Deuxième partie. Du droit de traduction au droit de la traduction. Histoire et philosophie d’un nouveau droit
p. 212-214
Texte intégral
Il y a plusieurs différences qu’il faut d’abord noter entre le « droit de traduction », le « droit du traducteur546 » et le « droit de la traduction ». Dans une perspective purement sémantique, le premier droit ne paraît se distinguer du troisième que par l’article déterminant. Le deuxième droit ne concerne la traduction qu’à travers la personne du praticien que trahit la désinence -eur alors que le troisième paraît entretenir un rapport de dépendance plus relatif que le premier avec l’activité traductive, en raison justement de la présence médiatrice de l’article la. Reste que l’effet de ressemblance, voire la confusion que produisent la première et la troisième expression, est frappante. L’observation, même superficielle, nécessite un peu plus de précision. En effet, sur le plan syntaxique, le « droit de traduction » semble réunir les deux termes presque en une même entité : le génitif de possession paraît plus serré ; la légitimité de l’action est renforcée par la liaison presque directe qu’offre le de annexionniste du droit exclusif que génère la traduction d’une œuvre en faveur de l’auteur. En revanche le « droit de la traduction » paraît marquer une distance grâce à l’article, et définit ainsi les contours spécifiques de l’action traductive en regard du droit ; le droit ne se prévalant, de fait, que du cadre général que lui offre son antécédence sur celui de la traduction. En outre, « droit de traduction » et « droit de la traduction », principes désincarnés d’une activité apparemment abstraite, trouvent une sorte de subjectivation dans le « droit du traducteur ».
1Sur le plan épistémologique cependant, la différence entre les trois expressions reflète celle qui existe entre les domaines disciplinaires que celles-ci recouvrent respectivement. Le « droit de traduction » relève surtout d’une approche juridique. En effet, ce droit concerne celui, exclusif, que possèdent les auteurs sur la création de toute œuvre dérivée de leur œuvre originale et donc sur la traduction. Le droit de traduction est une prérogative donnée à l’auteur d’une œuvre originale à traduire, un droit de bénéfice pécuniaire sur la traduction qu’en fera non pas l’auteur lui-même, mais le traducteur qu’il aura autorisé.
2Par opposition, le « droit du traducteur », bien qu’étant un droit également pécuniaire ainsi qu’un droit de propriété, revient cette fois-ci non plus à l’auteur mais au traducteur de l’œuvre. Dans ce cas, c’est le sujet traducteur qui est concerné par le bénéfice que la législation du droit d’auteur accorde à celui-ci, puisqu’il est protégé dans sa traduction de la même manière que l’auteur de l’œuvre originale, si ce n’est que l’étendue de la propriété du premier s’arrête aux limites de l’œuvre dite « sous-jacente » du second. Mais le droit du traducteur est surtout un droit professionnel concernant notamment les conditions déontologiques et contractuelles de travail, de rémunération et de production de la traduction. S’intéresser au droit du traducteur consiste à s’interroger sur les situations d’abus ou de non-respect des normes professionnelles qui doivent assurer un niveau minimum d’éthique dans les activités qui mettent aux prises les traducteurs avec les auteurs, les éditeurs, les commanditaires, les employeurs, etc.
3Enfin, le « droit de la traduction » ressortit plutôt à la traductologie, dans la mesure où celle-ci réfléchit sur la possibilité d’envisager le rapport interdisciplinaire du droit et de la pensée traductive. Ces derniers, conçus comme champs de réflexion théorique, ne relèvent ni de la stricte réglementation légale ou jurisprudentielle ni de la pratique professionnelle, mais d’une pensée théorisante et expérimentale qui souhaite jeter les grands traits d’une traduction de droit, d’un droit de traduire qui pousserait la revendication aux limites d’une justice de la traduction au-delà de l’éthique professionnelle : pour un droit à la traduction comme éthique de l’être ensemble, pour un droit de la traduction comme expression libre, symbole même de liberté.
4Autrement dit, si le « droit de traduction » exprime le point de vue de l’auteur, le « droit du traducteur » exprime évidemment celui du traducteur, alors que « le droit de la traduction » réfère à la perspective de la pensée interdisciplinaire du traductologue. Ces trois différents angles de vision sont autant de manières pour nous de contribuer à l’élaboration d’une réflexion qui met en jeu les termes de « droit » et de « traduction » dans la perspective historique qui nous occupe ici.
5Alors que nous avons eu la possibilité de voir, grâce à un éclairage archéologique, comment la traduction a rencontré le droit et est partie prenante dans le processus de formation du droit d’auteur, il s’agira pour nous de nous interroger dans cette partie non seulement sur la valeur épistémologique de cette rencontre, mais également sur ses conséquences interdisciplinaires, philosophiques et historiques. Outre la nécessité d’en mesurer la portée « scientifique » par l’applicabilité des outils critiques des sciences humaines, il est important de ne pas oublier que la réalité du monde contemporain, que le droit prétend gérer au mépris d’un rapport traductif égalitaire entre les peuples, est un appel suffisant pour donner à l’investigation de cette conjonction (droit-traduction) toute sa validité. Telle sera donc notre tâche dans cette partie.
6Pour mieux comprendre cette relation à notre travail, la première étape consistera à faire état des ressemblances conceptuelles qui existent entre le droit547 et la traduction. Il conviendra de se demander quels sont les enjeux concomitants de ces pratiques avant de les considérer de manière plus théorique. En quoi traduire est-il au fond une modalité d’une partie non négligeable de la pratique juridique ? En quoi la défense des principes de justice est-elle d’une certaine manière une transposition de l’opération traductive ?
Notes de bas de page
546 Et de la traductrice. L’expression étant utilisée de manière générique et inclusive.
547 Pour l’instant, il ne fait pas directement référence au « droit d’auteur », mais seulement à l’ensemble plus large qu’est le « droit », de même qu’à la « traduction » sans plus de précisions. Ce qui nous permet une approche par étapes de ce qui deviendra plus bas le « droit de la traduction », où nous serons alors dans les contextes plus spécifiques à la fois du droit d’auteur et de la traductologie selon Berman et Venuti entre autres.
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