce dernier n’est pas important du seul fait que la traduction envisagée sous son angle juridique a force d’administration sur le rapport entre les personnes et les sociétés, mais bien plus par le fait que la valeur dialogique de la traduction, associée à celle de créativité qu’assure le droit d’auteur au traducteur, offre une grille de lecture plus profonde des déséquilibres dans la dissémination des connaissances à l’échelle de la planète, dans le développement économique, social et culturel des populations les plus démunies et dans les prérogatives que les visions du monde non occidentales possèdent à faire valoir leurs droits sur les tribunes des institutions internationales.

14Ainsi, le droit de traduction n’est pas qu’une réponse à la vacuité universitaire sur le sujet, mais bien la tentative de s’interroger sur les raisons qui laissent croire que la traduction, le droit et le droit de traduction sont les instruments d’une fatalité historique qui a destiné, d’une part, les rapports humains à être conflictuels et inégaux et, d’autre part, les relations plus particulières de l’auteur et du traducteur, de « l’œuvre originale » et de la traduction, à être des relations de subordination et d’inégalité.

Notes de bas de page

548 Susan Bassnett et Harish Trivedi, op. cit.

549 Maria Tymoczko et Edwin Gentzler (ed.), Translation and Power, Anherst and Boston, University of Massachussets Press, 2002.

550 Nous distinguons ici entre égalité et équité. En traduction, la première est impossible, voire peu souhaitable, dans la mesure où les langues et les cultures ne sont pas des objets quantifiables que l’on peut rendre « équivalents ». La seconde est en revanche la seule alternative valable dans le cadre de la traduction, puisqu’elle n’applique pas un critère de quantité mais bien plutôt de qualité qui tient compte des contextes de l’objet à traduire et de sa traduction elle-même. Ainsi, plus propice au processus dialogique que constitue l’action essentielle de la traduction, le principe d’équité est celui qui rééquilibre les forces en présence, à la fois en tenant pour acquis le caractère subjectif de leur pondération, la relativité de leur valeur intrinsèque ainsi que les détails de leurs circonstances particulières respectives.

551 Voir Nicholas Kasirer, « François Gény’s Libre recherche scientifique as a Guide for Legal Translation », dans Louisiana Law Review, vol. 61, n° 2, 2001, p. 331-352.

552 La traduction n’est un domaine de connaissance que dans la mesure où elle est considérée comme un carrefour de plusieurs disciplines, et par là, d’une multiplicité de domaines de connaissances. C’est de cette façon d’ailleurs que d’aucuns définissent « la traductologie ».

553 Voir supra les distinctions entre « droit de traduction et « droit de la traduction » dans l’introduction générale.

554 Voir Nicholas Kasirer, « Legal Education as métissage », dans Tulane Law Review, 78, 2003 ; Pierre Legrand, Le droit comparé, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ?, n° 3478, 1999 ; Roderick A. Macdonald, « L’hypothèse du pluralisme juridique dans les sociétés démocratiques avancées », dans Revue de droit Université de Sherbrooke, vol. 33, nos 1-2, 2002-03, p. 135-152 ; Jacques Vanderlinden, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », dans Revue de la Recherche Juridique. Droit Prospectif, n° XVIII, n° 53, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 1993.

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