III. Le contexte français
p. 28-209
Texte intégral
1En France, le XIXe siècle, ses acquis et les spécificités de son discours sur l’auteur et son œuvre sont incompréhensibles si l’entrelacement des faits, des paroles et des écrits qui constituent l’ensemble de l’événement révolutionnaire de 1789 n’a pas été préalablement éclairé par ce qu’a introduit auparavant la seconde partie du XVIIIe siècle. En effet, la centralité de la Révolution française n’est pas ici le prétexte à une idéologisation du cours de l’histoire ou à sa justification grâce à un agencement motivé par un a priori quelconque, mais bien le lieu constaté de la fixation juridique d’une certaine conception de l’écrit et des conditions de sa production. La pensée des Lumières ainsi que les divers témoignages de sa trahison sur le terrain de la réalité sociale de l’Ancien Régime sont à la fois les éléments nécessaires à la compréhension des bouleversements révolutionnaires et à la profondeur historique minimale pour situer l’héritage de la modernité du siècle des grandes inventions, celui-là même qui tient lieu de réceptacle pour la naissance de l’objet central de notre réflexion : le droit de traduction.
2C’est pourquoi, alors que nous avons exposé l’histoire de l’entrée progressive de l’auteur dans le marché ainsi que celle du droit d’auteur britannique dans la section précédente, nous tenterons de montrer dans le contexte français les éléments qui nous permettront de suivre le développement des conditions sociopolitiques, juridico-historiques et philosophico-économiques combinées de la naissance du droit de traduction. Si la première formulation moderne du droit d’auteur est apparue lors de la Révolution (1791 et 1793), c’est-à-dire presque un siècle avant l’apparition formelle du droit de traduction (1886), il s’agira donc pour nous de considérer ce moment comme un pivot entre ce qui l’annonce (le système du privilège) et ce qui en découle (le droit de traduction). D’un côté, le rayonnement des Lumières émancipatrices aux confins de l’Europe et les compromissions matérielles des philosophes avec les pouvoirs de l’Ancien Régime ; d’un autre côté, les répercussions de la Révolution française et celles de la révolution industrielle sur le développement de la construction des premières fondations du paysage juridique international de la modernité du XIXe siècle.
3Là encore, les quatre facteurs47 de reconstruction du contexte historique ayant – selon nous – favorisé l’apparition du droit d’auteur, et par là le droit de traduction, constituent la trame principale mais diffuse de notre développement. C’est par la combinaison des discours véhiculés par chacun de ces quatre domaines – à la fois différents et connexes – qu’il nous sera possible de dégager ce que nous appellerons « l’épistémè du droit de la traduction ». Ce travail archéologique sur les conditions matérielles des auteurs des XVIIIe et XIXe siècles, leurs rapports avec les éditeurs de leur époque, le rapport de ceux-ci et de ceux-là avec la contrefaçon de leurs livres ainsi que sur l’évolution de la valeur des langues les unes par rapport aux autres dans le contexte mondial de cette période, nous porte à une conviction très nette. Nous croyons en effet que la compréhension des conditions d’émergence du droit de traduction n’est plus seulement réduite à l’événement lui-même – somme toute bien banal –, mais bien plus à celle des fondements conceptuels qui sous-tendent l’orientation générale de la configuration des rapports entre les peuples à l’aube de la dernière version de la mondialisation dans l’histoire.
4En somme, il s’agira de s’interroger désormais, à travers des figures qui ont marqué le monde de la littérature et celui de l’édition des deux siècles, sur ce qui fait que la production d’un texte est tantôt perçue – à la surface – comme une source de revenu, de pouvoir moral et de levier pour l’action sociale (qu’elle soit politique, éducative ou culturelle), et tantôt – plus en profondeur – comme l’occasion de déterminer la valeur du rapport entre le soi et l’autre, entre le propriétaire et l’usager d’un texte, entre l’origine et sa traduction, de façonner en d’autres termes la politique culturelle qui régit les individus et les sociétés. Quelles sont les répercussions sociales de la croissance de la diffusion de l’imprimé depuis le XViiie siècle ? Quels rapports y a-t-il entre la diffusion de l’imprimé et l’alphabétisation croissante de la population française ? Quelle est l’origine de l’augmentation du volume de production du livre : les inventions successives qui ont fait progresser les capacités technologiques de production de l’imprimé ou la demande toujours croissante de lecteurs de plus en plus instruits ? En quoi l’activité littéraire et intellectuelle, de façon plus générale, détermine-t-elle les contours d’une culture plutôt que la décision politique de contrôler les idées ou celle, économique, d’investir dans tel manuscrit au lieu d’un autre ? Comment l’enjeu économique, essentiellement aux mains des éditeurs, peut-il réguler de manière aussi déterminante la production et la diffusion des œuvres ? Par ailleurs, de quelle manière le facteur de la contrefaçon nous informe-t-il sur la réalité du mouvement de l’offre et de la demande du marché à une époque où l’application du droit d’auteur est sur le point de prendre une dimension internationale ? Et enfin, quel sens pouvons-nous donner à la place de la langue française sur le plan européen, voire international, par rapport à la naissance du droit de traduction alors que, simultanément, les nationalismes se développent et les langues vernaculaires sont revendiquées en lieu et place du latin notamment ?
1. Les lumières prérévolutionnaires
5Les auteurs français du XVIIIe siècle ne se distinguaient en général pas beaucoup de leurs collègues anglais en ce qui concerne leur rétribution ainsi que le système de protection des intérêts pécuniaires dans leurs œuvres. À part quelques rares exceptions, les auteurs de cette époque ne vivaient pas encore de leur plume. Certains membres de la riche noblesse avaient une fortune personnelle qui leur permettait de pratiquer la littérature comme un ministère intellectuel en dehors de tout intérêt lucratif ; d’autres, introduits par un ou plusieurs membres de la haute société dans les salons tenus par l’élite socioculturelle qu’on appelle « le monde », vivaient de pensions, de positions plus ou moins officielles ou encore de sinécures gouvernementales ; et d’autres enfin, plus nombreux, séduits par le modèle des « grands philosophes » des Lumières, montaient à Paris et tentaient leur chance avant de tomber pour la plupart dans ce que certains chercheurs appellent « la bohème littéraire48 » et devenir, comme Restif de La Bretonne, des « Rousseau des ruisseaux49 ». Dans l’ensemble, on peut dire, dans une optique de sociologie de la littérature, que « le principe dominant de l’Ancien Régime était le privilège, littéralement “loi privée”, c’est-à-dire un droit exclusif d’exercer une certaine activité ou de détenir un certain type de bien50 ». Autrement dit, dans la partition du « champ littéraire » bourdieusien qui allait opposer Voltaire (le mondain) à Rousseau (le marginal), la « république des lettres » ne pouvait avoir d’autre reflet que celui de l’ensemble de la société de l’Ancien Régime : une polarité verticale entre « les vedettes de salon » et les « plumitifs de seconde zone51 ».
6Dans la seconde partie du XVIIIe siècle, on trouve d’abord les auteurs du sommet de la pyramide qui bénéficiaient de différentes sources de revenus octroyées selon les critères propres au cadre sociopolitique de l’époque. D’un côté, le système des privilèges accordés à la corporation des libraires de Paris – au désavantage de ceux de province – leur donnait, du moins jusqu’en 1777. le bénéfice perpétuel des œuvres achetées aux auteurs. Ces derniers ne touchaient, à moins d’avoir quelque notoriété, que le prix de vente de leur manuscrit cédé par contrat à leur éditeur. Celui-ci pouvait, si son investissement s’avérait bénéfique, faire autant de nouvelles éditions qu’il le souhaitait sans que l’auteur n’en tirât plus que le produit de la première vente. D’ailleurs, il n’y avait aucun critère objectif de fixation du forfait si ce n’est l’évaluation de l’avantage commercial de l’éditeur.
7D’un autre côté, le système du mécénat, sans disparaître complètement jusqu’à la Révolution52, devient plus rare et se transforme en une sorte de mécénat personnel, mais désormais relayé par l’État. Il s’agit d’une protection qui « consiste plutôt à aider un jeune auteur à trouver un bénéfice [...], à se faire coucher sur la liste des pensions, ou tout simplement à entrer en contact avec le libraire qu’il faut53 ». En fait, les dédicaces du type de celles qu’écrivait Corneille pour obtenir les faveurs monétaires des riches amateurs de belles lettres sont tombées en désuétude, voire en répulsion chez la plupart des auteurs.
8Désormais, c’est par le détour de l’État que l’on confère aux gens de lettres les pensions, les dons, les positions et les sinécures. L’exemple de Jean-Baptiste Antoine Suard, philosophe typique des Hautes Lumières, est en ce sens très évocateur. En effet, il a été introduit par l’abbé Raynal dans les salons parisiens et qui, comme Voltaire, a « compris que le meilleur moyen de favoriser cette cause était de mobiliser des protecteurs et de diffuser des idées à partir de positions stratégiques dans la structure de pouvoir, comme les grands salons, la Comédie-Française et la Gazette de France54 ». De fait, Suard
avait dépendu d’une protection d’un nouveau type, non plus dans l’ancien style des subventions de mécènes mais qui lui permettait de connaître les gens influents, de tirer les ficelles là où il le fallait et de « cultiver », comme on le disait au XVIIIe siècle. Les écrivains plus âgés déjà arrivés, les riches bourgeois, les nobles, tous participaient à ce processus de cooptation des jeunes gens bien stylés, portant le « bon ton » auplus haut degré de perfection, dans les salons, les académies, les revues jouissant d’un privilège, et les postes honorifiques55
9Le privilège étant le signe d’une reconnaissance du pouvoir et des mécanismes de son exercice, il revient à celui-ci de sanctionner cette sorte d’allégeance implicite des écrivains aux institutions en place en leur dispensant des subsides. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les Académies (des Sciences, des Inscriptions, etc.) ont été entretenues par la monarchie à partir de Louis XIV. L’Académie française par exemple est devenue en ce sens le lieu de convoitise des philosophes du XVIIIe siècle. Ils savaient que
[l]es académiciens figuraient les premiers sur la liste gouvernementale – à tel point qu’un attaché du ministère notait en marge : « Il faut craindre que le titre d’académicien ne devienne synonyme de pensionnaire du roi56 ».
10Manifestement conscients de l’enjeu stratégique des lieux de pouvoir, les philosophes, des plus anciens aux plus tardifs, ont âprement combattu pour pénétrer les murailles qui entouraient la société, jusque-là exclusive, de l’aristocratie et de la noblesse courtisane. On parle de « la campagne victorieuse des Lumières pour gagner l’élite française57 ». Au-delà de la mainmise sur « le nerf de la guerre », ils suivaient scrupuleusement une politique d’occupation des espaces d’influence, « une stratégie mise au point par Voltaire lui-même : répandre les Lumières par le haut en cultivant des liens avec les hommes au pouvoir58 ». L’Académie Française était certainement l’un de ces promontoires.
11Le prestige naissant du statut social de l’écrivain dans la France de la seconde partie du XViiie siècle s’explique alors de deux manières. D’une part, par la « fusion des gens de lettres et des grands » dans une espèce d’élitisme parvenu, « conférant un “état” distingué à des hommes de grand talent mais de naissance modeste ». Comme l’expliquait Duclos dans ses Considérations sur les mœurs de ce siècle (1750) :
Ces écrivains s’intégraient à une société de courtisans et de riches patrons, et tous tiraient bénéfice de ce processus : les gens du monde se divertissaient et s’instruisaient, et les gens de lettres y gagnaient de bonnes manières et de la considération. Il va sans dire que la promotion dans la haute société impliquait quelque engagement envers la hiérarchie sociale. [...] « On est homme du monde par la naissance et par les dignités59 ».
12D’autre part, les philosophes des Lumières – le courant principal, c’est-à-dire voltairien – n’ont gagné leurs lettres de noblesse qu’au prix de combats idéologiques périlleux. Ce qui a promu la figure de l’auteur ne se réduit pas seulement à l’appréciation positive qu’on a pu faire du génie des Lumières philosophiques, mais peut être également dû à la menace qui a pesé sur ce mouvement et ce qu’il en a fait. « Entre 1752 et 1759, l’Encyclopédie fut attaquée et condamnée par les Jésuites, les Jansénistes, le Parlement de Paris, le Conseil du roi et le pape » ; les grands philosophes furent mobilisés ; la réaction ne se fit pas attendre. Ils jouèrent de leur talent rhétorique en retournant la situation en leur faveur par une « contre-propagande [partisane] qu’ils auront échafaudée eux-mêmes, et en raillant leurs ennemis sur les scènes de théâtre60 ».
13Tout cela, bien qu’apparemment très négatif, n’a fait que renforcer la détermination des « écrivains du grand siècle » de faire prévaloir les idées de réforme, de sécularisation de l’univers des références culturelles de l’époque par la raison, sur ce que Voltaire appelait « l’infâme ». D’où son fameux rire, « son rictus épouvantable61 », qui eut des échos dans toute l’Europe. Un paradoxe de plus qu’il faut ajouter à celui qui nous a fait découvrir que la remise en question des institutions et de la stratification sociale, qui devait annoncer la Révolution, n’est pas due à l’élitisme des philosophes des Lumières, mais à ceux qui, comme nous le verrons plus bas, les prenaient pour modèle sans être parvenus à intégrer « le monde ».
14Si les emplois gouvernementaux (les grasses sinécures62), les gratifications63 et les pensions ont pu paraître désirables aux gens de lettres, c’est surtout parce qu’ils leur donnaient un peu de mérite et de stabilité. Cela dit, contrairement à l’impression que peuvent donner les largesses royales, les pensions littéraires et autres gratifications n’étaient, en termes de dépenses d’État « pour encourager les lettres », pas si importantes64. Elles étaient irrégulières ; parfois, elles « n’étaient que nominales : elles étaient accordées, mais non servies ; c’étaient des pensions sur le papier, des pensions en principe65 ». En effet, si l’on songe, comme l’écrivait Pellisson, « qu’il n’y avait pas alors de budget de l’instruction publique66 », non seulement l’argent demeurait dans la petite tranche la plus favorisée, mais de plus le fruit de cet investissement n’atteignait pas le reste de la population puisque les Lumières n’étaient pas en priorité pour instruire les masses.
15Ainsi, « comme porte-parole du nouvel “état” de l’écrivain (mais non pas de la catégorie de philosophes représentée par Diderot et d’Holbach) », les « grands » écrivains du siècle, « Duclos, Voltaire et d’Alembert exhortaient leurs “frères” à profiter de la mobilité qui leur était offerte pour rejoindre l’élite. Plutôt que défier l’ordre social, ils lui offraient un soutien67 ».
A. Voltaire (1694-1778)
16En ce sens, la figure la plus représentative de cette catégorie d’écrivains était sans conteste Voltaire. François-Marie Arouet (1694-1778). à peine âgé de vingt ans, ne tient pas sa langue dans sa poche ; « il donne libre cours à son esprit satirique. [...] Arouet et plus tard Voltaire (quoique davantage sur ses gardes) ne résiste pas à la tentation d’un bon mot. Insoucieux des conséquences, il ne se prive pas de brocarder la politique du jour, en parole et par écrit. Une image de lui s’est constituée dans l’opinion : celle d’un homme d’esprit redoutablement caustique68 ». Au point qu’on lui attribue plusieurs pièces de vers contre le Régent et sa fille, et qu’il fréquente les milieux où l’on milite contre son pouvoir. Arouet, après un court exil à Sully en 1716, va être piégé un an plus tard par deux officiers de police en civil qui le feront arrêter pour le compte du duc d’Orléans « comme l’auteur du Regnante puero et des “vers exécrables” contre le régent et sa fille69 ». À peine sorti de prison, après avoir été embastillé sur lettre de cachet pendant onze mois, Arouet change de nom et devient M. de Voltaire dans le but de prendre un nouveau départ.
On voit par cet épisode, qui a déclenché une transformation identitaire, que non seulement Voltaire est un homme de théâtre par vocation, mais qu’il cherche à se détacher de son origine sociale bourgeoise pour intégrer bien plus que symboliquement le monde de la noblesse70.
17Si, dans les vingt dernières années de sa vie, Voltaire usa de tout son prestige et de sa verve pour mener « une campagne continuelle de prosélytisme pour son “Église” » et « faire progresser la cause de sa “classe” – les gens de lettres71 », il n’en reste pas moins qu’il avait une idée très exclusive et restrictive de ce que pouvait être un auteur. En effet, même si Voltaire a favorablement décrit le statut de l’écrivain pendant la seconde moitié du siècle (« les auteurs possèdent une sorte de noblesse72 »), l’élitisme de Voltaire était très marqué par l’échelle des valeurs aristocratiques au point qu’il en était discriminatoire. Dans l’article « Goût » de son Dictionnaire philosophique, il dévoile sa conception de la culture : « Le goût est donc comme la philosophie, il appartient à un très petit nombre d’âmes privilégiées [...]. Il est inconnu aux familles bourgeoises, où l’on est continuellement occupé du soin de sa fortune73 ».
18Malgré le fameux épisode de 1726 où le chevalier de Rohan fit rosser Voltaire pour avoir eu l’insolence de répondre à son interpellation lorsqu’il se moqua de son double nom d’alors, Arouet de Voltaire, il n’avait pourtant de cesse de cultiver ses relations avec les gens de la haute société, annonçant ce que Duclos allait constater vingt-cinq ans plus tard :
Les mœurs font à Paris ce que l’esprit du gouvernement fait à Londres ; elles confondent et égalent dans la société les rangs qui sont distingués et subordonnés dans l’état74.
19En attendant, Voltaire réclame justice et demande à être vengé, mais n’ayant trouvé aucun appui, il prend les armes pour se battre. Toujours surveillé par la police, qui n’a pas oublié le trublion, il sera arrêté et embastillé une seconde fois jusqu’à ce qu’on eût accepté sa proposition de partir volontairement pour l’Angleterre. Si la bataille pour la reconnaissance de l’auteur ne commençait pas là, elle devait à tout le moins voir dans cet incident un épisode d’une lutte qui allait durer tout le siècle, voire plus encore. Ironiquement, Voltaire n’obtint aucun soutien de la part de ceux qu’il fréquentait lorsque le rang social était en jeu.
20Cela n’empêcha pas Voltaire de poursuivre sa conquête des hauteurs, puisque c’est désormais dans la dimension européenne de ses accointances aristocratiques qu’il va développer son profil de philosophe des périphéries. Rarement dans les bonnes grâces du Régent, interdit de séjour à Paris par Louis XV et menacé d’exil et de diverses formes de répression pour son incurable liberté de piquer les personnes et les esprits, Voltaire a cultivé pour lui-même et pour ses œuvres la proximité des frontières de même que leur franchissement.
21À part l’exil anglais sur lequel nous reviendrons, Voltaire s’est rendu cinq fois dans les Provinces-Unies d’alors. Par ailleurs, il trouve dans le château de Cirey, auprès d’Émilie du Châtelet, un long refuge sur la frontière de la Lorraine entre 1735 et 1749. Dès 1740, il fut l’hôte de Frédéric II, roi de Prusse, avec lequel il entretiendra des relations étroites mais tout à la fois orageuses. Il fera plusieurs courts séjours à Berlin entre 1740 et 1743, puis, après la mort de Mme du Châtelet (1749), au terme de longues négociations épistolaires, il part pour la Prusse (1750) jusqu’en 1753 où les relations paradoxales avec le « roi-philosophe » s’envenimeront au point que les deux hommes ne se reverront plus par la suite. Entre-temps, « dès la fin des années 1730 et jusqu’à son dernier souffle, Voltaire entretint des relations personnelles et épistolaires avec les diplomates, les hommes d’État et les représentants de l’élite intellectuelle russe contemporaine75 ». Sans oublier Catherine II, impératrice de Russie, dont il sera le conseiller diplomatique officieux à travers une correspondance qui le grise au point de lui faie oublier ses positions pacifistes : « [l]orsque la tsarine entre en guerre avec la Turquie, en Octobre 1768, Voltaire applaudit à ce qu’il interprète comme une croisade contre la barbarie ottomane76 ». Toujours enclin à fréquenter les grands, désormais par correspondance ou en les recevant chez lui, en 1754. Voltaire décide cependant de s’installer à Genève, doux mais proche exil dans un domaine qu’il nomme les Délices ; or, l’homme de théâtre qu’il est ne peut, en regard des lois de la cité de Calvin, continuer les représentations d’amateurs et celles-ci lui valent les poursuites des pasteurs genevois.
22Au seuil des frontières et par-delà. Voltaire est européen à plus d’un titre. Après ses tribulations personnelles en Allemagne qui ont fait retentir son nom dans plusieurs cours d’Europe, les affaires Calas, Sirven, La Barre, Monbailly et Lally, vont donner au philosophe de Ferney « dans l’opinion française et européenne une tout autre stature77 ». Mais c’est entre autres en tant que traducteur et polyglotte, aspects moins connus de ses nombreuses qualités, que Voltaire est également européen. C’est en cela que la « période anglaise » nous intéresse plus particulièrement.
23En effet, contemporain de Pope et de Johnson, l’exil de Voltaire en Angleterre (de mai 1726 à octobre 1728) est le troisième de plusieurs autres auquel il fut contraint, s’il n’avait pris l’initiative d’une retraite désormais volontaire qui commença par celle de Lorraine, à Cirey, suivie de la Prusse, de l’Alsace, de Genève et enfin du pays de Gex (Ferney). Exil qui ne l’empêcha toutefois pas de continuer, grâce au peu conformiste vicomte de Bolingbroke (lui-même plusieurs fois exilé en France), à fréquenter l’aristocratie et les grandes personnalités anglaises : Georges II – « dont l’épouse, Caroline, [...] parlait mieux le français que l’anglais78 »–, Chesterfield, Walpole, Swift, Pope, et la nièce de Newton. Pour Voltaire, cette nation respectait les gens de lettres et reconnaissait la fonction sociale du Philosophe, puisqu’on fit à Newton des funérailles nationales à Westminster et qu’il a vu le portrait « de M. Pope dans vingt maisons79 ». Plus que la Hollande dont il admirait le libéralisme, il voyait dans le modèle politique anglais un modèle constant, représentant la liberté politique et la tolérance religieuse.
24Pendant son séjour anglais et dans l’enthousiasme des découvertes qu’il fait de ce « strange people » qui le fascine, « Voltaire apprend l’anglais à fond, entreprise unique à l’époque, par la conversation et par la lecture du Speclator. On voit ses curiosités, on mesure des progrès étonnants dans les deux carnets de notes qui nous sont parvenus80 ».
Dans ses carnets, ses premières observations sur l’Angleterre sont d’emblée notées dans la langue du pays [...]. Cas singulier dans la littérature française, Voltaire a même écrit et publié en anglais. [...] Resté à Londres, Voltaire aurait peut-être poussé plus loin l’expérience des écritures bilingues81.
25En fait, Voltaire écrivit en anglais « les deux tiers des Lettres, encore anglaises, avant de devenir philosophiques, qu’il complètera en France sur Locke et Newton82 ». La grande particularité de cette œuvre, c’est qu’elle fut publiée presque simultanément, en anglais et en français ; d’ailleurs,
[a]ucun autre écrivain n’a réalisé l’exploit non seulement d’écrire son premier chef-d’œuvre en langue étrangère, mais de se trouver ainsi lui-même. [...] comme si Voltaire avait eu pour s’exprimer besoin de l’idiome et de la culture d’un pays libre. Mieux qu’un penseur, un écrivain était né83.
26Ainsi, par le détour de la langue anglaise, par son expérience d’acculturation la plus poussée, Voltaire démontre encore une fois que son écriture a besoin d’être, sinon hors-la-loi, du moins ouverte aux influences extérieures, contaminable, disposée à l’enrichissement, de même qu’il est lui-même un auteur des marges, un passe-frontières, bref, un traducteur. Cela dit, si ses « traductions peuvent être contestées, celles de Shakespeare entre autres, biaisées par des intentions parasites84 », il a cependant traduit, en plus de l’anglais (Shakespeare et Milton), de l’italien (l’Arioste et le Tasse) ainsi que de l’espagnol (l’Héraclius de Calderón). Sans oublier le latin dans lequel il a composé des vers et qu’il « eut aussi des rudiments d’allemand, assez pour lire les gazettes pendant son séjour en Prusse – mais les “caractères tudesques”, dit-il, lui fatiguaient les yeux [...]85 ».
27En littérature, à part l’admiration qu’il exprima pour Swift et Pope, toute sa vie durant « Voltaire fut hanté par Shakespeare (1564-1616). Il le découvre en Angleterre, le loue, le critique, le traduit, s’en inspire : peu avant de mourir, il le combat encore. Il en parle sans cesse – longue évolution à étapes, qui aboutit en 1776 à un rejet catégorique86 ». Son étrange relation avec Shakespeare commence par des considérations esthétiques, de goût, relevant surtout des règles de bienséance de la tragédie classique que le « barbare de génie » ne connaissait pas87. Mais dans le contexte de la crise du théâtre français des années 1750-1760, peut-être due à « l’anglomanie envahissant peu à peu les terrains les plus divers88 », ainsi que celui de l’introduction des pièces de Shakespeare en traduction par La Place89, puis Jean Ducis90, et plus tard de l’érudit Pierre Le Tourneur91, Voltaire hausse le ton et « ouvre le feu » avec son Appel à toutes les nations de l’Europe des jugements d’un écrivain anglais (1761) où « l’Europe entière est conviée à reconnaître la supériorité de Corneille et de Racine, au nom du goût “universel”, et à condamner l’exception anglaise92 ».
28Alors qu’il fut un temps où il appelait à renouveler la tragédie par l’influence shakespearienne, Voltaire fait volte-face et engage les dernières hostilités avec son immense Commentaire sur Corneille (1764) qui accable le poète anglais en donnant une traduction littérale des trois premiers actes de Jules César « qui n’a pour effet que d’étaler au grand jour la bassesse et les “ordures” de l’Anglais93 ». Procédé de dénigrement efficace, puisqu’en accord avec les principes de la théorie de la traduction de l’époque et avec l’opinion de Voltaire lui-même qui mettait en garde quelques années plus tôt dans ses Lettres philosophiques : « malheur aux faiseurs de traductions littérales, qui, en traduisant chaque parole, énervent le sens ! C’est bien là qu’on peut dire que la lettre tue et que l’esprit vivifie94 ». Mais Voltaire n’est pas en reste. Piqué au vif par la parution des deux premiers volumes de la traduction des œuvres du dramaturge anglais par Le Tourneur (1776), deux ans avant sa mort, il pousse son chauvinisme en portant le « procès » de Shakespeare devant « la plus haute instance littéraire, gardienne du patrimoine national » et fait lire en public sa Lettre à l’Académie. Là, il « se complaît à étaler les fautes de goût, les grossièretés, les “ordures” du “barbare”, par la traduction littérale de “morceaux choisis” [...]. Il y a un mauvais goût, celui de Shakespeare, et un bon goût, celui de Racine (et de Voltaire)95 ».
29Tout en prenant acte des coups assénés par l’auteur de la Mort de César à celui d’Hamlet, il reste qu’une considération traductologique de l’approche voltairienne des textes de Shakespeare s’impose à la lumière du cadre culturel des Lumières. En effet, un principe général semble orienter presque tous les traducteurs de l’époque : traduire, c’est s’approprier le texte d’un autre, le faire sien et le domestiquer au point d’effacer les traits de son étrangeté. Ce serait en somme la tentative de La Place de « faire parler français à Shakespeare96 ». Que ce soit la traduction de Ducis, de La Place, de Le Tourneur ou encore des fragments traduits par Voltaire – bien que d’inégales qualités –, « le souvenir des belles infidèles se perpétue encore dans les traductions97 » du XVIIIe siècle. Cela est d’autant plus vrai que, dans le cas de Voltaire, sa défense des règles théâtrales du goût néoclassique (en partant des exemples français de Racine et de Corneille), combinée à ses reproches de monstruosité et d’impropriété d’une bonne part du théâtre shakespearien, est la manifestation d’une théorie de la traduction résolument « cibliste ». Si, pour les traducteurs français proches des idées de Voltaire, on reconnaît volontiers que le génie de Shakespeare est incontestable – surtout en ce que son théâtre est action avant tout –, il reste que le respect pour le modèle classique est tel que la traduction ne pouvait qu’être guidée par les « raisons de bienséance » propres au goût que nous serions tentés de qualifier de « français ». Or, Voltaire tient qu’« il y a un bon et un mauvais goût » (Lettre à l’Académie, 1776). C’est-à-dire que la valeur d’une œuvre est mesurée à l’aune de ce qui est « beau universellement ». En sensualiste qu’il est, Voltaire s’est certes refusé à construire un système du beau, puisqu’il affirme, dans son Dictionnaire philosophique, qu’il est « très relatif98 », mais il a cependant érigé un Temple du goût (1733) où « le poète y consulte bien le dieu Goût, dans une fantaisie mythologique qui semble devoir conduire à des idées générales et à des préceptes universels99 ». Ce à quoi s’opposera La Place dans son Discours qui appelle au progrès en supprimant les barrières imposées par la doctrine classique : « Pourquoi aurions-nous la présomption de croire que nos connaissances sont arrivées au dernier degré de perfection dans le genre dramatique ? Qui sait si nos neveux ne verront pas éclore de ce travail de nouvelles découvertes et de nouvelles règles pour le dramatique100 ? ». Mais La Place, malgré son admiration pour le dramaturge anglais, n’a pu s’empêcher de s’aligner sur ses contemporains en répondant favorablement aux « attentes » des lecteurs français :
Si Shakespeare perd considérablement dans ma traduction sur les morceaux sublimes auxquels je ne pourrai atteindre, n’est-il pas juste que je cherche à indemniser autant qu’il est possible, en lui épargnant la critique de nos compatriotes sur les endroits qu’ils pourraient regarder comme faibles, ridicules ou déplacés101 ?
30C’est en ce sens que La Place n’a pas hésité à procéder dans la traduction des quelque dix pièces de Shakespeare à de larges coupes (sauf pour Richard III), à remplacer des scènes entières – jugées licencieuses « aux yeux délicats de nos Français »– par des résumés, à supprimer « une foule de mots ou d’expressions », à éliminer « tout ce qui paraît inutile à l’action », à ajouter « de son cru des termes mieux séants, des images moins hardies et plus banales » et à prendre des libertés nécessaires « pour mettre les beautés de l’original dans tout leur jour102 ». Quelles que soient les bonnes intentions du premier traducteur français de Shakespeare, les manipulations qu’il décrit sont pourtant les manifestes résultats dictés par ce que Menant appelle « l’impérialisme du goût français » du XVIIIe siècle.
31En fait, le chauvinisme esthétique de Voltaire peut s’expliquer d’au moins deux manières. La première, c’est qu’en tant que premiers révélateurs du théâtre shakespearien sur un continent européen où la plupart des lettrés lisaient le français, les écrits de Voltaire sur la tragédie anglaise ont eu un écho considérable, au point de retrouver « ses idées et ses expressions, les mêmes exemples et les mêmes plaisanteries [...], les mêmes jugements sommaires et décisifs prononcés en termes identiques103 » aux quatre coins de l’Europe. C’est dire que non seulement le goût de ces élites intellectuelles et sociales était fortement déterminé par l’opinion de Voltaire sur les tragédies de Shakespeare, mais que du fait même de la diffusion de la langue française, de sa culture et de ses parangons esthétiques, la littérature anglaise était considérée comme seconde, parce que perçue au travers du prisme de la littérature hégémonique de l’époque, celle de la France de Louis XIV et... de Voltaire.
32Le français étant, si l’on peut dire, la « langue originale » de l’époque, l’anglais ne pouvait en être qu’une modalité, un reflet immanquablement distant, déplacé, bref : une traduction. Or, ce qui est particulièrement remarquable, c’est que, dans les vingt dernières années où le patriarche de Ferney faisait flèche de tout bois contre le poète anglais, ses traductions littérales des fragments de Shakespeare étaient comparées à la perfection des œuvres de Racine et de Corneille qui étaient étudiées non seulement dans leur langue originale, mais de plus dans cette même langue qui possédait le prestige européen que nous connaissons. Seule exception à cela, l’Allemagne du Sturm und Drang qui tentait de faire ressortir l’esprit allemand par l’art et de combattre l’esprit français.
33La seconde explication revient à apprécier, au regard de Voltaire, les dangers que constitue l’anglomanie ambiante aussi bien pour son propre théâtre que pour la sensibilité esthétique de l’époque. Il s’agissait en effet pour l’auteur de Zaïre (1732) de traduire ce qui peut l’être du génie shakespearien dans son propre théâtre à condition qu’il n’y porte pas ombrage pour autant. En ce sens, la traduction par Voltaire des nouveautés que lui inspirait le génie de Shakespeare trouve une double limite : dans l’esprit du Français, la règle des unités du théâtre classique en ce qu’elle est garante de la tradition et du « goût », et dans l’altérité de l’Anglais qui ne peut être transférée dans la langue et la culture française que déformée, altérée. Par ailleurs, dans un contexte de conflit et de rivalité quasi permanente avec l’Angleterre, les symboles de l’esthétique classique française ne pouvaient être comparés aux tragédies bâtardes d’outre-Manche sans réveiller dans l’esprit d’un héraut du progrès comme Voltaire – bien malgré lui d’ailleurs – la conscience de la disparition possible et prochaine de ce qu’il considère comme un absolu. Le théâtre de Shakespeare, que les Anglais préféraient hautement à tout autre, prenait le dessus sur celui de Corneille et de Racine, figures nationales auxquelles il ne fallait surtout pas toucher.
34En somme, dans la mesure où la conception de la traduction selon Voltaire constitue une appropriation de l’étrangeté au point d’en dénaturer la brutalité de sa différence, cela veut donc dire que l’universalisme des Lumières refuse tous les moyens de médiation de l’autre, et en cela empêche le développement du concept de droit de la traduction. En effet, c’est le droit de traduire l’altérité et de la conserver dans sa « monstruosité » qui fait de l’universalisme un cadre de référence où la traduction n’est plus l’attraction d’une périphérie vers un centre, mais bien une périphérie qui, par un jeu kaléidoscopique, va constamment déplacer le centre, le multiplier à l’infini. Le droit de traduire n’est pas un droit de traduction, au sens strictement pécuniaire, mais bien la liberté d’exprimer une identité dans un autre univers de référence sans la réduire ni l’expurger de ses spécificités. Ce serait, contrairement à un versement monétaire, bien plutôt un don, celui d’une parole nouvelle décochée au cœur du conformisme de celles qui n’offrent rien d’autre que leur mêmeté.
35Ainsi, l’ouverture « traductive » de Voltaire que nous avions constatée plus haut, par sa capacité d’adaptation et d’intégration aux langues et aux cultures étrangères, voire son besoin de développer et d’innover par le détour de l’autre, se voit ici hypothéquée par des ressentiments esthétiques qui confinent au règlement de compte personnel et au protectionnisme franco-centrique. Pourtant, un autre thème relevant du paradigme de la traduction traverse l’œuvre de Voltaire, celui du commerce et de l’économie en général. Sans être en mesure d’aller dans force détails de l’œuvre du Patriarche de Ferney sur ces questions – « puisque les lectures économiques constituent grosso modo un dixième de sa bibliothèque [...] et qu’elles ont inspiré quelques écrits romanesques104 »–, nous pouvons néanmoins suggérer que l’attitude peu « traductive » du philosophe à l’endroit de Shakespeare est parfaitement dissonante par rapport à plusieurs de ses œuvres, notamment celles qui énoncent ses positions sur la sociabilité des transactions économiques.
36En effet, on voit apparaître vers la fin de son conte L’Homme aux quarante écus (1768), essentiellement consacré à la réfutation des théories physiocratiques anti-mercantilistes en vogue, une scène où le petit fermier, devenu le « citoyen philosophe M. André », organise un bon dîner placé sous le signe de la tolérance et de l’indifférence religieuse. Un dîner qui « fut fort long » et où un juif, un chapelain, un orthodoxe, un calviniste, « deux philosophes et trois dames d’esprit » n’ont pas plus disputé « sur la religion que si aucun des convives n’en avait jamais eue ; tant il faut avouer que nous sommes devenus polis ; tant on craint à souper de courtiser ses frères105 ». Manifestement, ce modèle idéal de sociabilité économique traduit l’attachement de Voltaire à cette valeur traductive du commerce comme lieu de prédilection pour « une éthique laïque106 ». Pour l’auteur du conte, le souper symbolise un espace de coexistence pacifique où les différences sont dépassées, peut-être même oubliées, comme en bourse.
37À l’heure où le prisme économique façonne toutes les autres sphères du réel désormais globalisé, au point que la religion ne serait autre chose que celle des marchés financiers, la représentation voltairienne ne manque pas de nous interpeller sur le sens à donner à la traduction dans le contexte de l’économisme néolibéral d’aujourd’hui : s’agit-il d’un lieu d’échange, de partage et de transformation de soi ou est-ce plutôt le prétexte à une appropriation, une colonisation de l’autre et son annexion à soi ?
Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours ; vous y voyez rassemblés les députés de toutes les nations pour l’utilité des hommes. Là, le juif, le mahométan et le chrétien traitent l’un avec l’autre comme s’ils étaient de la même religion, et ne donnent le nom qu’à ceux qui font banqueroute ; là, le presbytérien se fie à l’anabaptiste, et l’anglican reçoit la promesse du quaker. Au sortir de ces pacifiques et libres assemblées, les uns vont à la synagogue, les autres vont boire ; celui-ci va se faire baptiser dans une grande cuve au nom du Père par le Fils au Saint-Esprit ; celui-là fait couper le prépuce de son fils et fait marmotter sur l’enfant des paroles hébraïques qu’il n’entend point ; ces autres vont dans leur église attendre l’inspiration de Dieu, leur chapeau sur la tête, et tous sont contents107.
38Or, le propos de Voltaire, loin d’être une réflexion sur la traduction comme paradigme, nous conduit cependant à penser un espace public (le souper, la Bourse) désamorcé de tous ses ressorts actifs de différenciation, de contraste et de pluralité dans la coexistence. À quoi servirait d’entrer dans un rapport traductif, dans une expérience singulière de partage et d’échange sans en ressortir modifié, transformé là même où l’identité se donne au flux du changement, de l’histoire ?
39Cela étant, il reste que l’importance du commerce chez Voltaire a, pour nous, vocation de nous éclairer aussi bien sur sa conception du pouvoir économique que sur ses orientations personnelles par rapport à l’acquisition de ce même pouvoir. C’est en ce sens que s’explique déjà cette fascination pour la puissance commerçante que représente l’Angleterre à ses yeux. Constamment mise en regard de l’anti-modèle que représente pour lui le pessimisme pascalien, l’émerveillement de Voltaire pour le port ou la Bourse de Londres trahit son libéralisme économique.
40Depuis son jeune âge, Arouet était attiré par l’argent. Il s’occupe d’affaires : « Il sert d’intermédiaire entre les financiers et les gens du monde, entre les trafiquants et les gens en place. Cet argent qui allait et venait sous son nez lui laissait quelques profits108 ». Son besoin de suivre les grands de la société parisienne (nobles et financiers) lui faisait mener un train de vie plutôt coûteux. Puisque les occasions qui se présentaient pour se former à l’art de constituer un portefeuille étaient nombreuses, « les hommes de finances qu’il fréquentait lui donnèrent toutes les facilités pour s’exercer109 ». De plus, dans le contexte des finances désastreuses de la Régence qui fit instituer la « Chambre de Justice110 » pour sévir contre les trafiquants, les opportunités semblaient d’autant mieux s’offrir pour exercer le talent de l’entremise, du filtrage des capitaux et de la manipulation paperassière qu’il
a tout de suite compris qu’une « mauvaise opinion » était plus dangereuse que la concussion et que la Bastille menaçait bien plus les impertinents que les voleurs. Il prit le parti des traitants. C’est dans les miettes de leurs trafics qu’il trouvait son argent de poche111.
41Un raisonnement qui nous rappelle qu’avant la naissance des droits d’auteur, ce dernier était d’abord responsable devant la censure de son écrit et qu’il était passible de graves condamnations, dont la prison, qui d’ailleurs, aux yeux de Voltaire, « est le crime contre l’humanité [...], le mal capital112 ». C’est en ce sens que beaucoup de ses œuvres, pour lesquelles il se savait pénalement responsable, ont été publiées hors de France : à Londres, à Bruxelles, à Amsterdam, à Genève, à Neuchâtel, etc.
42Ainsi, connaissant trop bien le sort de ceux qui cultivent leur liberté d’expression sans pouvoir se départir du poids de la censure, Voltaire a offert à sa plume les moyens de déranger l’ordre établi et de ne pas inhiber sa verve insatiable en se construisant littéralement un empire. Après avoir suivi le cursus
du poète courtisan, pensionné, académicien, historiographe, gentilhomme de la chambre (1747) [...] l’ermite de Ferney s’est donné tous les moyens de l’indépendance. D’abord un capital financier. Spéculateur d’avant-garde, il atteint les 80 000 livres de rente en 1749, les 200 000 en 1775 ; banquier des souverains, mécène des jeunes talents, le voilà seigneur de village, agronome, manufacturier113.
43Les leçons rapportées d’Angleterre sont aussi les résultats d’une comparaison, à l’époque des Lettres philosophiques, entre la situation financière des gens de lettres de Londres et de Paris. De fait, le processus de distanciation de la pratique du clientélisme et du patronage a commencé plus tôt du côté anglais que sur l’autre rive de la Manche. La meilleure condition des auteurs anglais n’était pas seulement pour Voltaire de l’ordre de la « considération » morale mais également matérielle. Le principe de développement de l’homme de lettres consistait donc à lui octroyer une indépendance financière que devait assurer son éditeur. La différence de situation entre les auteurs anglais par rapport aux auteurs français pour la rémunération de leurs ouvrages est fort bien illustrée par le conseil, donné par le philosophe anglais David Hume à Jean-Jacques Rousseau en 1765, de s’exiler en Angleterre :
Les libraires de Londres offrent aux auteurs plus d’argent que ceux de Paris ; ainsi vous pourrez sans peine y vivre frugalement du fruit de votre propre travail114.
44Bien que cette lente autonomisation de l’auteur par rapport à des sources de subvention autres que le produit de la publication de ses écrits se soit d’abord amorcée en Angleterre, elle a cependant eu lieu des deux côtés de la Manche puisque
même en France, du moins durant les dernières décennies de l’Ancien Régime, il devenait possible pour un écrivain de vivre de sa plume et de se libérer de la nécessité d’être parrainé115.
45En attendant, en raison de la disparité des données démographiques entre les deux pays ainsi que du statut international de la langue française auprès des classes cultivées de l’époque, il demeure que le volume du marché du livre en France est bien plus conséquent : « Les Anglais évaluent le commerce de l’imprimerie de Paris à près de deux millions sterling, c’est-à-dire, à quarante-cinq millions de livres tournois environ, et ils confessent que celui de Londres ne monte guère qu’au quart116’ ». Or, dans l’absence d’un système de régulation aussi bien national qu’international du droit d’auteur et en présence d’un marché de la contrefaçon en développement constant, l’auteur français ne pouvait pas encore tirer les bénéfices qui lui reviendraient. En revanche, puisque le degré d’analphabétisme était comparativement plus grand en France et que le mercantilisme anglais était déjà plus florissant, la vigueur du marché du livre anglais peut expliquer par ailleurs une plus grande demande et, par conséquent, une meilleure rémunération des auteurs anglais.
46Arrivés à ce stade des effets de l’exil anglais de Voltaire en général et des influences qu’il a eues sur sa pensée sociopolitique, son statut d’auteur en recherche de « considération » et sa pratique de propagande non commerciale pour les Lumières, nous pouvons d’ores et déjà tirer au moins un enseignement. En fait, « le talent de Voltaire n’a rien à voir absolument avec sa fortune, [...] [et] ce mérite financier n’a rien de commun avec le gain littéraire117 ». En raison même de la disparité des marchés du livre anglais et français, Voltaire ne pouvait raisonnablement pas se prêter aux expériences d’émancipation du métier par le marché à l’instar de ses collègues Pope et Johnson. Même pour les auteurs des Hautes Lumières, « [c]e qui manquait, c’était le marché : Suard vivait de sinécures et de pensions, non de la vente de ses livres118 ». En effet, on nous apprend à propos de Voltaire que « de la littérature [il] n’a presque rien tiré. [Qu’] il n’est pas d’écrivain moins intéressé. Le fils du tabellion Arouet, habile et dur en affaires, ne l’était nullement en affaires de librairie ou de théâtre119 ». Non seulement avait-il les prérogatives de sa notoriété et de son « capital littéraire » qui lui permettaient de dicter sa loi à des éditeurs comme Cramer et Panckoucke, mais il ne s’embarrassait pas, à l’instar des autres écrivains, de batailler pour le prix de ses livres : « tantôt il faisait cadeau de ses ouvrages aux libraires qui les éditaient, tantôt il donnait les sommes qu’il recevait à des amis, à des protégés qu’il voulait assister120 ». Même au théâtre, pour s’assurer l’amitié des comédiens et comédiennes qui avaient grand pouvoir sur la fortune des pièces au temps du monopole de la Comédie-Française, il leur donnait fréquemment ses gains. En fait, « il donna plus de livres aux éditeurs qu’il n’en vendit ; [...] [p]our l’impression de ses pièces, il en fit cadeau121 ».
47Ce serait donc conclure que la France de Voltaire n’avait pas de marché et que les lois du droit d’auteur – donnant à l’écrivain la maîtrise de ses œuvres – qui naîtront de la toute prochaine Révolution seraient, d’une part, le résultat du génie de ses instigateurs illuminés par la raison des grands philosophes du siècle et, d’autre part, le garant de la création d’un marché. Un marché où les intérêts économiques et sociaux des auteurs seraient protégés certes, mais en fonction des intérêts économiques et sociaux, voire politiques, des éditeurs, maîtres objectifs de la politique culturelle nationale. Or, n’avons-nous pas déjà rencontré ce scénario trois quarts de siècle plus tôt en Angleterre où les libraires londoniens, gardiens de la politique culturelle de la monarchie, avaient obtenu au nom des auteurs le droit pour ces derniers de céder leurs œuvres pour que lesdits libraires s’assurent de leurs propres prérogatives commerciales – incomparablement plus importantes que celles des auteurs ? Pouvons-nous dire véritablement qu’à l’aube de la Révolution française, il n’y avait pas de marché capable de subvenir aux besoins des écrivains de l’époque et que, par conséquent, ils n’avaient de choix qu’entre l’élection du « monde » et la malédiction de la bohème ?
48Si un marché a existé durant les trois cents ans qui ont suivi l’invention de l’imprimerie, il fut restreint au point qu’il est possible de dire avec Pellisson que les écrivains « ne tirèrent [...] [presque] aucune rémunération directe de leur travail122 ». « Il est curieux, poursuit-il, de voir qu’au XVIe siècle on s’intéresse moins volontiers à l’auteur, bien qu’il ne gagne rien, qu’à l’éditeur, parce qu’il est exposé à beaucoup perdre123 ». De fait, pendant toute cette période de développement de la production des œuvres imprimées, de la fabrication du livre et de son commerce, les rapports entre les auteurs et les libraires (éditeurs) n’ont cessé de s’envenimer. Au point qu’un ouvrage, paru en 1725, intitulé Mémoires sur les vexations qu’exercent les libraires et imprimeurs de Paris fait état d’une guerre déclarée entre ces deux frères ennemis et protagonistes de la diffusion de la culture :
Il semble que, dans les bonnes règles, le libraire est fait pour l’auteur, et non pas l’auteur pour le libraire. Celui-ci est un traficant [sic] qui débite ; l’auteur est un homme qui pense et invente [...] Pourquoi donc le libraire remporte-t-il tout le fruit de l’ouvrage et que l’auteur n’en retire presque rien ? [...] Avec les libraires, l’auteur n’a que la gloire pour partage ; ils n’en sont, Dieu merci, point avides ; pour l’argent, il faut qu’il leur demeure tout entier124.
49C’est dire que le sens des fonctions respectives de l’auteur et de l’éditeur est, du point de vue du premier, inversé, voire complètement perverti. Loin de tout stéréotype romantique de l’auteur – source prométhéenne de toute culture et fondement de la thaumaturgie moderne –, il est cependant manifeste, dans la description de sa vocation, que l’écrivain remplit une mission qui se refuse à son instrumentalisation pure et simple, alors que le libraire ne s’offusque pas d’une valeur plus fonctionnelle. L’auteur est donc investi d’un rôle qui ne peut être comparé à celui de l’éditeur : l’un porte dans la création même de son œuvre la fin qui justifie son être, mais n’en tire que peu d’avantages ; l’autre en revanche considère cette création comme le moyen – peut-être pas forcément fortuit – d’une capitalisation, fondant par là tout son être et presque tous ses avantages.
50Pourtant, nous voyons dans les griefs entretenus par les auteurs de l’époque à l’endroit de leurs éditeurs que les valeurs et fonctions des uns et des autres ont été inversées. La source du produit culturel devient le moyen par lequel sa diffusion va être transformée en finalité : l’auteur est l’un des rouages de l’économie ; il en est le plus glorieux prétexte. Malgré les révolutions à la fois juridiques et technologiques qui nous séparent de l’Ancien Régime, la logique n’a, semble-t-il, pas beaucoup changé. Le privilège de fait dont jouissaient les libraires prérévolutionnaires par la faveur du souverain n’est-il pas en quelque sorte l’équivalent de celui qui consiste aujourd’hui à décider de l’existence d’un écrit aux yeux du public ?
51Quel que soit le mode de paiement des auteurs – souscription, honoraire, vente-cession du manuscrit, ou rente viagère – les auteurs se sont très rarement enrichis de leur plume ; ils étaient non seulement exploités, mais bien souvent l’objet d’un traitement sans égard. De fait, dans son Avis aux gens de lettres (1770), Fenouillot de Falbaire nous livre un constat plutôt amer :
La plupart [des libraires] ont un train de maison très considérable, tandis qu’ordinairement l’écrivain aux ouvrages duquel ils doivent cette opulence est relégué sous les toits [...] Nos libraires, fiers de quelques privilèges mal interprétés, regardent chez nous les écrivains comme des malheureux qu’on leur a livrés pieds et poings liés125.
52Si le regard des éditeurs faisait montre d’autant de dédain à l’égard des écrivains dont ils publiaient les textes, ils ne devaient pas avoir beaucoup plus d’égards pour ces derniers. L’exécution des œuvres achetées à vil prix ne pouvait faire l’objet de grande application à l’ouvrage. En effet, outre le constat que fit le directeur de la Librairie royale, Malesherbes, à propos de l’éducation des libraires dont « un grand nombre [en plus du latin et du grec] [...] savent à peine le français126 », les éditions fautives, les erreurs typographiques, les escamotages, les ajouts et les publications sans épreuves ni autorisation, voire contre le gré de l’auteur, étaient le lot de tous, des écrivains les plus communs jusqu’aux Rousseau et Voltaire.
53C’est à partir de cette image de l’écrivain dépendant de l’éditeur, voire soumis à son bon vouloir, que l’on peut mesurer l’évolution de sa condition. En ce sens, nous nous risquons à l’interrogation : a-t-elle radicalement changé depuis ? En fait, au fur et à mesure que les pensions et mécénats disparaissaient, les éditeurs devenaient la seule source de revenu pour les auteurs qui ne savaient se consacrer à autre chose qu’à l’écriture. Ce qui signifie que l’expression de Fenouillot de Falbaire, où les auteurs étaient « comme des malheureux [...] livrés pieds et poings liés », n’est pas si exagérée. Pourtant, malgré ce mauvais traitement, les auteurs publiés étaient investis d’une grâce dont beaucoup ne jouiront pas.
54Si les Voltaire. D’Alembert, Rousseau et Diderot ont contribué à la reconnaissance d’un pouvoir d’opinion à l’auteur et ont réussi, malgré la censure et les obstacles de la hiérarchie sociale propre à l’Ancien Régime, à lui constituer un capital symbolique important au point d’y voir, avec Paul Bénichou, le début d’un « sacre de l’écrivain », il reste que les auteurs prérévolutionnaires n’aspiraient pas tous à un statut social ou à la constitution d’un corps professionnel à proprement parler.
55Bien que socialement légitimée, la fonction d’écrivain n’est pas encore conçue comme une profession qui, à l’instar des libraires, doit avoir une structure de représentation pour défendre ses intérêts à la fois économiques et juridiques. Pour les philosophes du XVIIIe siècle – les mieux pourvus d’entre eux surtout – l’enjeu est d’un tout autre ordre : répandre les lumières et « écraser l’infâme ». La bataille, loin d’être éminemment économique ou juridique, était avant tout idéologique. C’est en cela que « D’Alembert, Grimm, Voltaire ne conçoivent pas le travail intellectuel hors d’un mécénat d’État, d’un quasi-fonctionnariat organisant les gens de lettres non en cléricature, mais en un corps, à la façon des académies royales, avec ses privilèges et ses pensions127 ». Au demeurant, les auteurs du « grand siècle » n’étaient pas uniquement composés de ces brillantes figures. Puisqu’il y a une « haute intelligentsia [pour qui] la question des droits d’auteur est décidément une affaire subalterne128 », cela veut dire qu’il y a par ailleurs des auteurs que le défi de la survie quotidienne ne peut rendre indifférents à ce qui pourrait améliorer leurs conditions matérielles.
56Or, pour aller à la recherche des auteurs qui ont œuvré, directement ou indirectement, à la consécration ultérieure de la profession d’auteur, ce n’est plus vers les gens de lettres des hautes sphères de la société d’alors qu’il faut tourner le regard, mais vers ceux qui en fréquentaient la lie. Ainsi, voudrions-nous désormais, avec Robert Darnton, étudier les conditions d’émergence des revendications économiques, politiques et sociales des « professionnels de la culture129 », mais par le bas.
57Si le taux d’alphabétisation a augmenté et que la croissance de l’économie s’est combinée à l’amélioration du système d’éducation au cours de la seconde moitié du siècle, c’est peut-être là une explication au nombre grandissant d’écrivains qui s’agglutinaient à Paris à la veille de la Révolution. « Mallet du Pan affirme que trois cents auteurs, parmi lesquels une bonne dose d’écrivassiers, demandèrent des pensions, et conclut : “Paris est plein de jeunes gens qui prennent quelque facilité pour du talent, de clercs, commis, avocats, militaires, qui se font auteurs, meurent de faim, mendient même, et font des brochures”130 ». Bien que les descriptions littéraires de cette « démographie imaginaire131 » proposée par Mercier132, Duclos133 ou Rivarol134 ne peuvent certes être tenues pour des sources rigoureusement objectives, néanmoins elles « paraissent assez suggestives » pour prendre la mesure du fossé qui sépare la base du sommet du monde littéraire.
58Tel était donc le sort de beaucoup d’auteurs de « la basse littérature » et des futurs révolutionnaires que l’on ne connaît pourtant que très peu ou pas du tout. Ce qui est frappant toutefois, ce sont les descriptions qui nous en sont restées par leurs pairs les plus notables : ceux-ci ne faisaient à leur égard pas la moindre preuve de compassion, surtout Voltaire :
[Il] tapait à coups redoublés sur le thème du « peuple crotté » se pressant en foule dans les bas-fonds du monde littéraire. Il plaçait « la malheureuse espèce qui écrit pour vivre »– cette « lie du genre humain », « cette canaille de la littérature »– à un niveau social au-dessous de celui des prostituées135.
59Et Voltaire de surenchérir dans Le pauvre diable, œuvre centrale pour mieux comprendre le phénomène « vu d’en bas » : « Jadis l’Égypte avait moins de sauterelles136 ». Bien qu’entendue comme une satire adressée à ses ennemis, le commentaire de Voltaire possède un caractère social évident : « obsédé par la surpopulation des jeunes écrivains à Paris, [il] prétendait qu’il attaquait la bohème littéraire afin d’en préserver la jeunesse137 ». L’explication peut ne pas être convaincante. C’est que l’élitisme des « grands auteurs », en raison même de leur compromission avec le « monde », était tel que la moindre concession envers ces pauvres hères pouvait leur coûter plus cher que l’exil : le retour à la condition dont ils se sont si difficilement arrachés à leurs propres débuts. Par ailleurs, le moralisme de Voltaire – qui voyait dans les critiques littéraires et les journalistes, des gens de lettres de seconde zone, voire de médiocres « folliculaires », des « faiseurs de feuilles138 »– n’était que le prétexte d’un règlement de compte personnel et d’une légitimation de son statut supérieur, noble. C’est d’ailleurs le cas du journaliste et critique Élie Fréron, éminent ennemi des philosophes et directeur de L’Année littéraire, que Voltaire épingla dans son Pauvre diable, dans L’Écossaise (pièce jouée en 1760) et dans d’autres vers satiriques à forte dose de vitriol insérés dans les Facéties parisiennes (1760) :
Cet animal se nommait Jean Fréron.
[...]
Il m’enseigne comment on dépeçait
Un livre entier, comme on le recousait...
Je m’enrôlai, je servis le corsaire
Je critiquai sans esprit et sans choix
Impunément le théâtre, la chaire
Et je mentis pour dix écus par mois.
[...]
Je fus connus, mais par mon infamie...
[...]
Triste et honteux, je quittai mon pirate,
Qui me vola, pour fruit de mon labeur,
Mon honoraire, en me parlant d’honneur139.
60Au-delà de l’anecdote proprement voltairienne, on ne peut manquer la représentation – bien qu’exagérée – de l’écrivain devenu exploiteur d’autres écrivains lorsqu’il est en posture de rédacteur d’un journal. De fait, l’auteur, « sous l’espoir d’un salaire », se met à la solde d’un autre auteur qui est en même temps éditeur, c’est-à-dire un usurpateur de textes qui ne lui appartiennent pas et à partir desquels il en produit d’autres grâce à de viles manipulations de dissection (« on dépeçait/ [...] recousait »). Une image sur laquelle se greffe également celle de ces auteurs bohémiens, colporteurs de libelles, calomniateurs des grands et diffamateurs de tout ce qui est éminent. S’ils étaient connus par le public et que leurs feuilles étaient recherchées, « c’est par [leur] infamie » : l’attrait du scandale et la séduction du sensationnel sont les ingrédients de toutes les publications qui visent le profit à tout prix. C’est là, nous semble-t-il, une autre attaque lancée contre la marchandisation à outrance, celle qui, n’ayant pas de considération éthique pour l’écrivain, n’hésite ni à l’enrôler pour les basses besognes, ni à l’affamer en le payant d’un salaire de misère pour faire fonctionner la « boutique ». En somme, c’est déroger de la noble occupation d’écrivain que de faire de l’écriture des autres la matière même de son écriture, une écriture de second ordre, une traduction en quelque sorte, puisque fondée sur la récupération d’autres textes. Le journaliste critique serait, selon l’expression de l’abbé de Voisenon, « le chiffonnier de la littérature140 ». Une thématique brocardée par Voltaire sous les traits de l’abbé Trublet :
Au peu d’esprit que le bonhomme avait
L’esprit d’autrui par supplément servait
Il entassait adage sur adage
Il compilait, compilait, compilait
On le voyait sans cesse écrire, écrire
Ce qu’il avait jadis entendu dire
Et nous lassait sans jamais se lasser141.
61La péjoration de ces pauvres diables par les plumes incisives et moralisatrices des grands personnages n’était cependant pas la seule manière par laquelle on les retrouvait en mauvaise posture. Nous avons vu que, parmi ces nombreux provinciaux qui s’en allaient chercher la gloire à Paris, beaucoup étaient tombés dans les griffes de l’écriture alimentaire. Or celle-ci n’était rétribuée que parce qu’un marché de « livres philosophiques », de « marrons » (noms de code donnés par les gens de métier aux publications aussi bien licencieuses que séditieuses), de libelles et de pamphlets satiriques prenait de l’importance. « [L]e “Tout Paris” laissait peu de place pour les jeunes gens ambitieux décidés à gagner de l’argent par tous les moyens142 ». Si le marché officiel des privilèges n’a pu nourrir décemment les auteurs qui n’ont pas obtenu les faveurs des trésoriers du gouvernement, il fallait qu’un autre marché existât, celui des livres clandestins.
62C’est dire que le volume du marché parallèle était plus conséquent et plus profitable, surtout aux éditeurs qui vendaient les livres prohibés « sous le manteau » et réimprimaient les livres imprimés préexistants, autrement dit les contrefaçons. Ainsi, paradoxalement et en raison du caractère même de leurs écrits, les auteurs de livres interdits n’étaient pas ou peu connus, voire anonymes, ni évidemment bien rémunérés.
63Ces réseaux clandestins des auteurs et des éditeurs n’étaient pas toujours antagonistes. En fait, malgré le pouvoir économique que possédaient ces derniers sur les écrivains dont ils sous-payaient les manuscrits, ils devaient tous coopérer pour mener à bien des entreprises qui pouvaient mettre leur liberté en jeu. Au point que certains auteurs, par exemple, pouvaient se compromettre dans la vente de livres contrefaits d’autres auteurs pour être en mesure de payer des dettes qu’ils avaient accumulées en faveur de leur libraire après avoir fait publier leurs propres livres à compte d’auteur sans succès de vente. Il arrivait même que certains de ces auteurs qui s’étaient vu refuser l’accueil dans le « monde » aient mené une double vie d’auteur et d’éditeur à la fois, publiant eux-mêmes leurs pamphlets et leurs œuvres prohibées, du moins sans privilège du gouvernement. L’entrelacement des rapports entre auteurs et libraires était complexe, à tel point que l’on ne pouvait pas toujours savoir qui avait ruiné l’autre.
64En fait, c’est avec les éditeurs étrangers que ce commerce était le plus fructueux, puisque le fait de produire les « livres philosophiques » hors des frontières était moins cher, avec cependant la difficulté de les faire passer à la douane sans contrôle ou encore celle de les faire transporter à dos d’homme à travers les sentiers du Jura. On pourra citer le cas d’un certain « De Mauvelain, écuyer », qui s’est présenté comme un érudit philosophe, et qui fut recommandé par Jacques Pierre Brissot auprès de la Société typographique de Neuchâtel (STN). De Mauvelain, installé à Troye, correspondait avec la STN sur un ton d’homme du monde désintéressé pour capter la confiance des Suisses et commander les livres défendus dont ses amis libraires avaient besoin afin d’accroître leur stock. Jusqu’au jour où le vendeur en lui fit surface. Il se posait comme un homme d’affaires, intermédiaire entre ses amis plumitifs de la bohème littéraire qui lui fournissaient des manuscrits irreligieux, licencieux et toutes sortes de littératures clandestines qui étaient à vendre. Cela était d’autant plus vrai que, pour une petite ville de province comme Troye, pendant les deux ans où Mauvelain a berné la STN, la demande de livres prohibés était plutôt énorme puisqu’il vendit à lui seul pas moins de mille titres143. Lorsque la STN se rendit compte de sa filouterie, il envoya une lettre à la Société typographique dans laquelle il racontait l’histoire de sa vie. Ayant eu confirmation par un homme de loi de Troye qu’il était bien indigent et malade comme il s’était décrit, la STN abandonna ses poursuites. « Mauvelain envoya une reconnaissance de dette non datée de 2 405 livres et partit pour Paris. Ensuite il disparut [...] probablement mort de sa maladie vénérienne144 ».
65Peut-être serait-il opportun de faire remarquer ici que nous n’avons, dans le cadre de nos lectures sur l’industrie du livre et du marché de l’édition au XVIIIe siècle, trouvé de recension de traductions dans les ouvrages qui traitent des livres interdits ou des livres clandestins du seul fait que ce sont des traductions. En fait, les traductions apparaissent davantage dans ce que nous avons appelé le marché officiel. Puisqu’il n’y avait pas de droit d’auteur dans l’Ancien Régime, les listes des œuvres en circulation n’avaient d’autres critères distinctifs que celui du privilège. Un livre est légalement publié et vendu s’il a obtenu un privilège de la censure royale. Un autre est illégal s’il ne jouit pas de ce privilège. En revanche, les traductions n’étaient pas distinguées comme telles. Elles étaient tantôt comptées parmi les œuvres légales, du moment que les œuvres traduites avaient préalablement joui d’un privilège ou étaient tolérées par les lieutenants de police et la direction de la Librairie ; et tantôt comptées parmi les œuvres clandestines si leur contenu pouvait présenter un objet de censure. En fait, alors qu’il y avait de moins en moins de traductions du grec et du latin, contrairement aux siècles précédents où l’on traduisait surtout les auteurs antiques, l’intérêt des organismes de la censure pour les traductions a dû connaître un progrès croissant dès lors que les textes traduits relevaient de plus en plus du corpus des œuvres contemporaines. En effet, les scrupules censoriaux devaient être proportionnels à la pertinence de celles-ci par rapport à l’ensemble des interdits des sociétés de l’époque.
66Cela dit, alors que les auteurs avaient, dans une œuvre-compilation comme La France littéraire, « un guide officieux des écrivains et des œuvres, publié à intervalles réguliers au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle145 », les traducteurs n’avaient pas d’équivalent. Le seul du genre n’étant que l’actuel et très tardif Index Translationum que parraine l’UNESC0146. S’ils ont été inventoriés dans La France littéraire, ce serait à la faveur du seul « critère arbitraire mais strict et clair : est auteur toute personne qui a publié au moins un livre147 ». Les traducteurs ont donc dû être intégrés dans la liste des auteurs puisqu’il suffisait d’avoir publié un livre, même s’ils n’en avaient été que les traducteurs. Or, comme les dictionnaires bibliographiques des auteurs qui écrivent en français, comme celui de J.-M. Quérard148, optent le plus souvent pour la classification alphabétique, les traducteurs et traductrices sont inclus dans le nombre des auteurs avec un renvoi à l’auteur de l’œuvre originale. Pour faire la recension des traducteurs, il faudrait connaître leurs noms ou parcourir patiemment les douze volumes de La France littéraire de Quérard. On trouvera, au hasard des pages du premier volume, que Félicité, épouse de Brissot de Warville, ayant traduit une œuvre de Goldsmith, est répertoriée dans le dictionnaire de Quérard avec, pour chaque œuvre traduite, le renvoi à l’auteur de l’original. Pour les auteurs étrangers, on trouvera également les informations nécessaires sur tontes les traductions répertoriées de leurs œuvres, y compris le nom du traducteur ou de la traductrice ainsi que la notice bibliographique s’il en est.
67Ainsi, rangés au nombre des auteurs dans les almanachs et les bibliographies couvrant le XVIIIe siècle, les traducteurs qui y sont répertoriés étaient implicitement considérés comme faisant partie du marché officiel, autrement dit légal. Mais la difficulté de pouvoir le vérifier étant telle, nous ne pouvons l’affirmer avec certitude, car il est fort possible que des livres contrefaits, interdits ou vendus sous le manteau – dont les traductions – aient été inclus dans les recensions effectuées par les abbés Du Tertre (1752-1755), D’Hébrail, La Porte (1756) et leur continuateur Joseph-André Guiot (1784) dans leurs éditions respectives. C’est dire que les traductions au XVIIIe siècle – avant la naissance du droit d’auteur – pouvaient appartenir au marché officiel sans qu’elles aient été préalablement autorisées par les auteurs étrangers, puisqu’il n’y avait pas encore d’accords bilatéraux entre les pays. En revanche, les traductions devaient être l’objet de transactions clandestines poursuivies parce qu’elles n’avaient pas obtenu les permissions préalables de la censure, qu’elles contenaient des idées subversives ou des attaques dirigées contre le pouvoir et son monde. Ce n’est pas tant le statut légal de la traduction vis-à-vis de l’œuvre originale qui importe que le contenu du texte au regard des autorités en place. Ainsi, on peut dire que la traduction était en ce sens équivalente à l’œuvre originale tant que l’estimation qui en était faite concerne la valeur politique et morale de ce que renferme le texte.
68Mentionnons toutefois que la circulation des livres par-delà les frontières était non seulement chose commune au XVIIIe siècle en raison du trafic de livres clandestins, tantôt publiés en Suisse, en Belgique ou en Hollande, mais également parce que le livre scientifique n’est plus uniquement destiné aux savants et que l’utilisation de la langue vernaculaire permettra de diffuser la science à grande échelle tout en contribuant à la présence de la littérature de vulgarisation grâce à l’internationalisation que revêtira la traduction. C’est dire qu’à la suite du latin, ce sont les traductions qui ont permis la vulgarisation internationale de la science et crée, par conséquent, un marché local de plus en plus important. Qu’il soit légal ou clandestin, le marché du livre prospère également grâce aux traductions dans les langues vernaculaires aussi bien des livres scientifiques que non scientifiques. C’est là en l’occurrence une illustration remarquable de l’effet multiplicateur que constitue la traduction pour les sciences et les arts au-delà des progrès de la technologie typographique et des enjeux économiques qui peuvent porter les corporations de l’industrie du livre à minorer son importance – par des rétributions de misère – tout en l’exploitant à leur plus grand profit.
69Compte tenu du cadre prérévolutionnaire qui nous occupe, les auteurs de la bohème littéraire pourraient être illustrés de deux manières différentes, mais qui se rejoignent dans leur contestation des structures politiques et sociales établies. D’un côté, on trouvera ceux qui travaillaient dans les réseaux de production des livres clandestins, qu’ils soient interdits ou contrefaits, sans qu’ils aient été accusés d’activités qu’on pourrait qualifier de criminelles, puisque celles-ci étaient dans les mœurs. D’un autre côté, il y a ceux qui ont été identifiés tantôt à des conspirateurs par la censure à cause de leurs écrits, tantôt à des criminels pour leurs mésaventures financières, de sorte que les autorités finissaient par avoir raison de leur liberté, sinon de leur vie. Pour illustrer ces deux types de profil de l’auteur des bas-fonds, nous nous appuierons de nouveau sur les travaux de Robert Darnton où nous avons trouvé des études mettant en perspective le sort de deux personnalités différentes mais complémentaires du petit monde des « pauvres diables ».
B. Le Senne (dates inconnues)
70D’abord, on peut mentionner l’abbé Le Senne qui, par les tribulations de sa vie et par les espoirs qu’il attachait à son affiliation à la littérature des Lumières, semblait représenter l’incarnation à la fois du Pauvre diable de Voltaire et du Neveu de Rameau de Diderot. En fait, Le Senne est l’écrivaillon typique, mordu de la fièvre de l’écriture, qui contribua à la diffusion des idées des Lumières au-delà du cercle restreint des philosophes et des salons par un travail de vulgarisation et de médiation auprès du grand public. Comme bien d’autres « pauvres diables », Le Senne était un auteur anonyme, menant une vie de coulisses. Après sa mort, on n’en trouve plus de trace ; n’était des archives de la correspondance qu’il eut avec la STN, au fond, il aurait été complètement oublié. C’est par d’Alembert que les éditeurs de Luze et Ostervald ont connu. Le Senne à Paris à l’occasion d’un projet de journal pour lequel l’encyclopédiste était sollicité. Ils espéraient qu’il en soit le prestigieux rédacteur. Mais le philosophe ne fit montre que de peu d’intérêt. Il les renvoya à son « protégé » Le Senne. Saisissant l’occasion inespérée qui lui était offerte d’être en contact avec les fameux éditeurs suisses, l’abbé-philosophe les bombarda d’une avalanche de lettres pendant quatre ans leur proposant projet de journal sur projet, notamment pour contrecarrer les attaques antiphilosophiques de plus en plus nombreuses, menées notamment par Fréron dans L’Année littéraire et Linguet dans les Annales politiques civiles et littéraires. Besognes de militants que d’Alembert et ses collègues philosophes ne s’embarrassaient pas d’accomplir eux-mêmes, mais qu’ils déléguaient bien plutôt à la plume polémiste d’un Le Senne et au financement intéressé de la STN. Cependant, les éditeurs suisses ne voyaient pas les choses sous le même angle, d’autant que Le Senne tenta de se faire payer ses services trop grassement, si bien qu’ils déclinèrent ses propositions tout en lui laissant des ouvertures qu’il ne manqua pas de saisir. Renonçant au salaire auquel il aspirait, il formula toutefois le souhait de rester anonyme et d’être accueilli en exil à Neuchâtel en raison de la persécution dont il disait être victime de la part de l’Église où il n’était pas en odeur de sainteté. En effet, toujours en vue de se faire employer par la STN, Le Senne affirmait dans ses lettres qu’il avait dû fuir Paris parce qu’il était poursuivi par le gouvernement français qui aurait reçu « un horrible mémoire » l’accusant d’être responsable de la production et de la distribution d’un pamphlet intitulé Lettre contre le premier ordre du clergé en faveur du second. Plusieurs fois réfugié dans des petites villes aux alentours de Paris (le monastère de Chartres), Le Senne continuait de faire des propositions d’ouvrages qu’on reconnaissait être lucratifs, mais dont le caractère polémique et séditieux – notamment le Traité du gouvernement de l’Église telle que J.C. l’a ordonnée, ouvrage très utile à MM. les curés pour la défense de leurs droits, ou encore le Code des curés – ne pouvait convaincre Ostervald et de Luze, plus intéressés à publier les œuvres de d’Alembert. Conscient de l’influence de ce dernier sur les éditeurs suisses, Le Senne n’avait de cesse de s’y référer et de faire miroiter l’accord possible du philosophe pour l’édition de son œuvre sous sa direction, tout en leur faisant part du conseil que lui aurait donné son protecteur d’aller s’exiler dans un pays étranger jusqu’à ce que l’orage se calme. Sourde à son inépuisable capacité de proposer des projets, la STN recevait par ailleurs confirmation de Quandet de Lachenal, un vétéran du commerce souterrain du livre, qui n’avait rien de bon à dire à propos de Le Senne : selon lui, ce dernier était un homme dénué d’intégrité et de basse valeur.
71Au fil des lettres cependant, l’abbé rebelle dévoilait son engagement, ses intrigues contestataires ainsi que l’existence d’écrits pamphlétaires qu’il avait fait publier contre le haut clergé. Poussé au bord de la misère et de la mendicité, Le Senne s’enfonçait toujours plus bas dans une sorte de philosophie de la résignation et du désespoir, à la manière du Pauvre diable décrit par Voltaire :
Quel parti prendre ? où suis-je et qui dois-je être ?
Né dépourvu, dans la foule jeté,
Germe naissant par le vent emporté,
Sur quel terrain puis-je espérer de craître [sic] ?
[…]
Las ! où courir dans mon destin maudit !
N’ayant ni pain, ni gîte, ni crédit,
Je résolus de finir ma carrière149.
72Malgré la tristesse provoquée par la mort de d’Alembert en 1783, l’abbé vit encore là l’occasion de relancer la STN avec son éternel projet : celui de la publication des œuvres complètes de son patron disparu. Quelques mois plus tard, il supplia une dernière fois la STN de lui trouver un travail à Fribourg et de publier un ancien pamphlet sous un nouveau titre : « Revenus du clergé français150 ». Fidèles à leur politique de la sourde oreille, de Luze et Ostervald n’en eurent dès lors plus aucune nouvelle.
73Ce qui est particulièrement remarquable dans le personnage de Le Senne, c’est sa détermination à poursuivre son engagement, à dénoncer « l’opulence, la malfaisance et le despotisme » du haut clergé au prix de sa liberté et de son bien-être151, une qualité que les éditeurs suisses ne pouvaient s’attarder à considérer puisqu’il s’agissait d’abord et avant tout de « faire tourner la boutique ». Même en usant de leur propre argumentaire, Le Senne n’était plus en mesure de se faire entendre, malgré ses réprimandes sur leur « indifférence au sort des autres » et leur « incapacité de reconnaître le pouvoir du marché des pamphlets, supérieur à celui des chèques152 ».
74On ne peut donc dire que ses innombrables propositions de projets n’étaient pas intéressées et qu’elles ne visaient pas à lui constituer une situation et un revenu. Cependant, même si, lorsqu’il postulait une place de précepteur dans un monastère, il oubliait ses attaques précédentes contre le monachisme, le partage injuste des richesses de l’Église, la persistance de l’abbé à revenir – malgré la précarité de sa situation et le danger des lettres de cachet – à ses pamphlets contre le haut clergé installé au cœur même de « la fille de l’Église » est révélateur du caractère éminemment idéologique de sa lutte. Alors qu’on accuse les écrivassiers d’être des mercenaires des idées, il reste cependant que c’est grâce à des plumes anonymes comme celle de l’abbé « crotté » que des philosophes comme d’Alembert et Voltaire diffusaient leurs idées et menaient résistance contre les ennemis de la Raison et du goût.
75C’est que l’engagement et le dévouement d’un Le Senne pour la cause qu’il a choisi d’épouser, quoique entrecoupés de périodes d’accommodement matériel, ne vient pas tant d’une absence de pragmatisme ou d’un aveuglement idéologique que d’une colère profonde inspirée par les aléas de la vie de bohème que subissent ces intelligences en raison du despotisme et des inégalités que le système politique et social de l’Ancien Régime impose :
Son expérience dévoile la source de la rage des enragés : ce fut une haine, profonde et viscérale, envers un régime dont la corruption s’est répandue jusqu’au fond de leur être153.
76Cela dit, le péché platonique de sophistique, dont on affuble les démonstrations de contradiction patente des auteurs en mal de quelques subsides « destinés à flatter ou divertir l’opinion », ne masque pas toujours de fortes convictions comme celles de Le Senne :
L’un des plus célèbres libellistes, Gatien de Courtilz de Sandras, premier père des Trois mousquetaires, n’hésita pas même à écrire, en 1683, pour les besoins de la vente, le pour et le contre d’un seul sujet, en publiant successivement et anonymement la Conduite de la France depuis la paix de Nimègue et la Réponse au livre intitulé la Conduite de la France depuis la paix de Nimègue154.
77En revanche, l’anticléricalisme de l’abbé Le Senne – qu’il n’a dévoilé que très tardivement à la STN – a été non seulement l’un des liens qui confirmèrent sa proximité de pensée avec les philosophes, mais également le creuset de l’une des tensions les plus fortes qui devaient alimenter l’explosion révolutionnaire contre le clergé et ses prérogatives au regard du futur État français.
C’est donc seulement dans les dix années qui précèdent la Révolution qu’il faut considérer que les idées issues de la pensée philosophique sont diffusées de façon à toucher un public important, et cela non par les grands philosophes eux-mêmes, mais par les « Rousseau du ruisseau », les Mercier, les Manuel et autres Gorsas155.
78Ainsi, le pamphlet que les auteurs de la bohème littéraire ne cessaient de diffuser, tantôt comme initiateurs, tantôt comme simples commissionnaires, était une arme révolutionnaire qui se révèlera bien plus efficace que tout autre type d’écrit polycopié. À telle enseigne que Voltaire écrivait à d’Alembert en 1766 : « Je voudrais bien savoir quel mal peut faire un livre qui coûte cent écus. Jamais vingt volumes in-folio ne feront de révolution ; ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre156 ». Les grondements des bas-fonds de la république des lettres et la vague de libelles, de pamphlets et de livres interdits dénonçant les abus dont étaient responsables les structures de l’Ancien Régime n’étaient peut-être pas économiquement quantifiables pour nous aider à dessiner les contours d’un marché de l’écrit clandestin à la veille de la Révolution ; il n’en reste pas moins qu’ils traduisent de façon très évidente la marche de la libération prochaine de l’expression des auteurs, phénomène que d’aucuns représenteront comme « un sacre » de la parole publiée157.
C. Brissot (1754-1793)
79Par ailleurs, le cas de Jacques-Pierre Brissot de Warville est également exemplaire de cette rage qui transpirait des plumes conspiratrices et « ne vivant que dans l’attente du 14 juillet158 ». Issu d’une famille de traiteurs de Chartres, Brissot a été élevé dans la double marginalité qui l’opposait à ses parents ainsi qu’à ses frères et sœurs. Les premiers non seulement s’offusquaient de son irréligion – après la lecture de la « Profession de foi du curé savoyard » dans l’Émile de Rousseau – mais de son refus de s’engager comme ses frères et ses oncles dans la carrière ecclésiastique où ils souhaitaient le voir s’engager. Par ailleurs, son père, au tempérament bouillonnant et à l’éducation sévère propre au milieu rural où l’on dressait les fils en leur infligeant les punitions les plus dures pour des peccadilles, n’a jamais consenti à le voir pousser plus loin son éducation ni accepté l’orientation générale de son existence qui le mènera à quitter sa ville natale et à s’installer dans la capitale.
80Après de brillantes études au collège, où il apprit le latin, il fut engagé chez un procureur renommé de Chartres qui lui ouvrit sa bibliothèque. Autodidacte et lecteur boulimique, il se lança dans l’étude des sciences, de l’histoire, de l’italien, de l’anglais et de la philosophie. Après quatre ans de formation, il décida d’aller à la conquête de Paris où il prit une position en devenant premier clerc du procureur au Parlement, Nolleau. Homme cultivé et grand lecteur de philosophie, ce dernier recevait des personnalités dont Brissot eut à la fois beaucoup à apprendre et beaucoup à espérer, puisqu’il lui fallait trouver quelqu’un pour le protéger et le conseiller, alors qu’il était sur le point de s’engager dans le monde de la littérature. Outre l’avocat Linguet, qui dut s’exiler pour l’Angleterre, il demanda la protection de d’Alembert qui déclina sèchement sa requête en deux lignes, et de Voltaire auquel il envoya le plan de son meilleur ouvrage (Théories des lois criminelles, 1781) et qui l’encouragea cependant à poursuivre ses aspirations philosophiques sans autre conséquence que celle d’en être toujours flatté. « Les philosophes se battaient contre l’infâme mais ne soutenaient guère les jeunes écrivains qui désiraient prendre part à la lutte159 ». C’est ainsi que Brissot passa son existence en quête d’une stabilité qu’il ne trouvera jamais.
81Journaliste, gazetier, traducteur, juriste inachevé, homme de lettres, philosophe, publiciste160, pamphlétaire – tantôt alimentaire, tantôt engagé –, commerçant de livres et même, soupçonne-t-on, espion de police161, Brissot a mené de front plusieurs occupations qui constituaient à la fois des tentatives de réaliser ses aspirations personnelles de liberté, d’égalité et d’éducation aux valeurs des Lumières, et des moyens à court terme de répondre aux besoins urgents de sa famille.
82Le journalisme a été pour lui le métier qu’il a le plus constamment et le plus longtemps pratiqué. Dans ce cadre, il a été amené à faire des traductions de l’anglais lorsqu’il était gazetier à Boulogne-sur-mer pour le compte de Swinton, un Écossais qui publiait l’édition française du Courrier de l’Europe et qui l’invitera à Londres où il découvrira les avantages d’un système politique plus libéral ainsi qu’un mouvement du commerce du livre plus engageant qu’en France. Par ailleurs, dans une période de grande difficulté financière, il accepta de traduire des œuvres de Milton qu’il proposa au Journal helvétique de la STN, mais au bout d’un certain temps, il s’avéra que ce n’était qu’une affaire impécunieuse. Ce fut le cas de nouveau dans les années 1785-1786 où il fallut bien faire vivre sa famille, « Brissot, comme sa femme autrefois, et certainement avec son aide, se livra à des traductions. Les Lettres philosophiques et politiques sur l’histoire d’Angleterre d’Olivier Goldsmith et les Voyages de Mackintosh en Asie et en Afrique, suivis des Voyages du colonel Capper parurent en 1786162 ». De fait, il demeure que c’est l’entreprise journalistique qui le fera le mieux connaître des milieux intellectuels de la Révolution, puisque après son association avec Clavière et Condorcet dans Le Moniteur, il créa son propre journal en juillet 1789, Le Patriote français, qui paraîtra à dix mille exemplaires jusqu’à quelques mois seulement avant sa mort.
83Très tôt déjà, Brissot avait nourri la fibre de la parole combative. À vingt-trois ans, le Pot-pourri, étrennes aux gens de lettres (1777), qui raillait les personnalités littéraires alors populaires, lui avait valu sa première lettre de cachet. Cependant, averti suffisamment tôt, il put échapper une première fois à la Bastille. « Le message était clair : le monde littéraire était un terrain miné, beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait imaginé163 ». Mais la seconde fut la bonne. Après avoir passé un séjour plein d’espoirs dans le négoce des livres et dans l’établissement de son rêve de créer le Lycée de Londres – sur le modèle de l’école aristotélicienne moderne où se rencontreraient les gens de lettres du monde entier –, Brissot fut arrêté pour libelles diffamatoires. Il « n’était pas tant accusé pour ses idées séditieuses que pour des libelles dirigés, à ce moment-là, contre les personnages les plus puissants de la cour, y compris la reine elle-même164 ». C’est son association à Londres avec les pamphlétaires et journalistes du Courrier de l’Europe, dont le dangereux Théveneau de Morande (qui s’avéra être un espion infiltré), qui le mit dans un grand embarras. Les biographes de Brissot supposent que, pour se disculper et être libéré quatre mois plus tard, il dut discuter les termes de sa libération en révélant tout ce qu’il savait du groupe d’expatriés français en question. « Il se trouvait dans une situation financière précaire, au bord de la faillite, et la perfidie de certains informateurs l’avait acculé au désastre. Dans son désespoir et sa fureur, il se peut qu’il voulût entraîner quelqu’un avec lui165 ». Apparemment, il serait devenu, lui aussi, un informateur de la police. Telle est en tout cas l’accusation qui ne cessera de le poursuivre dans la presse de ses adversaires favorables aux Montagnards jusqu’à son jugement devant le tribunal révolutionnaire du Comité du Salut public qui le condamnera à la guillotine.
84À part ses deux premiers séjours à Londres, où il accumula des dettes qui l’écraseront jusqu’à la fin, il fit deux autres voyages qui sont déterminants pour comprendre son profil idéologique. Le premier, en Suisse, à Genève en particulier, où il assista aux grondements d’une révolution inspirée des principes de son maître Jean-Jacques Rousseau, qui contribua notamment à son éducation politique, avec l’aide de son mentor genevois, riche financier radical et désormais fidèle ami, Étienne Clavière. De là résultera plus tard Le philadelphien à Genève, « violent traité politique que Brissot avait composé en faveur des Représentants166 ». Plus qu’un lieu de pèlerinage pénétré de la mémoire de l’auteur qui inspirera ses écrits (Rousseau), Genève constituera, avec l’Angleterre, l’Irlande et les États-Unis, l’un des symboles du progrès universel vers la démocratie. À l’instar de Voltaire, la dimension internationale de la pensée de Brissot s’est développée dans l’analyse des systèmes à la fois économique, politique et culturel des pays qu’il visita. En effet, c’est dans la traduction des idées politiques de ces pays vers son propre contexte qu’il allait être à même non seulement de produire des œuvres politiques qui lui vaudront l’interdiction de la diffusion de ses livres en France, mais aussi de jouer un rôle non négligeable dans la Révolution à venir en tant que membre de la première Commune de Paris, chef du mouvement politique des Girondins (connu également sous le nom de Brissotins), député de la Convention et responsable du Comité diplomatique dans l’Assemblée législative.
85Le second voyage lui tenait à cœur depuis longtemps. Après avoir agi comme mercenaire en prêtant sa plume à une coterie appelée « la faction d’Orléans »– qui lui valut une autre lettre de cachet pour ses attaques contre la politique financière du gouvernement – ainsi qu’un troisième et bref séjour en Angleterre où il reprit son négoce de livres et fit connaissance « avec des radicaux britanniques qui menaient une campagne anti-esclavagiste167 », Brissot se résolut à partir aux États-Unis en 1788. Avec sa réputation d’écrivain, il fut bien accueilli par les Américains (dont le général Washington) et les Quakers en particulier qui apprécièrent son livre sur les États-Unis (De la France et des États-Unis, 1787) et surtout sa critique du livre du marquis de Chastellux. « La flagornerie » de ce dernier avait en effet indigné Brissot : « [...] il y avait tant de légèreté dans les sarcasmes que Chastellux prodiguait aux Quakers, aux Américains en général, tant de partialité dans ses jugements, tant de mépris pour les droits du peuple, que je crus devoir prendre la plume pour le réfuter et pour venger le peuple, les Quakers et les Noirs168 ». Contrairement à l’enthousiasme quasi général qu’avait provoqué cet ouvrage, Brissot rédigea un Examen critique des voyages de M. le marquis de Chastellux où il lui asséna entre autres : « Oui, je suis votre égal, moi, né d’une de ces classes que l’homme à préjugés appelle obscures. Moi, né d’un traiteur, je suis votre égal, Monsieur le marquis169 ». C’est dire combien les idéaux de justice sociale, de liberté de religion et de presse, qui l’ont toujours habité, étaient également ceux de la république à laquelle aspiraient les révolutionnaires de sa génération. En plus de son anti-monarchisme viscéral combiné à sa connaissance juridique et philosophique, Brissot n’a cessé de nourrir des idéaux égalitaristes. Très tôt pénétré des théories de Marmontel sur Légalité des races, il dénonçait dès ses toutes premières brochures le « fanatisme, les outrages sanglants faits à l’humanité, les barbaries, les atrocités exercées contre les malheureux Indiens170 ». C’est en ce sens d’ailleurs qu’il a été sensible au combat des anti-esclavagiste anglais, au point de fonder en 1788, avec Garat, Mirabeau, La Fayette, Condorcet, Lavoisier et son ami Clavière, la Société des amis des Noirs. On peut dire d’une certaine manière que l’universalisme de ses idées prête à Brissot les traits d’un médiateur ou d’un traducteur qui s’ouvre aux horizons d’un monde où la différence est la matière première aussi bien de la pensée et de l’écriture que de la parole. De fait, sa farouche hostilité à la monarchie lui inspirait des idées politiques radicales où la presse allait jouer un rôle fondamental dans la démocratisation de la société, puisqu’elle serait conçue comme la médiatrice par excellence de la parole libre.
86Ainsi, peut-on constater que le personnage de Brissot illustre fort bien ces gens de lettres « secondaires » qui ne réussiront pas à surpasser leur modeste condition grâce à quelque promotion au sein de la république des lettres, bien que plutôt bien instruits et professionnellement compétents, voire polyvalents, et étant, comme Brissot, à la fois auteur, traducteur, journaliste et libraire dans les réseaux du marché parallèle. En fait, si le droit d’auteur n’était pas encore là pour protéger les droits des écrivains de l’époque, même ceux de « seconde zone », il n’en reste pas moins que c’est en raison de la censure et pour la protection du marché « légal » – qui profite essentiellement à la corporation des libraires de Paris – que le marché dit « illégal » était constamment en proie aux escroqueries en tout genre (puisque la confiance était la principale « lettre de change » disponible) de même qu’aux fluctuations propres à la filière clandestine (pressions policières, sanctions, etc.).
87De fait, ce n’est pas tant l’inaccessibilité du marché ou son inexistence qui constitue le problème des auteurs dans la France du XVIIIe siècle, par opposition à celui plus prospère de l’Angleterre, que sa duplicité et la répression politique que subissait l’autre marché, le clandestin, dans le cadre de l’Ancien Régime despotique et passablement acquis à la corporation des libraires (ces éditeurs-imprimeurs dont il fallait d’ailleurs protéger les investissements en équipements, beaucoup plus qu’en rémunérations pour la cession des manuscrits d’auteurs). Tous les modes de production culturelle à la fin du XVIIIe siècle étaient régis par le système des « privilèges » : les livres, les corporations, les revues, le théâtre, l’opéra et les arts. Traduire des compétences aussi empreintes de réformisme que celles d’un Brissot, grâce au seul soutien d’un marché surcontrôlé par le pouvoir, ne pouvait mener, avant la Révolution, qu’à un cuisant échec. Les vies de ces deux « écrivassiers » en sont les sombres témoignages, et l’ordre social était trop écrasant pour qu’il soit remis en question sinon au prix de la tempête révolutionnaire qui suivra,
[...] mais cette organisation archaïque contraignait des forces qui auraient pu développer les industries culturelles et faire vivre un plus grand nombre des gens se trouvant dans les bas-fonds littéraires surpeuplés171.
88Alors que Le Senne était un « homme à projets » qui comptait foncièrement sur les investissements de la STN pour publier et vendre ses écrits, Brissot, aussi inépuisable et prolifique172 que l’abbé vagabond, faisait publier ses livres (à la STN également) à compte d’auteur. « [I]l fut criblé de dettes, suspendit toutes transactions avec des libraires, s’aventura sur le terrain glissant du commerce illégal, sombra dans la faillite et ne fut sauvé de la ruine que par la générosité de ses amis et l’indulgence de son éditeur173 ». Pris dans l’engrenage des recommandations de Mentelle et de Pelleport auprès des éditeurs suisses, puis de l’envoi de « deux études anonymes, un traité philosophique, Recherches philosophiques sur le droit de la propriété, et un pamphlet spécieux, Observations sur la littérature174 », qui devaient être publiés hors d’atteinte de la censure et à des prix plus réduits qu’en France, Brissot accumulait les infortunes commerciales, les dettes et les persécutions policières. En revanche, ce n’est plus en tant qu’auteur que Le Senne s’était endetté auprès de la STN, mais en tant que négociant dans le commerce des livres clandestins, contrefaits ou interdits, envoyés par les imprimeurs de Neuchâtel.
89Cela dit, il reste que ce qui distingue Brissot de ses compères de la bohème littéraire, comme Le Senne, c’est l’avantage d’avoir bénéficié de l’usage des frontières à l’instar de Voltaire, entre l’Angleterre, la Belgique, la Hollande et la Suisse, refuges des plumes séditieuses. Ces pays, en plus de profiter de régimes politiques moins répressifs que celui de la France prérévolutionnaire, étaient tous des havres pour l’impression clandestine à moindre coût et pour le trafic de livres en tou genre. S’ils ont pu être profitables à beaucoup d’écrivains de l’époque, ils n’ont pu l’être pour tous puisque, jusqu’à sa dernière missive aux éditeurs de Neuchâtel, Le Senne les conjurait de lui donner une fonction dans leur industrie, ou tout au moins d’intercéder en sa faveur auprès d’une institution derrière la frontière, loin des lettres de cachet et des indicateurs de police.
90Quels que soient les différents déboires qu’aient subis les écrivains, les exclus du « monde », « [v]ue dans la perspective de la bohème littéraire, la République des Lettres n’était qu’un mensonge175 ». Cette déception et l’injustice qu’elle entraîne ont nourri leur colère et leur révolte, outre leurs viles besognes (espionnage pour la police et colportage de pornographie) ils ont vidé leur fiel dans des écrits remplis d’imprécations contre ceux qui exploitaient le système et qui les avaient réduits à tant d’humiliation et de corruption.
91Ce qui peut expliquer leur attachement malgré tout aux d’Alembert et Voltaire, dont nous avons vu l’élitisme et la condescendance envers la canaille des bas-fonds, c’est peut-être le fait qu’ils n’attribuaient pas leur échec à leur propre incapacité. Bien au contraire, ils s’estimaient dignes d’être les successeurs des philosophes. Mais ce qu’ils dénonçaient dans leurs pamphlets et leurs libelles, c’était tout le système qu’ils considéraient corrompu. Un véritable réquisitoire contre l’ordre social.
92Tout en n’ayant aucun programme politique ni le moindre projet social clair, les attaques les plus acerbes, dirigées plus particulièrement contre les symboles monarchiques de cette société, avaient cependant des objectifs politiques qui équivalaient à des appels à la révolte. En associant la corruption sexuelle de l’aristocratie à la corruption politique et en faisant le lien entre la dégénérescence monarchique et la déchéance des valeurs de l’ordre social, les libellistes donnaient à leurs règlements de compte une dimension polémique qui ne pouvait que subvertir le public de l’Ancien Régime, enclencher un processus de désillusion et nourrir sa colère. Bien loin d’aller jusqu’à les accuser de « nihilisme » comme le font certains, il nous semble que les fulminations des libellistes et pamphlétaires de la bohème littéraire contre la décadence aristocratique sont autant motivées par des échecs personnels que par une aspiration profondément ancrée dans les idéaux universalistes des Lumières.
93Il serait sans doute injuste de penser que les philosophes des Lumières n’avaient aucun rôle dans la révolution qui se préparait sous prétexte qu’ils avaient été associés au « monde » – mis à part Rousseau – d’une part, en le cautionnant de par leur volonté délibérée d’y appartenir et, d’autre part, par leur mépris, tel d’Alembert, pour la « horde des frondeurs littéraires176 ». En fait, chaque étage de l’intelligentsia prérévolutionnaire apporta sa contribution au grand événement à venir : d’un côté, les philosophes des Lumières et leurs héritiers directs des « Hautes Lumières » (bien que de moindre envergure) ont préparé les esprits à se libérer de certains carcans idéologiques, surtout religieux, et ont par là infusé un horizon de principes dans des écrits qui, sans directement saper l’élite mais tout en la délégitimant, ont pu parfois subir les foudres de la censure royale ; d’un autre côté, les plumitifs des bas-fonds, sorte de « sous-intelligentsia » socialement non intégrée mais non moins nourrie aux aliments principiels que diffusèrent les philosophes, ont traduit à leur manière les frustrations quotidiennes que leur infligeaient les structures économiques et politiques de l’Ancien Régime qu’il fallait renverser par la parole combative et subversive des pamphlets les plus blasphémateurs. En somme,
[l]es philosophes et les libellistes étaient séditieux de deux façons différentes : les Lumières, participant désormais à l’establishment, minaient la confiance de l’élite envers la légitimité de l’ordre établi et, en attaquant l’élite diffusaient le mécontentement plus largement et dans des couches plus profondes. Chacun de ces deux camps mérite une place aux origines intellectuelles de la Révolution177.
94Malgré des évolutions parallèles asynchrones et des résultats politiques différents178, il est une parenté que nous pouvons noter entre les « pauvres diables » français et le Grub Street anglais. En effet, alors que les écrivains alimentaires de la période augustine, contemporains de Johnson, étaient associés à des mouvements de révolte populaires, les intellectuels français des Lumières qui ont réussi à accéder au grand monde laissaient aux portes des salons un grand nombre d’écrivains faméliques qui avaient quitté leur province pour répondre à l’irrésistible appel de la « République des lettres ». Le phénomène était d’autant plus large que les racines intellectuelles de la contestation qui a mené à la Révolution ne pouvaient se fonder dans l’élitisme d’un Voltaire ou d’un d’Alembert, mais bien plutôt dans ce que Darnton appelle la « bohème littéraire ». Si la configuration stratifiée de la société de l’Ancien Régime distinguait entre les nobles et les roturiers, il n’est pas surprenant de trouver dans le milieu des lettres – malgré le « péché de sociologie179 » que les critiques ont reproché au chercheur américain – une césure similaire : « d’un côté le “monde” des mandarins, et de l’autre la bohème littéraire180 ».
[L]a tension qui régnait entre ces deux groupes éclata en conflit ouvert lors de la course aux pensions que le contrôleur général Charles-Alexandre Calonne fit miroiter aux hommes de lettres en 1785181.
2. Les idées qui ont fait la révolution
95Une archéologie du droit d’auteur passe forcément par l’étude des contextes historiques qui ont permis le développement du droit d’auteur. C’est la compréhension des conditions d’émergence du droit d’auteur – les enjeux de pouvoir qui mettaient aux prises l’administration royale et la corporation des libraires de Paris, les auteurs et les éditeurs, les auteurs dramatiques et la Comédie-Française, la police et les contrefacteurs, les philosophes des Lumières et les révolutionnaires qui s’en inspirèrent – qui font la trame du tissu où se dessineront les motifs de ce qui deviendra plus tard (au XIXe siècle) le droit de traduction. C’est dans la mesure où le droit de traduction est aujourd’hui administré par le droit d’auteur que nous avons des raisons de penser que ce qui fonde et motive le premier a entraîné des effets idéologiques pour le second. Dans les deux, ce sont le droit de propriété et le droit de tirer un bénéfice pécuniaire résultant de l’exploitation de l’œuvre qui semblent prévaloir. « Droit » étant compris ici comme la revendication sanctionnée par la loi d’une permission de percevoir des bénéfices en contrepartie de la reproduction de l’œuvre. Or, si les droits « économiques » constituent la voie de transmission privilégiée entre les deux droits, qu’en est-il des autres droits ?
96C’est sur le plan des principes qui fondent ces droits qu’il faut peut-être poser le problème. Car c’est sur ce plan que la Révolution française a constamment mené ses débats. En effet, si les grands principes révolutionnaires de « liberté » et « d’égalité » semblent avoir occupé la plus grande part des revendications contre l’Ancien Régime, il nous importera cependant de souligner l’absence dans les fondements du droit d’auteur de celui – moins évident mais pertinent – de « fraternité182 » et de ne pas oublier par conséquent d’examiner plus bas son importance dans le cadre de l’évolution de la devise révolutionnaire, et dans la perspective de développement pour laquelle nous avons opté dans ce travail. En attendant, force est de constater que si les commentateurs et historiens du droit d’auteur français ne sont pas d’accord sur la primauté de l’égalité sur la liberté ou inversement dans la constitution des premières lois de 1791 et de 1793, une chose est sûre cependant : la centralité de la notion de propriété.
97En effet, on sait la place prépondérante de la pensée politique de Jean-Jacques Rousseau dans la Révolution française et combien, de Brissot à Robespierre en passant par Condorcet, ses hérauts en étaient nourris. C’est d’ailleurs sous l’influence de son fameux texte, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), que la propriété y est consacrée. Dans cette œuvre à la fois historique et philosophique, Rousseau démontre qu’à l’origine, c’est la propriété qui explique la nécessité de la naissance des gouvernements. L’institution de l’État répond à l’exigence de pacifier la société naissante en consacrant et en garantissant la propriété.
98De fait, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, par sa valeur éminemment philosophique, a été elle-même la pierre angulaire sur laquelle se sont construits tous les principes de la modernité française. Dès l’article 2, le principe immédiatement invoqué, après l’indiscutable liberté, est celui de la propriété :
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
99Notons au passage que, si la propriété est revendiquée comme un droit naturel (non plus « une grâce fondée en justice » selon les termes des décrets de 1777), et que le droit d’auteur est littéralement un droit de propriété (littéraire et artistique), alors son caractère inaliénable (pour autant que l’œuvre n’est pas cédée) en est la résultante immédiate. C’est dire par extension que le droit de traduction est pareillement un droit de propriété inaliénable, puisqu’il revient à l’auteur de l’œuvre originale de réclamer son dû pour toute traduction, quelle qu’en soit la finalité.
100Or, la notion de propriété, bien que fondatrice du droit d’auteur dans les années de son avènement et même avant, n’en sera plus tard pas moins relativisée pour différentes raisons. Dès 1763, Diderot écrit un fervent plaidoyer pour assurer à l’auteur la maîtrise de son ouvrage. Tout en étant pour le maintien des privilèges en faveur du libraire en lui légitimant la cession du manuscrit, il insiste sur la faculté de l’auteur de disposer de celui-ci :
Je le répète, l’auteur est maître de son ouvrage, ou personne dans la société n’est maître de son bien. Le libraire le possède comme il était possédé par l’auteur ; il a le droit incontestable d’en tirer tel parti qui lui conviendra par des éditions réitérées ; il serait aussi insensé d’empêcher que de condamner un agriculteur à laisser son terrain en friche, ou un propriétaire de maison à laisser ses appartements vides183.
101On voit non seulement que l’insistance sur la possession du résultat de son œuvre est une question qui prend une forme d’absolu, que la propriété de l’auteur, au regard du reste de la société, est une affaire d’égalité des droits, mais aussi que les images qu’emprunte Diderot pour illustrer la légitimité de la propriété représentent les symboles du bien le plus essentiel au XVIIIe siècle : la propriété immobilière, la terre.
102Bien qu’elle soit vecteur d’autonomie, de libération de l’individu des carcans du système féodal, on peut d’ores et déjà dire que la notion de propriété nous oriente clairement vers le principe d’égalité puisque, comme nous l’avons vu avec Rousseau, bien que l’inégalité des richesses soit un fait de civilisation inévitable, il reste que la raison politique qui a fait naître l’État est la nécessité d’un « contrat social » qui remet à un gouvernement le pouvoir de garantir la conservation de la propriété privée184. Pour Rousseau, il est un fait que les hommes civilisés ont trop tendance à la rivalité pour se passer de lois, c’est pourquoi il s’agit de mettre l’État à distance égale des propriétés afin de préserver la paix sociale.
103Mais au-delà des fondements philosophiques qui sous-tendent les termes, la force des images est telle que d’autres auteurs n’ont pas hésité à utiliser l’illustration de la propriété foncière pour asseoir leurs arguments dans la bataille qui les mènera jusqu’à la promulgation des lois sur le droit d’auteur. En effet, Beaumarchais185 affirme au cours d’une discussion avec les comédiens italiens :
Je pense qu’il en est d’une pièce qu’un auteur donne à jouer aux comédiens, comme d’une terre que le propriétaire donne à ferme. Vous avouerez qu’il serait fort injuste, que pour une ou deux mauvaises récoltes, la terre devînt la propriété du fermier. C’est pourtant ce qui arrive, si le règlement substitue les comédiens à la propriété de l’auteur pour une ou deux représentations d’un faible produit186.
104Plus loin, il poursuit :
J’observerai seulement que, comme il ne faut rien demander au fermier quand il a été grêlé, vous n’êtes pas tenus non plus de rien payer à l’auteur quand vous n’avez pas fait, au-delà de vos frais, un profit raisonnable187.
105Condorcet, entre autres, a lié la faculté d’être élu représentant à la possession d’une terre : « il continuait toujours de soutenir que le droit de cité devait être suspendu à la possession d’une propriété188 ».
106En ce qui concerne le droit d’auteur, les rapporteurs des deux décrets relatifs au droit d’auteur ont chaque fois mis en évidence le caractère absolu de la propriété littéraire. Pour la loi de 1791 qui consacra le droit de représentation, Le Chapelier la décrit comme suit : « la plus sacrée, la plus inattaquable et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain189 ». Pour le décret de 1793, c’est Lakanal qui fait l’éloge de la propriété :
De toutes les propriétés, la moins susceptible de contestation, c’est sans contredit celle des productions du génie ; et quelque chose doit étonner, c’est qu’il eut fallu reconnaître cette propriété, assurer son exercice par une loi positive190.
107De plus, le terme de « propriété » apparaît de façon explicite au premier article dudit décret :
Les auteurs d’écrits en tous genres, les compositeurs de musique, les peintres et dessinateurs qui feront graver des tableaux ou dessins, jouiront leur vie entière du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout ou partie191.
108Cela étant dit, il reste que les commentateurs du droit d’auteur relativisent beaucoup cette notion grâce à ce qu’on conçoit plus volontiers comme le principe directeur dans un régime de copyright, voire même de droit d’auteur plus récemment : le monopole. Le caractère inaliénable et sacro-saint de la propriété telle qu’elle fut perçue à l’époque révolutionnaire n’était dû qu’à l’idéologisation d’une notion qui devait consacrer la naissance de l’individu, le sujet moderne, le citoyen. Ainsi, le caractère de droit naturel de la propriété intellectuelle n’est juridiquement pas tenable aujourd’hui au regard de ce qu’implique la dimension personnelle de la racine latine proprius (ce qui appartient en propre à quelqu’un), puisque la faculté de création n’est plus uniquement restreinte au génie du seul individu lorsque interviennent un ou plusieurs tiers dans le processus. C’est ce qui explique peut-être également que l’appellation de « propriété littéraire et artistique » a été remplacée aujourd’hui par droit d’auteur. Nous verrons plus bas dans quelle mesure cela a une influence importante sur la pensée de la traduction, dans la mesure où cette dernière tend à déconstruire la notion d’origine et par conséquent de propriété, relativisant par là même celle de création, émanation du génie individuel.
109Alors que Michel Foucault désignait la Révolution française comme le berceau de la naissance du sujet moderne, et de l’auteur en l’occurrence avec l’avènement de la « fonction-auteur » et des droits en résultant, il reste que cette suggestion n’est pas à prendre en dehors du contexte philosophique de l’époque. C’est parce que la Révolution a aboli les privilèges, consacré la liberté individuelle et proclamé l’égalité de droit de tous les citoyens192 que l’individu est officiellement une entité sociale à part entière et que, par conséquent, l’auteur prend une dimension qui lui vaut d’être protégé par les lois. De fait, c’est au XVIIe siècle que s’opère déjà « une sorte de “révolution copernicienne” [qui] affranchit [l’individu] de son traditionnel statut de membre dépendant du tout de la communauté pour l’installer au centre d’une société qui gravite autour de lui193 », la Révolution française ne faisant qu’en prendre acte en l’élevant au statut fondateur des législations de la nouvelle société en construction, au regard notamment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En somme, bien avant la reconnaissance de la privatisation du bien individuel, il y eut la longue lutte pour l’affirmation, tout au moins philosophique, de la propriété de l’individu sur soi (Hobbes, Locke, Smith, Bentham), de l’autonomie de sa conscience individuelle (Voltaire) et de l’amour de soi-même (Rousseau).
110C’est dire le caractère bourgeois de la Révolution. Au recul de la présence bourgeoise dans l’administration royale de l’Ancien Régime (à l’exception de Necker), correspond la progression de sa puissance économique. Stimulés par le modèle anglais de bourgeoisie parlementaire, industrielle et commerçante, les physiocrates ont sans doute contribué à la plus importante mutation de la pensée économique depuis l’époque féodale. Au point que l’on peut dire que « la période qui s’étend de 1789 à 1830 marquera, pour la bourgeoisie, l’accès au pouvoir politique194 ».
111Si bien que l’on ne peut manquer de déceler, dans les principes qui fondent le droit d’auteur, les orientations idéologiques d’une vision du monde qui se situe dans une logique de l’affirmation individuelle et de son corollaire matériel (ou immatériel pour la propriété littéraire et artistique) au sens de l’article 17 de la Déclaration des droits : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité195 ». Or, apparaît déjà en filigrane dans ce texte non seulement que la propriété privée – contrebalancée par « la nécessité publique »– est affublée d’une sacralité qui consacre la valeur de l’individu et de son autonomie au rang d’égal absolu de droit, mais qu’elle jouit d’une inviolabilité conditionnelle qui la met en position de pouvoir défier toute autorité jusqu’à celle de l’État et même, semble-t-il, celle de l’éthique.
A. Malesherbes (1721-1794) : Droit d’auteur et liberté d’expression
112Il est des événements qui se font longtemps attendre, mais, lorsqu’ils arrivent, leur éclat fait oublier – aussi bien à ceux qui lisent l’histoire qu’à ceux qui la vivent – que les hommes qui les traversent sont les mêmes. Ce sont les nouvelles conditions qui en changent quelque peu la perception. Or, vu de l’intérieur, le passage de l’avant à l’après Révolution est pourtant une transformation imperceptible, une évolution qui prend inévitablement la mesure de la crise ambiante, fait des ajustements et négocie son être dans le devenir qui le sous-tend. En fait, ce passage de l’immobilisme dynastique d’une société sclérosée au tourbillon de colère et d’exultation populaire de la société en devenir de l’époque devait être aussi douloureux que celui de tout enfantement, voire de tout effort traductif. C’est en effet une tension proprement traductive que celle qui met aux prises des temporalités aussi différentes que celles qui se sont arrachées l’une de l’autre au cours des années révolutionnaires. Et ce sont, par conséquent, nécessairement des traducteurs et des traductrices que ceux et celles qui auront traversé ces temporalités dans la tension qui fait l’objet même de leurs transformations.
113Aussi, ces hommes et ces femmes qui ont été des acteurs importants, à la fois de l’ordre ancien et de l’éclat révolutionnaire, ne furent pas très nombreux. Encore moins nombreux furent ceux qui avaient développé des idées nouvelles sous l’Ancien Régime déjà et conduit celles-ci jusqu’au cœur de la Révolution. Nous pouvons cependant mentionner au moins deux noms : Malesherbes et Condorcet. Puisque nous reviendrons à ce dernier plus bas, contentons-nous d’examiner les parties de l’œuvre du premier qui nous intéressent.
114Nous sommes à la fin de l’année 1788. L’annonce de la convocation prochaine des États généraux est lancée depuis longtemps. Les esprits bouillonnent dans l’expectative alors que Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes (1721-1794) couche sur le papier ses réflexions sur la liberté de la presse, lesquelles ne seront pas publiées avant 1809. Peu avant de subir le sort réservé à qui avait osé se porter volontaire pour défendre Louis XVI à son procès196, Malesherbes avait assisté à la promulgation des droits d’auteur (1791-1793). Il n’aura pas eu le temps de continuer son effort de solidarité envers ses « amis écrivains » en participant à l’élaboration de la loi sur la propriété littéraire – à laquelle en revanche Condorcet prendra part. Les idées de réforme de l’ancien directeur de la Librairie et censeur royal auraient pu y trouver un aboutissement remarquable, mais pour Malesherbes la liberté d’imprimer n’avait plus la même urgence au regard de son devoir de fidélité au roi contre le destin auquel les révolutionnaires le promettaient.
115On ne peut manquer d’être frappé par l’ambivalence de Malesherbes et les nombreux paradoxes qui ponctuent sa vie et son œuvre. Dans un premier temps, en 1750, Malesherbes est nommé par son père, alors chancelier du roi, président de la Cour des aides et directeur de la Librarie. Le premier qui a, d’une part, la prérogative de présenter des remontrances au roi concernant les impôts supplémentaires demandés au peuple, doit veiller, d’autre part, à « l’exécution et au respect des volontés du souverain » en protégeant – par la censure – les mœurs, l’honneur des individus, la religion et le gouvernement de toute publication qui les mettrait à mal. « Malesherbes exerce donc deux tâches qui ne vont pas sans contradiction197 ».
116De plus, auteur des Remontrances de 1771 adressées à Louis XV et qui lui valurent une lettre de cachet suivie d’un exil de plus de quatre ans, Malesherbes s’est élevé en quelque sorte à la dignité d’« [a]vocat du peuple au tribunal du roi198 ». Ces Remontrances, tout en n’étant pas subversives ni même une prémonition de la contestation révolutionnaire, puisqu’elles n’existaient dans les lois du royaume que pour prévenir la monarchie de se déliter, il reste que celles de Malesherbes étaient perçues par le souverain de l’époque comme une sédition de magistrat, d’autant que le président de la Cour des aides ne mâchait pas ses mots : « Cette autorité, Sire, a tous les caractères du despotisme199 ». Par ses Remontrances et ses Mémoires, Malesherbes voudrait tantôt réformer la monarchie en affirmant « la nécessité d’une discussion publique des actes du gouvernement contre le despotisme et le secret de l’“administration clandestine”200 », tantôt améliorer les conditions du commerce de la république des lettres. Dans une lettre de 1790 à Boissy d’Anglas, député à la Constituante, il confie même qu’il a toujours été l’ennemi de l’aristocratie, qu’il définit comme « un gouvernement où un certain nombre d’hommes s’emparent d’une autorité qui ne leur a pas été conférée par la nation201 ». Mais c’est le même Malesherbes qui se portera à la rescousse du « dernier Capet » et dont, pendant la séance du tribunal révolutionnaire où il s’est porté volontaire pour défendre le roi renversé, « [l]a voix se brise, les larmes et les sanglots étouffent sa parole202 ». Le même qui se verra refuser la défense de Marie-Antoinette conduite à l’échafaud en octobre 1793 et qui, inculpé pour être en rapport avec l’émigration et pour avoir « assuré la défense du Roi... sur l’ordre de l’Angleterre203 ! », s’est vu conduire, ainsi que ses enfants, à la guillotine.
117Par ailleurs, la fonction de directeur de la Librairie, que Malesherbes a occupée pendant treize ans, non seulement le mettait à la tête d’un grand nombre de censeurs, mais également d’un lieutenant de police chargé de contrôler le trafic et la vente des livres prohibés, de surveiller les auteurs rebelles et d’embastiller ceux pour lesquels des lettres de cachet étaient émises. C’est sous cette administration et grâce à la bienveillance de son directeur que les sept premiers volumes de l’Encyclopédie vont être publiés, malgré les protestations et les arrêts royaux lancés pour l’interdiction de diffuser une œuvre appuyée par plus de quatre mille souscripteurs. Bien que la révocation du privilège de l’Encyclopédie n’ait été prononcée par Malesherbes lui-même que neuf ans après sa prise de fonction, on a de tout temps considéré que c’est grâce à la tolérance du censeur royal que le grand œuvre des Lumières a non seulement vu le jour, mais également a été diffusée alors qu’il était imprimé à l’étranger et qu’il était passé en contrebande dans le marché français. Mme de Vandeul, fille de Diderot, rapporte même que, par souci de préserver les manuscrits de l’Encyclopédie de la saisie prévue le lendemain par ses services, Malesherbes prévint le philosophe de sa visite et lui conseilla de dissimuler ses papiers et ses cartons. Inquiet, Diderot fit état de la difficulté de déménager tous ses manuscrits dans un si court délai et de trouver un endroit sûr. « – Envoyez-les tous chez moi, répondit M. de Malesherbes, on ne viendra pas les y chercher204 ! ».
118Malesherbes, censeur royal, était donc l’ami des écrivains. Non seulement il arriva qu’il fit appel à Diderot ou à d’Alembert pour jouer le rôle du censeur lorsqu’il s’était agi de faire éditer une œuvre de Jean-Jacques Rousseau ou de faire interdire une pièce de Palissot pourfendeur des philosophes, mais il entretenait également des relations d’amitié avec les gens de lettres au point de pousser le zèle d’adresser une lettre de regret à l’épouse d’Helvétius pour avoir fait révoquer le privilège de son livre De l’Esprit, qui avait été lacéré et brûlé par le bourreau. Mais alors que l’ami des gens de lettres allait jusqu’à se compromettre et à se mettre dans des situations difficiles pour les protéger, il semble qu’il n’était pas dans les mêmes dispositions pour défendre les écrivains de la bohème littéraire qui souffraient de la contrainte des privilèges qu’il dénonçait et des aléas du marché clandestin que, pourtant, il tolérait.
119Aussi, l’auteur des Mémoires sur la liberté de la presse cherchait-il à réformer le commerce de la Librairie dans un cadre politique et social où il fallait encore préserver la monarchie et la religion de toute attaque. La liberté d’imprimer ne pouvait donc être totale. Même à l’approche d’une révolution qu’on sentait arriver à grands pas, les aspirations pour une liberté inconditionnelle ne devaient pas être le souci majeur d’un ancien ministre d’État de Louis XVI. Au point d’ailleurs que, dans les deux derniers chapitres, Malesherbes entreprend une discussion sur les possibilités d’appliquer en France la loi anglaise, supprimant par là la censure et attendant « que les délits soient commis pour les punir205 ». Mais la conclusion n’y est pas favorable. Appliquée en France, la loi anglaise y produirait un effet inverse à celui recherché : « la licence dont on se plaint, règnerait comme aujourd’hui ; mais on serait privé, comme aujourd’hui, des ouvrages de beaucoup d’auteurs qui ne veulent pas se faire des affaires206 ».
120Pris entre une volonté réformatrice et libéralisatrice des mœurs de l’édition, qui remonte aux Mémoires sur la Librairie entrepris trente ans plus tôt, et celle conservatrice de ne pas prêter le flan aux abus et aux licences qu’entraînerait la suppression pure et simple de la censure, Malesherbes tente la conciliation entre ses deux positions en laissant le choix aux auteurs et aux libraires, soit de soumettre l’ouvrage à la censure préalable et de s’assurer contre toute poursuite judiciaire, soit de publier librement, sans demander l’approbation de la censure. Est-ce là le signe de l’hésitation politique des époques charnières, de la timidité propre au caractère de Malesherbes ou de sa duplicité : un révolutionnaire sous les traits d’un monarchiste ? Avons-nous affaire à une pensée qui va véritablement nous introduire dans la nouvelle ère du droit d’auteur au sens où ce dernier revendiquera désormais non seulement les avantages pécuniaires de son labeur, mais également et plus fondamentalement le droit de s’exprimer librement sans autre tutelle que sa propre conscience ?
121Même après sa mort, les contradictions apparentes de Malesherbes auront pour effet que ses Mémoires sur la liberté de la presse seront tantôt récupérées par les tenants de la censure préalable (première édition en 1809), tantôt par ceux, plus libéraux, de sa suppression en faveur d’une liberté d’expression publique (rééditions de 1814 et 1827). En effet, durant les années du Consulat et de l’Empire, les écrits de Malesherbes ont fait l’objet d’une première édition qui a servi à une campagne en faveur d’un retour à la censure. Après le chaos que représentaient les années révolutionnaires où une libéralisation totale de la presse avait causé à la fois une explosion de publications et un appauvrissement commercial, dû notamment à la contrefaçon, les grands éditeurs parisiens ont appelé à une nouvelle réglementation du commerce du livre et au renforcement des lois sur la propriété littéraire. En 1810, une loi instaurant la nouvelle administration impériale de l’imprimerie et de la librairie fut promulguée. Alors même que le principe de liberté de presse était acquis, des considérations commerciales ont été mises en avant par les plus grandes familles d’éditeurs de Paris et de province – en défaveur des petits imprimeurs promis à la disparition – pour l’établissement d’un régime répressif de contrôle et de surveillance. Même si les droits d’exploitation par l’auteur et sa famille ont été étendus à vingt ans après la mort de l’auteur et de son épouse, il reste que cette extension de la durée de vie de sa propriété n’est plus faite en conformité avec les idéaux politiques et civiques de 1793, mais avec ceux, biologiques et dynastiques, qui faisaient remplacer la nation comme immédiate héritière de l’auteur par sa famille.
122Entre la Restauration (1815) où la censure est supprimée par Louis XVIII, la présidence du Conseil du duc de Richelieu (1820) où les ultras réinstaurent, par les lois de Serre, l’autorisation préalable d’imprimer et le dernier ministère de la Restauration avec son ordonnance de 1830 qui suspend la liberté de la presse périodique, les Mémoires de Malesherbes sont réédités et réinterprétés selon la tendance du moment.
123Cependant, il reste que les cinq Mémoires sur la Librairie (rédigés en 1759) et les six questions des Mémoires sur la liberté de la presse (rédigés en 1788), croyons-nous, sont des textes clés pour comprendre le double enjeu que représente le droit d’auteur à la fois comme instrument de régulation économique du commerce du livre et comme ordonnancement juridique et droit de cité de la parole libre. Un double enjeu – le second plus particulièrement – que nous voudrions à terme considérer comme analogue à celui du droit de la traduction au sens précis de droit à la liberté de traduire.
124En effet, dans une lettre contemporaine des Mémoires sur la Librairie, adressée à M. de Saint-Priest, intendant du Langedoc en 1761, Malesherbes nous introduit par plusieurs points à ce que nous appellerons une pensée de transition vers le droit d’auteur. Aux privilèges d’abord, Malesherbes est franchement hostile et par voie de conséquence aux libraires (éditeurs) qui les détiennent et font pression pour les garder de manière perpétuelle ; « il les considère comme la ruine du commerce de la librairie207 ». Il affirme que la nécessité « de fournir aux auteurs le prix de leur travail mériterait d’être discutée, et peut-être pourrait-on trouver dans un autre système d’administration des dédommagements pour les auteurs ».
[...] Mais aujourd’hui les libraires de Paris veulent établir que, quand ils sont aux droits d’un auteur, fût-il mort depuis cent ans, ils sont propriétaires de l’ouvrage et que le gouvernement ne peut pas sans injustice permettre à un autre le même ouvrage. [...] Je crois que les choses ne sont plus les mêmes ; en conséquence, j’ai fait donner non un privilège, mais une permission simple pour les Fables de La Fontaine aux petites-filles de La Fontaine, qui meurent de faim [...]208
125Ainsi, Malesherbes prend la défense des auteurs contre l’avidité des libraires et leur tendance au népotisme (« Quatrième mémoire »), de même qu’il « revendique pour les auteurs le droit de vendre eux-mêmes leurs livres qui sont le fruit de leur travail, droit dont les prive un arrêt du Conseil de 1708 qui fait jurisprudence209 ». De fait, l’appel à la fin du système des privilèges – même s’il y substitue celui des permissions – ainsi que la contestation du droit de propriété des libraires en faveur de celui des auteurs et de leurs héritiers (les petites-filles La Fontaine) sont deux éléments qui manifestent l’aspiration de Malesherbes vers ce qui deviendra la propriété littéraire. En cassant le monopole que se réservent les libraires, le directeur de la Librairie de l’époque traduit le désir que ce monopole (dont le droit d’auteur deviendra une modalité relative) soit transféré aux auteurs, comme un garant d’équilibre entre celui qui fournit le contenu du livre et celui qui en assure l’enveloppe.
126Par ailleurs, c’est la répugnance de Malesherbes pour le monopole comme agent déstabilisateur du commerce et son souci de voir ce dernier s’épanouir en France qui le mobilise entre autres contre la contrefaçon. En fait, il voit deux principales causes au développement de la contrefaçon. D’une part, il met en cause le monopole des propriétaires de privilèges qui rend la contrefaçon inévitable, puisque c’est en retenant le droit de publier un livre dans le royaume que les libraires des pays avoisinants vont se charger de produire des contrefaçons et de les diffuser à nouveau dans le pays. D’autre part, le grand nombre d’interdits que la censure est chargée d’appliquer conduit au même résultat :
Ce n’est point dans la rigueur qu’il faut chercher un remède ; c’est dans la tolérance. Le commerce du livre est aujourd’hui trop étendu, et le public en est trop avide pour qu’on puisse le contraindre à un certain point sur un goût qui est devenu dominant210.
127Ainsi, le remède à la contrefaçon, c’est la triple nécessité de la tolérance. La première consiste à réduire les interdits au minimum : « Je ne connais donc qu’un moyen pour faire exécuter les défenses : c’est d’en faire fort peu. [...] [Il] faut tolérer beaucoup de petits abus pour empêcher les grands211 ». La deuxième consiste à démontrer qu’en réduisant les interdits, non seulement on détruit l’intérêt de la fraude, mais on fait le jeu des libraires étrangers : « [...] la sévérité sur les permissions ferait toujours commettre une autre espèce de fraude encore plus pernicieuse, qui serait l’introduction des livres imprimés en pays étranger212 ». Enfin la troisième nécessité de tolérer le plus possible la publication des livres en restreignant la censure à quelques catégories d’ouvrages seulement, car « c’est de la liberté de publier largement accordée que dépend le progrès des sciences, des mœurs et de l’esprit humain213 ».
128Dans le même sens, il est également intéressant de noter à quel point la tolérance est déterminée par le facteur économique. À part la censure dirigée contre la contestation politique et l’hétérodoxie religieuse, si la principale raison qui a fait obtenir les privilèges par les libraires (aussi bien en Angleterre qu’en France) revient aux importants investissements en équipements qu’ils faisaient, il reste que cette même raison économique faisait qu’une permission tacite était quand même parfois accordée pour la simple raison que l’impression était en cours, et ce, malgré la mauvaise notation du censeur.
129Ainsi, dans les premiers mémoires de Malesherbes, on peut dire que sa volonté de faire supprimer les privilèges, de rétribuer les auteurs en leur attribuant ainsi qu’à leurs héritiers les titres de propriété sur leurs œuvres, de réduire la censure à sa portion congrue, d’encourager la diffusion des sciences et des arts et d’éradiquer la contrefaçon par une plus grande tolérance dans les permissions de publier... tout cela peut faire office de préparation à l’avènement du droit d’auteur.
130Or, ce que Malesherbes nous permet de comprendre par ailleurs dans les Mémoires sur la Librairie, mais plus clairement dans les Mémoires sur la liberté de la presse, c’est que les droits d’auteurs ne recouvrent pas seulement l’ensemble des bénéfices et des dispositifs de protection mis à la disposition des écrivains. Ils sont également l’inverse du privilège ajouté à l’inverse de la censure, autrement dit le droit de s’exprimer librement par le moyen de la publication ou « la faculté de parler au peuple par la voie de l’impression214 ». De fait, et plus fondamentalement, le besoin de la parole libre, parvenant à un public de lecteurs de plus en plus nombreux à mesure que progresse l’alphabétisation, est en soi une des conditions premières de l’existence même du droit d’auteur à venir. Pour Malesherbes, « le débat public ne connaît plus de bornes [...] l’opinion publique est devenue le tribunal devant lequel toutes les causes politiques doivent être plaidées – y compris celle de l’administration royale. [...] [Le] roi lui-même doit entrer dans la lice et soumettre au débat public les actions de ceux qui sont dépositaires de son autorité215 ».
131Bien avant la Révolution de 1789, Malesherbes nous invite ainsi, en tirant les conclusions de la révolution de l’imprimerie, à penser aux perspectives d’une autre révolution aux conséquences politiques et sociales tout aussi grandes : celle de l’avènement de l’individu et de l’affirmation de sa liberté.
132Michel Foucault, dans son article séminal « Qu’est-ce qu’un auteur ? », rappelait qu’avant d’avoir pu jouir de ses droits et que n’émerge son individualité dans l’histoire, un auteur était tenu responsable de son œuvre au point qu’il pouvait être l’objet de poursuites et de sanctions criminelles. Or, avec Malesherbes, l’affirmation de la liberté de « discuter » les principes de l’administration royale – à défaut de pouvoir discuter les principes de la souveraineté elle-même – est l’identification, dans la personne de l’auteur, d’une individualité « instruite » que sa connaissance promeut au rang d’évaluateur. À terme, elle deviendra cette voix contestataire des affaires publiques investie d’une maturité qui lui permettra de choisir de rendre compte, seule, de ses écrits face à la justice et ne plus incriminer les censeurs qui peuvent se tromper. Écrire, dans la seconde partie du XVIIIe siècle, implique une nouvelle capacité d’atteindre le cœur de la nation, « jusqu’aux paysans » qui savent lire ; et par conséquent d’exposer tous les enjeux politiques au tribunal de l’opinion publique, seul juge désormais de l’acceptation ou de la contestation de l’ordre social et politique – dans les limites des lois établies.
133Mais la responsabilité de l’auteur ainsi entendue est alors pesée à l’aune de cette même opinion publique. L’écriture, étant une tribune qui désormais n’échappe plus au plus grand nombre, est en elle-même une forme de contestation politique, dans la mesure où elle est comprise comme une réforme des conditions mêmes de l’expression. Au-delà de l’analogie que fait Malesherbes avec le droit exceptionnel mais acquis des avocats de publier leurs mémoires sans être soumis à la censure, pour justifier la nécessité de la liberté de la presse au moment où vont se tenir les États Généraux, la communication des connaissances et des divers points de vue sur le monde que représente le travail des gens de lettres est une véritable plaidoirie en faveur d’un ordre social où le seul fait d’être publié librement engage un débat public, une « discussion » politique généralisée, et par conséquent une transparence très révolutionnaire. L’écriture comme lieu privilégié de la diversité des opinions est donc en soi réformatrice au moment même où sa liberté est souhaitée. De fait, la centralité de la liberté de publier au cœur du débat sur la réforme des institutions (États Généraux puis Révolution) est un indicateur de la pertinence de la notion du droit de l’auteur à exprimer l’individualité de son opinion comme instrument de développement à la fois culturel, social et politique. C’est d’ailleurs en cette même année de composition des Mémoires sur la liberté de la presse que Mirabeau donnait une « imitation » de l’Areopagitica de Milton sous le titre de De la liberté de la presse (1788). Or, la simultanéité de ces écrits, même si elle ne garantit pas l’identité des intentions des deux auteurs, est cependant un signe de convergence de personnalités apparemment aussi divergentes que Malesherbes et Mirabeau dans le sens d’une émancipation à la fois conjointe et corollaire de la parole écrite et des institutions politiques.
134Mais revenons sur l’analogie judiciaire de Malesherbes que nous venons d’évoquer en passant. Déjà, dans le « Troisième mémoire sur la Librairie », le directeur de la Librairie d’alors, homme de robe de la Cour, développait la comparaison entre la fonction de l’écrivain et celle du défenseur de l’individualité des causes et des opinions qu’ils portent à la connaissance du public, même si celles-ci apparaissent erronées au pouvoir et à la justice.
135L’écriture est donc une plaidoirie en ce qu’elle est toujours cette affirmation du droit de changer l’état des choses ou du moins d’être entendu, publié et par conséquent diffusé pour que le jury constitué du peuple puisse en témoigner et en juger, à mesure que l’histoire se déploiera ; « en sorte qu’on peut soutenir qu’écrire aujourd’hui sur le gouvernement, c’est travailler utilement pour la génération future216 ».
136C’est dans les Mémoires sur la liberté de la presse que Malesherbes rend l’analogie encore plus explicite, puisque non seulement elle a lieu « dans l’instant de la convocation prochaine des États Généraux [...] à la fin de l’année 1788217 », mais est en référence directe à ceux-ci. De fait, les États Généraux sont présentés comme une « assemblée nationale », « une discussion publique des opinions » et « un moyen sûr de faire éclore la vérité », puisqu’ils vont « permettre à tout le monde la discussion sans aucune réserve, par conséquent d’établir ce qu’on appelle la liberté de la presse218 ». C’est dire que l’ouverture à l’opinion publique des discussions, sur le sort des institutions et les moyens de réforme de l’administration politique, constitue de fait un geste de transparence qui ne peut avoir d’autre corollaire que celui de la liberté de publier. Puisque nous sommes à l’ère de l’impression et à son expansion galopante, la discussion publique doit y prendre place par l’intermédiaire de son relais pour atteindre l’ensemble de l’« espace public ».
137La liberté d’imprimer est donc ce « champ vaste », cette « lice »« jamais fermée » et où tout le monde a « droit d’entrer », on serait même tenté de dire qu’il s’agit de la « chose publique », d’une res publica avant la lettre – bien plus large que cette république des lettres qui a fait tant de déçus. Or, cette ouverture, si elle ne se limite pas au pouvoir neutralisateur des opinions opposées, veut en revanche être en mesure d’accueillir jusqu’aux « erreurs », puisque la liberté d’opinion et de publication est avant tout un acte de foi en « la vérité » dans le long terme.
L’erreur triomphe quelques fois, pendant un temps, par la supériorité des talents du défenseur de la mauvaise cause ; mais dans la suite la vérité perce, et ses adversaires sont confondus. [...] [L]es erreurs n’auraient qu’un temps, et que, pourvu qu’on laissât la liberté de la discussion, ce serait à la longue la vérité qui prévaudrait219.
138Une sagesse de magistrat qui se mêle aux « espérances de la nation » en ce « moment présent, [...] ce moment où la nation va être assemblée pour délibérer sur ses plus grands intérêts220 ». Pour Malesherbes, la France est donc la scène d’un grand tribunal, lieu privilégié où la vérité doit nécessairement s’exprimer plus qu’aucun autre lieu.
139En fait, de même qu’il n’est pas possible de limiter la liberté dans un tribunal, puisque ce serait limiter la vérité que de le faire, il n’est par ailleurs pas possible de contraindre l’expression libre lorsque l’objet de l’écriture – même erroné – est d’alimenter la réflexion de l’ensemble de la nation et de contribuer à terme à « faire éclore la vérité221 » (ce qui discrédite de fait, voire exclut pour Malesherbes tous les écrits diffamatoires).
140Ainsi, la nécessité de la liberté ne concerne pas seulement les membres de « l’assemblée qui va se tenir », mais toute la nation. C’est dire que le flux d’informations, de « lumières » que la liberté de la presse doit garantir ne doit pas unilatéralement éclairer les seuls représentants de la nation, « [c]’est de la nation entière qu’ils doivent recevoir des instructions. C’est à elle qu’ils doivent compte de leur mission ; c’est donc la nation entière qu’il faut instruire222 ». Qu’il faut instruire non seulement des informations qu’elle est en droit de connaître ou comme on éduque une nation aux affaires civiques, mais également comme on instruit un procès, en exposant à la transparence publique tous les éléments qui permettront au peuple entier d’exercer ses droits et de présider à son propre destin.
141Cette assemblée n’est autre qu’une grande cour de justice à l’échelle nationale où les institutions et l’administration en place sont mises en accusation, du moins en question. Mais pour instruire ce procès, « [l]a comparaison judiciaire permet à Malesherbes de revendiquer pour les écrits qui traitent des matières qui seront discutées (et pour tout écrit d’ailleurs – excepté les libelles) par les États une liberté aussi entière que celle dont jouissent les mémoires publiés par les avocats pour soutenir devant le public la cause de leur client223 ». Car c’est le Parlement lui-même qui, en contradiction avec ses propres mesures de rétorsion et de censure très sévère contre tous les écrits, a excepté les mémoires des avocats sans lesquels la vérité, que cherche toute cour de justice, ne pourrait advenir.
Or, qu’est-ce que sera une assemblée d’États ? Une grande et solennelle plaidoirie, où les intérêts de la nation seront discutés. Refusera-t-on à la nation cette liberté que les juges conviennent qu’il faut accorder à tous les particuliers224 ?
142L’argument de Malesherbes est de taille.
143Si l’assemblée des représentants de la nation est donc une affaire de justice, alors la plaidoirie pour atteindre ses vœux ne peut se faire que dans un espace de liberté. « Pourquoi ? Parce qu’il y a des principes dont on est intérieurement convaincu, lors même qu’on les combat théoriquement, et d’après lesquels on se conduit dans la pratique225 ».
144Ainsi, de même qu’il est nécessaire d’assurer à l’auteur l’espace de liberté qui lui fera rendre justice à ceux qui s’instruiront par ses lumières, puisque telle est la condition de l’émergence de la vérité, il est également nécessaire qu’une nation, pour qu’elle puisse espérer développer sa culture et réformer son État en approfondissant ses racines à la fois dans l’histoire et dans son hic et nunc, ait le droit – au sens de la liberté – de traduire les autres nations tout en se prêtant à son tour à la traduction par les autres. La liberté de publier n’est donc pas uniquement le terreau sur lequel s’annonce l’avènement prochain du droit de l’auteur à s’exprimer librement et, par conséquent, celui de favoriser la libéralisation du commerce du livre, il entraîne également le droit à la traduction – sur lequel nous reviendrons en détail plus bas.
145En effet, la question de la liberté d’imprimer, de s’exprimer et de témoigner de ses idées face au peuple, dont traite Malesherbes dans ses Mémoires, nous introduit de plain-pied, à l’heure où l’horizon de la nation est dépassé par celui du monde, dans les problématiques relatives à la liberté d’expression des idées des autres dans sa propre langue, ou inversement la liberté de laisser s’exprimer ses propres idées dans d’autres langues et d’autres univers culturels. L’enjeu est donc double : tantôt la liberté est revendiquée pour soi, tantôt pour les autres. Or, la notion même de liberté suppose une réflexion qui intégrerait la dimension juridique.
146Le droit de traduire, conçu comme la revendication de la liberté d’exprimer des œuvres d’autres sphères culturelles et linguistiques, bien qu’inexistant formellement dans les textes juridiques actuels, fait pourtant l’objet d’une limitation proposée par le droit d’auteur. Cette limitation est double : d’un côté, le droit d’auteur réclame des droits de traductions pour l’auteur de l’œuvre originale ; d’un autre côté, la procédure commune du droit d’auteur réclame que le traducteur ou l’éditeur de la traduction demande une autorisation de traduire, c’est-à-dire une licence non exclusive. Ainsi, le droit de traduire est soumis à cette double contrainte à la fois pécuniaire et morale. C’est dire que non seulement la liberté de traduire est conditionnée par les limitations du droit d’auteur, mais également que la vocation essentiellement spontanée de l’initiative traductive, propre à l’expression libre, est mise en question. La liberté de traduire est une liberté de principe, mais pas de fait.
147En effet, il est communément admis que la traduction n’est pas considérée comme une expression libre, mais bien plutôt comme la représentation par excellence du devoir de fidélité, et par conséquent d’obédience à l’œuvre originale au point qu’il est désormais possible de le vérifier juridiquement. C’est dire qu’il y a deux niveaux de qualification de la traduction, l’un juridique (le droit de traduction est le droit de l’original dans la traduction et il ne peut y avoir de traduction sans le consentement exprès de l’auteur) et l’autre axiologique ou doxique (la traduction est une pâle reproduction de l’original et n’a de valeur que par celui-ci ; l’acte de traduction est servile, alors que celui de l’« auteur » est créatif ; etc.). Lequel de ces deux domaines normatifs a-t-il influé sur l’autre ? En quoi la pratique sociale de la traduction est-elle responsable de cette dévalorisation de la traduction au regard de la composition dite « originale » ? Quelles sont les racines historiques de la secondarité de la traduction ? Comment le droit d’auteur peut-il aujourd’hui percevoir autrement cette appréciation du rôle de la traduction dans le développement des arts et des sciences du moment que c’est la création qui est perçue comme l’agent premier de ce développement ? Quels sont les fondements philosophiques qui ont déterminé le statut métaphysique de « représentation » à la traduction ? Quelles sont les principaux moments de l’histoire de la philosophie qui ont ponctué l’évolution de cette pratique en un outil conceptuel, en une modalité de la transformation de l’identique ?
148Loin d’être en mesure de répondre immédiatement à toutes ces interrogations, nous nous contenterons pour le moment de tirer bénéfice des propos de Malesherbes aux fins de notre réflexion. La convocation des derniers États Généraux, et son extension par le moyen de l’impression à l’échelle nationale, représente cette énorme « discussion » ou « plaidoirie » pour réformer les institutions politiques mais tout en même temps pour régénérer la culture politique, celle de l’échange, de l’écoute et de la responsabilisation des individus afin d’en faire des citoyens ; cette idée, pensons-nous, n’est autre que celle du droit de la traduction. Médiation à l’universel de la libre expression et inscription de l’identité dans les courants diversifiés et altérants des formes et des idées, le droit de la traduction est la revendication assumée d’une parole dont la liberté est le fondement. Sans elle, la « fidélité » de cette revendication en serait atteinte et compromettrait le commerce des objets d’impression, de diffusion et de traduction : « [u]ne assemblée nationale, sans la liberté de la presse, ne sera jamais qu’une représentation infidèle, telles qu’ont été celles de nos anciens États Généraux [...]226 ».
149C’est dire que la « traduction », sans la liberté de circulation de la diversité des substances et des formes qui la traversent (son droit d’être hétérogène), ne serait que le reflet infidèle de ce grand « trafic des langues » et des cultures qu’elle prétend constituer. Or, au-delà de cette revendication de liberté qui, malgré elle, est limitée par toutes les autres revendications semblables, il y a l’exigence éthique de l’intéresser à une fin plus importante : le développement de l’humanité. Le droit de traduire librement suppose en effet une contrepartie éthique, un engagement envers ses semblables du reste du monde, surtout ceux dont les voix ne sont jamais traduites, ou vers les langues desquelles on ne traduit que trop peu. De fait, la liberté de traduire n’est rien d’autre que l’affirmation de la liberté de se transformer au contact des autres par l’instauration d’un dialogue intérieur, d’un questionnement, d’un aller-retour incessant de soi à soi avec la pressante perspective de traduire l’autre dans un élan de médiation vers l’universalité.
150En somme, la révolution traductive, s’il en est, c’est l’effort constant de susciter la libre « discussion » des langues et des cultures qui nous traversent en vue de développer notre capacité de nous déprendre de tout ce qui nous retient de nous concilier avec l’universel. En fait, c’est passer en quelque sorte du « droit de traduction » vu comme perception de bénéfices pécuniaires par le truchement de celui qui nous traduit, au « droit de la traduction » qui consiste, d’une part, à se donner à l’autre dans un geste lévinassien de responsabilité par lequel on répond littéralement d’autrui en s’offrant à lui, et, d’autre part, à revendiquer la liberté de dire cet autre afin que le mouvement d’échange puisse engager et l’un et l’autre à se redire, à se réinventer, à se déployer.
151Il est remarquable à ce propos de considérer comment l’Assemblée nationale est proclamée le 17 juin 1789, et comment, avant même qu’une Constitution ne soit établie (1791), la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est promulguée le 26 août 1789. En effet, alors même que la vocation universelle. du texte provient essentiellement de ce que les constituants avaient le « sentiment que les yeux du monde étaient sur eux », qu’ils agissaient « pour tous les hommes », puisque la « France était à la fin du XVIIIe siècle, la première puissance politique occidentale » et que « [t]oute révolution en France ne pouvait manquer d’avoir des répercussions en Europe », il reste que cette déclaration était d’abord « une œuvre hétérogène », ayant comme sources le clergé, la noblesse ainsi que les délégués du Tiers État.
152Sans élever la Révolution française au statut de modèle, mais en la prenant seulement à titre d’exemple, ce qui s’est passé à l’échelle de la France représente pour nous, et à la lumière de notre lecture des Mémoires de Malesherbes, un modèle réduit de ce que nous envisageons sur le plan mondial, avec le droit de la traduction pour creuset d’accueil et condition de possibilité. C’est en ce sens d’ailleurs que les articles 4 et 11 se renvoient en écho la liberté de l’individu et celle de son expression comme des « droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme » (préambule) : car la liberté qui a permis l’éclosion de cette vérité (selon les termes de Malesherbes) est sacrée en ce qu’elle s’institue comme la condition même de son établissement. C’est la liberté de traduire l’hétérogénéité de l’universel qui rend la parole libre et universelle et par conséquent les droits et les devoirs « plus respectés » (éthique).
153Aussi, poser le droit de traduire les autres, de dialoguer avec eux et de se transformer tout en même temps, c’est non seulement poser le principe de liberté, mais également celui d’égalité puisqu’il implique la possibilité d’un échange, d’un rapport qui suppose que traducteurs et traduits sont sur le même diapason. C’est d’ailleurs le sens du premier article de la Déclaration : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». En somme, la symétrie est évidente, car si le droit affirme le principe de liberté, la traduction quant à elle souligne celui d’égalité.
154Ainsi compris, le droit de la traduction devient essentiellement un instrument conceptuel qui, loin de se limiter au seul domaine juridique, s’étend plutôt à celui, interdisciplinaire, de la traductologie et des sciences humaines en général. Ce concept nous aidera aussi à considérer des questions plus larges, comme celles relevant du droit d’auteur international, du droit international proprement dit ou encore du droit des peuples (autochtones), du droit des connaissances traditionnelles, du droit du développement, du droit de la culture, de la politique culturelle, de la gestion et du transfert des connaissances, de l’histoire, du commerce et des politiques de l’édition, etc.
B. Beaumarchais (1732-1799), théâtre et droit d’auteur
155Si les grands principes fondateurs de la Révolution française jettent quelque lumière sur les significations idéologiques et philosophiques de l’avènement du droit d’auteur en France et, par conséquent, sur ce qui deviendra presque un siècle plus tard le droit de traduction tel que nous le connaissons aujourd’hui. il nous importe cependant de comprendre comment – toujours en regard des quatre facteurs que nous avons précédemment utilisés – le droit d’auteur s’est constitué dans les années révolutionnaires aussi bien sur le plan de la vie littéraire, que sur le plan des domaines qui lui sont immédiatement connexes, du commerce du livre et de sa contrefaçon, ainsi que sur celui de la valeur de la langue française qui, tout en gagnant en éclat grâce à l’admiration qu’elle a suscitée dans toute l’Europe à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècles, commence à opérer un déclin que nous tenterons d’expliquer.
156Il faudra se demander en quoi le contexte révolutionnaire était-il propice à la naissance de ce droit. Si les décrets sur le droit de représentation et sur le droit de reproduction ont été promulgués durant la période la plus mouvementée de la mutation de fin de siècle, faut-il pour autant en déduire que le droit d’auteur à proprement parler est né simultanément ? Il s’agira d’examiner le rôle des écrivains dans cette naissance. Leurs prérogatives, les circonstances de leurs succès et de leurs échecs ainsi que le sens de la coïncidence de leurs engagements littéraire, juridique, économique et politique. Il s’agit également de souligner les formes littéraires qui sont représentées de manière privilégiée dans ce qu’il est convenu d’appeler « la révolution des auteurs227 ». De même qu’il faut mettre au jour le destin des anciennes institutions : du syndicat des imprimeurs et de son réseau d’éditeurs-libraires à la Librairie de Paris et à ses censeurs – qui relèvent désormais des municipalités. En ce sens, il nous faudra savoir dans quelles mesures les comédiens de la Comédie-Française joueront un rôle assimilable à celui des « libraires » mais tout à la fois distinct. Se demander quelles différences il y a entre les conditions d’émergence des lois de 1791 et de 1793. Il faudra par ailleurs interroger les orientations philosophiques auxquelles correspond ce qui constitue « l’équilibre » instauré par le droit d’auteur et le copyright entre la dimension privée de la propriété immatérielle et celle de l’intérêt public. Enfin, on se demandera quelles sont les leçons du changement épistémique qu’a opéré la Révolution française à l’aune de ses œuvres littéraires et des manipulations que l’héritage classique a subies en vue de définir le nouveau paradigme de la modernité.
157Si le droit évolue aujourd’hui grâce aux litiges qui mettent aux prises des auteurs et leurs contrefacteurs devant les tribunaux, c’est en revanche par l’action de la littérature elle-même et de ses hérauts que le droit d’auteur a pu voir le jour durant la période révolutionnaire. De fait, que ce soit la prééminence de certains genres ou de quelques ensembles de genres littéraires sur d’autres qui donnent à certaines époques de l’histoire une coloration particulière ou inversement, il n’en reste pas moins que le lien qui existe entre des formes d’expression et un développement historique particulier est extrêmement étroit et producteur de sens. C’est le cas, nous l’avons vu, avec la fin du xviiie et tout le XIXe siècles anglais qui, pour avoir conjugué l’amélioration de la condition de l’auteur, l’accessibilité de la presse périodique et les progrès de la diffusion du livre, ont montré que le roman est la forme qui a eu à la fois le plus grand succès et le plus de pertinence dans ce contexte.
158Pour la Révolution française, il n’y a pas de doute que les genres de la scène ont eu le plus de prise sur la vie littéraire de l’époque. En effet, alors que le théâtre voltairien vivait dans le sillage esthétique des grands classiques du règne de Louis XIV, avec l’aveu du besoin de le régénérer grâce à la vitalité de celui de Shakespeare – si paradoxalement apprécié –, le théâtre révolutionnaire était très prolifique au point de représenter le genre par excellence de l’époque. Bien que « libéré » en 1791 par la suppression de la censure et du privilège de la Comédie-Française, le théâtre n’a pas eu, au goût de beaucoup de critiques littéraires, une appréciation qui lui rendrait la reconnaissance qu’il méritait.
159D’ailleurs, en ce qui concerne l’esthétique, ce théâtre est profondément méprisé. Que ce soit sur le plan de l’écriture dramatique ou sur celui du manque de goût classique de la littérature de l’Ancien Régime, le théâtre révolutionnaire est unanimement décrié, à part quelques pièces.
160Toutefois, juger l’œuvre littéraire selon des critères qui ne sont pas propres à la période qui la constitue est une trahison. La plus simple exigence consiste à le faire sans se soumettre aux interférences de l’historiographie de la littérature française. Ainsi en est-il du théâtre révolutionnaire.
161Cela est d’autant plus vrai que même les textes juridiques de la Révolution font état non seulement d’une esthétique particulière mais d’une évolution stylistique qui témoigne de la rapidité avec laquelle les formes littéraires peuvent prendre des inflexions qui reflètent les sensibilités de l’histoire. En effet, il ne faut pas oublier que la Révolution française a été l’occasion plusieurs fois répétée de régénérer la société par l’écriture de nouvelles constitutions. Les trois premières Constitutions (1791, 1793 et 1795) et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, avec son préambule, sont des textes, véritables tables de la loi de la nouvelle nation en éclosion, qui ne cachent pas les couleurs spécifiques de leur historicité et la capacité de porter dans leurs replis esthétiques les éléments d’une identité en devenir.
162Même si le théâtre est le genre qui aura une vocation plus que providentielle dans la naissance du droit d’auteur, peut-être est-il important de mentionner que la scène révolutionnaire ne s’y résume pas. Au-delà de l’opéra, des théâtres populaires qui ont proliféré depuis l’abolition du monopole de la Comédie-Française et des formes dramatiques propres à la période qui nous occupe (le fait historique et le mélodrame), il faut signaler les scènes moins directement assimilables à la typologie classique des genres littéraires ou dramatiques.
163D’un côté, il y a la scène des diverses tribunes publiques, qui vont des États Généraux au Directoire en passant par la Constituante, la Législative et la Convention, avec leurs orateurs, leurs ténors et leurs publics respectifs. « Le temps est accéléré, les Assemblées se succèdent à vive allure, mais chacune a son caractère228 ». Avocats, prêtres ou tout simplement intellectuels délivrés du joug de l’Ancien Régime, les nouveaux tribuns de la France révolutionnaire, formés à l’école des rhéteurs gréco-romains de l’Antiquité, ont en quelque sorte eu la possibilité de mettre en application leur savoir face à des assemblées d’hommes à convaincre. Mirabeau, Barnave, Robespierre, Le Chapelier, Talleyrand, Danton, Brissot, Marat et Saint-Just sont peut-être les plus fameux, mais des noms comme ceux du talentueux comte de Clermont-Tonnerre, du romancier Louvet de Couvray, de Barabaroux de Marseille, de Buzot le Normand ou encore de Barras méritent d’être cités, comme tous ceux qui, par exemple, ont joué leur vie au tribunal de la Terreur dans des plaidoyers dont la valeur esthétique est parfois à la mesure de l’urgence et du tragique qui les a dictés (Malesherbes, Tronchet et de Sèze au procès du roi).
164D’un autre côté, il y a également la scène publique, avec les publications éphémères, périodiques et non périodiques, les libelles, les pamphlets, les brochures, les affichages, les almanachs, les lectures publiques des colporteurs et des marchands ambulants, des journaux spécialisés, la presse engagée ou d’information, etc. Bien que la qualité littéraire ne soit pas le trait le plus distinct de ce type de production, puisqu’elle peut varier du style le plus soutenu (Le Mercure français de Panckoucke) jusqu’au plus grossier (Le père Duchesne de Hébert), il reste que la scène journalistique est celle qui offre l’un des espaces où les voix les plus variées sont le plus largement entendues. D’autant que l’alphabétisation des campagnes, amorcée avant la Révolution, n’a fait que progresser plus vite avec des journaux qui paradoxalement étaient adressés à des illettrés (La Feuille villageoise).
165Cela dit, il demeure que cette association du politique et de l’esthétique durant les années de la Révolution est, sans conteste, mieux représentée par le théâtre. L’art dramatique possède cette particularité, dans cette période de l’histoire de France, de s’épanouir alors que les frontières qui séparent la scène de la rue ne sont plus très distinctes. On ne sait lequel du théâtre ou de l’événement influence l’autre.
166Au point que la question fut soulevée à l’Assemblée nationale de savoir si le spectacle avait quelque vertu éducative ou s’il était un instrument de corruption des mœurs. Si bien que, malgré la Déclaration des droits de 1789, la Révolution a tout de même perpétué la censure, mais l’a abrogée pendant presque deux ans seulement, puis l’a reconduite sous la Terreur ; on voit par là que le théâtre pouvait avoir valeur de démonstration et exercer une influence contraire aux intérêts du pouvoir en place.
167C’est que, dans la polémique qui allait opposer les dramaturges et les comédiens, au-delà de la seule question des droits pécuniaires et des prérogatives sur le répertoire, il s’agissait de savoir lequel des deux groupes avait la mission d’instruire le peuple et de l’éduquer. Plus que la naissance du sujet-auteur, l’enjeu historique, confirmé entre autres par les décrets sur le droit d’auteur, est celui du « sacre de l’écrivain » au titre de guide visionnaire. De fait, le poète et la poésie romantiques seront au début du XIXe siècle ce que le dramaturge et son théâtre sont à la Révolution.
168Or, bien avant la Révolution, d’Alembert avait écrit l’article « Genève » où, tout en faisant l’éloge des pasteurs protestants genevois pour leur respect de toutes les opinions ainsi que pour la proximité de leur point de vue avec celui du déisme philosophique du parti voltairien, il déplorait l’absence d’un théâtre dans cette ville, car celui-ci aurait permis une plus large connaissance du monde et aurait tout à la fois fait échec à la guerre menée par les théologiens contre la comédie. Pour répondre à l’encyclopédiste, Rousseau composa sa fameuse Lettre à d’Alembert sur les spectacles (1758) qui suscita des polémiques usqu’à l’Assemblée nationale en 1789. Rousseau, en adversaire de Voltaire et de sa prétention à représenter l’art dramatique de son siècle, tient le théâtre pour une grande illusion. D’une part, il n’a aucune vertu éducative puisqu’il n’est pas capable de faire évoluer la société vers plus de moralité, mais seulement d’en embellir les traits, d’augmenter les inclinations naturelles de l’homme et de donner énergie à ses passions. D’autre part, puisque le théâtre est le reflet d’une société, il ne peut être que l’occasion d’un simple divertissement et satisfaire une curiosité malsaine à contempler les défauts et les corruptions des autres. Une idée cependant sera retenue par la Révolution : les fêtes en l’honneur de l’Être Suprême organisées par Robespierre et inspirées par le texte de Rousseau qui se termine par l’exclamation : « Quoi ! Ne faut-il donc aucun spectacle dans une république ? Au contraire, il en faut beaucoup ». En fait, le philosophe ne dédaigne que les spectacles qui perpétuent les inégalités, là où l’on sépare la scène de la salle et où cette dernière est divisée en classes sociales.
Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle : rendez-les acteurs eux-mêmes229...
169Malgré ces idéaux égalitaristes, et contrairement à l’impact du Contrat social qui a fait office de bible pour tous les chantres de la République, la Lettre à d’Alembert ne rencontre l’approbation que d’une minorité des représentants.
170En effet, dans les débats qui opposèrent les partisans de l’éligibilité des comédiens230 et ceux qui leur refusaient la pleine jouissance de la qualité de citoyens en persistant à les taxer d’immoralité, ces derniers – surtout des membres de l’Église – ont invoqué le texte de Rousseau jusque dans les délibérations de l’Assemblée nationale231. Mais le 24 décembre 1789, le décret de réhabilitation morale des comédiens mettait un terme à leur citoyenneté limitée, et même les instituait au rang de « nouveaux instituteurs du peuple ». Or, les dramaturges, qui souffraient toujours du monopole de la Comédie-Française, ne pouvaient s’en satisfaire, eux qui leur donnaient la chance d’articuler les mots de leur création, les nourrissaient de leur inspiration et de leurs vers. Sans toutefois remettre en question la suppression par la loi du préjugé d’infamie attaché au métier de comédien, les auteurs d’art dramatique se devaient d’œuvrer dans le sens de la reconnaissance de leurs droits.
171La Révolution, si elle n’est pas conduite dans l’arène des Assemblées ou dans celle des controverses de la presse, trouve son extension naturelle dans l’espace – pas encore libéré – du Théâtre de la Nation232. Son importance est telle dans cet épisode de l’évolution sociale que l’on peut dire que la Comédie-Française est le dernier bastion à résister à la vague de liberté d’expression qui a déferlé depuis 1789. Il est en effet paradoxal de constater que la liberté tout court, la liberté d’opinion et celle de publier, décrétées le 26 août 1789 par l’Assemblée nationale et formulées par les articles 2, 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, coexistent avec le monopole exclusif des œuvres du répertoire dont continuait à jouir la Comédie-Française et avec la censure administrée désormais par les municipalités. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la bataille menée contre les comédiens par le dramaturge de la Révolution, Marie-Joseph Chénier233, dans de ce qui sera convenu d’appeler « l’affaire Charles IX ».
172Alors que sa pièce, composée en 1787, avait été censurée par Suard, Chénier considère qu’après la chute de la Bastille, il peut enfin la faire représenter par le Théâtre-Français234. Mais les réticences de la Commune de Paris ainsi que les réserves des comédiens à jouer une pièce non autorisée et susceptible de déclencher des troubles mit un frein à son projet. Chénier se lance alors dans une bataille médiatique à coups de pamphlets appuyée par la campagne active d’un parti patriote et d’une opinion publique favorable, voire enthousiaste. Depuis la réouverture du Théâtre de la Nation, le public n’est plus le même, il réclame la mise à l’affiche de pièces plus au goût du jour, à l’instar du soir du 19 août 1789 où Danton, accompagné d’une délégation politique, harangue la salle qui crie « Charles IX ». Non seulement les circonstances235 rendaient plutôt problématique la représentation d’une pièce qui peignait un cardinal fanatique bénissant les assassins de la Saint-Barthélémy, mais il était évident que la prérogative des comédiens était telle qu’ils pouvaient encore imposer leur diktat. Or, le public est à l’image de ce qu’il fait dans son espace propre. Rebelle et contestataire, il exige que la programmation des spectacles soit le reflet de sa volonté. Le pouvoir des comédiens est contesté et la censure, rejetée ; désormais, c’est la scène qui doit obéir à la salle et non plus l’inverse. Malgré la fidélité mal dissimulée d’une majorité des acteurs pour la monarchie, les événements d’octobre précipitent leurs divisions et voient céder la Commune de Paris sous une pression populaire qu’il n’était plus possible de contenir.
173La pièce, finalement autorisée le 4 novembre 1789, connaît immédiatement un grand succès : trente-deux représentations à guichet fermé. Mais les hauts dignitaires du clergé ne sont pas en reste et obtiennent du roi son interdiction. Après moins d’un an, les provinciaux et les étrangers dans la capitale réclament la remise à l’affiche du drame de Chénier, mais l’attitude contrerévolutionnaire des acteurs persiste en faisant prévaloir des règlements désuets face à la demande populaire pressante. Seul Talma, acteur engagé dans les soulèvements populaires et rôle titre dans Charles IX, est en accord avec les révolutionnaires, au point qu’après la reprise de la pièce en juillet 1790, qui déclencha un véritable fracas dans le parterre encerclé par la police, la pièce est définitivement retirée de l’affiche et Talma, renvoyé de la troupe.
174Les désordres et les tumultes qui ont entouré le drame de Marie-Joseph Chénier deviendront l’usage dans les théâtres de la Révolution pour un public qui s’est désormais rendu maître du droit d’exiger le remplacement d’une pièce par une autre ou d’en interrompre tout simplement le déroulement. Cependant, et malgré les pressions exercées par une opinion publique contestant de plus en plus les penchants monarchiques des comédiens ainsi que leur persistance à vouloir user de leur privilège coutumier à disposer des œuvres dramatiques selon leur bon vouloir, aucune loi n’avait encore libéré le théâtre du monopole de la Comédie-Française. La liberté avait été solennellement énoncée et reconnue dans la Déclaration de 1789, mais la scène était encore un bastion à prendre non seulement pour les auteurs d’art dramatique mais également pour les directeurs des petits théâtres qui souffraient de l’exclusivité même dont se prévalait la Comédie-Française.
175Fin novembre 1789, le changement de nom du Théâtre-Français pour celui de Théâtre de la Nation réveille la controverse lorsque le théâtre des Variétés exprime l’ambition de partager le répertoire que se sont réservé les comédiens-français en reprenant pour lui le titre de Théâtre-Français. Cette querelle de forme est en fait révélatrice du problème de la liberté des théâtres qui sera l’un des principaux motifs de la future loi de 1791. Les signes d’impatience à l’endroit des comédiens sont nombreux. « [...] Cailhava, l’un des fondateurs du Bureau de législation dramatique, théoricien de la comédie et de la tragédie, publie à nouveau Les Causes de la décadence du théâtre et les moyens de le faire refleurir236 ». Fenouillot de Falbaire (1727-1800), auteur de L’Honnête criminel et de Les Jammabos ou les moines japonais, tente de faire représenter la première pièce mais se heurte au refus des comédiens qui y voient une charge contre les Jésuites. Il passe à l’attaque par voie de presse.
[Il] en appelle au jugement du public. Est-il normal qu’au moment où la féodalité a vécu, où les privilèges ont disparu avec l’aristocratie, le Théâtre-Français seul ne change pas quand tout bouge, conserve tous les abus de l’Ancien Régime et continue à disposer arbitrairement de la réputation et de la fortune des auteurs dramatiques237 ?
176De toute part, surtout en 1790, et malgré la dispersion légendaire des auteurs – bien que d’accord sur leurs revendications – les comédiens sont sévèrement pris à partie. Dans un mémoire de mars 1790, seul Dazincourt prend la défense des comédiens en soulignant le caractère unique de la Comédie-Française, source de sa gloire.
177Les auteurs ne sont pas en reste et retrouvent une nouvelle fois dans l’intervention de Beaumarchais l’occasion d’un pas supplémentaire dans le sens de la libération des théâtres et indirectement dans celui de l’avènement des droits des auteurs dramatiques.
178Le 16 août 1790, l’Assemblée nationale met fin à la tutelle du ministre de la Maison du roi et des gentilshommes de la Chambre en confiant aux municipalités d’ouvrir des théâtres publics, fragilisant par là « le quasi-monopole sur la tragédie et la haute comédie dont jouissait jusque-là le théâtre de la Nation exposé plus que jamais à la malignité de certains238 ». Avec ce changement de juridiction, les députés deviennent de plus en plus sensibles aux plaintes des auteurs.
179Il s’agit donc pour l’Assemblée de reconnaître explicitement les droits des auteurs dans le cadre plus général de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et d’en tirer toutes les conséquences. Mais ce n’est là qu’un premier assaut, individuel du reste. Le Bureau de législation dramatique, revigoré par les effets de l’affaire Charles IX, compte un nouveau membre : Jean-François de La Harpe (1739-1803). Les auteurs dramatiques sont sur le point de mener une action d’éclat. Cette fois, l’assaut de l’Assemblée nationale se fera en délégation. Pour la préparer, ils ont recours aux services d’un expert qui n’est nul autre que Mirabeau. Invités chez ce dernier, ils mettent en place une véritable stratégie et rédigent une pétition à l’adresse de l’Assemblée, à charge pour Mirabeau de leur créer l’occasion de prendre la parole pour plaider leur cause. En l’absence de Beaumarchais, habituel héraut du Comité des auteurs et occupé à faire éditer et publier les Œuvres complètes de Voltaire à Kehl, c’est La Harpe qu’on investit de la tâche de conduire la députation des auteurs dramatiques239 et de donner lecture à l’Assemblée de l’adresse en question. Des flèches sont certes décochées à l’endroit des comédiens-français stigmatisant leurs agissements, mais également des phrases fortes qui auront leur plein impact :
Les auteurs sont les fondateurs naturels des spectacles, puisqu’il n’y en aurait point sans leurs ouvrages.
[...]
Les comédiens-français sont une société qui trafique les productions de l’esprit.
[...]
et celui qui voudra être le poète de la patrie et de la liberté, sans doute ne commencera pas par être l’esclave d’un comédien240.
180Surtout, la pétition contient une proposition concrète, celle d’adopter un décret en cinq points dont les plus importants concernent un règlement qui départage les droits des auteurs et des comédiens, accorde la propriété publique aux œuvres des auteurs morts depuis au moins cinq ans et demande l’autorisation préalable des auteurs vivants pour voir leur répertoire représenté.
181À ces revendications à la fois de droits principiels et de droits d’équité pécuniaire, la riposte des comédiens-français devait sembler relever bien plus de cette dernière :
Faisant feu de tout bois, ils font valoir à leurs créanciers pour un montant d’un million trois cent mille livres la perte de crédit qui ne manquerait pas de résulter si les prétentions des auteurs étaient reconnues par l’Assemblée nationale241.
182Mais ce qui reste le plus étonnant, c’est la prise de position de vingt-six auteurs dissidents qui ont signé une contre-pétition demandant « que le Théâtre-Français soit conservé dans la propriété du droit qu’il a acquis, de représenter seul dans la capitale, les ouvrages dramatiques dont il a traité242 ».
183Sur ces entrefaites, on peut noter la parution de plusieurs textes défendant les comédiens, dont celui d’un avocat du nom de Bizet et un autre intitulé Justification des comédiens français. C’est dire que, pour beaucoup, la cause des auteurs dramatiques défendue par La Harpe et ses compères n’est pas du tout évidente et que probablement les enjeux sont plus compliqués que les seuls principes de droit qu’ils revendiquent. Mais la joute argumentaire ne fait que commencer. Sollicitant de nouveau les services de leur meilleur avocat, les comédiens-français confient à Dazincourt la mission de répondre à la pétition des auteurs par un mémoire qui sera remis au Comité de constitution de l’Assemblée. Fait remarquable, le document243 sera révisé par l’avocat de Sèze, conseiller de Marie-Antoinette et futur défenseur de Louis XVI devant le tribunal révolutionnaire.
184Les auteurs répliquent aux trente-six pages du parti des comédiens-français par une Réponse de cinquante-six pages de contre-arguments adressées au même Comité en appuyant de nouveau sur la dimension principielle : « Or l’Assemblée Nationale a décrété, dans la Déclaration des Droits de l’Homme que les propriétés étant inviolables et sacrées, nul ne peut en être privé244 ». La propriété, tel est le principe suprême qu’ils veulent voir reconnaître et qu’ils soulignent de toute leur verve.
185Les pressions sur les élus de part et d’autre ne se résument pas aux mémoires qu’ils leur adressent. Dazincourt fait littéralement le siège du Comité chargé de donner une réponse à la pétition de La Harpe. Les auteurs s’impatientent de ne pas voir le rapport sur les relations entre auteurs et directeurs de théâtre. Pendant ce temps, des interventions journalistiques orientent le débat clairement en faveur des auteurs (propriété et prérogative sur les œuvres), alors que d’autres textes paraissent pour défendre le point de vue des comédiens ; mais cette fois la valeur théorique est plus grande, puisque la tentative est désormais d’asseoir les revendications des auteurs dramatiques sur le plan doctrinal. Deux ouvrages de réflexion sont publiés.
186D’une part, Millin de Grandmaison fait paraître Sur la liberté des théâtres où « il oppose le théâtre dans un pays despotique, soumis à des règles arbitraires, et dans un pays libre, soumis à la loi245 ».
187Pour lui, l’ensemble de la problématique du théâtre de l’époque réside dans six questions qui toutes affirment sa nécessaire liberté, dont la dernière qui concerne également les auteurs : « La censure doit-elle être établie sur les pièces de théâtre ? », question à laquelle Grandmaison répond de façon lapidaire :
La censure ne peut être établie sans l’opinion d’un homme, et l’opinion d’un homme n’est pas la loi. [...] Les lois sont faites pour protéger la liberté en punissant la licence. Relativement au théâtre, où finit la liberté, là commence la licence – non, là commence la loi246.
188D’autre part, c’est Framery (1745-1810) qui développera les arguments les plus proches des auteurs dramatiques – auprès desquels il jouera d’ailleurs un rôle de premier plan. Il publie ses réflexions dans De l’organisation des spectacles de Paris. Contrairement à Grandmaison, et annonçant déjà son futur rôle de percepteur des droits des auteurs, il s’intéressera tout spécialement à leur rémunération qui, selon lui, est calculée par les comédiens de manière très injuste.
[L]e fruit du génie doit être inaliénable ; mais si l’on décide que l’ouvrage d’un homme de lettres n’est pas la propriété de ses héritiers, il peut encore moins être celle des comédiens247.
189Au bout de six semaines d’attente, La Harpe confie ses inquiétudes à Mirabeau qui lui offre une nouvelle tribune pour prononcer un Discours sur la liberté du théâtre248 à la très influente Société des amis de la Constitution, dont il est le président. Le cadre de l’intervention de La Harpe lui confie à la fois une approche et une dimension très politiques. En effet, il prévient qu’il n’est pas là pour traiter d’une question d’intérêt spécifique, mais bien plutôt d’ordre général puisque la cause des auteurs est, selon lui, celle même de la liberté. La propriété étant l’un des ressorts de la liberté dans la société de cette fin du XVIIIe siècle ainsi que l’un des déterminants de l’égalité des citoyens contre le système de l’Ancien Régime qui favorisait l’aristocratie, il montre aux représentants du pouvoir politique que les revendications des auteurs contre le maintien des privilèges des comédiens-français épousent la lutte révolutionnaire pour l’émancipation des individus et des esprits. Car s’il y va de la liberté de la création, il y va pareillement de la liberté tout court. La violence du tragédien doublée de la critique du philosophe politique est à son paroxysme :
Il me suffira de vous faire observer combien il serait absurde, incroyable, ridicule que vingt hommes de génie eussent cru travailler depuis un siècle & demi pour nourrir exclusivement la paresse & la vanité d’une troupe privilégiée, qui veut être, si gratuitement & à perpétuité, l’unique héritière des fruits de leurs veilles. Que messieurs les députés ne se laissent pas abuser par le terme « propriété » dont usent les comédiens vis-à-vis de leur répertoire. C’est le mot de ralliement de tous ces usurpateurs dont la constitution a fait justice249.
190L’impact est important. Le 30 décembre, naissance du droit des brevets : un décret assure aux inventeurs protection et propriété sur leurs découvertes. Le 11 janvier 1791, débat autour du maintien ou de l’abrogation de la censure théâtrale. Le Chapelier, qu’on retrouvera bientôt, rend son rapport et en préconise la suppression ; il est appuyé par Robespierre. La censure, bien avant que la loi soit passée et appliquée, est par principe supprimée.
191De ces débats devait donc découler celui du droit des auteurs dramatiques. Le Chapelier de nouveau rend compte de ses observations et prononce sa fameuse phrase sur la propriété : « La plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable, et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage de la pensée d’un écrivain250 ». La propriété littéraire est donc très spécifique, mais tout à la fois limitée dans le temps :
Il semble que dès ce moment, l’écrivain a associé le public à sa propriété, ou plutôt la lui a transmise tout entière ; cependant comme il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée, tirent quelque fruit de leur travail, il faut que pendant toute leur vie et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie. Mais aussi, après le délai fixé, la propriété du public commence, et tout le monde doit pouvoir imprimer, publier les ouvrages qui ont contribué à éclairer l’esprit humain251.
192Le projet de décret soumis sera adopté presque immédiatement et sanctionné par Louis XVI le 19 janvier. En résumé : affirmation de la liberté des théâtres, reconnaissance pour les auteurs du droit d’autoriser ou d’interdire les représentations de leurs pièces durant leur vie, et cinq ans après leur mort pour leurs héritiers.
193On le voit, la liberté des théâtres ne peut exister sans la liberté pour les auteurs de disposer de leur propriété (« disposer du produit de leur génie »), il en va de l’égalité de traitement des travailleurs (« il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur travail »). La devise triadique du droit d’auteur est donc déjà là : « liberté, égalité, propriété ». Si elle ne correspond pas par son troisième terme à celle de la Constitution française, c’est que non seulement le droit de traduction n’est pas encore apparu, mais qu’en l’absence de ce dernier on peut dire que le droit d’auteur ne peut encore faire sa révolution.
194Si le théâtre révolutionnaire a été l’occasion par laquelle le droit d’auteur a commencé à voir le jour, peut-être la traduction prétendra-t-elle devenir un jour sa rédemptrice ou – pour prendre un vocable plus révolutionnaire – sa régénératrice. Or, comme nous le verrons plus bas, dans la relation qui oppose l’auteur et le comédien – l’interprète de l’œuvre –, il ne faut pas oublier le rôle central du spectateur. En effet, l’espace théâtral, lieu social de communication privilégié entre spectateurs et acteurs, est également le lieu traductif par excellence où s’ajoute à ces derniers un troisième élément : l’auteur ; formant dans le microcosme du théâtre l’espace d’échange que les ministres, les députés et le peuple réalisent plus largement dans l’espace social et politique.
Étant une activité de développement, une extériorisation ou un exorcisme des frustrations, un mécanisme de socialisation, le théâtre tire toute son importance, toute sa valeur et peut-être, pourrait-on dire à la limite, tout son danger de ce fait qu’il répond à un besoin profond de l’être. Et le public de l’époque ne facilitait pas la tâche des auteurs, voyant des allusions partout et saisissant toute occasion pour manifester ses opinions252.
195Ainsi, tout est traduit, relu, interprété et réinterprété dans l’échange multiplié des deux sphères confondues du théâtre et de la vie. De fait, les espaces traductifs s’interpénétrant l’un l’autre renversent les codes et confondent par là même les ordres de la représentation et de la réalité, de même que ceux de l’original et de la traduction. C’est qu’à l’heure de la Révolution, tous les espaces subissent le même processus de régénération – qui peut d’ailleurs tout à fait s’accompagner d’un élément de corruption et de dégénérescence. Les catégories sont altérées, les signes défaits en permanence, si bien que l’idéal du spectacle pour Rousseau, traduit par David et promu par Robespierre dans ses fêtes de l’Être suprême, est celui de l’espace où le peuple est en même temps représentant et représenté.
196L’espace révolutionnaire ainsi théâtralisé ouvre à la généralisation du processus traductif : si tout est représentation et que la Révolution a vraiment eu lieu, alors il serait peut-être légitime de se demander si le premier lieu de nos créations ne se trouve pas finalement dans les traductions et les interprétations que nous faisons des créations qui ont précédé les nôtres. Sans aller jusqu’à soutenir absolument que l’on n’invente jamais rien ou, avec Schopenhauer et Nietzsche, que l’art a plus de valeur que la vérité, il reste que malgré la dominance du monde de la représentation dans ce qui fait le rapport humain le plus simple (parler à quelqu’un), on ne lui rend pas sa valeur de réalité incontestable : tout est traduction ou rien n’est signe253.
197Cela étant dit, la naissance du droit d’auteur, qui a non seulement eu lieu en vue de libérer le théâtre des privilèges corporatistes, mais surtout grâce à l’acharnement des auteurs de théâtre eux-mêmes, n’est peut-être pas le simple fruit du hasard. En effet, c’est que, par sa capacité de contaminer le peuple, de l’émouvoir, voire de l’éduquer et d’être en quelque sorte le baromètre d’une société en ébullition, le théâtre révolutionnaire est plus particulièrement cette voie qui a permis aux voix de la création, qui sont tout en même temps celles de la contestation, de s’exprimer et d’incarner la liberté au parterre comme à la scène. De fait, il était évident que c’est par sa forme la plus vivante et la plus directe que la littérature allait rendre le plus sensible, à la fois au public et aux politiques, la question de sa liberté. Si la dignité de la parole réside dans sa liberté, c’est que cette dignité demeure également dans son intégrité et le respect de son origine. Lorsque les auteurs dramatiques défendent le droit d’être rémunérés équitablement, ils réclament le droit à l’indépendance et par là à la liberté de ne pas être tel qu’on veut qu’ils soient, ou dire ce que l’on veut qu’ils disent. Autrement dit, ils en appellent à ce qui est l’un des aspects de la révolution moderne des mentalités : l’avènement de l’individu.
198Mais en quoi le droit de traduction est-il véritablement l’affirmation de la liberté de l’individu et de sa revendication à être l’objet de sa propre création lorsqu’il n’est que le signe de la reconnaissance de son droit de percevoir une juste rémunération, de posséder le fruit de son labeur ?
199Si les événements qui ont contribué à la naissance du droit des auteurs dramatiques se sont confondus avec ceux qui ont causé la libération du théâtre, c’est que le droit d’auteur en 1791 constituait lui-même une unité avec le droit de représentation, ce dernier n’étant pas seulement le droit de percevoir une part équitable du produit des spectacles, mais également le droit de peindre et d’interpréter l’histoire de France et les événements de l’actualité révolutionnaire de façon libre (Charles IX de Chénier et L’Ami des lois de Jean-Louis Laya).
200Le droit de représenter, c’est le droit à une parole mise en scène qui ne se soumet plus à aucune censure si ce n’est celle, civile ou pénale, de la loi. Après le 13 janvier 1791, le droit de représentation est, contrairement au contexte de l’Ancien Régime où il n’était pas toléré de mettre le souverain sur la scène, le droit d’interpréter tous les personnages, toutes les situations et toutes les lectures possibles de l’histoire, du réel. La libération du théâtre entraîne donc la libération des auteurs dramatiques des grilles de lecture dictées ou convenues, en vue de la représentation et de la traduction selon le génie de leur imaginaire individuel. Le droit de représenter le monde en fonction de la subjectivité des créateurs dramatiques, c’est la reconnaissance de leur prérogative traductive ainsi que de leur responsabilité vis-à-vis du public dont la naissance coïncide avec la leur. En effet, au moment même où l’auteur est en mesure de traduire son imaginaire sur les planches, moment où il se traduit en justice au tribunal de l’opinion publique254, cette dernière acquiert aussi la responsabilité de recevoir la traduction de l’auteur conformément aux valeurs qui l’ont institué citoyen et libre. Ainsi, le droit de représentation qui est né en 1791 est tout à la fois celui de traduire librement la réalité (drame historique, tragédie, comédie, farce, dérision, etc.) et celui de traduire l’imaginaire dramatique au tribunal de la critique publique.
201C’est dire que le « droit de la traduction », qui n’est pas encore né dans l’histoire officielle du droit d’auteur, est pour ainsi dire déjà présent au travers de la représentation théâtrale de la Révolution. De fait, il ne s’agit pas du droit pécuniaire ni de celui d’autorisation qui reviennent à l’auteur lorsque son œuvre est traduite, comme il sera proposé plus tard dans les conventions nationales et internationales, mais du droit de l’auteur à revendiquer la liberté de traduire son imaginaire et de l’interpréter sur la scène de la représentation théâtrale. Si bien que, lorsque Beaumarchais – pressé par ses confrères du Comité des auteurs dramatiques, des gens de lettres ainsi que par des imprimeurs et des libraires, tous lésés par la contrefaçon – intervient dans le domaine de l’édition en proposant un projet de décret pour combattre le fléau des gens du métier, tous bords confondus, il stipule à l’article premier : « Que toute production littéraire ou scientifique, soit originale, soit traduite d’une langue étrangère [...] est la propriété de son Auteur255 ». C’est dire que le droit de la traduction tel qu’il apparaît dans ce texte n’est pas le droit de l’auteur étranger dans la traduction de son œuvre, mais bien du droit de propriété du traducteur (français) sur sa traduction. Ici. le droit du traducteur sur la traduction précède celui de l’auteur de l’œuvre originale étrangère.
202Cela dit, avant d’avoir été confronté à la question internationale (XIXe siècle) qui consiste à savoir s’il faut protéger les auteurs étrangers en leur assurant des droits pécuniaires lorsque leurs œuvres sont traduites en France, on se soucia d’abord de la reconnaissance des droits (pour l’autorisation) de la traduction faite en France et en langue étrangère d’une œuvre d’un auteur français.
203Malgré la modernité des idées de Beaumarchais, qui milite en faveur du droit des auteurs (français) traduits, il reste que les droits du traducteur – autre catégorie d’auteur indirectement reconnue dans son projet de décret susmentionné – ainsi que les droits de l’auteur étranger ne constituent pour lui qu’un souci secondaire :
[...] nul ne pourra faire représenter en France sur un théâtre de France la pièce d’un auteur français vivant, traduite dans une langue étrangère, sans la permission formelle et par écrit de l’auteur français256.
204L’auteur étranger et « l’étrange auteur257 », autrement dit le traducteur, – bien qu’ils soient tous deux auteurs et dignes d’être les bénéficiaires des plaidoiries de Beaumarchais – sont finalement les laissés pour compte du droit d’auteur à un moment qui pouvait être considéré comme le faîte de la reconnaissance de l’auteur. C’est que la parfaite réciprocité n’était pas encore de mise en la matière, puisqu’il était d’usage « sous l’Empire, d’emprunter librement aux œuvres étrangères » :
C’est [...] un droit reconnu que celui de puiser dans les théâtres étrangers258.
205D’un côté, on voyait qu’il était légitime de nourrir la littérature française par des traductions d’œuvres étrangères sans se soucier de l’avis de l’auteur étranger ni de ses droits pécuniaires :
Le traducteur français enrichit la littérature française des richesses de la littérature étrangère, et son travail ne fait de tort à personne259.
206Traduire les autres ne peut être qu’un double bienfait, aussi bien pour le traducteur que pour ceux qui sont traduits. Le caractère négatif, souligné par les législations contemporaines, de la traduction non autorisée et non rétributive des droits reconnus à l’auteur original ne tient pas en compte les bénéfices possibles d’une libération des traductions de toute contrainte administrative et financière260.
207D’un autre côté, la traduction de soi par les autres, réalisée sur son propre sol, ne peut être appréciée autrement que comme un vol, ou tout au moins un tort susceptible d’être sanctionné par la loi. L’enrichissement des littératures étrangères par les œuvres françaises – bien que réalisé en France à l’époque de la plus grande influence de la langue française en Europe – n’était cependant pas perçu comme un enrichissement véritable puisqu’il s’agissait de l’intérêt des autres, dans la langue des autres. La France donnait à lire dans sa propre langue, mais pas dans les langues d’autrui. On peut se demander à cet égard ce qu’il advenait du droit des auteurs d’œuvres que la France traduisait avec l’évident parti pris d’appropriation, à l’instar des traductions françaises de Shakespeare261.
208Mais il ne faut pas pour autant conclure à la victimisation du traducteur ou de l’auteur étranger. En effet, même si ce n’est pas un auteur qui le souligne et l’explicite, il n’en reste pas moins que le principe du droit de traduire et sa légitimité sont clairement établis par Beaumetz. Dans sa réponse à Beaumarchais, il dit, « non sans avoir en partie raison » comme le fait remarquer Boncompain :
Je reste dans l’opinion que ce n’est pas dérober un ouvrage que de le transporter d’une langue dans une autre, et que la traduction est la propriété du traducteur, comme l’original est celle de l’auteur262.
209Ainsi, le théâtre est-il ce lieu et à la fois cette occasion pour le droit de traduction d’interroger le principe de propriété si sacré du droit d’auteur à l’aune du principe de liberté qui sous-tend plus immédiatement la revendication du droit de représenter, d’interpréter et de traduire une idée, un imaginaire dans des formes scéniques, que ce soit celles de l’opéra ou de la tragédie.
210Si le théâtre a pu être pour les révolutionnaires « un besoin [sacrifiant] de manière croissante aux passions politiques263 » et recouvrir une importance quantitative qui est généralement évaluée à 2 000 pièces jouées pendant la décennie 1789-1799264, la presse périodique a joué un rôle tout aussi fondamental dans les domaines communs de la vie politique et littéraire de l’époque. En effet, même si les historiens s’excusent de l’approximation de leurs chiffres, il reste que leur importance est éloquente, puisque le marché passe entre 1789 et 1790 de 166 journaux à 335, régressant en 1791 à 236 pour se stabiliser en 1792 à 216265.
211Outre ces considérations quantitatives, on peut dire qu’un autre point commun entre le théâtre (révolutionnaire tout particulièrement) et la presse266 tient dans leur caractère éphémère. Bien que l’un ressortisse de l’oral et l’autre de l’écrit, il demeure évident que leur fugacité est intimement liée au contexte qui les accueille. Bien que publiable comme toute œuvre littéraire, le théâtre, tel que produit sur la scène, s’il ne laisse comme souvenir dans l’esprit du spectateur que les fortes impressions qui en ont fait l’instrument privilégié de la diffusion des idées, n’en reste pas moins le lieu d’un événement évanescent. Quoique matériellement plus tangible dans une perspective historiographique, la presse révolutionnaire offre la même caractéristique de n’avoir qu’un très bref mais puissant impact sur ses lecteurs. Qu’est-ce à dire ?
212En fait, si le théâtre est l’espace traductif à la fois des acteurs de la Révolution et de la révolution des auteurs du fait des transferts de sens et d’intérêts qui s’y jouent, on peut dire qu’il s’agit également d’un espace interprétatif au sens où non seulement on donne à représenter, mais où la traduction n’a d’autres supports que l’oralité et la fugacité de sa performance. Par effet de translation, risquerions-nous, il semble bien que la presse offre un espace similaire puisque, d’une part, le journalisme révolutionnaire – qui n’existait que par le pouvoir de reproduction rapide des sténographes de l’Assemblée – vivait dans un vaste jeu de miroirs et de réflexions nourri des subjectivités individuelles et partisanes, elles-mêmes indéfiniment retraduites. D’autre part, ce journalisme avait lieu à une époque où, par définition, les événements n’ont plus de durée, aussi bien parce que la plupart des plaidoyers et prises de position se veulent situés au niveau des fondements et des principes universels, que parce que leur enchaînement ne permet plus de mesurer le temps, mais seulement d’en comptabiliser l’infinité des occurrences. Ainsi, peut-on avancer que la presse est un lieu où le droit de traduire et de (se donner à) représenter est une revendication de liberté, si bien que malgré le désir d’émancipation et de détachement du système répressif de l’Ancien Régime, le pouvoir révolutionnaire a dû réprimer les ardeurs de certains journalistes qui ne mâchaient pas leurs critiques à son endroit.
213Consacrée dans le onzième article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proposée par le duc de La Rochefoucauld et adoptée le 24 août 1789. la « libre communication des pensées » est pourtant discutée à l’Assemblée nationale à peine deux mois après sa proclamation, à la suite de libelles dénoncés par certains députés, non pour eux-mêmes, « mais pour l’assemblée à laquelle il importe que ses membres ne soient pas ainsi couverts d’infamie267 ». Dès lors, et sous la pression d’une presse de plus en plus critique – que ce soit du côté des révolutionnaires ou de celui des monarchistes –, les députés de l’Assemblée « s’accordent à souhaiter que le comité de constitution présente sans délai un plan d’organisation de la presse et un projet de loi contre les libelles268 ». Le 20 janvier 1790, l’abbé Sieyès présente au nom du Comité de constitution un Projet de loi contre les délits qui peuvent se commettre par la voie de l’impression et par la publication des écrits et des gravures, etc269. Tout en signalant les avantages de la liberté de la presse, Sieyès n’en nuance pas moins l’objet de son projet, puisqu’il ne s’agissait pas de consacrer à proprement parler une liberté de la presse déjà établie, mais de proposer une loi qui en réprimerait les abus.
214Ce qui est particulièrement intéressant dans ce projet, c’est le fait qu’au moment même où l’on cherche à limiter les publications séditieuses, Sieyès présente en fait le premier projet de loi jamais soumis pour réguler les droits des libraires (y compris éditeurs et imprimeurs) et des auteurs. De fait, la première articulation législative d’un droit pour protéger la propriété des auteurs contre les contrefaçons apparaît dans un projet qui met en avant des procédés de police répressifs.
215Ainsi, même si le projet de loi fut fortement critiqué et finalement rejeté par l’Assemblée, il reste que c’est dans le cadre d’une loi en vue de limiter « la libre communication des pensées » par voie d’impression qu’apparaît la première tentative de donner aux auteurs une reconnaissance légale de leurs droits. Si bien que ce n’est pas dans l’esprit d’une volonté d’accorder, voire de garantir la liberté d’expression aux auteurs que ce texte a été soumis, mais dans celui d’engager leur responsabilité270. Puisque les circonstances qui ont réclamé ce projet povenaient de la profusion de publications séditieuses, il était nécessaire de souligner la responsabilité légale de l’auteur pour tout ce qu’il publie comme étant la conséquence immédiate de la reconnaissance de sa propriété. Une telle reconnaissance implique donc celle de devoir en répondre devant la loi. En fait, Sieyès semble dire qu’avant même de prétendre à l’établissement des prérogatives attachées à la qualité d’auteur, dont celle de la perception des droits qui lui reviennent, il faut que celui-ci ne puisse se dérober aux conséquences des attributions que lui a conférées son travail. Sorte de censure a posteriori, la liberté de s’exprimer se paye d’abord de la responsabilité de s’exposer à une mise en question publique pour tout ce qu’on publie. Les droits patrimoniaux271 dont bénéficie l’auteur, n’étant que le résultat d’une attribution conditionnée par la responsabilité civile qui la précède, ne sont donc pas au regard d’une telle conception aussi premiers que l’avaient indiqué les auteurs dans leurs plaidoyers pour justifier la reconnaissance de leurs droits.
216Avant de tirer les conséquences de l’échec du projet de loi de Sieyès, il importe d’en relever quelques éléments d’information pertinents à notre discussion. En effet, peut-être faut-il souligner que, dans la mesure même où le Comité de la constitution a mis pour premier article que « la présente loi n’aura d’effet que pendant deux ans », tout règlement du statut des auteurs dans ce projet est par conséquent temporaire et ne peut correspondre à l’aspiration des auteurs qui cherchent à faire reconnaître des droits qu’ils estiment avoir implicitement dans les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Ensuite, en plus du fait que le droit de propriété est reconnu dans le cadre d’une loi de police contre les publications séditieuses et les contrefaçons, les mêmes articles relatifs à ce sujet se situent non pas dans la partie concernant la responsabilité (Titre II), mais dans le premier des trois titres du projet intitulé « Des délits et des peines » (articles 2 à 22). Cependant, on note que dans l’article 12 – sorte de clause de sauvegarde contre l’abus de limitation – l’attachement à la liberté et la reconnaissance de sa primauté par les révolutionnaires confirment ce que l’abbé Sieyès avait annoncé dans son préambule :
[D]’elle-même, la liberté embrasse tout ce qui n’est pas à autrui ; la loi n’est là que pour empêcher qu’elle ne s’égare : elle est seulement une institution protectrice, formée par cette même liberté antérieure à tout, et pour laquelle tout existe dans l’ordre social272.
217De même, il n’est pas anodin de relever que, de la même manière que nous avions indiqué que la presse de l’époque révolutionnaire est tributaire d’une temporalité équivalente à celle de l’oralité théâtrale, Sieyès compare l’imprimerie, dont il fait l’éloge, à « la voix de l’orateur sur la place publique d’Athènes et de Rome », puisque « par elle, la pensée de l’homme de génie se porte à la fois dans tous les lieux, elle frappe pour ainsi dire, l’oreille de l’espèce humaine entière273 ». Avec une telle comparaison, nous sommes d’emblée dans un espace traductif : à la fois orale, éphémère, spontanée, influente et de portée mondiale, la parole imprimée selon l’imaginaire révolutionnaire est transformatrice par définition : « L’imprimerie a changé le sort de l’Europe ; elle changera la face du monde274 ».
218Le paradigme traductif est d’autant plus opérant dans le discours de Sieyès qu’il se confond avec l’image, chère à Voltaire, du « commerce de la pensée » comme lieu d’échange. Marchandise avant l’heure, le produit de la pensée est d’abord celui d’un travail qui ne doit sa possibilité d’exister qu’à la condition d’être libre et de circuler librement.
219Sur les quarante-quatre articles de cette Déclaration, les articles 14 à 21, mêlant tout à la fois propriété, contrefaçon, éditions nationales et étrangères, théâtre, musique et gravures, sont les plus dignes d’intérêt. En effet, alors que l’article 14 assure la propriété de l’auteur, l’article 15 souligne que « l’article précédent ne s’étend pas aux éditions faites en France ». Autrement dit, la contrefaçon de livres imprimés originairement en France est un délit, alors que celle qui concerne des livres d’origine étrangère n’en est pas un.
220Notons rapidement l’expression alternative qu’utilise Sieyès pour évoquer la contrefaçon : « édition furtive ». Celle-ci est d’autant plus significative qu’elle permet d’articuler de façon très paradoxale la clandestinité et la discrétion à la brièveté. Dans la conception révolutionnaire, l’imprimé contrefait, bien que forcément souterrain, n’en reste pas moins discontinu, éphémère.
221Dans l’article 16, la rétribution de l’auteur est évoquée, mais non pas selon les termes très précis que les auteurs dramatiques ont exposés dans ce qui deviendra la loi de 1791. En fait, il s’agit du droit qui revient aux auteurs contrefaits en France lorsque des libraires ont « en leurs magasins des éditions anciennes, furtives ou étrangères », ils doivent, sous peine de sanction, déclarer leurs stocks et se soumettre « à payer à l’auteur une rétribution proportionnée au nombre et à la valeur » de la quantité d’exemplaires contrefaits. Si la question de la rétribution des auteurs est aussi marginale, ou tout au moins peu explicite sous la plume de l’auteur du célèbre Qu’est-ce que le Tiers-État ? comparativement à la primauté qu’elle recouvre auprès des auteurs dramatiques, est-ce à dire pour autant que l’intégrité de la propriété de l’auteur est fragilisée ?
222Presque un an jour pour jour sépare l’article 18 du décret sur le droit de représentation défendu par les auteurs dramatiques en janvier 1791, et six mois de plus pour la loi confirmative de juillet.
Les pièces de théâtre, soit imprimées, soit manuscrites, ne pourront être jouées sur aucun théâtre public, pendant la vie de l’auteur, ou moins de cinq ans après sa mort, sans son consentement exprès et par écrit, ou celui de ses ayans-cause275.
223Alors que l’article évoque la tombée dans le domaine public des pièces dont l’auteur dramatique est mort depuis cinq ans au moins (similaire à l’article 2 de la loi de janvier 1791), le projet de loi de Sieyès combine aux écrits en tout genre le théâtre, la musique imprimée, la musique du théâtre et les gravures. Ainsi, les droits de représentation (article 18), de reproduction (articles 14 et 15) et de compensation (article 20) se retrouvent-ils tous dans le même texte contrairement à ce qui adviendra plus tard, puisque les deux premiers droits bénéficieront chacun d’une loi séparée (1791 et 1793).
224En ce qui concerne le second titre du projet De la responsabilité, qui va de l’article 23 à 33, on n’en trouve plus aucune trace dans les deux décrets qui seront adoptés ultérieurement. Après avoir délimité dans les trois premiers articles les libertés des auteurs et des imprimeurs en exigeant qu’ils indiquent leurs nom et adresse sur l’ouvrage, l’article 26 affirme « la liberté antérieure à tout » évoquée dans le préambule du discours de Sieyès :
Aucun citoyen ne pourra être puni pour avoir composé, imprimé, publié ou vendu un ouvrage ou une gravure, si cet ouvrage n’est pas jugé être dans un des cas déterminés par les articles précédents [...] Le présent article regarde aussi les comédiens276...
225Dans l’espace traductif que propose le théâtre, qu’il soit celui de la scène ou celui de la Révolution, la responsabilité de l’interprète fait pendant à celle de l’auteur. En effet, on ne peut concevoir d’expression originale responsable si ce n’est dans une traduction-représentation qui se veut de la même exigence éthique. Le droit de traduire une œuvre, s’il n’est pas engagé par un souci éthique, ne se distinguerait finalement pas beaucoup de la contrefaçon. De fait, dans l’ordre d’apparition, on peut remarquer qu’avant de souligner la responsabilité de l’auteur, c’est celle de ses interprètes, des metteurs en scène de son œuvre qui est évoquée en premier. Il en sera de même dans les trois articles suivants (27, 28 et 29) lorsque ce sont les libraires (exposants, vendeurs et distributeurs) que l’on mentionne en premier, puis les imprimeurs et enfin les auteurs.
226Quel que soit l’intérêt de la dimension éthique du projet de loi de l’abbé Sieyès, il reste que « [n]i l’Assemblée nationale, ni le public ne partagèrent l’avis du comité ; [il] ne répondait point à ce que l’on attendait [...] ».
À part quelques journaux tels que le Point du jour, qui le trouvèrent excellent, tous les autres s’élevèrent contre ce projet ; à l’unanimeté [sic] ils désignèrent Sieyès comme un adversaire déclaré de la liberté de presse277.
227De fait, ce qui a retenu le plus l’attention des commentateurs, c’est l’article 3 où l’on rend l’auteur complice des séditions commises après la publication de son écrit. Ce fut le cas de Brissot de Warville qui attaqua le projet très sévèrement.
Quoi, parce que deux témoins, corrompus, ou trompés déposeront qu’un ouvrage dicté par l’esprit de liberté, mal entendu par des ignorants, mal interprété par des ambitieux, à [sic] pu chauffer les têtes du peuple, vous condamnerez à la mort l’écrivain respectable qui, dans son cabinet, n’aura songé qu’à servir la cause des opprimés, sans armer leurs mains de poignards278 !
228Tout est là, il s’agit d’une question d’interprétation. Si l’auteur, le journaliste (c’est surtout lui qui est visé) est un interprète des événements qui animent sa société et que la loi lui impute la responsabilité d’actes violents possibles à la suite de l’interprétation selon laquelle ses écrits ont incité à la rébellion, le droit de traduire l’événement se transforme alors en un droit à traduire en justice toute médiation, ce qui corromprait toute chaîne possible de transmission, autrement dit le droit à la parole, purement et simplement. En revanche, la définition des mots est ouverte à tous les malentendus, puisqu’on « n’a pas défini ce que c’était que la sédition : on laisse à ce mot tout son vague en sorte qu’on fournit par là même des armes aux tyrans, aux aristocrates, qui appelleront séditieux les efforts faits par la liberté pour les massacrer279 ». Manifestement, le journalisme de Brissot – comme celui de la plupart des contemporains de la Révolution –, voire plus que tout autre, est empreint de l’idéologie politique dont il se réclame. L’interprétation, biaisée par le contexte de sa réalisation, veut assumer sa tâche dans la revendication de sa liberté de créer, si ce n’est de manière artistique, tout au moins politiquement, l’espace d’une nouvelle culture, celle de l’esprit critique et du droit à la retraduction infinie des idées.
229De fait, les tentatives de l’Assemblée nationale afin de prendre des dispositions légales définitives sur la question de la presse et de la marge de liberté qui lui est octroyée se sont heurtées à de vives contestations pendant toute l’année 1790 et plus de la moitié de l’année suivante. Mais, note Söderhjelm, « peu à peu cette désapprobation devint plus molle », jusqu’au jour où, vers la fin août 1791, malgré plusieurs séances très orageuses, un projet de loi relatif à la question de la presse est finalement adopté. « Cela tient à ce que, à mesure que le temps s’avançait, un public toujours plus nombreux commençait à distinguer la liberté véritable de la licence qui régnait ; on venait à comprendre que l’ordre légal n’était pas une limitation de la liberté280 ».
230Or, ce qu’il advint entre temps, c’est que la question des droits des auteurs a été délibérément séparée de celle de la liberté de la presse. On peut dire avec C. Hesse que « cette séparation dépolitisa considérablement la quesiton de la propriété281 ». En effet, si la propriété littéraire des auteurs est d’abord affaire de responsabilité, elle ne peut pas devenir ce qu’en fera le code civil napoléonien : jusqu’à l’objet d’un abus. Il fallait également que la liberté de l’espace public soit garantie pour que la critique soit non seulement possible envers le pouvoir et ses hommes, mais qu’elle le soit également envers les intérêts matériels, les biens. Cela étant dit, faut-il pour autant se féliciter aujourd’hui de la séparation des dimensions éthique et politique de la question des droits d’auteur alors que l’on sait le levier politique et économique extraordinaire qu’elle constitue entre les pays industrialisés et les pays en développement ?
231De plus, après le transfert de pouvoir de la Constituante à l’Assemblée législative le 1er octobre 1791, la propriété littéraire passe non seulement d’une mesure de répression policière contre les publications séditieuses à son règlement en tant qu’intérêt commercial, mais désormais de la juridiction du Comité sur l’agriculture et le commerce au nouveau Comité sur l’instruction publique, présidé par Condorcet et dont Sieyès est également membre. Ce changement de domaine thématique portant le droit d’auteur à devenir un enjeu éducatif et d’encouragement à la connaissance nous indique que les influences américaines de Thomas Jefferson sur les principes d’éducation démocratiques et d’égalité des chances développés en 1779 pourraient avoir éventuellement atteint les esprits de ceux qui ont formulé les premières lois relatives aux droits des auteurs. En effet, on peut remarquer à ce propos la perspective éducative, sinon instructive du fameux article de la Constitution états-unienne de 1787 qui « [...] promeut le progrès des sciences et des arts utiles en garantissant aux auteurs et inventeurs, pour des durées limitées, le droit exclusif de leurs écrits et inventions respectifs282 ».
232Par ailleurs, on peut également noter que, dans le rapport de Le Chapelier, cette perspective éducative est autrement présente puisqu’elle intègre la question de l’intérêt public (« après le délai de cinq ans, les ouvrages des auteurs sont une propriété publique283 »). Mieux, dans son préambule au projet de loi qui sera adopté, le député ne souligne pas les droits des auteurs en premier, mais ceux du public (« ils reconnaissent et même ils invoquent les droits du public284 »). Alors que des juristes d’aujourd’hui désavouent la possibilité même d’une expression similaire, il se trouve qu’au moment même de plaider pour les droits des auteurs d’un côté, on se soucie de poser de façon très claire, d’un autre côté, que le public possède des droits équivalents et tout aussi sacrés. De fait, si l’on reconnaît enfin aux auteurs la valeur que, envieusement, Voltaire leur voyait accordée en Angleterre déjà au début du siècle, c’est tout de même dans la perspective de nourrir le public français des fruits de son patrimoine culturel.
233L’instruction du peuple ainsi conçue constitue en quelque sorte une traduction, au sens où l’appropriation des œuvres littéraires n’est envisagée que dans la mesure où c’est pour les rendre et les faire connaître, autrement dit les retraduire, les faire représenter, pas seulement sur les planches de la scène théâtrale, mais également dans l’imaginaire des générations futures, dans d’autres œuvres littéraires, d’autres interprétations de tel ou tel trait du génie antérieur.
234La stratégie, certainement inspirée par Mirabeau, consiste donc à présenter les auteurs comme les serviteurs du bien public, par opposition aux intérêts spécifiques des éditeurs-imprimeurs et des directeurs de théâtre. En effet, en présentant leurs adversaires sous les espèces de l’intéressement purement matériel, les auteurs se hissent non seulement au statut de guide et de précepteur de la nation, mais également à celui de héraut presque désintéressé des considérations pécuniaires. Compris dans ce sens, on peut se demander si les objectifs du droit d’auteur tendent plutôt à masquer ou à révéler ses véritables aspirations. Le droit d’auteur est d’abord et avant tout une revendication de la liberté d’expression, mais aussi la reconnaissance de la responsabilité des producteurs de culture envers leurs concitoyens, fussent-ils outre-frontières.
235Malgré le transfert de la question des droits de propriété littéraire du cadre de la répression policière des publications séditieuses vers le Comité d’instruction publique, les auteurs avaient cependant toujours besoin de mesures législatives pour protéger leurs œuvres contre la contrefaçon.
236Après l’adoption du premier décret du 13 janvier 1791, Beaumarchais écrit son Opinion du Comité des auteurs dramatiques et gens de lettres, imprimeurs et libraires, déjà mentionné plus haut, avec un projet de huit articles dont la moitié est consacrée à la prévention et à la répression. Mais le projet, que Sedaine a la maladresse de soumettre aux académiciens, n’obtient pas leur appui et fait long feu. En attendant, une loi confirmant la propriété littéraire des auteurs dramatiques soumise par le Comité de constitution est adoptée le 19 juillet 1791 et confirme l’exclusivité de leurs droits sur leurs œuvres ; elle renforce leurs prérogatives auprès des directeurs de théâtre de province qui devront produire une autorisation écrite des auteurs et leur payer leurs droits. Les directeurs de théâtre ne l’entendent pas de cette oreille et « bombardent l’Assemblée de pétitions vengeresses contre la loi nouvelle285 ». À ces coups, les auteurs répondent par un rapport présenté au Comité d’instruction publique par Quatremère le 2 janvier 1792, puis relu le 23 janvier et une dernière fois le 14 mai, cette fois accompagné de six cents exemplaires, imprimés sur le compte de Beaumarchais, à distribuer aux députés de l’Assemblée. Mais la bataille est âpre : les directeurs de théâtre repartent à la charge avec un projet de décret sur les théâtres qu’ils présentent par l’entremise du député Romme, et que l’Assemblée adopte le 30 août 1792, malgré la pétition de protestation signée par les auteurs dramatiques à l’adresse du président de l’Assemblée.
237Or, l’enjeu de la contrefaçon est si énorme pour tous les auteurs confondus qu’aux auteurs dramatiques allaient s’ajouter les auteurs et éditeurs de musique. Mais il appartiendra plus particulièrement aux auteurs dramatiques d’être les têtes de proue dans la dernière bataille de la décennie révolutionnaire. En effet, alors que le premier décret de 1791 consacrait le droit de représentation des auteurs dramatiques, il restait à défendre les droits de reproduction, autrement dit, les « droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre, des compositeurs de musique, des peintres et des dessinateurs286 ». Car de façon similaire à l’interprétation scénique des œuvres dramatiques par les comédiens, les droits de reproduction posent le problème de la traduction – aux sens large et restreint – des œuvres par ceux qui les rendent lisibles ou visibles au public, sans pour autant léser les auteurs. Dans son bref rapport précédant le projet de décret en juillet 1793, Lakanal souligne en s’exclamant que ceux qui confinent les auteurs aux « horreurs de la misère », ce sont les « pirates littéraires [qui s’] emparent aussitôt » de leurs ouvrages287. Il revient sur la mauvaise interprétation de ces derniers du sens d’une œuvre littéraire ou artistique : « [...] les productions d’un écrivain [ne sont pas] une propriété publique dans le sens où les corsaires littéraires l’entendent ». Pour l’auteur du préambule du décret, le malentendu vient d’une mauvaise traduction des contrefacteurs, certainement volontaire, qui consiste à transformer une propriété privée en une propriété publique. Or, alors que les motifs de limitation du droit de propriété étaient explicitement tirés de l’intérêt du domaine public dans le rapport de Le Chapelier en 1791 – ce qui n’est plus le cas dans celui de Lakanal288 –, ce dernier dépeint néanmoins « l’homme de génie » comme celui « qui consacre ses veilles à l’instruction de ses concitoyens ». En fait, la manipulation du contrefacteur vient du jeu qu’il fait sur la confusion entre la finalité éducative de la production intellectuelle et la nécessité de la rendre accessible pour le public afin qu’il se l’approprie. En montrant les vertus éducatives de la traduction – quoique contrefraite – le contrefacteur justifie le bien-fondé de son entreprise. La traduction serait donc également manipulatrice et par conséquent infidèle...
238On peut également mentionner un fait qui renforce l’idée selon laquelle le crédit de l’existence de ces décrets est dû aux auteurs dramatiques, c’est que même le dernier décret formulé par Lakanal « est directement inspiré du projet rédigé par Beaumarchais289 » un peu plus de deux ans plus tôt. Mais la bataille ne semble jamais terminée, puisqu’il restait une blessure législative que les auteurs dramatiques n’ont pas encore soignée. Ils devaient revenir sur la loi de Romme.
239En effet, il fallait ressusciter le rapport de Quatremère, qui s’attaquait à la loi « fatale » instiguée par les directeurs de théâtre, en rappelant le 20 février 1793, par la voix de Marie-Joseph Chénier, au Comité d’instruction publique, que leurs problèmes avec ces derniers demeurent pendants et que le décret du 30 août 1792 restreint de manière injustifiée la propriété dramatique accordée en 1791. En mars 1793, Baudin remet un rapport où, tout en prenant acte des décrets des 13 et 19 juillet 1791 qu’il met au crédit de la Constituante, il les considère moins comme « une disposition législative qu’une déclaration des droits des auteurs dramatiques290 ».
240Or, de nouveau, les auteurs sont confrontés à une mauvaise interprétation, puisqu’il s’agit cette fois-ci de celle des directeurs de théâtre qui croient qu’en étant propriétaire d’une copie du texte de la pièce on l’est par conséquent de l’ouvrage. Baudin réfute l’argument de façon radicale :
Vous êtes propriétaire d’un exemplaire et non pas de l’ouvrage ; car c’est sur cette misérable équivoque que roule la contestation ; 2° l’imprimeur, ou le graveur, n’a pu transporter un droit qu’il n’avait pas lui-même ; et l’auteur ne lui a vendu que celui d’imprimer, et de débiter les exemplaires, puisqu’en même temps il a traité de la représentation avec le théâtre de Paris sur lequel se joue son ouvrage291.
241Alors que le décret relatif aux droits de propriété des auteurs d’écrits en tout genre a été promulgué deux ans, jour pour jour, après que les auteurs dramatiques avaient obtenu une loi confirmative de leurs droits de propriété, ces derniers ont réussi en l’espace d’une année (à deux jours près) à faire abroger la loi qui les avait soumis à des contraintes administratives et avait réduit leurs droits de propriété. En fait, non seulement on y voit apparaître une sorte de géométrie du temps législatif assez remarquable, mais il semble également que les auteurs dramatiques et les gens de lettres se complètent et se répondent à travers les lois respectives qu’ils suscitent.
242À l’heure de la Révolution et de son spectacle généralisé, le théâtre a fourni les hommes qui pouvaient, sous l’œil de l’opinion publique et des députés de l’Assemblée, traduire leurs préoccupations avec tous les ressorts dramatiques de leur talent, enchaîner les actes de la grande affiche à la conquête de leurs droits et représenter auprès du pouvoir tous les auteurs, tous moyens d’expression confondus.
243À scruter de près les deux lois de 1791 et de 1793, les conditions historiques de leur promulgation et les enjeux de pouvoirs qui les sous-tendent, on constate aussi bien la présence de deux grandes orientations philosophiques qui s’y disputent que deux courants d’intérêts économiques et politiques majeurs.
244En ce qui concerne la loi qui consacre le droit de représentation, on sait que, d’une part, ce sont les comédiens du Théâtre de la Nation qui ont constitué le mouvement de résistance pour la préservation de leurs privilèges contre la volonté d’autonomie pécuniaire et de reconnaissance des droits de propriété des auteurs ; et que, d’autre part, ce sont ces derniers qui ont été à l’origine du décret de la loi qui devait garantir leurs droits et libérer les théâtres de la mainmise des comédiens-français292. C’est dire que l’on est passé d’une situation où les privilèges royaux des comédiens prévalaient à une nouvelle situation où ils ont été abolis et où l’on reconnaît que c’est aux auteurs des œuvres eux-mêmes qu’il revient de disposer de leur propriété et par conséquent de tirer les bénéfices qu’ils méritent (ainsi que leurs héritiers durant cinq ans après leur mort) en contrepartie du fruit de leur travail. Ce passage de l’ère du privilège à celle du droit a ceci d’important qu’il permet de découvrir, dans l’initiative des auteurs dramatiques, le déploiement d’un processus de transformation proprement « traductif ». Ce que ces auteurs montrent, c’est non seulement qu’ils ont réussi à proposer une lecture nouvelle de la situation du théâtre et des enjeux de pouvoirs qui l’animent à la lumière de la réalité qui a suivi la prise de la Bastille et la nuit du 4 août 1789, mais que la revendication de leurs droits de prérogative et de propriété est en elle-même celle d’un droit à traduire le privilège des comédiens en une législation de droit positif en faveur des auteurs293. Ce qui semblait évident dans le contexte de l’Ancien Régime devient incompréhensible dans celui de la Révolution, si ce n’est en réalisant, comme l’ont fait les auteurs dramatiques, le travail de traduction dont nous avons sommairement parcouru les étapes.
245De fait, ce qui mettait aux prises comédiens et auteurs dramatiques est bien loin d’être une simple confrontation d’intérêts, voire de conceptions différentes du rapport de l’auteur à son œuvre, il s’agit bien pour nous d’une opération de réforme profonde, de changement des critères de lecture de ce qui doit faire autorité dans le partage des droits et la reconnaissance de ceux qui doivent en jouir de manière prioritaire.
246C’est que le contexte de la Révolution lui-même doit nous faire réfléchir sur la notion de révolution en rapport avec celle de traduction. En dernière instance, l’action traductive est en elle-même révolutionnaire, puisqu’elle consiste en un renversement des polarités, la mise des valeurs dans un ordre différent ; en somme, faire du neuf avec ce qui existe déjà – credo équivalent à celui développé par les théoriciens de l’intertextualité294. Si l’on a évoqué l’ordonnancement législatif révolutionnaire comme une « invention », le « fruit du génie » des grands hommes de la Révolution désignés eux-mêmes comme « les inventeurs » des grands principes universels de la société et de l’État de droit, il faut néanmoins admettre que la Révolution n’instaure pas pour autant la fabrication d’un nouveau régime de toutes pièces. L’Ancien Régime a non seulement continué d’exister à travers la censure et certains privilèges qu’il restait encore à abolir, mais il sous-tend toujours la réalité actuelle comme le cumul de l’héritage ancien continue de hanter l’imaginaire du présent. Il en est de même de tout texte, de tout contexte et de toute invention : il s’agit au fond de traductions295, de retraductions d’un substrat donné à tous296, dans un temps et un lieu spécifiques. Intégré dans la lecture créative de certains, ce substrat constitue au fond ce que la Révolution a désigné comme une « régénération ».
247Dès les premières réunions des États Généraux, ce dernier terme apparaît jusque sous la plume du roi lui-même qui fixe l’objectif de la convocation de l’Assemblée nationale comme étant « la régénération du royaume ». Si « [t] out le XVIIIe siècle a rêvé autour des images de la seconde naissance » et de « l’innocence retrouvée », les tendances philosophiques qui ont nourri la pensée des révolutionnaires n’étaient pas moins partagées entre deux grandes tendances. La première voyait dans la Révolution la naissance consubstantielle de l’homme nouveau et le lieu d’un événement miraculeux, selon le langage du prodige qu’adoptent respectivement un Condorcet ou un Mirabeau :
Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain.
Vous avez soufflé sur les restes qui paraissaient inanimés. Tout à coup une constitution s’organise, déjà ses ressorts déploient une force active. Le cadavre qu’a touché la liberté se lève et reçoit une vie nouvelle297.
248Déterminés par la conception d’une temporalité de l’imprévisible et du surgissement, les révolutionnaires trouvaient dans le modèle des Anciens (les Romains298 et les Grecs principalement) à la fois « les enfants rêvés de la nature » et la nouveauté qui vient de leur proximité de l’origine299. La seconde tendance concevait en revanche la régénération comme une entreprise laborieuse qui consiste à surmonter les obstacles intérieurs et extérieurs dont le passé laisse les profondes empreintes. Attelé à la tâche permanente de l’effacement et de la déconstruction d’un passé récalcitrant, « l’homme nouveau, loin de surgir dans l’éblouissement du prodige, devra être péniblement ouvré300 ».
249Ce qui frappe pourtant dans ces deux conceptions, c’est que le désir d’innovation et la radicalité de l’entreprise régénératrice sont tels que les révolutionnaires ont de « la difficulté à imaginer qu’on puisse utiliser l’ancien monde pour hâter la naissance du nouveau301 ». Le parti pris d’une lecture pessimiste de l’histoire de France explique certainement le fondamentalisme révolutionnaire qui n’y voit « rien à sauver, nul ancrage à retrouver, pas d’aide à attendre dans l’aventure inouïe qui se prépare : faire surgir un peuple neuf302 ».
250Ainsi proposée, que la régénération soit réformiste ou révolutionnaire, elle ne peut se représenter l’ancien monde autrement qu’en négation puisqu’« il est à effacer, ou à contourner, mais il n’est jamais question de s’en servir303 ». La régénération ne souffrirait donc pas d’être assimilée au modèle traductif qui se fonde sur la transformation d’un donné préexistant. Pourtant, plusieurs éléments nous invitent à nous détourner de cette interprétation.
251En effet, d’abord le mot même de régénération recouvre l’idée de la reprise, de la répétition d’une action première, la génération en l’occurrence qui est l’engendrement, la naissance renouvelée d’un être vivant. Quand bien même la Révolution « rêverait » d’être un commencement pur, un départ quasi adamique, il n’en reste pas moins qu’elle est soumise au processus organique de « procréation » qui suppose la préexistence d’un élément fondateur, quitte à ce que ce dernier soit détaché en dernière instance. Cela est d’autant plus vrai que l’exemple de l’école est « central ici puisque le discours de la régénération est inséparablement un discours pédagogique et que tous les révolutionnaires ont investi le problème scolaire d’une énorme charge symbolique304 ». De fait, la régénération de l’instruction publique, dont Condorcet se fera l’un des chantres les plus éminents, suppose non seulement la présence initiale d’une « génération naissante », « cette cire molle offerte à toutes les empreintes », mais également de matières premières (qui ne peuvent advenir ex nihilo) sur lesquelles l’individu en processus de formation doit exercer « son esprit critique305 ». L’éducation, dans la perspective de la régénération, ne peut être que l’édification d’un individu, non plus au moyen d’illusoires substances inédites et absolument originales, mais grâce aux nouvelles méthodes d’application de la raison qui, tout en s’appuyant sur les acquis dont on ne peut simplement se départir, se libère autant que faire se peut de ses liens catégoriels et de toutes les déterminations possibles pour le relire à nouveau306. Ainsi, contrairement à l’élan révolutionnaire vers un modèle atemporel, tel que représenté dans la littérature courante de la Révolution française, le renouveau ne peut se faire en dehors de l’histoire ou en tentant d’y échapper, mais bien plutôt dans son assomption et la lente prise de sa véritable mesure. C’est que l’éducation, comme la traduction, doit être conçue non comme la seule référence à un original préexistant dont il faut dériver la version régénérée, forcément pâle et infidèle, mais comme la projection d’un texte ou d’un être neuf à venir, dans la mesure où il reconnaît sa finitude et, surtout, son hétérogénéité307. De même qu’une entreprise révolutionnaire, et par là régénératrice, attache la plus grande valeur à ce qu’elle tentera de mettre au jour plutôt qu’à l’ordre qu’elle voudra renverser, de même le processus traductif projette-t-il devant lui ce qui deviendra l’objet de sa raison d’être. Hétérogène dans la reconnaissance de ses origines et prospective dans sa tension vers un devenir où la valeur est une promesse en construction (plutôt qu’une dégénérescence), la régénération-traduction se fonde dans une temporalité métisse qui ne renie pas les différentes dimensions de l’histoire.
252Ensuite, et dans le même sens, une démonstration comparative est entreprise par Condorcet où, prêtant ses idées et sa plume à un « citoyen des États-Unis308 », il compare l’aventure révolutionnaire de son pays à celle de la France.
[C]e que les Américains avaient à dénouer était un lien très lâche et ils avaient beaucoup à conserver [...]. Les Français en revanche avaient à défaire des liens très serrés (songeons seulement à l’intolérance religieuse) et rien à conserver. Aussi a-t-il fallu remonter à des principes plus purs, plus précis, plus profonds. Contrairement à la Révolution américaine, la Révolution française doit être une refondation du corps politique et du corps social309.
253Au-delà des spécificités des deux révolutions pour Condorcet, ce qui nous importe ici est de noter la permanente radicalité de la conception du renouveau révolutionnaire à la française où il n’y a « rien à conserver » et où il faut « remonter à des principes plus purs ». Or, ainsi que Mona Ozouf l’a bien remarqué, cette régénération est « d’emblée marquée par trois impossibilités »– dont nous ne citerons que deux : la première étant justement que les Français ne sont pas un peuple « naissant », mais qu’il s’agit « d’une société qui se recrée, en quelque sorte, avec ses propres décombres310 ». La seconde impossibilité est « qu’on ne pourra pas retourner à un point antérieur de l’évolution historique », signifiant par là la reconnaissance de l’inscription totale dans le cours de l’histoire. Conditions d’existence et déterminants constitutionnels plutôt qu’impossibilités, l’hétérogénéité et l’historicité des Français nous rappellent aux caractéristiques de la traduction comme mode de compréhension de la régénération du réel dans l’histoire.
254Quelque profondes que soient les réformes régénératrices de la Révolution française, elles n’en restent pas moins – à notre sens – des entreprises qui trouvent ancrage dans des réalités qui la précèdent et consistent bien plutôt en des retraductions qu’en de simples créations originales.
255Ainsi, proposons-nous, en vue d’annoncer le dernier chapitre de cet ouvrage, dans une perspective inverse à celle adoptée dans les lignes précédentes que, si la traduction est une régénération au sens où elle est à la fois hétérogène, historique et prospective, alors ce n’est plus ce qui est traduit qui a de la valeur du fait de son originalité (selon les normes du droit d’auteur), mais la traduction elle-même parce qu’elle est renouvellement, survivance d’un passé déchu, ou tout au moins d’un autre absent311. La valeur de la traduction ayant ainsi changé, le droit d’auteur ne peut continuer à considérer celle de l’original selon l’échelle traditionnelle. En ce sens, le droit de traduction, s’il ne peut qu’être le produit de la pensée du droit d’auteur tel qu’il s’est développé dans le courant majoritaire de la doctrine et de la jurisprudence, se trouve désormais appelé à se régénérer et peut-être à devenir un droit de la traduction.
C. Diderot (1713-1784), les auteurs et la librairie
256En ce qui concerne la loi qui a consacré le droit de reproduction des écrits en tout genre, ce sont en revanche les membres du syndicat des libraires de Paris qui ont constitué l’autre front sur lequel se sont battus les auteurs. Bien que l’objet du litige ressemble fort à celui qui a opposé les comédiens (et directeurs de théâtre) aux auteurs dramatiques, c’est-à-dire les enjeux financiers que garantissaient les privilèges à la corporation des éditeurs-imprimeurs, il reste que la loi de 1793 se distingue de manière évidente de la loi précédente sur la question de la contrefaçon, mais unit cette fois-ci les auteurs dramatiques aux auteurs des écrits en tout genre. Mais cette différence n’est que partielle dans la mesure où la préoccupation fondamentale qui a conduit à la promulgation de cette loi rejoint encore et toujours celle de l’enjeu financier que la contrefaçon semble remettre en question. Pour preuve, sur les sept articles du décret, on en compte quatre consacrés à la lutte contre la contrefaçon.
257Or, en quoi consiste le danger de la contrefaçon au regard des auteurs et en quoi le droit de reproduction peut-il constituer un cadre de prévention contre l’exploitation illégale de la propriété littéraire des auteurs ? De tout temps la contrefaçon a existé, et dans les années de la Révolution plus particulièrement, où la censure royale a été enfin abolie et où les mesures de police ont été transférées aux municipalités. Ainsi, avant la « déclaration des droits du génie » (Lakanal) de 1793, et alors que l’abolition des privilèges a été étendue au domaine économique en mars 1791, « [p]endant deux ans, il n’y eut donc plus aucune loi pour protéger les droits des libraires et la propriété des auteurs, livrés ainsi sans recours juridique possible à tous les contrefacteurs312 ». C’est dire que la libération des imprimeurs de la contrainte des privilèges a en même temps incité les nouveaux parmi ceux-ci à reproduire les livres d’une manière qui a eu l’avantage de faire baisser les prix en raison de la concurrence, mais qui a eu également le désavantage, pour les auteurs, de les dépouiller des droits qui leur revenaient par la contrefaçon, cette dernière n’étant que la conséquence d’un besoin pour le marché de reproduire les œuvres plus largement que ne le faisaient les imprimeurs autorisés.
258Dans le courant des premières années de la Convention de Berne (1886) et un peu avant son établissement, plusieurs commentateurs se sont posé la question de savoir si la traduction n’était pas au fond un moyen de reproduction et, par conséquent, un instrument pouvant favoriser la contrefaçon313. Même si en dernier ressort la Convention de Berne a établi que, dès lors que la traduction se soumet au droit de l’auteur de l’œuvre originale, elle n’est pas une contrefaçon, il reste que le problème théorique du rapport de la contrefaçon à la traduction demeure entier. En effet, si une traduction est la reproduction fidèle d’un texte à partir d’une langue vers une autre, la seule différence (apparente) qui sépare l’œuvre originale de sa traduction est le code linguistique. Or, peut-on dire que cette différence est suffisante pour disculper la traduction de toute tentative de tirer profit d’un droit qui appartient à l’œuvre originale ? Alors que la seule différence ne serait que formelle, qu’est-ce qui permet à la traduction de devenir légale et de passer d’un statut de reproduction illégale à celui d’œuvre dérivée, légale et protégée puisque le droit d’auteur ne protège pas le contenu des œuvres mais leur forme314 ? De fait, et en dernière analyse, il s’avère que la traduction n’obtient son statut d’œuvre légale que par la prérogative donnée à l’auteur d’autoriser une traduction. Cela montre par conséquent que la traduction peut être tantôt considérée comme une contrefaçon si elle n’est pas autorisée, et qu’elle n’est plus considérée comme telle si elle est autorisée. Ainsi, la seule distance qui sépare la contrefaçon de la traduction n’est pas tant l’acte de traduction (ou d’adaptation) en lui-même comme altération ou comme reproduction d’une œuvre, mais la prérogative légale octroyée par le détenteur des droits sur l’œuvre en question. Entre la traduction et la contrefaçon, il n’y a que la construction du droit.
259Une conclusion somme toute évidente si ce n’est que le droit de traduction revient essentiellement au fait qu’il constitue au sein du droit d’auteur non pas une prérogative donnée au traducteur d’accomplir son travail d’expression, mais une rémunération garantie en faveur de l’auteur de l’œuvre originale. Le droit représente donc d’une certaine manière « le bras armé » de l’économie propriétaire en ce qu’il assure à l’auteur, au-delà de la seule prérogative d’autoriser ou d’interdire l’exploitation de l’œuvre, une rémunération. Le droit d’auteur est d’abord un droit pécuniaire. En ce sens, il protège les intérêts de l’auteur ou de ses ayants droit d’une invasion de la part de tiers sur le revenu qui doit leur être réservé de manière exclusive. Le droit de traduction ne conteste pas le droit de l’auteur, il en est non seulement l’émanation, mais également une des garanties du retour du produit de la traduction de l’œuvre à l’auteur. Si l’on sait cependant que le droit d’auteur garantit au traducteur un titre de propriété sur une partie de son œuvre (sa traduction en l’occurrence), il reste que le droit de traduction ne l’inclut pas puisqu’il est, au regard du droit d’auteur, exclusif à l’auteur. La question que l’on pourrait se poser serait de savoir pourquoi le droit de traduction et le droit du traducteur n’ont pas la même valeur juridique puisque, au-delà de la rémunération, ce dernier ne reconnaît aucune prérogative à l’auteur de la traduction de traduire librement, sans une autorisation expresse – comme un auteur lorsqu’il crée une œuvre – si ce n’est dans le cas où elle serait traitée comme une œuvre originale lors d’une retraduction à partir de la première traduction ou d’une traduction antérieure. Ce qui montre que le droit de traduction est un produit direct du droit d’auteur, alors que le droit du traducteur n’est qu’une extrapolation soumise elle-même aux conditions dictées par l’auteur. En effet, dans la mesure où ce dernier bénéficie d’un droit exclusif dans ce qu’on appelle « l’œuvre sous-jacente », le traducteur n’a de droits que dans ce qui reste, sur le plan de la forme, c’est-à-dire dans la partie qui est due au traducteur. Or, comment peut-on raisonnablement mesurer ce qui appartient à l’auteur et ce qui appartient au traducteur dans une œuvre traduite ? La logique juridique a ses limites que la logique ne connaît, semble-t-il, pas.
260Pour défendre leurs intérêts, les libraires défendaient ceux des auteurs puisqu’ils savaient que l’auteur, pour faire publier son œuvre, était obligé de renoncer définitivement à tous ses droits en vendant son manuscrit pour une somme forfaitaire. Or, à la veille du décret de 1793, alors que les privilèges ont été abolis, ce ne sont plus les libraires de province qui constituent la menace pour les intérêts des libraires parisiens, mais les auteurs eux-mêmes. En effet, dans la mesure où les privilèges n’existent plus et où les auteurs « jouiront leur vie entière, du droit exclusif de vendre, faire vendre, distribuer leurs ouvrages dans le territoire de la République et d’en céder la propriété en tout ou en partie315 », les libraires ont vu dans ce décret une fragilisation supplémentaire de leurs prérogatives et la perte de contrôle des leviers économiques qui leur assuraient la part des auteurs.
261C’est que les membres de la corporation des imprimeurs et des libraires parisiens étaient eux-mêmes minés de l’intérieur par deux conceptions concurrentes pour la défense de leurs intérêts. En effet, selon C. Hesse, il y avait, d’une part, une vieille garde de libraires « dont les fortunes dépendaient de monopoles d’impression et un marché fermé de textes privilégiés » et, d’autre part, de nouveaux éléments, « des hommes et des femmes dont les carrières se faisaient ou allaient se faire dans un marché ouvert concurrentiel, qui outrepasse les limites et les frontières du système corporatiste316 ». Mais ces deux visions étaient, entre 1789 et 1791, confondues pour défendre l’institution à laquelle elles appartenaient.
262Ainsi, non seulement l’Assemblée a-t-elle séparé les deux postulations de principe dans le cadre de deux commissions législatives différentes du fait qu’elles devaient impliquer deux niveaux d’activité économique différents – le commerce des produits de propriété intellectuelle pour le second –, mais la Révolution a également soulevé les contradictions qui opposent la liberté du commerce et la protection de la propriété, mettant en évidence que l’attitude de la « vieille garde » est protectionniste et que celle de la nouvelle est émancipée. C’est dire en fait que le droit d’auteur, même s’il a trouvé aujourd’hui une traduction moderne dans le cadre du libre marché au point d’en être devenu l’un des fleurons, n’en reste pas moins inspiré à l’origine par l’orientation conservatrice incarnée dans l’ancienne conception de la corporation des imprimeurs et libraires parisiens. Le droit d’auteur est un monopole ; il est même défini comme une propriété. Peut-être est-ce là le lieu même de sa défense et de sa critique à la fois.
263Pour la corporation des imprimeurs et libraires, le droit de propriété des idées dérivées du travail trouve, dès 1725, ses origines dans la philosophie de John Locke. C’est le travail de l’auteur qui fonde son droit de propriété et celui-ci le transmet à l’éditeur par voie de contrat. Avec les six arrêts du 30 août 1777, le décret royal interprète le privilège non comme un droit de propriété, mais comme « une grâce fondée en justice », elle-même octroyée par la bonne volonté du monarque. De fait, les origines mêmes de la propriété intellectuelle de l’auteur se trouvaient niées par la dépendance de celle-ci vis-à-vis de la grâce royale que constituait le privilège. Bien qu’il fût nécessaire d’affirmer la propriété de l’auteur pour fonder son droit dans ses œuvres et lui donner son autonomie économique, il reste que c’est la conception de l’œuvre immatérielle comme propriété qui représentait déjà en 1791 la tendance commerciale la plus protectionniste. Pris dans l’élan émancipateur de la Révolution et en réaction contre l’Ancien Régime qui l’a longtemps occulté du circuit de production économique, sans jamais le reconnaître comme entité sociale autonome, l’auteur n’avait d’autre choix que de contester la nouvelle loi en réclamant la perpétuité de la propriété puisque cette dernière est comprise comme un droit naturel.
264En ce sens, au fur et à mesure des amendements des lois révolutionnaires de 1791 et 1793, on notera que la notion de propriété comme droit naturel a souvent été contestée durant le XIXe siècle par les auteurs de la doctrine du droit d’auteur. Alors qu’une large part de la doctrine des XIXe et XXe siècles relativisait l’idée de propriété du fait de son caractère temporaire, d’une part, les tribunaux reconnaissaient de plus en plus les prérogatives morales de l’auteur (le caractère personnaliste du droit d’auteur) et, d’autre part, la nouvelle loi française de 1957,
qui apparaît sous le titre « Propriété littéraire et artistique », reconnaît explicitement, à son article 1er, que l’auteur d’une œuvre jouit « d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous317 ».
265Placés dans le cadre d’une dynamique économique moderne où leur constitution en une nouvelle entité socio-économique juridiquement reconnue les propulse dans ce qui deviendra progressivement un « libre marché », les auteurs – par leurs prérogatives surtout – forment désormais un élément important de la chaîne de production des biens culturels. De fait, compte tenu des plaintes des plus grands libraires parisiens, de leurs nombreuses faillites entre 1789 et 1793 et malgré les opérations de sauvetage financier offertes par Louis XVI, l’effondrement total du monde de l’édition de l’Ancien Régime et la disparition de la corporation du livre devenaient inévitables.
266Même lors des États Généraux, la corporation n’a pas épargné les manœuvres politiques afin de garder le système des représentations par ordre et de doubler le tiers-état alors que les révolutionnaires appelaient à la suppression de la division de la nation en ordres privilégiés. C’est dire encore une fois que les auteurs, avec l’affirmation de leur propriété sur leurs œuvres, de leur prérogative économique sur le produit de leur travail et par leur individualité acquise dans le cadre de la nouvelle société, sont du côté de la Révolution et de la remise en question des valeurs de l’ordre ancien. Leur lutte contre les privilèges, que ce soit ceux des comédiens-français ou ceux des imprimeurs et libraires parisiens, les a mis en position d’avant-garde dans la transformation culturelle en cours où peu à peu le rapport de l’auteur à son éditeur n’est plus d’exploitation et de prééminence par voie de privilège, mais celui d’un partenariat économique égalitaire.
267Si les enjeux de pouvoir socio-économiques constituent une des origines du développement du droit d’auteur, la tension n’en est pas moins philosophique entre, d’une part, les tenants d’un droit qui non seulement affirme la notion de propriété de l’auteur dans la chose littéraire, mais lui garantit un titre de propriété perpétuelle et, d’autre part, les partisans d’une conception de la diffusion de la connaissance non plus comme le produit d’une création individuelle mais comme un bien commun.
268Nous avons vu en effet que la première tentative de formulation d’un décret, pour réglementer la presse (face au déluge des libelles) et lutter contre les éditions pirates proposée par l’abbé Sieyès le 20 janvier 1790, fut rejetée par l’Assemblée. Mais l’intérêt philosophique le plus important de ce projet de loi se trouve en amont. De fait, le Comité de la constitution qui fut chargé de proposer une loi régulant la liberté de la presse devait, en vue de déterminer la responsabilité légale des auteurs et des éditeurs de même que leurs revendications légales sur leurs textes, redéfinir les notions les plus fondamentales de la civilisation littéraire de l’Ancien Régime : l’auteur, son texte et leur rapport318. Il était désormais question de refonder ces définitions légales, non plus dans le cadre de l’épistémologie de l’Ancien Régime de droit divin, mais dans celui des Lumières.
269Le principal argument de Hesse pour critiquer l’assertion foucaldienne selon laquelle la notion moderne d’auteur, constituant un « moment fort de l’individualisation dans l’histoire des idées », est née pendant la Révolution française, consiste à montrer que les principaux déterminants philosophiques de cet avènement ont plutôt été formulés par deux grandes figures des Lumières entre 1763 et 1776, provoquant ainsi l’émergence de deux positions divergentes319.
270En 1763, Diderot fut mandaté par Le Breton, président de la Corporation des libraires parisiens et en même temps éditeur de l’Encyclopédie, pour défendre la préservation par la corporation de leurs privilèges comme une forme de propriété. Dans sa Lettre historique et politique adressée à un magistrat sur le commerce de la librairie, Diderot écrit :
En effet, quel est le bien qui puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses observations, si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie, si ses propres pensées, les sentiments de son cœur, la portion de lui-même la plus précieuse, celle qui ne périt point, celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas320 ?
271La création, substance même de l’esprit, ne peut être que la prérogative du seul auteur. Plus radical que Locke qui fait de la matérialisation de l’idée l’objet d’une appropriation en vertu du travail de l’auteur, Diderot n’en reconnaît pas la dimension sociale, puisque celle-ci trouve son origine dans l’individu lui-même et se fonde par là même dans la nature. L’individu moderne, entité indépendante, est donc posé et la propriété est affirmée comme un droit naturel. À telle enseigne que cette dernière ne peut être que perpétuelle, comme une propriété terrienne, de la même manière que le diront plus tard Sedaine et Beaumarchais. Or, malgré la condamnation générale de Diderot pour les privilèges commerciaux321, il n’en fait pas moins une exception pour ceux attribués aux œuvres cédées aux éditeurs :
Il ne s’agit pas de dire : « Tous les exclusifs sont mauvais », mais il s’agit de montrer que ce n’est pas la propriété qui constitue l’exclusif du libraire, et quand cet exclusif serait fondé sur une acquisition réelle et sur un droit commun à toutes les acquisitions du monde, il est nuisible à l’intérêt général, et qu’il faut l’abolir malgré la propriété322.
272Ainsi, pour Diderot, le privilège – malgré sa mauvaise presse (« c’est le nom même de privilège qui a exposé ce titre à la prévention générale323 ») – « n’est rien qu’une sauvegarde accordée par le souverain pour la conservation d’un bien dont la défense, dénuée de son autorité expresse, excèderait souvent la valeur324 ». Or, comment une propriété de droit naturel, une émanation de l’esprit de l’auteur-créateur peut-elle être en même temps « une grâce (royale) fondée en justice325 » ? En fait, Diderot parle de propriété, lorsqu’il s’agit de l’auteur et de privilège lorsqu’il s’agit du libraire. C’est dans la mesure où l’œuvre fait l’objet d’une cession de la part de l’auteur à son éditeur que la propriété, étant perpétuellement celle du premier, devient un privilège temporaire octroyé au second qui tentera, dans une période de dix ans (« intervalle moyen de l’édition d’un bon livre à une autre326 »), de récupérer son investissement protégé par le privilège en question.
273Ainsi, l’œuvre est-elle, selon Diderot, la création d’un individu naturellement propriétaire du fruit de son esprit, correspondant à celui que Foucault désignera plus tard comme l’auteur moderne.
D. Condorcet (1743-1794) et la liberté d’imprimer
274Issu de la petite noblesse, mais grande figure révolutionnaire dans le domaine de la réflexion juridique, Condorcet propose de remplacer les règlements sur la censure par des lois libérales où, à l’instar de ce qu’écrivait Malesherbes, ce n’est plus le censeur qui doit prendre la responsabilité d’autoriser la diffusion d’un livre mais l’auteur qui doit être tenu responsable de toute conséquence publique (séditieuse) de son œuvre.
275De fait, malgré les élans de libéralisme et d’émancipation des rigides dispositions légales de l’Ancien Régime, toute l’argumentation de Condorcet est motivée par la préservation de l’intérêt public. La censure n’est pas seulement injuste du fait qu’elle est tributaire de la subjectivité des censeurs ou qu’elle permet au facteur politique d’interférer avec le progrès de la connaissance, mais elle l’est également en raison de son influence économique qui réduirait l’étendue de l’intérêt du plus grand nombre.
276La question de l’opinion et de l’intérêt publics est tellement centrale pour Condorcet dans toute sa pensée qu’on ne s’étonnera pas de trouver que l’une de ses œuvres les plus importantes concerne l’instruction publique (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791327). En effet, son intérêt pour l’éducation est étroitement lié à la constitution du nouveau citoyen libéré de l’influence délétère du clergé, ainsi qu’à l’ambition de voir une fondation rationnelle à l’ordre social.
277C’est en ce sens que, par la censure, non seulement le gouvernement empêche le développement de l’esprit du peuple, mais également la possibilité « de connaître l’opinion publique, l’opinion des hommes à préjugés, celle des hommes éclairés [...] de sonder les dispositions de la nation, sur des changements qu’on peut avoir en vue328 ». Ce n’est qu’en libérant le livre des entraves de la censure et en l’exposant au jugement du peuple qu’il est possible de voir émerger la responsabilité et la maturité d’esprit des nouveaux citoyens de la future république. Or, contrairement à Diderot, Condorcet ne s’embarrasse pas de savoir quel est le statut du livre par rapport à son auteur, mais bien plutôt celui de ce dernier par rapport à ses lecteurs.
278En effet, tout en essayant de répondre à cette question329, Condorcet va non seulement attaquer la théorie royale du privilège littéraire, mais également celle des droits de propriété conférés à l’auteur et défendus par Diderot ainsi que les avocats de la Corporation des libraires et imprimeurs parisiens. Comme réponse à l’auteur de la Lettre sur le commerce de la librairie, pour l’auteur des Fragments, « il ne peut y avoir aucun rapport entre la propriété d’un ouvrage et celle d’un champ » car il ne s’agit pas d’une « propriété dérivée de l’ordre naturel, et défendue par la force sociale ; c’est une propriété fondée par la société même330 ». La propriété ainsi entendue n’est donc plus un droit naturel, mais une prérogative octroyée par la société ; autrement dit, « [c]e n’est pas un véritable droit, c’est un privilège, comme ces jouissances exclusives de tout ce qui peut être enlevé au possesseur unique sans violence331 ». Alors que Diderot séparait propriété et privilège en distinguant l’auteur du libraire, Condorcet – en philosophe du droit – les distingue par leur nature juridique respective.
279C’est dire qu’en bon physiocrate, qui ne peut certes pas condamner la propriété en tant que telle, Condorcet soumet néanmoins à sa critique une certaine forme de propriété (« jouissances exclusives »), celle qui peut se partager par le plus grand nombre.
280Là est toute la question. C’est la particularité de l’œuvre de l’esprit d’être une propriété susceptible d’être occupée (en terme agricole) ou partagée par plus d’un individu et par là de répondre à l’intérêt du plus grand nombre qui fait pencher notre auteur vers ces derniers. Selon la philosophie sensualiste de Condorcet, les idées332 ne sont pas la création d’esprits individuels, et ne peuvent leur appartenir, mais celle d’une communauté culturelle puisqu’elles sont également et simultanément accessibles aux sens de tous. De fait, puisque les mêmes vérités peuvent être exposées par plus d’un auteur, un privilège ne peut, dans le respect de la justice, se circonscrire à un seul d’entre eux, sauf s’il ne concerne plus l’idée, mais son expression.
281Par cette distinction, Condorcet explique la spécificité du droit d’auteur avant la lettre. S’il est un monopole – non un titre de propriété – qu’on peut accorder à l’auteur dans son œuvre, ce n’est pas dans l’idée qu’il aura eue et que quiconque peut avoir simultanément, mais dans la formulation de celle-ci puisqu’elle contient ce qu’on appellera plus tard, dans les traditions personnalistes du droit d’auteur d’origine kantienne333, la personnalité même de l’auteur. En grand rationaliste et académicien des sciences qu’il est, Condorcet ne semble cependant pas donner grande valeur à l’originalité formelle – label de l’auteur bourgeois moderne – condamnée comme un ornement, un vêtement superflu qui renvoie à la culture aristocratique (« les privilèges n’ont lieu que pour des objets frivoles334 »). Pour lui, le critère de qualité d’un livre ne réside pas dans son originalité, mais dans son utilité. Car ce qui fait écran à la diffusion des idées – dont la vocation est d’être partagées par le plus grand nombre – ce sont les privilèges légaux dérivés des éléments formels attribués à l’individu. En fait, plus on reconnaît de valeur à la forme tributaire de la signature d’un auteur (que ce soit sous la forme d’un privilège, d’un monopole ou d’un titre de propriété), plus les idées qui en dépendent sont prisonnières de l’exclusivité que réclame naturellement l’individualité de l’auteur.
282Le souci politique de Condorcet vis-à-vis des futurs citoyens de la république à venir, qui consiste à en instruire la plupart, ne serait pas cohérent s’il n’était appuyé par celui, intimement lié, de sa dimension économique. Si le privilège que les auteurs et les éditeurs défendent – en dépit du fait que « les œuvres de Montesquieu, de Voltaire et de Rousseau, n’ont pas joui [de ses] avantages335 »– a pour objectif de préserver leurs intérêts financiers, il reste que le prix des éditions originales de leurs œuvres est « exorbitant ».
283La logique est implacable. C’est dans la prise en compte du pouvoir d’achat du plus grand nombre et par le redimensionnement de la valeur des supports de la connaissance que l’économie du droit de l’auteur doit être prioritairement conçue. De fait, plus le livre est vendu à un prix proche de sa valeur réelle de production, plus le risque de le voir contrefait diminue.
284Tout en reconnaissant la nécessité d’assurer à l’auteur son autonomie financière – quand bien même, selon Condorcet, il n’exprimerait pas son génie pour le seul bénéfice de l’argent – puisqu’il déplore le fait de le voir partager son temps entre son activité créatrice et celle qui doit le nourrir, il n’a de cesse de souligner une fois de plus l’intérêt du public. Celui-ci est non seulement menacé par son incapacité à payer le prix des ouvrages privilégiés, mais également exposé au danger de ne pouvoir profiter pleinement du génie en question si ce dernier devait avoir une autre occupation que la production de son œuvre.
285L’accès à la connaissance pour la plus grande proportion du public, qui constitue la principale caractéristique de la pensée progressiste336 de Condorcet, se double par ailleurs d’une proposition qui ne manque ni d’originalité ni d’innovation. En effet, par opposition à une industrie du livre qui ne cessera de souffrir jusqu’au cœur du XIXe siècle, il propose d’organiser l’industrie de l’édition, et par là la diffusion de la connaissance au plus grand nombre, selon le principe de l’Encyclopédie, autrement dit par l’avantageux système de la souscription et des publications périodiques. Alors que deux siècles plus tard, la connaissance la plus pointue et la plus innovante de tous les domaines de connaissance confondus est diffusée par le réseau des publications périodiques universitaires, Condorcet concevait la manière qui, selon lui, pouvait le mieux assurer une large diffusion des connaissances en même temps qu’une relativisation des implications commerciales et limitatives de l’autorité de l’auteur. Les grandes œuvres sont nécessairement celles qui ont la modestie de s’inscrire dans le grand livre de la nature : la connaissance est objective et ne peut, par conséquent, qu’être l’objet d’une découverte, non d’une invention ou d’une création.
286Par cette réflexion, Condorcet pose effectivement de façon radicale les questions qui ont dû occuper les membres du Comité de constitution, mais dont nous ne possédons aucune trace des comptes rendus si ce n’est le rapport final de Sieyès présenté à l’Assemblée le 20 janvier 1790. En effet, à la lumière des idées audacieuses de Condorcet, on peut se demander, après Michel Foucault et dans le sillage de sa réflexion, ce qu’est donc un auteur et, de ce fait même, ce qu’est une œuvre. S’il n’est pas encore temps pour nous de nous pencher en profondeur sur cette question, il reste que le problème est désormais clairement posé : dans quelle mesure peut-on dire que ce que l’on entend par « auteur » et par « œuvre », depuis le débat fictif qui confronta Diderot à Condorcet, constitue l’évidence avec laquelle le déroulement de l’histoire semble avoir donné raison au premier plutôt qu’au second ?
287La « législation de l’imprimerie », qui devait être le projet de loi sur la liberté de la presse présenté par Sieyès, était dans le même temps la première tentative de formuler un projet de loi pour reconnaître le droit de propriété et de prérogative de l’auteur sur son œuvre ainsi que pour protéger cette dernière de la contrefaçon. Mais pour Condorcet, l’enjeu est plus important puisqu’il va jusqu’à influencer le bonheur humain et permettre le progrès des lumières. En effet, ce n’est pas tant de la « découverte des vérités utiles », de leur origine et de leur appartenance que dépend « le bonheur des hommes », mais de la manière dont elles leur sont traduites. Le droit à traduire librement les vérités et les opinions, conçu dans une perspective prioritaire d’utilité publique, est à la fois source de bonheur et cause de progrès.
288Il serait exagéré toutefois de ne pas reconnaître à Diderot le moindre souci de l’intérêt public du seul fait de sa défense énergique de l’intérêt de l’auteur. On peut dire, d’une part, que c’est dans une perspective de démocratisation de la propriété privée et de l’autonomisation de l’individu qu’il envisage son plaidoyer, mais, d’autre part, que la reconnaissance de l’intérêt particulier de l’auteur comme membre à part entière de la société l’inscrit de manière légitime dans l’intérêt général de celle-ci. Hormis le contexte rhétorique où apparaît la phrase, elle garde, à notre sens, toute sa signification :
On vous criera aux oreilles : « Les intérêts des particuliers ne sont rien en concurrence avec l’intérêt du tout ». Combien il est facile d’avancer une maxime générale que personne ne conteste337 !
289Tel est pourtant le défi des premiers théoriciens du droit d’auteur : aller à contre-courant de l’évidence apparente que constituait la doxa de l’époque et la révolutionner. Or, peut-être est-il temps qu’un nouveau paramètre – celui du droit de la traduction – intervienne pour bousculer les évidences héritées du siècle des Lumières et nous faire basculer dans une nouvelle ère où l’intérêt de la majorité silencieuse et souffrante du Sud est vu comme la responsabilité déclarée d’une législation qui fait de l’éthique sa pierre de fondation.
290C’est dire en définitive qu’au sein du droit d’auteur moderne, il est une tension fondamentale – représentée par celle qui oppose la conception de l’auteur selon Diderot à celle de Condorcet – qui constitue, aux yeux de la plupart des juristes, la raison même de son équilibre et, par là, de sa perfection. Pourtant, il nous importera dans une section ultérieure de mettre cet équilibre à l’épreuve des problèmes qu’engendre la mondialisation économique de ce début du troisième millénaire : en quoi le droit d’auteur est-il véritablement le garant de l’intérêt du plus grand nombre lorsque toute la politique économique des grandes puissances ainsi que les législations des nouveaux forums internationaux – tels que l’OMC – non seulement encouragent la concentration du pouvoir aux mains d’une poignée de multinationales qui contrôlent l’accès à la connaissance et à la culture, mais transforment ce patrimoine culturel commun de l’humanité en un vaste catalogue de marchandises infiniment étiquetées et répertoriées, par noms d’auteurs, exclusifs et distincts les uns des autres, au détriment des nombreux laissés-pour-compte du monde en développement ?
3. La propriété littéraire au cœur des idéologies
291Proclamée dans la Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen de 1789, « [l]a libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi338 ». De cette très large définition de l’horizon du principe découleront d’autres libertés, comme la liberté d’entreprise et de profession339, la liberté de mouvement340, la liberté de conscience341 et des cultes342, la liberté d’association343, la liberté de réunion publique344 et... la liberté de la presse.
292Particulièrement dans le domaine de la propriété littéraire, la liberté occupe une place de choix à double titre. D’une part, le droit de l’auteur à une rémunération, ses prérogatives économiques sur l’exploitation de son œuvre, la reconnaissance d’un titre de propriété sur celle-ci ainsi que sa professionnalisation constituent les éléments qui font de lui l’agent d’un système de gestion libéral des biens. Sanctionnée par les lois de 1791 et de 1793, la propriété littéraire est la consécration législative et juridique d’une conception du rapport économique de l’individu à la société qui relève du libéralisme bourgeois. La liberté de l’auteur est d’abord celle d’entreprendre.
293On se souviendra des développements de Condorcet dans ses Fragments sur la liberté de la presse où, tout en critiquant la censure d’un point de vue libéral et d’émancipation de la diffusion de la connaissance, il relève également l’aspect incitatif de la dimension économique qui constitue l’une des justifications dominantes de la propriété littéraire. Le libéralisme de Condorcet est à la fois économique et politique. Pourtant, malgré les divergences que nous avons relevées avec la pensée de Diderot sur le système d’exploitation de la propriété littéraire (le privilège), il reste que les idées de l’auteur de la Lettre sur le commerce de la librairie ont pareillement nourri la philosophie de la propriété littéraire en ce qu’elles ont – selon la logique individualiste adoptée par Diderot – promu une conception relativement libérale du droit d’auteur. L’auteur qui perçoit les bénéfices de son travail, de sa propriété, est un être autonome qui possède une valeur dans le marché économique ambiant.
294D’autre part, la liberté occupe également une place de choix dans le droit d’auteur en ce qu’elle constitue l’un de ses objectifs majeurs. En protégeant la forme de l’œuvre et en libérant son contenu de toute exclusive, le droit d’auteur promeut la libre circulation des idées. Contrairement à ce qu’une dichotomie trop rigoureuse, entre utilitarisme et droit naturel, pourrait laisser croire, le droit d’auteur comme le copyright réserve une part d’intérêt au publics à l’instar du plaidoyer de Condorcet contre la censure. Au cœur de la philosophie du droit d’auteur, liberté d’expression et droit de propriété, intérêt public (accès aux œuvres) et intérêt exclusif (incitation à produire) représentent la tension fondamentale qui – nous le verrons – fait l’enjeu des conflits idéologiques du XIXe siècle.
295Ainsi, le caractère libéral du droit d’auteur semble ne souffrir d’aucune contestation aujourd’hui. Au point qu’il représente, pour les conventions internationales relatives au commerce, un élément désormais essentiel dans le processus bientôt global d’abaissement des barrières tarifaires et de libéralisation progressive du commerce culturel mondial. Or, à observer les lois révolutionnaires sur la propriété littéraire et le contexte juridico-économique actuel qui accueille des accords comme celui des ADPIC345, on pourrait penser que les variantes du libéralisme français qui ont nourri la philosophie du droit d’auteur346, de Turgot à Bastiat, n’ont fait l’objet d’aucune contestation idéologique, tant le bilan semble leur avoir donné raison. Pourtant, la lutte idéologique entre les tenants d’un libéralisme extrême et leurs critiques les plus virulents a duré près d’un siècle et demi. Quelles sont donc ces voix qui ont osé s’opposer à la légitimité de la propriété si sacrée de l’auteur, tant et si bien que le monde juridique a littéralement occulté leur existence dans ses écrits ? De quelle idéologie relèvent-elles si l’on considère que, sur le plan philosophique également, le libéralisme dominant a finalement eu raison de la vision que nous pouvons qualifier de plus « sociale » ? En quoi ce conflit idéologique est-il révélateur de l’enjeu fondamental qui nous intéresse, autrement dit le rapport du droit d’auteur à la traduction ? Comment le droit d’auteur, à la faveur d’une pensée critique – aujourd’hui marginale – et sous les feux croisés des questions de la liberté de la presse et de la traduction, peut-il tenter de reconsidérer un certain nombre de présupposés philosophiques sur des notions aussi fondamentales que celles d’auteur, d’œuvre, de reproduction, d’originalité, etc.?
296Au cœur du xixe siècle prend place la longue confrontation qui nous occupe dans cette partie, avec ses plus éminents protagonistes : littérateurs, philosophes, économistes, juristes et hommes d’État. Mais à la différence de la période précédente, la propriété littéraire, telle que promulguée dans les lois révolutionnaires, ne peut plus être envisagée séparément de ses domaines les plus immédiatement connexes. À la lumière de ce qui vient d’être dit, c’est la liberté de la presse qui nous semble constituer le corps législatif le plus approprié pour comprendre la portée politique, voire idéologique, qui sous-tend le droit d’auteur. En effet, alors que la conception libérale semble avoir eu prééminence dans le développement de l’histoire du droit d’auteur, il reste à mesurer le rapport de ce dernier comme facteur émancipateur des idées au droit qui réglemente le degré de liberté de la presse et par là de tout ce qui s’imprime en général347.
297En vertu des articles de la Déclaration des droits de 1789 et de l’autonomie que possède l’auteur dans la création de son œuvre, ce dernier est libre de dire, d’écrire et de faire imprimer ses pensées. En deçà du droit de l’auteur à recevoir les bénéfices de l’exploitation de son œuvre, il existe celui, plus structurant et plus fondamental, de la liberté de créer et de traduire sa création dans une forme d’expression.
298Il s’agira donc pour nous de mettre en dialogue les législations sur la propriété littéraire et celles sur la liberté de la presse dans le déploiement du XIXe siècle, car du fait que les régimes politiques se succèdent, impliquant tantôt la garantie de la liberté d’expression, tantôt son absence, les fondements du régime de protection de la propriété littéraire n’ont pas toujours été en accord avec l’environnement juridique et politique. En fait, on peut d’ores et déjà risquer la proposition selon laquelle tout régime de droit d’auteur, s’il n’est pas accompagné d’un cadre juridico-politique fondé sur le libre exercice de la parole (ou de son équivalent), est logiquement invalidé. C’est d’abord et avant tout en vertu de la liberté d’entreprendre l’œuvre créatrice, donc du droit d’être un auteur, que le droit d’en tirer les bénéfices est possible. Telle est, en tous les cas, l’ordre dans lequel la question du droit d’auteur est stipulée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. En effet, avant d’évoquer « la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique » (article 27-2)348, le droit d’auteur prend sa source dans « le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent » (article 27-1)349. C’est en ce sens qu’on peut retrouver, dans ces deux alinéas, le schéma fondamental de ce que les théoriciens du droit d’auteur (continental) ont convenu d’appeler « conflit d’intérêt » dans le rapport entre l’auteur et le public qui structure le système du copyright, en tant que « contrat social », et où « [l]’auteur est, certes, titulaire d’un monopole, mais sous contrôle de la société civile. Son privilège ne vaut que pour autant qu’il ne soit pas exorbitant350 ».
299Par ailleurs, il est également une raison historique à cette association somme toute naturelle entre le droit d’auteur et la liberté de la presse. On se rappellera opportunément que la première tentative de projet de loi sur la propriété littéraire présentée par Sieyès351 à l’Assemblée nationale le 20 janvier 1790 combinait la question de la liberté d’imprimer avec celle du droit de propriété des auteurs sur leurs œuvres. Les deux corps de lois, bien qu’ayant eu des destins parallèles, n’en restent pas moins étroitement liés, voire parfois confondus, au cours du XIXe siècle. C’est dire que, malgré le rejet du projet de loi de 1790, l’intuition de Sieyès et de Condorcet d’y voir une interdépendance structurelle était parfaitement justifiée. Nous reconnaîtrons néanmoins que, dans le contexte du début de la Révolution, il ne pouvait être question de soumettre une revendication de propriété à une disposition de police pour la limitation de la diffusion des imprimés. Cela dit, on peut noter que, bien qu’une certaine forme de censure fût rétablie dès 1793 (avec la mise hors la loi des périodiques monarchistes), les chemins du droit de la propriété littéraire et celui de la presse se séparent, du moins jusqu’à la promulgation par Napoléon de son décret de 1810.
300Ainsi, que ce soit en raison de considérations relatives à la philosophie du droit d’auteur ou à son développement historique en regard des réglementations qui ont successivement plus ou moins bâillonné la liberté de publier, la mise en rapport de ces deux ensembles législatifs, doublement connexes dans le cadre historique qui nous occupe, donne une nouvelle dimension à notre entreprise archéologique du droit d’auteur en relation avec la traduction, puisque c’est au XIXe siècle que va naître le concept juridique de « droit de traduction ». Le droit de traduction n’est-il, comme le présente le droit d’auteur qui l’administre, que le droit de l’auteur à autoriser la traduction et à recevoir une compensation en vertu de cette prérogative ? Ou est-il aussi, par ailleurs, un droit de publier une traduction en vertu du principe de liberté ?
301Ainsi que nous l’avons fait dans les deux chapitres précédents et pour mener à bien notre approche archéologique, nous nous intéresserons – toujours en filigrane de notre développement – à ces quatre éléments révélateurs que sont la vie littéraire, l’industrie du livre, la contrefaçon et la valeur de la langue française. Mais signalons d’ores et déjà qu’en même temps que ces derniers seront abordés de manière diffuse dans notre réflexion, il nous importera de ponctuer celle-ci brièvement avec les dates d’apparition des législations du droit d’auteur et de la liberté de la presse de manière à laisser se profiler à la fois les récurrences historiques de leur croisement et, par là, la pertinence de leur association pour le traitement ultérieur de la question du « droit de la traduction » comme un modèle de développement culturel à l’échelle mondiale.
302Le XIXe siècle peut être perçu comme chaotique du fait que les régimes politiques qui se sont succédé ont, sans exception, accordé une grande importance à la question de la liberté de la presse, tant les développements combinés de la technologie de l’impression, de la presse périodique, et de l’alphabétisation ont pris un essor significatif. De fait, la vie politique fut l’un des catalyseurs les plus efficaces de l’expansion du marché de la presse. Aussi bien stimulé par un public curieux des développements d’une période plutôt palpitante de l’histoire de France – avec tout ce que cela suppose de négatif –, que par l’utilisation à très large échelle des journaux, par la classe politique, comme organes indispensables à la diffusion des programmes et – lorsque cela est autorisé – à l’expression des critiques sur les gouvernements en place, le monde de la presse voit, entre 1789 et 1800, « la parution de près de 1300 titres nouveaux352 » et jouit sur l’ensemble du XIXe siècle d’une augmentation exponentielle, avec un débit toujours de plus en plus important, à mesure que les techniques de presse ont évolué.
303Pour ce qui est des législations du droit de la propriété littéraire, on peut dire généralement que le XIXe siècle a connu des progrès dans l’exacte mesure où ils se sont traduits par la prolongation et l’extension de la protection des droits de propriété de l’auteur. Cela dit, sous le Directoire et jusqu’à la fin du Premier Empire, Bonaparte comprend très tôt, d’une part, que les deux points névralgiques desquels peut provenir un danger capable de mettre à mal l’autorité de son régime quasi despotique sont la presse et le théâtre, et, d’autre part, que les législations dont relèvent ces deux organes d’expression de la culture et de l’opinion sont celles de la propriété littéraire et du Code pénal avec ses mesures répressives à l’endroit de la presse et de la contrefaçon.
304Ainsi, alors même que l’Empereur des Français déploie sa bienveillance et prend en considération les doléances de la veuve et de l’orphelin, en décrétant la protection des œuvres posthumes le 22 mars 1805, sentant par la même occasion le danger du théâtre comme l’un des deux grands creusets de la contestation intellectuelle et populaire, il demande la réglementation des spectacles et la limitation de la prolifération des salles au nom de la liberté même. Insatisfait de ne pouvoir transiger sur la base d’un seul rapport, plusieurs projets de loi sur la question sont avancés, dont celui de son redoutable ministre de la police Fouché. Le décret impérial du 8 juin 1806 sanctionne le rétablissement de la censure sur les théâtres par le recours aux autorisations délivrées par le ministère de l’Intérieur. En vertu de ce même décret, ce dernier sera également habilité désormais à surveiller les établissements de spectacle, ce qui conduit à la fermeture de plusieurs d’entre eux. Parallèlement, on peut signaler, toujours dans le domaine du droit de propriété littéraire, l’apparition de projets de loi sur l’institution d’un domaine public payant353, une idée que Pixérécourt354 portera la même année auprès des pouvoirs publics et que relaieront plus tard Victor Hugo et d’autres. Elle n’aboutira cependant pas parce que sous l’apparente limitation des droits de l’auteur et de ses héritiers, se camoufle en fait la tentative de les rendre perpétuels, ce que Napoléon refuse catégoriquement.
305Ainsi, est-ce peut-être à Napoléon lui-même qu’est due la proposition de prolonger la durée de protection de la propriété littéraire dans l’ensemble des articles de l’important décret du 5 février 1810. De fait, tout comme pour réduire l’influence des théâtres on en avait réduit le nombre, cette loi s’en prend non seulement aux journalistes355, mais aux libraires et imprimeurs les moins puissants du marché.
306D’un côté, sensible aux critiques d’une certaine presse qui n’a d’autre objectif que de réaliser sa vocation critique, et de l’autre, désireux de continuer à porter l’étendard de la liberté et de la défense des plus faibles tout en redéfinissant les mécanismes de la politique de production culturelle la plus à même de servir ses intérêts, Napoléon ne se satisfait pas des mesures parcellaires qui ont jusque-là régi le marché de l’imprimé. À la place des différentes lois qui régissent séparément les questions de propriété littéraire et celles de la liberté de la presse, il veut instaurer une seule réglementation qui s’étende à l’ensemble des problèmes qui touchent les publications : il demande aux ministres de l’Intérieur et de la Police de soumettre au Conseil d’État un projet de loi sur la librairie356.
307Confronté à un double front, l’Empereur devait mener bataille à la fois contre toute source possible de sédition et, au-delà des seules considérations économiques, endiguer l’infiltration de matériel imprimé indésirable. La solution doit être globale : d’une part, il est nécessaire de réprimer la contrefaçon, surtout depuis l’annexion à la France des pays limitrophes qui l’ont toujours abondamment pratiquée ; et, d’autre part, il faut faire en sorte que le monde de l’écrit, de façon générale, rende compte à un seul ministère, de manière que, par la centralisation de l’administration de la librairie, la répression policière devienne plus efficace.
308De toutes les propositions concernant les questions de propriété littéraire, la loi retient notamment la prolongation de la durée de garantie de la propriété à la vie de la veuve de l’auteur et à leurs enfants pendant vingt ans (article 39)357 ; la possibilité pour les auteurs « soit nationaux, soit étrangers » de céder leur droit à un imprimeur ou à un libraire » (article 40) – cependant que tout livre étranger imprimé en langue française sera assujetti au paiement d’un droit d’entrée de cinquante pour cent ; la soumission des contrefacteurs « à confiscation et amende au profit de l’État » (article 41-7), laquelle sera constatée « par les inspecteurs de l’imprimerie et de la librairie, les officiers de police, et, en outre, par les préposés aux douanes pour les livres venant de l’étranger » (article 45)358.
309Quelques jours plus tard, le Code pénal du 19 février 1810 surenchérit avec les articles 425 à 429 par une définition plus précise du délit de contrefaçon de toutes les œuvres littéraires et artistiques jusque-là reconnues.
310Dès le début de son consulat et tirant profit de la situation de guerre, Bonaparte avait pris le parti de museler la presse en arrêtant « que pendant la durée de la guerre, le ministre de la Police ne laissera imprimer, publier et distribuer à Paris que treize journaux » (décret du 17 janvier 1800)359. Puisqu’il n’est plus question d’instituer la censure explicitement, le régime favorise la responsabilité de l’auteur et de l’imprimeur en les poussant à l’autocensure. Par l’arrêté du 27 septembre 1803, Bonaparte stipule encore que
[p]our assurer la liberté de la presse, aucun libraire ne pourra vendre un ouvrage avant de l’avoir présenté à une commission de révision, laquelle le rendra s’il n’y a pas lieu à censure360.
311Alors même que le mot est écrit et prononcé, il tente pourtant de conserver les traits d’un régime démocratique dans une rhétorique qui se veut habile. La logique de guerre est la meilleure formule pour justifier une autorité avec de nobles arguments.
312Mais la période napoléonienne n’en est pas à une contradiction près. Alors que la loi de 1810 était devenue applicable aux pays que les guerres du Consulat et de l’Empire ont annexés et que, par la suite, la France pouvait s’enorgueillir d’avoir introduit le « droit d’auteur dans les pays où il était peu ou pas reconnu, [ayant ainsi] joué un rôle culturel favorable en Europe361 », il reste que l’appropriation systématique des chefs-d’œuvre de l’art sous les auspices de la Révolution, des Lumières et de la liberté en constitue manifestement la face la plus sombre. Compte tenu de ces circonstances, on peut comprendre le manque de scrupule des libraires belges à défendre leur activité éditoriale essentiellement florissante grâce à la contrefaçon. En effet, à la suite du rattachement à la France, cette dernière semblait vouée à s’éteindre. Mais le conflit avec les libraires français, malgré l’avis du Conseil d’État du 12 août 1807 qui renvoie aux tribunaux la charge d’appliquer la loi sur la garantie de la propriété littéraire – jugeant qu’il n’était pas opportun d’édicter une loi spécifique362 –, s’est poursuivi par une multiplication des procédures dans un mécontentement général. Confrontée à un front similaire du côté hollandais, d’un côté la librairie française était menacée de toute part et de l’autre, les nouveaux citoyens de l’Empire formulaient des pétitions, si ce n’est pour se limiter aux territoires du pays annexé, du moins pour permettre l’écoulement des contrefaçons existantes, en s’abstenant d’en autoriser des nouvelles. « Le marquage des œuvres s’affirma un peu plus comme moyen de lutte contre la contrefaçon363 ». Quant à l’Italie, elle voyait ses auteurs mis sur un pied d’égalité avec les auteurs français. En effet, le juriste Montalivet, connu pour être favorable aux auteurs dans les discussions qui ont animé l’élaboration de la loi de 1810, est à la source « de l’un des premiers traités, sinon du premier traité international relatif à la propriété littéraire364 ». Son projet est adopté par Napoléon le 29 avril 1811 :
Art. 2. Les auteurs français et italiens, ainsi que les héritiers des uns et des autres, jouiront réciproquement, comme s’ils étaient nationaux, dans toute l’étendue de notre empire et du royaume d’Italie, des droits d’auteur assurés par l’article 39 de notre décret du 5 février 1810365.
313Ainsi, vingt ans après le projet de loi de Sieyès de 1790, liberté de presse et propriété littéraire sont de nouveau réunies dans la loi de 1810 au cœur de circonstances où ces deux aspects de l’imprimé semblent confirmer leur étroite relation, voire leur complémentarité. Cet extrait du projet de loi de Fouché en résume parfaitement l’idée :
Le but qu’on se propose d’atteindre par une loi sur la librairie, est 1° d’empêcher les contrefactions qui attaquent la propriété, découragent l’industrie et ruinent le commerce ; 2° de prévenir la publication des écrits qui pourraient troubler l’ordre public et corrompre les mœurs366.
314Dès la Restauration, et jusqu’au Second Empire, les décrets et ordonnances royales367 concernant la propriété littéraire n’ont pas eu grande importance dans l’ensemble de l’évolution du droit – à part trois décrets qui n’ont d’ailleurs fait qu’allonger la durée de protection : le premier portant jusqu’à vingt ans le droit pour les veuves et les enfants des auteurs d’ouvrages dramatiques d’en autoriser la représentation (3 août 1844), le deuxième portant à trente ans le droit de propriété garantie aux veuves et aux enfants des auteurs, des compositeurs et artistes (8-19 avril 1854) et le troisième portant le délai de protection à cinquante ans après la mort de l’auteur (14 juillet 1866). En revanche, depuis la dernière loi promulguée par Napoléon, s’il n’y a pas eu de nouvelles législations de même envergure, les débats se sont beaucoup intensifiés autour et dans la Chambre des députés, donnant ainsi toute la mesure à la fois des lois et de la pensée du droit d’auteur qui en découleront durant le siècle suivant. De fait, on peut constater dans l’ensemble que l’essentiel des polémiques pose toujours deux problèmes majeurs : d’une part, celui de la durée, plus ou moins longue, de protection des œuvres, et. d’autre part, celui de la contrefaçon qui – avec la chute de l’Empire – prend un nouveau souffle pour connaître une prospérité croissante ; mais à s’y pencher de plus près, il s’avère au fond que des considérations encore plus profondes sont en jeu.
315En effet, sans être en mesure d’épuiser une histoire riche de détails significatifs pour notre propos, mais en vue de proposer quelques idées-forces sur la question, nous nous contenterons de synthétiser quelques traits saillants des écrits de quatre grandes figures de la littérature de l’époque, de relever les principales revendications qu’ils développent et de les confronter à leurs critiques. Au fil de notre lecture, somme toute trop rapide pour l’intérêt qu’ils recouvrent, nous nous demanderons tantôt quelles sont les motivations de leurs prises de positions et de leurs argumentaires respectifs, tantôt quelle est la portée philosophique de chacun d’eux.
A. Balzac (1799-1850)
316Si, avec sa Comédie humaine, Balzac a été l’historien-romancier de son temps, « habitué [qu’il est] à faire de son âme un miroir où l’univers entier vient se réfléchir368 », il ne s’est pas moins constitué, par sa vocation première de philosophe369, comme la conscience des gens de lettres de la première moitié du XIXe siècle. En 1834, il écrit une Lettre adressée aux écrivains français du xixe siècle où il exhorte ses confrères à se rebeller contre les lois de propriété en vigueur et à s’organiser en association pour résister contre ce qu’il désignera comme les « plaies » de la république des lettres de l’époque. De fait, on comprend à la fin de cette lettre que, malgré le fait qu’il n’en fut pas le fondateur, Balzac a été sans conteste l’instigateur du projet de Société des gens de lettres.
317Constatant amèrement que le monde de la littérature, ce « frétillement des intelligences » qui caractérise son siècle, est miné par un « mal purement commercial370 », Balzac articule dans sa lettre trois principales causes. La première est la loi même qui a été promulguée pour protéger le droit des auteurs (« La Révolution française, qui se leva pour faire connaître tant de droits méconnus, vous a plongés sous l’empire d’une loi barbare371. »). Pour lui, la loi, qui n’accorde aux héritiers de l’auteur que les vingt ans accordés par le décret napoléonien de 1810, est littéralement une « exhérédation » odieuse qui va à l’encontre de la perpétuité qu’il reconnaît comme un droit naturel avant la lettre des lois elles-mêmes.
318Héritier en cela de Diderot, de Le Chapelier et de Beaumarchais, dont il se réclamera à plusieurs reprises, il considérera de manière plus explicite, dans un mémorandum présenté en 1841 à la Commission sur la propriété littéraire de la Chambre des députés, que la prolongation de la durée de protection des œuvres à cinquante ans que l’on propose est insignifiante et même absurde.
319Signalons tout de même au passage qu’alors que revient la troublante image, et plutôt idéale, de cette propriété créée aux confins de la terre et du ciel, l’auteur du Père Goriot insiste pourtant sur la pauvreté où les lois de propriété littéraire ont réduit les écrivains en « donnant » leurs œuvres aux libraires372. De fait, la récurrence des vocables appartenant à l’aspect matériel de la question littéraire révèle chez l’auteur une préoccupation essentiellement pécuniaire. En effet, après avoir repris à son compte « [d]es mœurs ! [...] le grand cri de Rousseau », on ne peut être indifférent à la profusion des occurrences constituant le réseau obsessif de l’argent (« Parlons donc capital, parlons argent373 ! »). À part les nombreuses et différentes formes de « riche » au sens propre (et par conséquent son réseau opposé « pauvre », « dépouillés », « mendiant », etc.), tout le long de la Lettre se répètent à satiété les mots « argent », « trésors », « prix », « capital », « question financière », « commerce », « budget », « millionnaires », « mesquinerie », « recette », « obole », « cher », « pensions », « avarice », « intérêts », « profit », « balance commerciale », « bien-être », « succès », « marchands », « fiscs », « fortune », etc. Vers la fin du texte, le propos est encore plus explicite :
Non, les plus beaux ouvrages ont été fils de l’opulence. [...] Raphaël puisait dans les trésors de la cour de Rome ; Montesquieu, Buffon, Voltaire étaient riches. [...] Sénèque, Virgile, Horace, Cicéron, Cuvier, Sterne, Pope, Lord Byron, Walter Scott, ont fait leurs plus belles œuvres quand ils avaient honneurs et fortune374.
320De fait. Baudelaire l’a bien compris lorsqu’il le dépeint comme « la plus forte tête commerciale et littéraire du XIXe siècle », « le cerveau poétique tapissé de chiffres comme le cabinet d’un financier [...] l’homme aux faillites mythologiques, aux entreprises hyperboliques et fantasmagoriques dont il oublie toujours d’allumer la lanterne ; le grand pourchasseur de rêves, sans cesse à la recherche de l’absolu375 ». En ce sens, et dans la pure tradition des écrivains français, qui consiste à regarder envieusement376 la prospérité de leurs confrères britanniques et que nous avons vue remonter jusqu’au début de la vie de Voltaire, Balzac – criblé de dettes – évoquait plaintivement, dans une lettre à Mme Hanska, la fortune de Dickens :
Je crois avoir le placement de 3 nouvelles, à 2 ou 3 mille chaque, et je vais essayer d’en brocher une en deux jours. Trois fois cet effort me sauverait. C’est Laurent-Jan qui m’a donné cette idée, avec Le cricri du foyer de Dickens. Ce petit livre est un chef-d’œuvre sans aucun défaut. On paye cela 40 000 fr. à Dickens. On paye mieux en Angleterre qu’ici377.
321C’est que Balzac, à l’instar de ses illustres prédécesseurs qui comparaient la propriété de l’œuvre à celle de la terre et des choses matérielles, considère que le « commerce du livre repose aujourd’hui sur une nécessité aussi forte que celle du commerce des grains378 », qu’il faut « obtenir qu’un volume se fabrique exactement comme un pain, et se débite comme un pain, qu’il n’y ait d’autre intermédiaire entre un auteur et un consommateur que le libraire379 », qu’il est déplorable de voir « le pays [qui] s’émeut pour ses forgerons, [...] tremble pour ses vignerons [...] [et] pleure [...] à propos de ses cotons filés380 » et qu’il ne reste enfin plus qu’« à rendre la pensée égale au ballot381 ». N’échappant cependant pas à la contradiction qui caractérise quelques aspects de son texte, tout en insistant sur la participation active des lettres aux réalités commerciales traditionnelles et la nécessité de les y assimiler, Balzac ne cesse d’invoquer par ailleurs la supériorité de l’intelligence (« L’intelligence est une plus haute dame que le comte de Tours n’était grand, songez-y382 ! »), de la valeur spécifique des produits de l’esprit (« Ses créations sont un trésor, le plus grand de tous ; il produit sans cesse, il rapporte des jouissances et met en œuvre des capitaux ; il fait tourner des usines383 ») et, par là, la particularité, socialement et matériellement incommensurable, du fruit de l’esprit :
Nous apportons à un pays des trésors qu’il n’aurait pas, des trésors indépendants et du sol et des transactions sociales ; et, pour prix du plus exorbitant de tous les labeurs, le pays en confisque les produits384.
322Cela étant dit, développant l’argument, souvent repris par les littérateurs, du temps nécessaire à une œuvre pour prendre de l’importance et offrir les fruits de sa maturité, Balzac rapporte toute la question de la durée de protection de la propriété littéraire à la logique économique où tout investissement doit nécessairement restituer des dividendes.
323Ainsi, quelle que soit la période qui serait accordée aux héritiers de l’auteur et conformément à la proportionnalité en vigueur dans le monde du commerce et de la finance, pour Balzac, seule la perpétuité serait à même de compenser son investissement.
324À la première plaie que représente la loi inique, Balzac en relève « une autre plus hideuse, et dont ne rougissent ni l’Europe ni la France, intellectuellement plus grande que l’Europe, et qui ne la défendra pas contre la barbarie par ses armes seulement, mais aussi par ses écrits385 ». On comprendra par cette démonstration de chauvinisme qu’il s’agit de la contrefaçon belge pour laquelle notre auteur, grande victime comme Dickens en sol américain, a nourri une haine maladive puisqu’il la rend littéralement responsable de son infortune personnelle.
325Malgré son désaveu de l’État et de son action (« nulle protection à l’intérieur, voilà l’effet du gouvernement institué386 » ; « Non, le gouvernement ne fera rien387 ») et de tout l’appareil législatif (« nous ne devons jamais compter ni sur les Chambres ni sur l’Académie388 »), Balzac en appelle néanmoins à l’institution des douanes (« À quoi servent les douanes389 ? ») pour faire endiguer le flot de livres que les libraires belges font écouler en France.
326Mais les éditeurs belges ne voyaient pas les choses de la même manière :
Les éditeurs de Paris raisonnent [...] comme si la contrefaçon leur enlevait leurs chalands. Mais les lecteurs des éditions de Paris et ceux de la contrefaçon composent deux classes distinctes : dans la première sont placés les riches étrangers qui veulent avoir, par goût ou par ton, tous les livres français édités à Paris ; dans la seconde sont tous ceux qui lisent parce qu’ils peuvent le faire à bon marché [...]. Les lecteurs de tel ouvrage paru à Bruxelles n’auraient jamais celui de Paris390.
327Approvisionnant un marché parallèle et ne chevauchant pas celui de leurs collègues parisiens, ils estiment que les livres édités à Paris sont tellement hors de prix391 qu’ils ne peuvent intéresser qu’une classe sociale aisée, voire riche, même pas française, étrangère et pour des raisons fort superficielles. Par ailleurs, les prix pratiqués par les librairies belges sont si abordables qu’ils peuvent être acquis par les Belges eux-mêmes. C’est dire que, sans cette entreprise de piraterie littéraire, la progression de l’alphabétisation, voire le développement culturel de la Belgique, dévastée par l’extension napoléonienne de la Révolution, aurait été franchement retardé.
328De fait, on voit déjà poindre, à l’horizon de la critique dont la contrefaçon fait les frais, l’argument (très économique dans le vocabulaire de tout spécialiste, mais uniquement fondé sur les statistiques et les doctes conjectures) du « manque à gagner ». Ce dernier, spectre effrayant de toutes les entreprises commerciales modernes, se réduit parfois à n’être qu’un ultime motif désespéré d’incriminer son concurrent plutôt que les défaillances qu’un environnement commercial, voire tout un système économique, à la fois de plus en plus vaste et interdépendant, contribue à faire éclater au grand jour. Le droit d’auteur moderne recourt également volontiers à l’argument du manque à gagner pour montrer le tort que fait subir toute dérogation au respect absolu de la propriété littéraire. Cependant, on peut noter avec Gillian Davies que le système du copyright a toujours été plus tolérant quant aux exceptions faites en vue de répondre aux revendications de la société, car celle-ci reste, en vertu notamment de la fameuse clause d’encouragement des arts et des sciences de la Constitution américaine (I, 8, 8), un acteur important dans l’échiquier du droit392.
329En fait, depuis la chute de l’Empire, et pour le malheur de Balzac, la « contrefaçon belge » – ainsi désignée par les Français – a retrouvé une activité plutôt florissante d’autant que « la réimpression des livres français »– ainsi désignée par les Belges et les Hollandais – était une activité parfaitement légale depuis l’arrêté du prince de Hollande du 23 septembre 1814393. Elle était « favorisée par Guillaume 1er, qui, confondant la liberté de la presse avec celle de la contrefaçon, voyait en elle l’une des branches maîtresses de l’industrie de son royaume394 ». Encore une fois, bien que mis sur le compte de la « confusion » dans ce cas, le rapport étroit entre la propriété littéraire et la liberté de la presse est établi. Alors que des considérations plutôt économiques semblent se refléter dans l’interprétation qui est faite de l’intention du souverain hollandais, il est également possible de la traduire sur un plan culturel. En favorisant la liberté de réimprimer les ouvrages français, non seulement les Belges francophones ont accès à la littérature en langue française, mais par là même contribuent à se constituer une culture propre. En règle générale, la création littéraire, de même que scientifique, ne se fait pas en isolation des autres, mais par leur lecture et leur traduction. Si cette proposition semble contredire certains des principes acquis du droit de la propriété littéraire (le fait que ce soit une « propriété »), elle n’en remet pas pour autant complètement en question les mécanismes de partage entre les traducteurs de la culture commune et le public, ses véritables producteurs.
330En appui indirect de la thèse qui défend l’absence de création originale – ex nihilo – dans les œuvres littéraires, les Belges s’empressent parfois de rétorquer, à l’accusation de vol et de contrefaçon, que les Français sont des plagiaires :
N’est-il pas notoire que MM. Janin, Henri de Latouche, de Balzac, Loève Weimar et d’autres, tous grands adversaires de la contrefaçon, ont donné souvent, comme des compositions qui leur appartenaient, des ouvrages entiers qu’ils avaient traduits de l’allemand ou de l’anglais395 ?
331La question ainsi posée soulève celle de savoir si la zone qui recoupe la traduction, l’inspiration et l’adaptation n’est pas exactement l’origine même de ces œuvres dites « originales » que le droit de la propriété protège en priorité. L’œuvre, toujours essentiellement traduite, serait en quelque sorte l’occasion offerte à toutes les intelligences entreprenantes de construire librement une parcelle de l’espace culturel public. Plus proche en cela de la conception du copyright que de celle du droit d’auteur français, les auteurs seraient ainsi les dépositaires d’une exclusivité limitée, non seulement sur le plan de la durée du droit de protection, mais également sur celui de la liberté d’expression396.
332Sur toile de fond de liberté de presse dans le royaume des Pays-Bas, la rigoureuse censure des Bourbons, surtout sous Charles X, ne contribue pas à l’objectivité des points de vue de part et d’autre de la frontière en ce qui concerne la contrefaçon. Mais elle était une double source de satisfaction : d’une part, pour les éditeurs belges qui sont devenus l’un des fleurons de l’économie du pays, et d’autre part, pour les écrivains français qui y voyaient le moyen d’échapper à la censure.
333Par ailleurs, la librairie belge est loin d’avoir causé du tort à la librairie française. Au même titre qu’une traduction qui prolonge la vie d’une œuvre, et lui ouvre de nouveaux horizons culturels en la diffusant au-delà de son lieu d’origine, « la contrefaçon belge l’a aidée [la librairie française] à se grossir puisqu’elle a fait naître le goût de la littérature française partout où elle avait installé des comptoirs397 ».
334Cela est d’autant plus vrai que certains auteurs eux-mêmes avaient intérêt à être contrefaits, sans quoi leur réputation aurait eu plus de peine à s’établir, au point que certains en étaient même littéralement ravis, à l’instar de Théophile Gautier à qui cette pratique a apporté succès et notoriété. D’autres en étaient jaloux : « Arsène Houssaye, dont le temps n’a pas retenu le nom, trouvait même injurieux de ne pas être contrefait398 ». D’autres encore s’en sont vantés : « Victor Hugo comptant à Bruxelles, en 1837, cinq contrefaçons des Voix intérieures, écrivait à sa femme : “Je me suis vu affiché partout, à Bruxelles, Anvers, et imprimé dans tous les formats399” ».
335Balzac était certainement l’un des plus virulents dénonciateurs de la contrefaçon belge, d’autant qu’il y voyait la cause immédiate et certaine de son infortune : « J’ai trente ans, plus de 200.000 francs de dettes, la Belgique a le million que j’ai gagné400 ».
336Or, toujours dans sa Lettre aux écrivains français, il développe une troisième et dernière « plaie » par laquelle il explique la nécessité de former une société des gens de lettres : l’adaptation théâtrale – qui est sans aucun doute une forme de traduction. Étrangement, alors que Balzac se donnait pour modèle Beaumarchais non seulement comme instigateur de la consécration du droit des auteurs, mais comme l’un de ses premiers rêves littéraires d’être également un génie du théâtre401, il voit l’art dramatique comme une menace supplémentaire. Ce n’est certes pas le théâtre en lui même qui le heurte, mais l’adaptation théâtrale non autorisée qu’il perçoit comme un vol, une contrefaçon.
337De fait, il est remarquable de constater que, même si la plupart de ses revendications (sauf la perpétuité) seront finalement sanctionnées par les lois ultérieures relatives au droit d’auteur, Balzac les étend bien au-delà. Il met en effet sur le même pied d’égalité la contrefaçon, l’adaptation et le plagiat. Bien plus, il considère « [l]a prise d’une idée, d’un livre, d’un sujet, sans le consentement de l’auteur » comme une seule et même chose. C’est ce qui explique son assimilation des objets matériels du commerce à ceux de l’esprit. Prendre un objet et prendre une idée sans autorisation ne peuvent, dans la théorie du droit d’auteur, en aucun cas s’équivaloir, puisque ce dernier ne protège pas le contenu mais seulement la forme.
338Bien que ce soit dans ce cadre spécifique que Balzac – contrairement à l’image très matérialiste qui le caractérise – invoque la nécessité de respecter, sans le nommer, le droit moral des œuvres, il reste que c’est essentiellement le « complexe d’infériorité pécuniaire » qui motive, selon nous, ses plaintes :
L’auteur dramatique n’ignore pas qu’un livre, après vous avoir coûté de grands labeurs, après avoir exigé la patiente sculpture du style [...], ne se paie pas quinze cents francs ; tandis que la pièce faite avec ce livre, quand la pièce tombe, vaut la contribution foncière d’un village quand elle réussit402.
339En fait, au-delà de la contrefaçon et de la loi sur le droit d’auteur, il ne se limite pas à imputer la crise de la vie littéraire de son époque à ses confrères auteurs dramatiques les moins scrupuleux, puisque même le public des lecteurs n’est pas épargné. Il en accuse la « mesquinerie ». Alors qu’ils n’hésitent pas à payer de grandes sommes pour écouter un concert ou aller à l’opéra, ces mêmes amateurs de « grande littérature », ces « gens riches » et avares, plutôt que de payer un livre, préfèrent plutôt se passer les livres ou consulter les cabinets littéraires où ils peuvent les emprunter :
Qui de nous n’a pas entendu dire à des millionnaires : « Je ne puis pas avoir tel livre ; il est toujours en lecture !403 ».
340Pourtant, si la chaleur du plaidoyer peut paraître parfois aveuglante, une explication objective du phénomène de pillage par la profession dramatique semble mériter l’attention : c’est que le théâtre, entreprise à but lucratif, a besoin d’être nourri d’œuvres, même si la qualité devait s’en ressentir ou, alors, recourir à la contrefaçon ou au plagiat.
341Ainsi, s’exprimant au nom de tous les littérateurs français, Balzac juge que l’état et l’étendue de la protection de la propriété littéraire des années trente et quarante laisse à désirer. Et que, tout en souhaitant éviter les procès fastidieux et se suffire de règlements à l’amiable, à huis clos, entre les deux sociétés (auteurs dramatiques et gens de lettres), il appelle à l’établissement d’une convention qui serait susceptible d’être « converti[e] en article de loi404 ». D’où la proposition pionnière de Balzac de créer ce qui deviendra la Société des gens de lettres de France.
342Très différent de Beaumarchais, qui a toujours cru dans les vertus de la Révolution et de ses institutions malgré les années noires qu’il a traversées. Balzac semble en revanche avoir une attitude plutôt ambiguë envers les lois et les mécanismes d’ordonnancement législatif :
Réunis, nous sommes au-dessus des lois, car les lois sont dominées par les mœurs. Ne constatons-nous pas les mœurs ? La civilisation n’est rien sans expression. Nous sommes, nous savants, nous écrivains, nous artistes, nous poètes, chargés de l’exprimer. [...] Réunis, nous sommes à la hauteur du pouvoir qui nous tue individuellement. [...] Ainsi, nous pourrons tendre la main au génie méconnu, dès que nous aurons conquis un trésor commun, en reconquérant nos droits405.
343En fin de compte, la colère passée, Balzac se résout à l’évidence : pas de changement possible sans passer par un amendement législatif :
Mais notre assemblée dût-elle se dissoudre après avoir fait cesser les maux de la contrefaçon, celui du timbre, et obtenu de nouvelles lois sur la propriété littéraire, elle aurait assez fait et pour le présent et pour l’avenir406.
B. Vigny (1797-1863)
344Après la loi de 1810, promulguée sous l’Empire, plusieurs textes soulignent le souci des souverains bourbons, puis de la monarchie de Juillet, d’améliorer l’état des auteurs et des artistes de France en se penchant sur leurs intérêts et ceux de leurs héritiers. Le progrès de l’industrie typographique conjugué au potentiel du « génie français »– sur lequel on ne pouvait être qu’unanime – sont tels que ce secteur d’activité d’un commerce prometteur ne pouvait être encouragé sans promouvoir en même temps la condition des écrivains.
345C’est pourquoi le pouvoir exécutif avait tout intérêt à songer aux familles des auteurs en faveur desquelles de nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer la situation de misère et d’indigence où elles sont parfois réduites. C’est ainsi que, à la suite des rapports et projets de loi préparés par le vicomte de La Rochefoucauld en 1825, par le comte de Ségur en 1836, par le ministre Salavandy et le vicomte Siméon en 1839, dont aucun n’avait été retenu ni par le gouvernement ni par la Chambre des pairs407, Alfred de Vigny prit la parole pour le compte de la petite-fille du dramaturge Sedaine dans une lettre ouverte aux députés datée du 15 janvier 1841 : De Mademoiselle Sedaine et de la propriété littéraire408.
346Bien que le ton romancé du poète commence par dramatiser quelque peu le portrait de Mademoiselle Sedaine venue se plaindre à lui parce « qu’on venait de lui lire un livre où [il] parlai[t] de son père », il n’aura de cesse de s’élever jusqu’à devenir clairement revendicateur. Vigny rappelle d’abord que les droits d’auteur qui lui revenaient, pendant dix ans après la mort de son père, ont été interrompus sous le coup de la loi révolutionnaire, toujours en vigueur et confirmée par celle de l’Empire. Après Napoléon qui lui octroya une pension, c’est Louis XVIII qui l’augmente jusqu’au jour où elle vit « un ministre rayer, par fantaisie, en jouant avec sa plume, les douze cents francs qu’on lui avait conservés et les réduire à neuf cents. Il y a de cela plus de onze années409 ».
347Après un long panégyrique de la vie et de l’œuvre de Sedaine où il souligne la particularité de la profession dramaturgique dont il fait également partie (« L’épreuve la plus sévère pour le rare génie de la Composition, c’est le théâtre410 »), Vigny s’en prend enfin clairement à la loi encore en vigueur, « trop heureux de n’avoir point cette fois à faire de reproches à la société. Et de n’avoir à examiner qu’une question de droit411 ». Réagissant à la séance de la chambre des pairs du 28 mai 1839, puis aux travaux des députés de la même année, il commence par s’attaquer aux adversaires idéologiques de la propriété littéraire et en appelle au respect de « l’homme de la pensée ».
On dirait que certains hommes sont préposés à l’abaissement des lettres, ce noble pouvoir ! comme si les résistances et les infortunes n’y suffisaient pas. Ils travaillent sans relâche à décourager les plus jeunes et les plus enthousiastes écrivains ; ils reviennent sans cesse à la charge, et jettent leur glace sur toute source chaude qui perce dans l’ombre ; on dirait qu’un silence universel, qu’une mort complète de l’art, peuvent seuls les calmer412.
348Alors que « l’écrivain a dû cesser d’être bateleur, parasite, laquais et mendiant comme ceux des siècles passés413 » ayant pu « être aux gages d’un financier et lui écrire : J’ai l’honneur de vous appartenir414 », Vigny affirme que l’écrivain aspire désormais, comme tout individu de l’ère postrévolutionnaire, à la dignité, à l’indépendance et au respect consacrés « par des institutions achetées assez cher, du plus pur de notre sang415 ». Même si l’on peut s’étonner du cautionnement d’institutions nées de la Révolution par un chevalier de la vieille noblesse fidèle aux Bourbons, il n’en reste pas moins que la seule famille à laquelle il fait vœu d’allégeance est bien celle des lettres, même si, à l’instar de Balzac, il lui reproche son silence complice et d’avoir laissé croire
[…] que les hommes de lettres en sont venus à faire trop bon marché des lettres et d’eux-mêmes, et à se laisser classer trop bas416.
349Des débats de 1839 – auxquels il semble avoir assisté – autour du projet de loi sur la propriété littéraire, notre auteur relève deux éléments corollaires, mettant opportunément en exergue, encore une fois, l’enjeu fondamental qui anima les controverses idéologiques du siècle. En effet, il déplore dans un premier temps la réduction de l’étendue du droit de propriété de cinquante ans (proposition de Portalis) à trente ans post-mortem le conduisant, par suite, à s’insurger contre les défenseurs des intérêts de la société qui insistent pour faire tomber l’œuvre littéraire « dans le gouffre du domaine public » et, par là, dans l’escarcelle des entrepreneurs de théâtre, sans rien laisser aux véritables héritiers417.
350C’est que Vigny, voulant dépasser le marchandage des durées limitées de protection pour la seule perpétuité, n’en rejette pas moins la nécessité de « trouver un moyen d’accorder le droit des héritiers avec le droit de la société ». C’est pourquoi, il propose le « domaine public payant »– qu’invoquera également Victor Hugo plus tard –, c’est-à-dire que « la propriété soit partagée entre la Famille et la Nation418 ».
351En fait, il s’agit d’un droit de propriété qui donne aux héritiers un bénéfice héréditaire sur une œuvre, sans pour autant qu’ils aient la prérogative d’autoriser ou d’interdire la représentation d’une pièce, la traduction ou la reproduction d’un ouvrage. Avec ce moyen, on voit que la priorité est clairement donnée au droit pécuniaire provenant de l’œuvre et que le droit moral419 a en revanche une moindre importance. Notons cependant que, par cette proposition, Vigny n’est pas si éloigné qu’il le prétend des positions dont se réclament les idéologues du socialisme, puisqu’à la formule « la propriété est abolie », on pourrait voir correspondre celle de Proudhon : « la propriété c’est le vol420 ».
352Ajoutons encore qu’à l’argument que l’on invoque en faveur du « droit du public » et de la société dont les créateurs doivent reconnaître les mérites partagés421, Vigny en oppose un autre qui révèle chez lui un degré de compétence en matière de propriété littéraire autrement plus important que chez Balzac. En effet, puisque le droit d’auteur ne protège pas l’idée ni le contenu d’une œuvre littéraire, mais seulement sa forme, il estime que par rapport à cette dernière la société n’a aucun mérite et ne saurait prétendre à être associée à l’entreprise de l’auteur.
353Vigny suppose d’abord qu’il existe une stricte séparation entre la forme et le fond au point que, si l’on peut reconnaître à la société un crédit pour ce dernier, la source de la première en est forcément différente et ne peut être qu’exclusive à l’auteur. Ensuite, il laisse également entendre que la forme est totalement originale et qu’elle ne s’inscrit pas dans l’historicité du patrimoine littéraire commun. Par conséquent, elle relève de ce qu’il est convenu d’appeler une conception « romantique » de l’auteur, vu non seulement comme propriétaire de sa création, mais aussi comme mage, prophète, voire thaumaturge puisque unique source du beau, de la valeur ajoutée. Pareille conception de l’œuvre littéraire n’est évidemment pas étrangère au droit de la propriété littéraire ; elle en est même la catégorie par laquelle se construit la norme en droit d’auteur continental plus particulièrement. Même si Michel Vivant cite volontiers Proust pour décrire la création comme un processus relevant de la logique organico-historique et non du prodigieux (« Le grand écrivain [...] est comme la graine qui nourrit les autres de ce qui l’a nourrie d’abord elle-même422 »), il n’en conçoit pas moins que l’œuvre « est une création [...] de forme qui procède d’un auteur [...], création considérée dans son abstraction, c’est-à-dire indépendamment du support qui peut être le sien, mais néanmoins (normalement) perceptible par les sens et donc exclusive de la simple idée423 ». C’est dire qu’en sus de la séparation qui intervient entre l’idée et son expression, entre en ligne de compte l’originalité de cette dernière (« qui procède d’un auteur ») entendue comme « l’empreinte de la personnalité de l’auteur424 ».
354Les yeux bandés comme ceux de la justice, la loi n’interviendrait donc pas dans l’estimation de la valeur esthétique d’une œuvre, si ce n’est qu’en décidant de se référer à des catégories de théorie littéraire particulière pour décrire les objets du droit qui les administre, elle ne peut qu’en assumer les conséquences axiologiques et le parti pris. En effet, le droit d’auteur n’est pas aussi objectif et impartial qu’il veut bien le montrer, puisque, en ce qui concerne la traduction par exemple, le droit a dû prendre le parti de la classer parmi les œuvres dérivées, c’est-à-dire non originales, ce qui est aujourd’hui largement contesté dans la littérature traductologique.
355Moins virulent en cela que Balzac à l’endroit du public, Vigny reconnaît cependant à celui-ci le mérite d’avoir le goût et, par là, la prérogative de faire vivre les auteurs parce qu’il est le seul juge et le seul pourvoyeur de ses héritiers après sa mort.
356En terminant sa lettre, Vigny souligne la particularité de l’occupation du littérateur – tout en lui refusant l’appellation de « carrière » parce que « chaque production est un début » – et se résigne à la concevoir comme une « loterie », une « escalade » répétée, une reconquête permanente de l’approbation du public.
357C’est dire enfin que, par le recours aux développements théoriques sur les questions de propriété littéraire, tels que présentés auprès des représentants du corps législatif, Vigny cherche non seulement à défendre le droit des écrivains, mais également à façonner leur compréhension du droit qui doit être juste, rationnelle, humaine :
[...] on vous a démontré que la loi présente est non seulement cruelle, mais insensée...425
358C’est que, derrière chaque ordonnancement législatif, il faut – infatigablement – retrouver le principe de justice et, à chaque fois qu’il aura l’air de s’être éclipsé parce que le monde a changé, le rechercher encore.
C. Lamartine (1790-1869)
359Si l’on ne connaît de Lamartine que les Méditations poétiques, on peut s’étonner d’apprendre qu’il eut en même temps une carrière politique, qu’il fut un malheureux candidat aux élections présidentielles de l’éphémère Deuxième République de 1848, et qu’il mourut ruiné, malade et bénéficiaire d’une rente viagère dans une maison offerte par la charité officielle. Mais l’étonnement atteint son comble lorsqu’on le voit cité dans un savant traité de droit de la propriété littéraire pour avoir été, en mars 1841, le rapporteur d’une commission sur la même question et tenir un discours très avisé – quoique déclamatoire – pour décrire les principes qui ont guidé l’élaboration d’un projet de loi sur le droit de la propriété des auteurs et des artistes426. Bien souvent, la raison de cette surprise en est que la conception que l’on se fait du poète romantique tient essentiellement dans le lyrisme égoïste auquel se réduiraient ses principales préoccupations.
360Or, à l’instar d’autres mages romantiques comme Victor Hugo, Lamartine portait en lui une idée du sacerdoce poétique, de la mission qu’il devait accomplir auprès des hommes en s’engageant notamment dans l’activité politique. Mais comme dans bien des cas, l’investiture des « prophètes » (« Il est évident que Dieu a son idée sur moi427 ») s’obtient au prix d’un voyage initiatique. C’est en effet au lendemain de son pèlerinage en Orient, où il a souffert la mort de sa fille, que sa conception spiritualiste du lyrisme parvient à dépasser sa propre personne pour s’élargir aux autres :
Puis mon cœur insensible à ses propres misères,
S’est élargi plus tard aux douleurs de mes frère428.
361Pendant la révolution de juillet (1830) et jusqu’à la première renaissance de la République (1848), qui suscitera tant d’espoirs pour les hommes de sa génération, l’objectif sera donc de changer non seulement la poésie, mais la politique elle-même. Désormais, la poésie de Lamartine « sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser429 ». Accompagnant l’humanité dans son progrès, la poésie doit « se faire peuple et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie430 ». Dès lors, Lamartine se présente littéralement comme un poète social, messianique, et c’est dans l’action politique qu’il tentera de traduire ses nouveaux idéaux.
362Partisan d’un néo-christianisme démocratique et social à la Hugo, Lamartine n’en est pas pour autant devenu un écrivain révolutionnaire, son attachement à la propriété privée, et foncière plus particulièrement, ayant été la cause principale de sa déchéance financière. Alors qu’il faisait montre d’une attitude critique à l’endroit des légitimistes rétrogrades de la Chambre des députés – auxquels il était naturellement affilié, mais dont il était distant –, Lamartine était cependant connu pour ses revendications « humanitaires » et ses demandes d’améliorations sociales et économiques qui le rapprochaient, sans s’y confondre jamais, des socialistes d’extrême gauche. À telle enseigne que, dès 1843, il passe à l’opposition radicale pour mieux faire front à la montée du prolétariat, ce qui lui vaudra la perte d’une large part de son audience populaire, et ce jusqu’à son anéantissement politique par Louis-Napoléon Bonaparte en 1848.
363Cela montre d’ores et déjà l’ambiguïté des positions de Lamartine sur la propriété littéraire. En effet, sans entrer dans les détails de son projet de loi, notons ce premier argument, maintenant familier, qui consiste à asseoir la légitimité du travail de l’esprit en prenant pour référence celle du travail matériel. Or, tout en faisant la distinction entre la dimension idéelle et matérielle du livre, il n’en souligne pas moins les polarités qui les opposent. Si l’on peut noter avec Jean Mathyssens « la mise en évidence par Lamartine de l’aspect du droit moral du droit d’auteur431 » (« La nature même de cette propriété, toute personnelle, toute morale, toute indivisible dans la pensée432 »), il est cependant manifeste que le statut de l’œuvre de l’esprit, par rapport à sa matérialisation physique dans l’objet du livre, possède une valeur particulière qui la promeut à un rang incomparablement plus élevé que toute autre propriété. Alors que le « livre tombe dans la circulation commerciale », l’idée « ne tombe jamais dans le domaine inférieur d’une loi pécuniaire ».
364Ainsi, en parfait désaccord avec la philosophie traditionnelle du droit d’auteur à venir, pour Lamartine, il n’est objet de commerce que le livre (« qui rend la pensée palpable comme le caractère qui la grave433 »), tandis que l’idée est un don philanthropique qui ne souffre pas les transactions humaines (« L’idée vient de Dieu, sert les hommes et retourne à Dieu en laissant un sillon lumineux sur le front de celui où le génie est descendu434 »). Mais ce platonisme qui sépare l’idée de la chose ne manque pas d’incohérence lorsqu’on lit plus loin que « [c]ette propriété existe, se vend, s’achète, se défend comme toutes les autres435 », qu’elle est « indivisible » par sa nature et que, habillée des oripeaux de la contrefaçon, elle est une « spoliation criante ». Si l’idée est un don, alors la fabrication du livre à partir de ce dernier ne peut être raisonnablement considérée comme un vol. C’est que, contrairement à Vigny qui a posé la traditionnelle césure entre la forme et le contenu pour distinguer l’objet du droit, Lamartine a confondu ces derniers et réduit l’objet du commerce à l’incarnation physique que représente le livre.
365À pousser cette logique de la dualité jusqu’au bout, on serait tenté de penser que le bénéfice de l’œuvre, au lieu de se partager entre la société (par sa divulgation et une courte durée de protection) et la famille de l’auteur, se fait entre cette dernière (par une protection d’un demi-siècle) et les éditeurs. À l’auteur, ses ayants cause et à l’éditeur le reste, produit vénal sans importance qui, paradoxalement, suscite tant de passion. Alors que Lamartine s’est refusé, au nom des membres de la Commission, à trancher la question de la perpétuité ou de la durée limitée, prétextant qu’ils n’agissaient pas comme « philosophes » mais comme « législateurs436 », il a néanmoins laissé échapper (à peine, puisqu’au conditionnel passé) l’avis des premiers en proclamant « théoriquement la perpétuité de possession des fruits de ce travail437 ». Une page plus loin, il ne peut que tirer la conclusion logique de toute sa rhétorique :
Le jour où le législateur, éclairé par l’épreuve qu’elle va faire d’elle-même, jugera qu’elle peut entrer dans un exercice plus étendu de ses droits naturels, il n’aura qu’à ôter cette borne ; il n’aura qu’à dire toujours où notre loi a dit cinquante ans, et l’intelligence sera émancipée438.
D. La critique socialiste
366Celui qui imagina la création du « parti social »– parti politique nouveau et réconciliateur, « c’est-à-dire un rassemblement d’hommes qui fût représentatif de la société439 » – ne semble pas aussi favorable aux intérêts de la société qu’il le prétend. En effet, alors qu’il fait le pari qu’il n’est de gouvernement viable que celui qui repose sur « l’idée des masses440 » (« prolétariat industriel compris441 »), qu’il faut totalement s’abandonner à la logique démocratique et que « l’exercice universel des droits présente plus d’avantages que de dangers442 », Lamartine n’en est pas moins violemment pris à partie par les rédacteurs de La Phalange, journal fouriériste de science sociale443, qui commente son projet de loi d’un point de vue rigoureusement social.
367Dans les colonnes du journal, le commentaire publié sur plusieurs numéros pose le problème des « contrepoids nécessaires pour maintenir, vis-à-vis de la propriété privée, le droit imprescriptible des masses444 ».
368Prenant au mot Lamartine lorsqu’il compare la propriété littéraire à la propriété foncière, le rédacteur du journal constate que la conclusion logique du raisonnement du poète-député est incohérente. En effet, alors que le droit de propriété est octroyé sur le produit du travail en général, l’auteur se demande en premier lieu ce qui appartient légitimement à celui qui a cultivé une terre. Concluant qu’il s’agit de la récolte et de la plus-value qu’il aura donnée au champ cultivé, il considère que ce sont là les seuls éléments qui méritent rémunération ; et que « le fonds même, la terre brute, le capital primitif n’est pas un produit de l’industrie de l’Homme : don, il ne [peut] pas devenir la propriété privée de celui-ci, au même titre que les fruits et la valeur ajoutée au sol par l’exploitation445 ». En ce sens, la compréhension de la propriété même de la terre fait déjà l’objet d’une confusion. Le problème est que l’on confond les valeurs ajoutées avec le fonds commun lui-même, « qui est le patrimoine inaliénable de tous les hommes ». À l’instar de Proudhon plus tard – lui-même héritier de la lignée du socialisme utopique de Charles Fourier446 –, c’est la conception de la propriété elle-même qui constitue la pierre d’achoppement entre les mutualistes sociaux et les tenants d’une pensée libérale plus largement répandue447. Alors que la terre est considérée par les rédacteurs de La Phalange comme un fonds commun, elle est par ailleurs possédée par quelques-uns qui ne sont légalement obligés à rien envers la partie de la population qui ne possède pas. Sans entrer dans les détails du mode de gestion alternatif que les fouriéristes proposent, il suffira de signaler que, tout en admettant que Lamartine assimile le travail intellectuel au travail corporel, le vice de compréhension qui entoure la constitution actuelle de la propriété foncière est tel « qu’en la prenant pour modèle de la constitution à donner à la Propriété littéraire, on cour[t] le risque de s’égarer448 ». En effet, l’équivalent dans cette dernière, représentée par le fonds commun dans la propriété territoriale étant inexistant, on ne peut raisonnablement mener l’analogie jusqu’au bout, « à moins qu’on ne voulût considérer [...] la masse des idées en circulation au moment où l’écrivain exécutait son œuvre, et dont il dût s’inspirer ».
369Or, même dans cette éventuelle interprétation d’un « fonds commun intellectuel », l’assimilation ne serait toujours pas juste puisque, contrairement au mode d’appropriation de la terre qui devient nécessairement exclusif, l’usage ou l’appropriation multiple de « la masse d’idées »– idées et formes – est tout à fait possible, puisque ces dernières sont partageables. Ce type de propriété est d’ailleurs commune à toutes les formes de productions intellectuelles, ainsi qu’à la traduction. Dans la mesure où la logique de la traduction (comme celle de l’adaptation, entre autres formes de duplication) est reproductive, répétitive et par conséquent « survivante » à l’objet original, elle peut être entreprise par plusieurs personnes à la fois sans jamais diminuer l’espace d’appropriation originale, mais bien au contraire, en l’augmentant de manière indéfinie.
370C’est dire qu’en comparant la terre aux objets de l’intelligence, on s’expose à négliger pour ces derniers la part du droit qui ne peut cesser d’appartenir à tous, comme c’est le cas dans la constitution donnée à la propriété territoriale.
371Mais le journal fouriériste et les « socialistes » ne tiennent pas seuls le plancher de la contestation dirigée contre la propriété individuelle et en faveur de l’intérêt public. En effet, dans la séance parlementaire du 22 mars, le comte Joseph-Marie Portalis, fils du célèbre Jean Étienne449 et incidemment directeur général de l’imprimerie et de la librairie sous l’Empire, formule une critique acerbe à l’endroit du droit de propriété littéraire le qualifiant d’« usurpation au préjudice de l’humanité » et appelle à « protester [...] contre ces barrières incessantes et ces tyrannies nouvelles qui s’élèvent au profit de l’égoïsme mercantile et envahissent le patrimoine commun450 ».
372S’instituant en défenseur des prolétaires de la monarchie de Juillet (« [...] jamais on n’a eu plus de dévouement pour les classes pauvres, et tous les jours on cherche à leur enlever quelque chose451 »), l’ex-censeur de Napoléon s’insurge contre « l’hypocrisie » de Lamartine qui, selon lui, « ne craint pas de dire que la propriété littéraire, est surtout la fortune de la démocratie, alors que par le projet il restreint la part de chaque homme au grand foyer de l’intelligence humaine452 ». C’est que l’enjeu qu’il place au centre du débat constitue l’exacte formulation du problème qui mettra aux prises, tout le long du siècle, « libéraux » et « socialistes453 ».
373Dès la séance suivante, Lamartine réagit aux différentes interpellations de la veille, mais surtout à celle de Portalis. En grand rhétoricien (sans toutefois être à l’abri de la contradiction), il admet que « la pensée est le bien de tous, puisqu’elle émane de Dieu même. [...] L’être misérable qu’on appelle humain n’est que le réflecteur et non le créateur de la pensée454 ». Alors que, d’un côté, il reconnaît que les êtres humains sont propriétaires d’un bien commun (et individuel – d’où la propriété littéraire), il leur désavoue, d’un autre côté, la possibilité même d’être les créateurs (et par conséquent les propriétaires) de leurs propres idées, n’étant que les serviles « réflecteurs » de celles-ci puisque d’origine divine. Mais y a-t-il véritablement contradiction ? En fait, la seule manière pour Lamartine de trouver cohérence à ce qu’il vient d’exposer est de considérer la création littéraire comme la traduction du bien commun dispensé par Dieu. Or, la compréhension traditionnelle qu’on peut avoir de la fonction du poète romantique n’est pas toujours clairement définie entre deux représentations possibles : d’une part, simple intermédiaire entre Dieu et les hommes, il né serait qu’un traducteur du Verbe divin révélé, mais élevé à la dignité de prophète, seul réceptacle et diffuseur du sacré ; et d’autre part, du fait de son nouveau « sacerdoce laïque » qui ramène la divinité à sa propre dimension humaine, il serait un créateur sans autre référence originaire que lui-même : le poète est auteur de sacré.
374Mais alors que la thèse du sacre de l’écrivain prend de l’ampleur (Bénichou) – au sens où il aspire également à un statut sacré –, elle s’accompagne en même temps de celle, paradoxale, de la sécularisation de son art (« sacerdoce laïque455 »). En effet, le poète, au lieu de se borner à traduire les textes des Écritures saintes pour faire passer en français les textes poétiques qu’elles contenaient – à l’instar des Jean-Baptiste Rousseau, Lefranc de Pompignan et Louis Racine –, traduit désormais directement la parole divine456. Bien plus,
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux457.
375Imitant les textes bibliques en devenant lui-même le prophète du divin, le poète traduit la parole sacrée « dans sa pure source humaine458 » comme s’il était l’organe de l’Esprit-Saint lui-même :
Au nom sacré du Père et du Fils, son image,
Descends, Esprit des deux. Esprit qui d’âge en âge,
[...]
Soit que, te balançant sur l’aile des tempêtes
Tu lances tes éclairs dans les yeux des prophètes,
[...]
Soit qu’en langues de feu, dans les airs suspendu,
Sur le front de l’apôtre en secret descendu,
Tu perces tout à coup, comme un jour sans aurore,
De tes rayons divins son cœur qui doute encore.
Descends, je dois chanter459 !
376On pourrait appliquer ces propos à la traduction. Ainsi entendue, elle ne se limite plus à la transmission d’un texte préalablement écrit ou d’une parole déjà formulée, mais s’élargit à l’expression même du divin. Le poète n’est plus le réceptacle d’une parole déjà révélée à un prophète qui l’aurait précédé ; il est lui-même choisi par Dieu pour « répéter460 » sa parole, dire à sa place et exprimer pour la première fois à l’humanité ce qui ne lui a jamais été dit auparavant. La traduction comme interprétation étant désormais la tâche fondamentale du poète, il n’est d’œuvre originale, puisque visible, que la sienne. Autrement dit, traduction et création participent d’un seul et même geste. Dans le prolongement de cette réflexion, il serait pertinent de revisiter, voire littéralement déconstruire les significations et les différences, données pour acquises, de la création, de l’auctorialité et de la traduction comme productions de l’esprit humain.
377Cette conception du processus de création littéraire – foncièrement romantique – serait apparemment une remise en question radicale de l’idée d’une création purement immanente et exclusivement humaine, si ce n’est que, selon la logique de Lamartine, la traduction est elle-même une création, rendant alors parfaitement légitime la revendication de sa propriété.
378Ainsi, dans l’apparente contradiction de sa formule (« réflecteur et non [...] créateur de la pensée ») avec le reste de son œuvre, Lamartine restitue néanmoins, bien qu’indirectement, la distinction de Vigny (conforme à la conception du droit d’auteur) entre l’idée et son expression. C’est parce que la masse d’idées est un « bien commun » que l’expression est individuelle et susceptible d’être objet d’un droit de protection. Or, Lamartine ne profite pas de l’occasion pour développer ce donné du droit d’auteur, mais s’aventure plutôt sur le terrain de l’argument politique en incriminant orgueilleusement la société pour son ingratitude habituelle et sa résistance toute plébéienne à l’endroit des idées neuves461. Le débat ne faisant que s’intensifier sur le partage du droit entre l’individu et la société, un député de la Loire-Inférieure rétorque aussitôt au rapporteur de la commission que la dette de Galilée et de Colomb est due « à la société des penseurs qui se continue à travers les siècles ». Pour lui, « le droit de la société [...] s’élève à côté du droit de l’écrivain et [...] se lie à ce second droit462 ».
379Sans se contenter de rapporter les discussions de l’hémicycle, La Phalange les prolonge en relevant le fait, entre autres, que si le public possède un droit dans la propriété littéraire, c’est que « par l’usage qu’il fait du livre, [il] lui donne valeur...
[...] quel fermage tireriez-vous de vos terres, s’il n’y avait pas de consommateurs pour en acheter les produits, s’il n’y avait pas de travailleurs pour les labourer, les ensemener [sic], les récolter463 ?
380On pourrait même dire, avec Benjamin et Derrida464, que la valeur de l’œuvre dépend de ses utilisateurs, et plus particulièrement des traducteurs qui non seulement lui offrent de survivre, mais la projettent vers des horizons culturels qu’elle n’aurait jamais autrement espéré atteindre. De plus, le public-lecteur est également traducteur en ce que, par sa lecture de l’œuvre, il la perpétue, lui donne vie et la transforme par le fait même de sa diffusion dans les catégories mentales et culturelles d’individus aussi différents que changeants.
381Cela dit, et sans être en mesure d’aller plus en détail dans l’analyse du projet de loi de Lamartine, mentionnons deux derniers éléments qui s’inscrivent dans la suite de notre lecture traductologique du droit d’auteur. Premièrement, nous avons eu en effet l’occasion, dans la partie consacrée à la Révolution, de découvrir la pertinence de la mise en rapport de la traduction avec le théâtre, du fait que ce dernier se présentait – plus particulièrement à l’époque étudiée plus haut – comme une traduction vivante du droit de revendiquer une parole libre. Or, alors qu’au XIXe siècle le débat se concentre sur l’enjeu des parts légitimes de droit qui reviennent tantôt au public, tantôt à l’auteur, il est à noter que Lamartine évoque le droit de représentation (pour lequel il réclame également une durée de protection de cinquante ans) et affirme qu’en vertu du fait que la « composition dramatique se compose de deux choses distinctes : la composition et la représentation [...] cette qualité double et complexe des pièces de théâtre constitue [...] une double propriété465 ».
382De même que l’écrivain de la pièce de théâtre et l’acteur qui la représente sont liés par une destinée commune quant à l’achèvement de l’œuvre, l’auteur de l’œuvre originale et le traducteur de celle-ci sont pareillement complémentaires. D’un côté, le dramaturge et le comédien « partagent équitablement » une propriété devenue commune en vertu de leur interdépendance ; et de l’autre, les génies de l’auteur et du traducteur se complètent et se reconnaissent une légitimité exceptionnellement égalitaire. En effet, il est remarquable de constater que l’équité de droit que Lamartine prévoit entre l’auteur et son interprète est riche d’implication pour la traduction, dans la mesure où cette dernière, outre qu’elle appelle le partage et l’égalité466 dans son rapport à l’autre, prend en même temps une place prépondérante en se débarrassant de son complexe de secondarité qui la met traditionnellement à la remorque de l’œuvre originale. Si le théâtre et la traduction symbolisent la reconnaissance dans la propriété littéraire de ce que « le public apporte », et de ce droit qui « ne peut cesser d’appartenir à tous », nous croyons par conséquent que l’on ne peut comprendre le droit d’auteur sans le double éclairage du droit de représentation et du droit de traduction467.
383Deuxièmement, le rapport de Lamartine fait encore état de l’une « des controverses les plus sérieuses dont la loi ait été l’objet ». Il s’agit du droit de gravure. Outre sa mise en évidence de la dimension morale de l’œuvre468, Lamartine confronte l’opinion de l’artiste et celle de l’acquéreur de l’œuvre d’art, laissant entendre qu’en plus du premier, ce dernier, du fait même de posséder l’œuvre en question, possède aussi en quelque sorte un droit de reproduction.
384Ce qui revient à dire que non seulement l’acquéreur serait mis sur une sorte de pied d’égalité avec l’artiste dans sa prérogative de faire reproduire l’œuvre, mais qu’il faut également tenir compte du droit du graveur à tirer profit de sa gravure en lui garantissant l’exclusivité de la reproduction de l’œuvre en question :
Car le graveur, dont le travail veut des années, a besoin de sécurité et de garantie aussi. Où sera la garantie, si pendant qu’il emploie une partie de sa vie à la reproduction d’un chef-d’œuvre dont le débit doit l’indemniser, ce même chef-d’œuvre est à son insu gravé par un autre graveur469 ?
385Dans le prolongement de cette réflexion, on pourrait poursuivre l’analogie avec la traduction et reconnaître le droit de celle-ci de reproduire et de créer dans un même mouvement. Cependant qu’il y aurait matière à objecter contre l’argument qui souligne la nécessité de garantir au graveur un droit exclusif sous prétexte qu’il pourrait être victime d’une « concurrence déloyale470 », il nous semble que la question que pose le droit de gravure est pertinente au droit de la traduction en ce qu’elle invite au même projet de partage des parts de propriété entre le producteur et ledit « usager » dans la mesure où ce dernier est en position de revendiquer son imprescriptible droit d’expression et, par là, de recréation et de transformation de l’œuvre réappropriée.
386Encore une fois, à observer les différentes occurrences des alter ego de l’auteur dans le droit au partage du bien commun – selon la lecture que nous faisons de Lamartine –, la propriété littéraire n’apparaît pas exclusive des autres acteurs artistiques et sociaux. À telle enseigne que la partie du projet qui concerne la « contrefaçon étrangère » nous montre la conscience du rapporteur de la commission par rapport à l’étendue de l’enjeu fondamental que représente la propriété littéraire sur le plan international. En effet, il semble que Lamartine soit le premier rapporteur à évoquer un « code international » de la propriété littéraire. Se référant aux « États d’Italie, à l’exception de Naples, [...] [qui] ont proclamé [...] l’internationalité de la propriété des livres », ainsi qu’au « bill anglais du 31 juillet 1838471 », puis amendé en 1842, qui introduit le droit d’auteur international pour protéger tous les auteurs sur les territoires de la Grande-Bretagne et de ses dépendances, on serait ainsi amené à expliquer le soudain intérêt de la France pour un traité international sur la question. Or, nous verrons qu’elle ne se contentera pas de le souhaiter puisqu’elle en prendra même l’initiative.
387En réalité, le véritable ressort d’une telle idée n’est autre que celle-là même qui a conduit l’Angleterre à promulguer ses lois en raison de l’attitude des États-Unis, autrement dit : la contrefaçon.
388Pour Lamartine, deux solutions sont possibles à ce « scandale de la civilisation » qu’est la contrefaçon :
[...] la rivalité ou l’initiative ; – la contrefaçon, autorisée chez nous, des nations qui nous contrefont, ou la proclamation morale et généreuse du respect de la propriété des autres chez nous, avant même que ce principe fût proclamé à notre bénéfice chez toutes les nations472.
389Après l’attitude assumée d’un Napoléon qui n’avait aucun scrupule à s’approprier les œuvres d’art des pays conquis et à y exporter en même temps les lois de propriété littéraire, la France semble avoir fait son choix de s’acheminer vers le pari éthique qui consiste à prendre l’initiative de protéger les étrangers au même titre que les nationaux sur son sol en attendant que les autres pays se résolvent à s’aligner, si ce n’est par le truchement d’une convention internationale, du moins par voie de traités bilatéraux. Mais il est un fait que ni la recommandation de Lamartine sur la question internationale, ni le reste de son projet de loi n’eurent aucune suite, puisque la Chambre des députés a fini par le rejeter473.
390Il importe ici de souligner que le problème de la contrefaçon, inexorablement soulevé par tous ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à la propriété littéraire, est au carrefour de deux autres thématiques : la liberté de la presse (ou d’expression) et la traduction. C’est en effet au croisement de celles-ci que la question du droit d’auteur, désormais placée au niveau international, prend pour nous toute sa valeur, puisque ce que le droit conteste dans la pratique de la contrefaçon, c’est justement la liberté d’initiative qui consiste à transformer (adapter, reproduire, traduire, représenter, etc.) une œuvre originale créée par un autre, sans permission ni contrepartie.
391Mais qu’est-ce en vérité que le statut de la liberté d’expression au regard du droit d’auteur ? Quels sont les véritables critères qui peuvent légitimer la condamnation de la réimpression/ contrefaçon, que ce soit dans le contexte du XIXe siècle franco-belge ou dans notre contexte actuel de mondialisation ? En quoi la transformation d’une œuvre et sa réimpression constituent-elles des pratiques délictueuses en soi ; ne le sont-elles qu’en fonction d’un contexte particulier ou encore parce qu’elles produisent des dommages collatéraux dans un schéma socio-économique (national et/ou international) particulier ? Quelles seraient les caractéristiques d’une « contrefaçon bienfaitrice », s’il en est ? Et enfin quelles sont les conditions d’existence d’une traduction libre de toute contrainte, mais dont la destination serait telle qu’elle n’encourrait aucune condamnation, voire bénéficierait d’un encouragement de la part des États pour lesquels les enjeux de l’alphabétisation et du développement culturel sont vitaux, prioritaires ?
392Dès lors que ces questions prendront un intérêt tout particulier dans le cadre international actuel, il demeure que, dans le contexte du XIXe siècle français qui nous occupe, elles sont également pertinentes dans la mesure où toute une littérature critique, principalement « socialiste », nous permet de les traiter plus ou moins directement. Comment tenir la condamnation de la contrefaçon pour acquise alors que toute une pensée, pour le moins articulée, conteste de façon radicale les principes fondamentaux de la propriété littéraire ?
393En effet, alors que Lamartine a essuyé les salves de quelques députés de la Chambre ainsi que celles des rédacteurs du journal fouriériste, quelques années plus tard Louis Blanc, figure de proue socialiste de l’époque, fait paraître la cinquième édition d’un manifeste intitulé Organisation du travail474 et ne le ménage pas plus. Sans être en mesure de refléter tous les points de discussion qu’il développe, nous nous contenterons de signaler ceux pertinents à la problématique formulée plus haut et synthétisée par les termes clés : liberté et transformation.
394Dans le chapitre dévolu à la propriété littéraire, Blanc critique l’image et le statut de l’auteur contemporain tout en se faisant une idée particulière de ce qui, à la place, devrait faire office de modèle. En effet, le critère fondamental qui corrompt le rapport de l’auteur à son public est sa dépendance économique vis-à-vis de ce dernier. De cet état de choses, les législations de la propriété littéraire portent la responsabilité principale puisqu’elles consacrent la professionnalisation de l’homme de lettres et en justifient le caractère éminemment mercantile. L’argent étant désormais sa principale raison d’être, il aurait par conséquent dérogé à sa dignité initiale du fait d’en avoir conçu son « métier ».
Mais est-il dans la nature des choses, est-il dans l’intérêt du public que la littérature devienne un procédé industriel ? Est-il bon qu’il y ait dans la société beaucoup d’hommes faisant des livres pour s’enrichir, ou même pour vivre ? J’affirme que non. Et la raison en est simple. Pour qu’un écrivain remplisse dignement sa mission, il faut qu’il s’élève au-dessus des préjugés des hommes, qu’il ait le courage de leur déplaire pour leur être utile ; il faut, en un mot, qu’il les gouverne moralement475.
395Outre la mention importante de l’intérêt du public pour notre propos, Blanc souligne l’incompatibilité de la souveraineté morale de l’auteur avec l’exercice d’un métier qui l’asservit au goût du public.
Votre sagesse coûte trop cher, monsieur ; je n’en veux pas. La pensée perd de la sorte son caractère d’enseignement et son autorité morale. L’écrivain, s’il dépend de la faveur du public, perd la faculté de guider476.
396Alors que l’auteur dépendait à une certaine époque du seul mécène qui le nourrissait, il est désormais forcé de spéculer sur ses œuvres en appartenant à tout le monde. Réduit à l’état de « marchandise » autant que ce qu’il produit, il n’est plus libre de s’appartenir et encore moins de rendre au public le service moral de donner l’exemple.
397C’est en ce sens que, pour Blanc comme pour beaucoup de révolutionnaires, le modèle ultime à invoquer ne peut être que Jean-Jacques Rousseau. Contrairement à Balzac qui, prudemment, avançait que « personne n’osera décider si la volontaire infortune de Jean-Jacques est ou n’est pas spéculation d’orgueil ou un cas de fierté maladive477 », l’auteur socialiste affirme que, à l’instar de Rousseau, le prix qu’il faut payer pour s’élever à la dignité d’instruire les hommes consiste à ne rien réclamer. Pour lui, la seule manière d’échapper à la condition humiliante des écrivains d’autrefois, qui se trouvaient placés sous le patronage d’un mécène, c’est de revendiquer sa liberté d’être pauvre pour être utile.
398C’est que la logique commerciale qui gouverne le rapport des auteurs et du public au XIXe siècle a fondamentalement transformé la vocation de l’écrivain. En fait, le désastre des lettres n’est que la conséquence de celui de l’industrie :
La concurrence dans les lettres a produit des résultats analogues à ceux qu’elle produisait dans l’industrie. À côté de l’industriel falsifiant, ses produits pour l’emporter sur ses rivaux par le bon marché, on a eu l’écrivain altérant sa pensée, tourmentant son style, pour conquérir le public par l’attrait funeste des situations forcées, des sentiments exagérés, des locutions bizarres, et, le dirai-je hélas ! des enseignements pervers478.
399Outre le ton moralisant par lequel il conclut son propos, force nous est de constater que, bien avant de condamner les transformations apportées aux œuvres qu’on qualifie de contrefaçons (traductions, adaptations et reproductions). Blanc déplore l’auto-aliénation des auteurs qui veulent plaire à leur public, ce qui est en soi une transformation négative de l’origine de l’œuvre avant même que celle-ci ne soit transformée par d’autres. Or, contrairement à la traduction, par exemple, qui est une modification somme toute positive de l’œuvre puisqu’elle la diffuse et la perpétue, la dégénérescence de la valeur de l’auteur et de sa mission au regard de la société est une atteinte bien plus grave. Si traduire sans autorisation est une contrefaçon, comment l’aliénation de l’auteur qui cherche la renommée au lieu de la vérité n’en serait-elle pas une ? En fait, alors que le droit moral de l’auteur suppose la garantie de l’intégrité de son œuvre lorsqu’elle est soumise à une transformation telle que l’adaptation ou la traduction, Blanc attire notre attention sur le droit à l’intégrité morale de la personne même de l’auteur en tant qu’auteur.
400La critique qui nous est proposée de la propriété littéraire n’est donc pas réduite aux principes qui la composent traditionnellement, mais l’envisage bien plus largement sur le plan de sa conception de l’homme et de celle des fondements qui doivent régir la société dans son ensemble. Le principal dépit de Blanc par rapport à la propriété littéraire, c’est que par le système des récompenses totalement dévolu au public et à ses passions, elle ne fait que perpétuer une logique du plaisir, du goût et de la quantité qui ne saurait être compatible avec une économie de l’éthique et de la qualité. Pour prendre l’exemple de Blanc, si Justine est plus apprécié que les Pensées, alors Pascal ne peut survivre au succès de Sade :
[...] le goût du public, irrémédiablement corrompu, rejettera toute nourriture substantielle ; et nous aurons tous les fléaux à la fois ; [...] appauvrissement des grands écrivains ; succès scandaleux de quelques hommes de talent sans scrupule ou de quelques auteurs frivoles. [...] Que de platitudes couronnées par la vogue ! Que de beaux livres enfouis479 !
401Assurément, nous ne parlerions pas autrement de notre propre société de publicité et de consommation outrancières. L’inversion des valeurs est telle que ce qui mérite attention et récompense est relégué au rang de l’indifférence et de l’indigence :
L’homme de génie court grand risque de mourir pauvre, et notre romancier, sans même avoir eu besoin de brûler son huile, aura voiture et laquais. Quelle manière d’entendre la justice distributive480 !
402Dans une société où l’économie des valeurs est ainsi conçue, l’auteur de qualité est donc, pour Blanc, nécessairement privé de sa liberté fondamentale d’expression. Le déterminant premier de la parole et de l’écriture étant désormais l’argent, et non plus la conscience indépendante et critique d’une libre pensée, la propriété littéraire que Blanc dénonce ne peut que participer d’une logique de la contrainte et de la répression. Si, selon l’expression de Jeremy Rifkin, « l’âge de l’accès » est foncièrement tributaire des mécanismes de l’économie de marché, il est par conséquent paradoxalement caractérisé par l’excès de son exclusivisme et de sa rétention : plus les conditions d’accessibilité relèvent d’une valeur de type monétaire, moins elles peuvent susciter d’intérêt et de diffusion.
403Or, contrairement à ce que disait La Phalange sur la relative pertinence de l’assimilation de la propriété littéraire à la propriété territoriale, Blanc ne pense pas qu’il soit justifiable d’énoncer que « l’idée doit être matière à échange, tout comme une balle de coton ou un pain de sucre, et que les bénéfices du penseur se doivent calculer sur le nombre de ceux qui profitent de sa pensée481 ». Bien que l’on puisse reprocher à Blanc de confondre la forme et l’idée482 et lui objecter que le droit d’auteur ne protège pas l’idée mais la forme, il reste en revanche quelque peu surprenant de lui voir souligner la différence radicale entre l’idée « consommée » mais qui ne s’épuise pas et l’objet matériel dont « les limites sont assignables, puisque, en fin de compte, c’est à une destruction que la consommation vient aboutir483 ». En effet, alors que la matérialité de toute propriété est promise à disparaître du fait de sa consommation, celle de l’idée ne le peut, bien au contraire. La matérialité de la forme que protège le droit d’auteur n’est pas physique, mais bien plutôt stylistique ou méthodologique, donc tout aussi inépuisable que l’idée puisque, comme elle, la forme ressortit de l’ordre intellectuel. On peut se demander alors si la consommation que Blanc évoque dans son texte ne signifie pas plutôt utilisation, reproduction ou encore traduction. La réflexion suivante devrait nous mettre sur la voie :
Une idée qui est consommée ne disparaît pas, encore un coup ; elle grandit, au contraire, elle se fortifie, elle s’étend à la fois, et dans le temps, et dans l’espace. Donnez-lui le monde pour consommateur, elle deviendra inépuisable comme la nature et immortelle comme Dieu484 !
404Bien que pour un lecteur contemporain le terme de « consommation » puisse comporter une connotation idéologique évidente, dans le discours d’un socialiste, il demeure néanmoins qu’elle est en mesure de porter des extensions de sens bien plus large. Une idée est dite consommée par analogie avec la consommation de tout objet physique dans la mesure où elle s’épuise ; la formule appropriée consisterait à parler de diffusion d’une idée plutôt que de consommation. Pour Blanc, une idée diffusée est une idée qui grandit ; c’est-à-dire que, plus une œuvre est présente dans des expressions différentes (peinture, dessin, sculpture, discours, adaptation, représentation, traduction, etc.), plus elle prend de la valeur et de l’envergure, et par conséquent devient source de profit pour un plus grand nombre. Ainsi, la théorie de l’échange non exclusif appliquée à l’œuvre littéraire contribue à l’« augmentation » de celle-ci (au sens de sa multiplication) et par conséquent du profit qu’elle peut susciter pour tous ceux qui l’auront adaptée ou traduite dans leur genre respectif. D’autant que, si la forme suit l’idée, la première est susceptible de croître et d’augmenter autant que celle-ci, alors qu’en revanche, si l’œuvre est tributaire d’une prérogative individuelle et exclusive, elle risque de s’atrophier et de ne bénéficier qu’à un cercle restreint de privilégiés.
405En ce sens, le problème du double caractère de l’œuvre, tantôt forme, tantôt contenu, est quelque peu différemment traité par Proudhon qui met le premier avec des individus et le second, avec la collectivité. Pour lui, la propriété littéraire est légitime, tant qu’elle ne remet pas en question la dette que l’auteur doit à la société pour avoir puisé dans le fonds public des idées et qu’elle se limite à rémunérer sa contribution formelle selon les lois de l’offre et de la demande. Sa principale critique s’adresse à l’assimilation de la propriété littéraire à la propriété foncière qui confondrait le produit du travail avec le fonds grâce auquel la production a été possible, autrement dit la forme et le contenu, ce qui impliquerait que la propriété littéraire aurait droit d’exclusivité.
406La loi sur la propriété littéraire précède-t-elle le droit ou le droit de propriété précède-t-il la loi (Bastiat)485 ? Pour les tenants de la première proposition, le droit de propriété est un droit que la société a donné à un ou des bénéficiaires pour répondre au critère fondamental de justice, « car la première utilité pour une société, c’est la justice486 ». Pour les tenants de la seconde proposition, la propriété est tellement naturelle à l’homme qu’il « naît propriétaire487 » et que si « la propriété de la personne [...] entraîne la propriété des choses », alors la liberté de créer n’est pas fonction de l’utilité (p. ex., la justice ou le bénéfice du plus grand nombre), mais du droit du propriétaire en droit romano-napoléonien d’user et d’abuser. C’est que la liberté n’est pas une valeur simple ; elle peut à la fois construire et détruire, alors que la justice consiste à comparer le comparable. Ainsi, s’avère-t-il pour nous que la propriété selon la conception du droit naturel ne favorise pas forcément la liberté de créer pour établir la justice, mais plutôt pour confirmer la suprématie de la prérogative individuelle sur tout déterminant social ; en revanche, dans le cas d’une propriété conçue de manière à répondre aux besoins de l’individu et de la société en fonction de la valeur de justice, la liberté de créer n’a d’autre déterminant que celui qui la fonde en droit, en d’autres mots l’utilité de la justice sociale. Autrement dit, le droit de diffuser, de traduire et d’adapter est à la fois fonction de la mesure de justice qui peut en découler et de la liberté qu’elle suppose fondamentalement488.
407Cela étant dit, quels que soient les remèdes peu réalistes que propose Blanc et les risques d’hypothèque de la liberté même pour laquelle il semble lutter, l’intérêt de sa pensée réside essentiellement dans la discussion des principes de la propriété littéraire et dans sa façon de poser le problème de la liberté de création en regard du droit de propriété littéraire, même s’il n’a pas trouvé la solution la plus idoine pour la résoudre.
408Il faudrait ajouter, ne serait-ce que brièvement, aux participants à ces débats de droit et d’économie politique, d’autres noms tels que Jobard (économiste belge controversé) qui, en 1844489, défendait la perpétuité du droit d’auteur au moyen de sa théorie du « monautopole ». Appliqué au droit de propriété littéraire, « [l]e monautopole serait le droit naturel de disposer seul, de soi et de ses œuvres, juste récompense du travail, du talent et de l’esprit de suite490 ». Contre une telle position, similaire quoique moins élaborée que celle de Bastiat491, l’économiste benthamien Jules Dupuit et le socialiste Léon Walras, père de la science économique française moderne, ont tous deux dénoncé avec vigueur la conception naturaliste du droit de propriété, estimant que la propriété littéraire présente les attributs d’un bien collectif puisqu’elle est infiniment partageable. Pour Dupuit, le vrai fondement de la propriété, c’est ce qui est utile au plus grand nombre, et doit être recherché dans le bien-être de la société. Sa conception utilitariste stipule que le droit de propriété doit se soumettre à l’utilité sociale. Ainsi, c’est « au nom de l’intérêt général que Dupuit entend limiter le droit associé à la propriété individuelle de l’œuvre », notamment par la concession d’un droit d’appropriation temporaire. Les droits de propriété sont donc partagés entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Quant à Walras, il pose le problème de la propriété intellectuelle en général en fonction de la théorie de la valeur et de la richesse sociale. En effet, pour lui,
[...] le fonds commun des idées n’est ni valable, ni appropriable, ni échangeable : il n’est point de la richesse sociale ; tout au plus est-il de la richesse naturelle ; il est en dehors de toute propriété492.
409Autrement dit, la norme actuelle du droit d’auteur n’est en rien différente, si ce n’est qu’avec une telle analyse, il devient clair que non seulement la question de la perpétuité des droits de propriété que préconisaient les tenants du droit naturel est injustifiée, mais que, contrairement à ce que défendent certains spécialistes du droit d’auteur, l’intérêt du public dans l’utilité de la création de l’œuvre convoque la notion du droit qui lui revient et, par là, d’une part qui doit être proportionnée au besoin qu’il en a.
410Or, qu’est-ce que « l’intérêt général » ou la « société » au XIXe siècle ? Alors que sous le Second Empire la France signait avec la Belgique, en 1852, la convention relative à la propriété littéraire des ouvrages étrangers et à la contrefaçon, et avec la Grande-Bretagne, en 1860, celle relative au libre-échange, la notion de « société » ne peut plus se suffire de la seule perspective nationale. Les relations internationales, qu’elles soient économiques ou autres, se développent à une telle vitesse que la conscience de l’intérêt du plus grand nombre doit s’élever peu à peu à un niveau supranational pour répondre aux défis d’une société paradoxalement partagée entre les déchirures des guerres nationalistes et le sentiment d’appartenance à un espace plus largement européen. C’est en ce sens que le Congrès de la propriété littéraire et artistique, organisé à Bruxelles en 1858, a joué un rôle déclencheur puisque, pour la première fois, on a adopté le principe de la reconnaissance internationale de la propriété des œuvres littéraires et artistiques en faveur de leurs auteurs. Une reconnaissance qui ne sera pas sans incidence sur la perception qui sera véhiculée à propos de la traduction et, par conséquent, de son droit. Du reste, quelle autre capitale européenne que Bruxelles pourrait le plus symboliquement signifier la fin d’une époque où régnait la contrefaçon des œuvres de langue française ?
411Durant ce congrès, il est à noter que trois questions principales ont été traitées : celle de « savoir si la propriété devait être perpétuelle ou temporaire, celle relative aux bases et à la durée de la propriété temporaire, enfin, celle concernant le droit de traduction en pays étrangers493 ». Alors que l’assemblée s’est prononcée à une forte majorité contre la perpétuité de la propriété littéraire et pour la durée de cinquante ans de protection post-mortem, la huitième résolution du congrès stipule que « le droit de l’auteur sur la reproduction de son œuvre originale doit emporter le droit de traduction » sous la condition que « l’auteur aura pendant dix ans, à partir de la publication de l’œuvre, le droit exclusif de traduire ou de faire traduire son œuvre dans toutes les langues494 ».
412En même temps que ce congrès possède l’intérêt de constituer la première trace d’une évocation sur le plan international du « droit de traduction », il montre déjà que la durée du droit de l’auteur à traduire son œuvre (10 ans) n’équivaut pas à celui qu’il a de la reproduire (50 ans). La raison en est très probablement qu’étant donné que la traduction constitue encore pour beaucoup de pays un moyen privilégié de reproduction au moyen des langues, l’assimilation de la durée du droit de traduction au droit de reproduction n’a certainement pas pu être obtenue en ce début de négociation au niveau international.
413Outre que le Congrès international de Bruxelles a suscité beaucoup de réactions et de débats sur la propriété littéraire dans le monde intellectuel français en général495, il a également pu jouer un rôle de catalyseur sur le plan législatif interne. En effet, alors que depuis le décret de 1810 – qui accordait à l’auteur et à sa veuve une protection de vingt ans post-mortem – des voix s’élevaient déjà pour la perpétuité du droit de propriété, et alors que la loi de 1854 prolongea la période à trente ans et que les projets de loi n’ont cessé depuis Lamartine de réclamer une durée plus longue, la promulgation de la loi française de 1866 a pris un chemin inverse à celui du Copyright Act anglais de 1842. Dans le cas britannique, c’est l’International Copyright Act de 1838 qui a été amendé en 1844 pour correspondre aux termes de la loi nationale ; tandis qu’en France (et contrairement à l’image d’une France initiatrice et meneuse couramment véhiculée dans le domaine), il semble que ce soit l’élan international donné par le Congrès de Bruxelles496 qui aurait incité les législateurs français à approuver enfin la durée de cinquante ans de protection pour les héritiers de l’auteur après la mort de ce dernier.
414Concernant cette époque de reprise des troubles politiques avec la progressive déchéance de Napoléon III (malgré son dernier plébiscite en 1869 qui a littéralement surpris les républicains), achevée par sa défaite dans la guerre contre l’Allemagne, les historiens français du droit d’auteur497 semblent s’accorder sur le fait que « la bataille du XIXe siècle » autour de la propriété littéraire se clôt « lors de l’adoption de la loi du 14 juillet 1866 portant sur le délai de protection de 50 ans post mortem ». Mais on s’empresse d’ajouter : « Pourtant, elle rebondit bien vite sous une forme nouvelle : la bataille du domaine public payant498. De fait, si cette nouvelle bataille se situe désormais sur le plan international, c’est qu’on a bien vite compris que les grandes rencontres internationales sont le véritable lieu pour formuler de nouvelles idées et prétendre changer les législations nationales tout en influençant les autres nations dans l’espoir de les voir converger.
E. Hugo (1802-1885)
415C’est la fin paradoxale du Second Empire. D’une part, cette période est marquée par un bilan économique plutôt positif où les marques du progrès et de la modernisation de la France (développement de l’industrie et des infrastructures), inspirés par un saint-simonisme modéré (Michel Chevalier), contrastent avec une politique extérieure désastreuse (guerres et campagne du Mexique) ; et, d’autre part, elle est aussi hypothéquée par la fin sanglante de la Commune de Paris et la lourde rançon de Bismarck (occupation de l’Alsace et de la Lorraine)499 au moment même où les espoirs de la Troisième République vont s’imposer peu à peu jusqu’à sa consécration en 1877.
416L’année suivante, en 1878, la volonté de sortir de la torpeur des années précédentes et de revenir à la prospérité tant rêvée donne à Paris l’occasion de se mettre « sur la devanture du monde » en organisant l’Exposition universelle. Aussi s’agit-il de l’année où la Société des gens de lettres prend l’initiative d’organiser le Congrès international sur la propriété littéraire avec le projet de fonder l’Association littéraire internationale500 et par là de créer une plateforme constituée de littérateurs, de scientifiques et de jurisconsultes pour régler, sur un plan supranational, les problèmes du droit de propriété littéraire qui ne peut plus se contenter d’un ordonnancement juridique national.
417Sans nous attarder sur le contexte et le détail des circonstances qui ont accueilli cet événement exceptionnel, il suffit de souligner qu’il fut opportunément présidé par Victor Hugo et tenu entre le 11 et le 29 juin 1878. Le choix de l’auteur des Misérables pour prononcer un discours en faveur de la propriété littéraire et conduire les débats de trois séances de travail n’est certes pas fortuit, puisque son engagement dans ce domaine date des années trente501. On sera cependant surpris de découvrir l’audace avec laquelle il défend son point de vue au sein du courant dominant de l’époque.
418Dans les trois ensembles de ses prises de parole, Hugo développe au moins deux idées principales : l’utilité générale comme objectif premier de la propriété littéraire et le domaine public. Pour ce qui est de la première question – qui nous replonge au cœur de la déchirure du droit d’auteur entre droit individuel des auteurs et droit du public502 –, il estime hardiment que,
[s] i l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt du public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous503.
419Rejoignant en cela l’esprit de la responsabilité sociale d’un Blanc, d’un Proudhon ou même, d’une certaine manière, d’un Lamartine, Hugo souligne ce que doit être la vocation bien romantique de l’écrivain qui ne peut se concevoir autrement que comme un engagement à la fois moral et politique dans le combat pour des vérités réclamant abnégation et résistance. Bien que pour lui le sacrifice ne soit pas nécessaire, il demeure néanmoins que le principe est clairement posé. Hugo déclare qu’avant la publication, « [l]’auteur a évidemment un droit absolu sur son œuvre [...] jusqu’à la destruction. [...] Mais dès que l’œuvre est publiée, l’auteur n’en est plus le maître [c’est plutôt] [l’]esprit humain, [le] domaine public, [la] société504 ». Car tout le droit à la propriété revient non seulement à l’auteur, mais également à cette autre « unité » en présence dont le droit est « non moins incontestable » : le public.
420Autrement dit, la reconnaissance de la propriété sociale est fondatrice du droit de propriété littéraire. À telle enseigne que ce n’est plus seulement un droit moral absolu que l’auteur possède (puisque même l’héritier ne doit pas avoir une prérogative égale à la sienne505) en plus de son droit au respect de sa propriété matérielle (le livre506), mais c’est une responsabilité morale qui lui incombe vis-à-vis du livre publié.
[...] Mais je vais bien plus loin, je dis : il ne dépend pas de l’auteur de faire une rature dans son œuvre quand il l’a publiée. Il peut faire une correction de style, il ne peut pas faire une rature de conscience. Pourquoi ? Parce que l’autre personnage, le public, a pris possession de son œuvre507.
421De fait, la propriété individuelle de l’auteur n’est plus limitée par l’expiration d’une période plus ou moins longue de monopole d’exploitation de l’œuvre réservée à l’héritier de l’auteur, mais par l’institution du principe d’un domaine public qui, tout en ne s’exonérant pas d’une redevance minimale (« J’ai dit que cette redevance devrait être légère508. »), donnerait la prérogative à ce même public de faire réimprimer une œuvre en vertu de la sacralité du droit « non moins incontestable » qui lui revient.
Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’héritier de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public payant, immédiat509.
422Telle est l’idée que Victor Hugo ne cessera de marteler malgré la vive résistance qu’elle connaîtra dans le milieu des spécialistes de la propriété littéraire. En effet, dès lors que l’intérêt de la société est si fortement souligné, que le domaine public est investi d’une prérogative jusque-là dévolue à l’héritier (de même que d’une seconde place par rapport à la troisième à laquelle ce dernier est recalé) et que le droit de propriété va de pair avec le devoir auquel l’auteur est soumis envers la multitude, le domaine public payant que préconise Hugo n’est pas une propriété perpétuelle déguisée, mais bien au contraire la limitation de celle-ci dès la mort de l’auteur puisqu’il est « immédiat ». Dès la mort de l’auteur, même si la faible redevance est indéfiniment perçue par ses héritiers « directs », ce n’est pas à ceux-ci que revient la prérogative de disposer de l’œuvre, mais à « l’héritier de l’esprit », le public. Au-delà d’un simple échange de services entre l’auteur et le public, Hugo considère que le droit du public est un principe moral qui relève de la mission de l’écrivain et qui précède même la dette que ce dernier a contractée envers la multitude qui l’a nourri et façonné.
423Dans la mesure où l’auteur ne lègue que l’esprit, qui est « l’esprit humain » lui-même, il serait logique que ce soient les héritiers de l’esprit par excellence qui se saisissent non seulement de ce que transmet l’auteur en amont, mais également du produit de la reconnaissance que le public lui a témoignée par la redevance qu’il a payée en contrepartie de sa consommation de l’œuvre510.
Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants511 ?
424En divergence avec les propositions de Blanc et de Proudhon, l’avantage de ce système pour Hugo consiste en fait à se départir de l’influence de l’État dans un domaine où elle ne serait que funeste.
Est-ce que vous ne croyez pas qu’au lieu de recevoir tristement, petitement, une espèce d’aumône royale512, le jeune écrivain entrant dans la carrière ne se sentirait pas grandi en se voyant soutenu dans son œuvre par ces tout-puissants génies, Corneille et Molière513 ?
425C’est que l’enjeu primordial de la liberté, second objet d’intérêt pour notre auteur, constitue l’autre dimension du débat. En effet, puisque le système qu’il préconise « concilie la propriété incontestable de l’écrivain avec le droit non moins incontestable du domaine public514 », on peut penser que la liberté de l’un ne peut qu’aller de pair avec celle de l’autre, et que c’est seulement dans leur interdépendance que leur indépendance vis-à-vis du gouvernement peut être assurée.
C’est là votre indépendance, votre fortune. L’émancipation, la mise en liberté des écrivains, elle est dans la création de ce glorieux patrimoine. Nous sommes tous une famille, les morts appartiennent aux vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus belle protection pourriez-vous souhaiter515 ?
426Même si Hugo peut proférer de grands poncifs cent fois répétés dans le milieu des spécialistes de la propriété littéraire (« L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance516 ».), il reste que l’accent qu’il met sur la question de la liberté n’est pas fortuit (puisque répété). Il se peut même qu’il ait pu engendrer l’une des recommandations les plus idéalistes que le Congrès ait formulées (« Le Congrès littéraire international émet le vœu que la liberté de la pensée soit complète chez tous les peuples517 ».), mais tout à la fois la plus ancrée dans ce qui fait la mesure la plus réelle de l’espace de réflexion désormais planétaire qui caractérise notre monde contemporain, autrement dit le principe d’une égalité mondiale. La liberté ne peut plus être réclamée égoïstement en faveur et à l’intérieur de la seule enceinte européenne ou occidentale, mais pour tout le genre humain, envers et malgré les différences et les discordances.
427Or la liberté, c’est également celle de la voix de Victor Hugo qui, contrairement à la timidité et au complexe d’infériorité que peuvent ressentir beaucoup de gens de lettres aujourd’hui par rapport aux représentants de la loi et du corps législatif, n’hésite pas à braver l’opinion majoritaire des législateurs de l’époque et à proposer en toute conscience des solutions pratiques à des questions pour lesquelles une position de principe constitue en soi une résistance aux tentations du marché. Alors qu’à la dernière séance du congrès qu’il préside Hugo s’étonne de « la déclaration de guerre qu’on fait au domaine public », il répond à l’objection selon laquelle le domaine public serait détestable à la mort de l’auteur, mais
[...] excellent aussitôt qu’arrive l’expiration... de quoi ? De la plus étrange rêverie que jamais des législateurs aient appliquée à un mode de propriété, du délai fixé pour l’expropriation d’un livre. Vous entrez là dans la fantaisie irréfléchie de gens qui ne s’y connaissent pas. Je parle des législateurs, et j’ai le droit d’en parler avec quelque liberté. Les hommes qui font des lois quelquefois s’y connaissent ; ils ne s’y connaissent pas en matière littéraire518.
428Même si Hugo ne fait référence qu’à l’incompétence en matière littéraire de beaucoup de ceux qui « font les lois » en désignant nominalement les « législateurs », il semble se taire sur les jurisconsultes eux-mêmes qui, tout en faisant les lois, n’ont pas toujours les compétences littéraires, ni même commerciales du milieu des libraires, pour se prononcer avec la pertinence suffisante. Cela est d’autant plus vrai que les cercles de réflexion sur le droit d’auteur ne mettent que très rarement en présence juristes et littérateurs. De fait, ce problème pose la question du rapport du droit d’auteur avec les théories littéraires et de l’influence de leurs catégories sur la compréhension de l’objet du droit d’auteur. En quoi certaines approches de la théorie et de la critique littéraires peuvent-elles constituer un obstacle pour aborder des questions de droit relatives à la littérature, à ses acteurs, à son marché et à sa propre évolution dans l’histoire de la pensée ? Peut-on concevoir que le droit de la propriété littéraire puisse évoluer, fût-ce tardivement, en fonction de l’évolution des grands paradigmes de la connaissance littéraire ?
429Cela étant, on peut se demander si l’exigence morale de Victor Hugo en faveur des principes ne relève pas d’un luxe que sa propre fortune lui permet. À voir les 250 000 à 300 000 francs auxquels Hugo aurait eu droit pour Les Misérables, en plus de la liberté de publier autant d’exemplaires qu’il le désirait au cours des huit années du contrat519 et les 553 000 francs qu’il aurait déjà empochés jusqu’en 1845 pour sa seule production poétique520, on serait logiquement porté à croire qu’il était aisé pour lui d’adopter de telles positions. Pourtant, ce n’est pas pour le dépouillement de l’auteur que Hugo milite avec son idée de domaine public payant, mais pour la reconnaissance de son bien : « Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété521 ». Au-dessus de tout, il pose le refus de « l’asservissement » et la nécessaire liberté. Pour lui, l’ingérence des États entre l’auteur et le public serait, alors qu’il est au soir de sa vie, un fléau bien plus immonde que la contrefaçon. On peut vivre plus ou moins riche, mais on ne saurait vivre sans liberté.
Cette propriété inviolable, les gouvernements despotiques la violent ; ils confisquent le livre, espérant ainsi confisquer l’écrivain. De là le système des pensions royales. Prendre tout et rendre un peu. Spoliation, et sujétion de l’écrivain. On le vole, puis on l’achète. Effort inutile, du reste. L’écrivain échappe. On le fait pauvre, il reste libre522.
430La comparaison avec la contrefaçon n’est pas fortuite. Alors même qu’il participait à la fameuse commission de Villemin, Victor Hugo – à vingt-cinq ans – n’avait pas la même rancune qu’un Balzac déjà confirmé. « [C]omptant à Bruxelles, en 1837, cinq contrefaçons des Voix intérieures, [il] écrivait à sa femme, non sans une pointe de vanité : “Je me suis vu affiché partout, à Bruxelles et à Anvers, et imprimé dans tous les formats523” ». D’ailleurs, on peut remarquer que, malgré la véhémence de certains auteurs et éditeurs français à l’endroit de la contrefaçon belge, la commission de 1836 n’utilise qu’un langage neutre pour la décrire, puisqu’elle n’est chargée que de « l’examen des questions relatives à la contrefaçon étrangère des livres français ». C’est donc dire également qu’elle ne se contente pas de s’en prendre à la seule Belgique, mais au phénomène mondial illustré entre autres par l’ère linguistique anglophone :
Un comité nombreux d’écrivains anglais s’est assemblé dans une intention semblable à celle qui nous a réunis, et il vient de préparer une demande au congrès d’Amérique, à l’effet d’obtenir garantie réciproque de la propriété littéraire entre les deux pays524.
431En ce sens, il nous faut également signaler qu’au cœur des questions débattues dans le cadre du congrès de 1878 ainsi que de celles qui concernent la contrefaçon, il y a celle, éminemment internationale, de la traduction. Sans pouvoir être en mesure de dater exactement le début du droit de traduction – apparu initialement dans le Congrès de Bruxelles de 1858 –, il convient de le situer au moment où la question de la propriété littéraire a été discutée pour la première fois à un niveau international. C’est dire que si la question est aujourd’hui l’objet de notre réflexion dans ce travail, c’est justement parce que nous estimons que le caractère international du droit d’auteur a sensiblement changé et aspire bien plutôt à devenir mondial. Même si la Convention de Berne a été complétée par les deux traités de l’OMPI sur les nouvelles technologies de 1996 (WCT et WPPT), on ne perçoit pas pour autant que ceux-ci aient été accompagnés d’une réflexion sociopolitique, socioculturelle et philosophique sur la mondialité du droit qui devrait gouverner l’esprit du droit d’auteur international d’aujourd’hui. Qu’est-ce que l’« international » aujourd’hui ? Dans quelle mesure est-il encore possible de parler de droit « international » lorsque la réalité postcoloniale présente des similitudes frappantes avec l’histoire coloniale elle-même sur des registres différents ? Comment l’évolution du droit d’auteur international intègre-t-il l’évolution du rapport que les États, les organisations non gouvernementales et les institutions multinationales entretiennent entre eux ? Comment cette évolution tient-elle compte de l’évolution du rapport des cultures et des civilisations à l’ère de la diffusion hollywoodienne, des œuvres artistiques numérisées et Internet ? Qu’en est-il du rôle du droit d’auteur international par rapport aux disparités au niveau mondial qui existent entre les centaines de millions d’analphabètes et la petite minorité d’hommes et de femmes qui savent écrire avec un clavier d’ordinateur ?
F. De la liberté de la presse
432Enfin, pour ce qui est de la liberté de la presse, le débat est tout aussi intense, ne serait-ce que parce que la sensibilité politique de la question de la censure lui donne une visibilité incontestable. Sous la Restauration, même si la presse a fait quelque progrès par rapport à la période précédente, les monarchistes favorables aux Bourbons prennent leur revanche sur la Révolution républicaine, qui les a muselés et sévèrement persécutés, en réprimant à leur tour leurs adversaires. Ordonnances royales et décrets vont donc se succéder au fil des différents régimes politiques du XIXe siècle qui commencent d’abord par être libéraux en suspendant la censure pour ensuite finir, sans exception, dans la répression administrative, économique ou pénale de la parole imprimée.
433Par souci de brièveté, nous ne pourrons faire l’histoire du cadre juridique de la liberté de la presse durant le XIXe siècle525 et montrer qu’elle est pertinente à la constitution du corps juridique de la propriété littéraire. Il nous suffira seulement de mentionner, d’une part, que ce n’est que dix ans après la proclamation de la Troisième République que le combat pour une liberté totale de la presse aboutit enfin en 1881, et que, d’autre part, deux des plus importants traités de propriété littéraire du siècle incluent également, dans la compilation des législations relatives au droit auquel ils se consacrent, les législations qui concernent la liberté de la presse.
4341) L’importance de la loi de 1881 est telle qu’on la considère comme « l’une des plus grandes lois républicaines organisant l’exercice de la démocratie en France526 », dans la mesure où elle a entraîné toute une série d’autres lois à forte charge émancipatrice. De cette loi, on ne peut en effet dissocier celles de Jules Ferry sur la gratuité de l’enseignement primaire (1881), l’obligation et la laïcisation de l’enseignement public (1882), la liberté de réunion (1881) et la reconnaissance des syndicats ouvriers (1884).
435Mais plus fondamentalement, « la loi de 1881 est l’héritière directe de l’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen527 » puisque, pour la première fois depuis la Révolution, la législation sur la presse ne consiste pas à en limiter la liberté d’expression mais bien plutôt à la reconnaître. L’article premier stipule en effet que « [l]’imprimerie et la librairie sont libres ».
Pour manifester encore mieux cette filiation symbolique avec l’article XI, la loi de 1881 fait table rase du passé, en supprimant 42 lois, décrets ou ordonnances promulgués depuis 1789, soit plus de 300 articles. Cette véritable loi d’abolition et d’affranchissement, ouverte sur l’avenir, est aujourd’hui encore la pierre angulaire sur laquelle repose tout le droit de la presse. Comme la Déclaration de 1789, elle a acquis un caractère quasi « religieux et sacré » qui dépasse les circonstances historiques de son élaboration528.
436C’est qu’enfin on a fait le pari de la liberté, qui est en même temps celui de la responsabilité de répondre de ce qu’on écrit, mais sans la peur de s’attirer le déplaisir de qui que ce soit si ce n’est celui de la justice529. L’auteur est donc libre d’écrire ce qu’il veut, à condition de mentionner son nom. La transparence est l’indispensable prix de la liberté. En fait, plus l’écrivain s’individualise et se personnalise, plus il acquiert de voix et de diffusion. Ce qui signifie corollairement que c’est du fait même de la capacité de rayonnement de l’œuvre imprimée que non seulement la liberté d’expression se mérite, mais que l’éthique de la communication et de l’« accès » se développe.
437Ainsi, la loi de 1881 est le type de législation qui, parce qu’elle ne fait qu’indiquer les règles d’exercice de l’expression et se refuse à la contraindre, répond à une aspiration profondément humaine et très actuelle. En ce sens, le droit d’auteur conçu en regard de ce principe consisterait bien plus prioritairement en une revendication à la création et à l’expression libre qu’en un « droit de propriété incorporel exclusif et opposable à tous530 ». Or, compte tenu du fait que, jusqu’à l’heure actuelle, la réflexion ne s’est faite que selon l’étroite catégorie des États-nations, quand bien même serait-elle intervenue au niveau international, on ne peut s’attendre à ce que son horizon s’étende à une conscience universelle. Ramenées aux nécessités qu’impose le contexte actuel des disparités mondialisées de l’accès à la culture et à la connaissance, où c’est prioritairement la liberté d’expression qui devrait constituer le fondement du droit d’auteur, les revendications pour la mise en place de moyens de protection plutôt centrés sur les intérêts des individus que sur ceux du plus grand nombre se relativisent, et ce sont les grands principes démocratiques qui prévalent.
438En un siècle, de la grande Révolution à 1881. la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen confirme qu’en matière de principes, aucun progrès humain531 n’est possible si ce n’est dans son application. Si la jonction entre droit d’auteur et droits humains s’est faite en 1789, elle devrait non seulement être préservée, mais il ne pourrait se concevoir de progrès à l’avenir que dans son respect le plus scrupuleux.
4392) Par ailleurs, la façon de traiter de la propriété littéraire dans les ouvrages spécialisés de l’époque aide également à reconsidérer les principes fondateurs du droit d’auteur. Premièrement, dans le dernier tiers du second tome des Études sur la propriété littéraire de Fernand Worms, publié en 1878532, l’auteur fait la recension de toutes les législations pertinentes à la propriété littéraire. Outre celles relatives à la durée de protection des héritiers de l’auteur, au droit de dépôt, au droit de représentation et au droit des dessins, gravures, lithographies et emblèmes, on trouve également des décrets et ordonnances royales connexes qui concernent les droits de douanes et l’application du droit de la propriété littéraire dans les colonies. Parmi ces derniers droits, on peut noter plus particulièrement la présence des différents décrets et lois qui concernent la liberté de la presse.
440À peine la Restauration établie, le pouvoir charge la police de la presse d’accroître encore sa surveillance. Sous le titre « Liberté de la presse. Loi relative à la liberté de la presse (24 octobre 1814) », l’article de loi interdit à l’imprimeur
[...] [d’]imprimer un écrit avant d’avoir déclaré qu’il se propose de l’imprimer, ni le mettre en vente ou le publier, de quelque manière que ce soit, avant d’avoir déposé le nombre prescrit d’exemplaires...533
441Sous le titre « Liberté de la presse. Journaux – gravures – théâtres. Loi sur les crimes, délits et contraventions de la presse et des autres moyens de publication (9 septembre 1835)534 », apparaît l’intérêt du juriste en propriété littéraire pour ce domaine du droit qui, parce qu’il remet en question par la censure la liberté de publier, s’impose comme pertinent pour comprendre l’évolution historique des législations en question. Dans une monarchie de juillet qui se replie de plus en plus dans des retranchements moins populaires, le régime, en voulant se protéger des assauts de la critique, s’ingère dans le processus de création et d’expression qui, s’il n’est pas libre, le condamne à miner la qualité de tout matériel imprimé.
442Similairement aux Bourbons, Napoléon III, dit « Napoléon le Petit », à peine établi au pouvoir grâce à un coup d’État que Victor Hugo ne lui pardonnera jamais, ajustera la mesure de sa propre tenaille répressive à l’endroit de l’imprimé. « Liberté de la presse. Journaux et écrits périodiques, etc. Décret organique sur la presse (17 février 1852) », tels sont les titres des articles de loi qui mettent en jeu les libertés fondamentales des écrivains. La liberté d’expression : un « détail » que beaucoup de pays dans le monde considèrent encore ainsi aujourd’hui.
443Sous l’intitulé « Théâtre – liberté. Décret impérial relatif à la liberté des théâtres. (6 janvier 1864)535 », Napoléon III nous rappelle l’intérêt tout particulier de Napoléon Ier pour ce redoutable moyen de diffusion des idées qui représente un danger pour la formation de l’opinion publique s’il n’est pas étroitement surveillé par la police et soumis à une sévère censure. Dans le contexte du Second Empire, alors que la libre entreprise est encouragée comme un mot d’ordre par les conseillers saint-simoniens du dernier Empereur français, le droit de l’auteur à la liberté de s’exprimer pour créer est quant à lui entravé.
444Pour sa part, Eugène Pouillet, dans son non moins volumineux Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation536, il s’est également soucié de faire une sélection des principaux décrets et articles de loi relatifs à la propriété littéraire. Il a également évoqué la loi sur la liberté de la presse, mais il s’est restreint à ne mentionner que celle, déterminante, de 1881537.
445Ainsi peut-on constater que, si les corps de lois de la propriété littéraire et de la liberté de la presse sont connexes par leur simple juxtaposition dans les ouvrages spécialisés, après avoir été fondus et confondus par Napoléon dans sa loi globale de 1810, ils n’en sont pas moins connexes du point de vue de la philosophie de la création. Créer librement et pour l’intérêt prioritaire du plus grand nombre, telles sont les deux principales conditions sans lesquelles la propriété littéraire souffrirait d’une carence de pensée et d’éthique.
446Pour terminer cette première partie de notre travail : deux illustrations.
447La première est tirée de l’affaire qui a mis aux prises le peintre Renoir avec Guino, l’un de ses élèves. À la fin de sa vie, le premier, artiste reconnu mais handicapé par des rhumatismes, demande à l’autre d’exécuter à sa place un certain nombre de sculptures. Lorsque les œuvres furent divulguées sous la seule signature de Renoir, Guino réussit à obtenir de la justice qu’il soit reconnu en sa qualité de coauteur. Lors de la décision, confirmée en appel et en cassation, le Tribunal de Paris affirmait
[...] [qu’i]l est maintenant prouvé par les documents et les renseignements complets fournis au tribunal, que Guino n’a nullement sculpté en état d’esclavage, Renoir ayant d’ailleurs, au début, simplement manifesté le désir de lui donner des conseils [...] ; qu’une servitude eût stérilisé toute création [...]538.
448Cette affaire indique très clairement que la condition fondamentale pour considérer qu’une œuvre est une création, dont l’auteur mérite un droit de paternité et de protection, est que le processus de création soit libre de toute entrave externe. S’il ne peut y avoir de création « en état d’esclavage », c’est que la liberté lui est nécessaire. Définissant la création, Edelman précise qu’elle « est le produit d’un travail intellectuel libre, exprimant la personnalité du créateur, et s’incarnant dans une forme originale539 ».
449En ce sens, si l’on admet généralement que la traduction est une création également, qu’elle est l’expression de la personnalité de son auteur, alors la traduction est une création et une expression qui doit être libre.
450La seconde illustration nous ramène encore une fois à la loi sur la liberté de la presse de 1881. Cette dernière « est si libérale que les attaques contre la République ou la Constitution, l’appel à la désobéissance aux lois – sauf les lois militaires – ne sont pas des délits et ne peuvent donc être poursuivis540 ». Mais toute consacrée à la liberté politique de la presse, il semble qu’elle ait oublié les acteurs mêmes de l’entreprise. En effet, tout porte à croire que la libéralisation de la presse était surtout économique et que, par conséquent, les journalistes s’en trouvaient très mal lotis.
Le « laissez dire » du libéralisme politique a accompagné le « laissez faire » du libéralisme économique541.
451En fait, croyant être libérés de l’oppression politique et administrative passée, les journalistes se sont vus confrontés aux pressions économiques des hommes d’affaires qui spéculaient sur les entreprises de presse comme sur toute autre. Les contraintes du marché sont telles que le traitement des professionnels n’est pas très différent des rotatives qu’on ne cesse de pousser à produire plus. Proche en cela de notre contexte actuel, la fin du xixe siècle voit se développer un environnement où la profession de l’écriture journalistique est exploitée à défaut d’avoir été protégée non seulement par la loi sur la presse, mais également par celle sur la propriété littéraire. Du reste, même si la liberté y est reconnue tacitement comme un fondement, elle n’en articule pas la sacralité avec la même véhémence. Cela est encore plus vrai de la loi sur la liberté de la presse :
Alors que les journalistes n’ont pas encore pris conscience de leur identité professionnelle, on ne voit pas pourquoi la loi exigerait d’eux capacité et compétence, responsabilité morale ou éthique542.
452La liberté d’expression politique combinée à la libéralisation économique s’est transformée en piège. La liberté du créateur, quand elle se trouve hypothéquée par les « besoins du marché », devient littéralement une servitude.
453Aujourd’hui, en ce début de troisième millénaire, alors que les conventions de la propriété intellectuelle de l’OMPI sont toutes administrées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et que cette dernière n’est pas placée sous la charte humaniste des Nations Unies, le rapport qu’entretient le droit d’auteur avec l’économie ne peut plus s’abstraire des répercussions culturelles et même matérielles qui pèsent sur les zones les moins favorisées du globe. Si le copyright anglo-saxon est un droit économique éminemment utilitariste en ce qu’il « commodifie543 » la production intellectuelle (mais qui répond en même temps aux besoins du public) et que, par opposition, le droit d’auteur français est un droit personnaliste incluant la dimension morale comme un gage de la marque et de l’exception hexagonale, on est alors en droit de se demander comment et pourquoi le développement culturel des peuples les plus défavorisés – qui relève du droit moral du public – ne fait-il pas partie des priorités de la réflexion juridique sur le droit d’auteur en France544 ?
454Parmi les vœux que le Congrès de Paris de 1878 a exprimés, il y avait le suivant :
Qu’à l’avenir les conventions littéraires soient rendues absolument indépendantes des traités de commerce...545
455Au-delà de l’argument traditionnel selon lequel les avis les plus récents sont les plus justes, il serait certainement opportun que la réflexion contemporaine tienne compte des réalités d’aujourd’hui tout en s’inspirant quelque peu de la sagesse des anciens.
Notes de bas de page
47 L’activité littéraire, l’industrie du livre, la contrefaçon et la valeur des langues.
48 Robert Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire : des philosophes des Lumières aux “Rousseau des ruisseaux” », traduction de l’américain par Éric De Grolier, dans Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Seuil, coll. « Hautes études », 1983, p. 9.
49 Ibid., note 86, p. 40.
50 Robert Darnton, « Deux applications de l’histoire sociale des idées : bohème littéraire et commerce du livre », dans Pour les Lumières. Défense, illustration et méthode, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-François Baillon, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, p. 85.
51 Ibid., p. 78-79.
52 Par exemple Helvétius, La Poplinière, d’Épinay, Necker, le Duc de Choiseul, Mme de Geoffrin, le Duc d’Orléans, sans oublier les rois Louis jusqu’au dernier. Ibid., p. 256-257.
53 Wallace Kirsop, « Les mécanismes éditoriaux », dans H.-J. Martin et R. Chartier, Histoire de l’édition française, tome II, « Le livre triomphant », Paris, Promodis, 1982, p. 25.
54 R. Darnton, « Deux applications de l’histoire sociale... », op. cit., p. 101.
55 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 11.
56 Ibid., p. 12.
57 Ibid., p. 14.
58 R. Darnton, « Deux applications de l’histoire sociale... », op. cit., p. 100.
59 Ibid., p. 15.
60 Ibid., p. 110-111.
61 Gustave Flaubert, Le Dictionnaire des Idées Reçues, art. « Voltaire », Paris, Librairie Générale Française, 1997, p. 126.
62 Places d’historiographe, de lecteur, de bibliothécaire, de secrétaire ou de rédacteur de revue (telles que la Gazette de France ou le Mercure de France).
63 Comme la médaille d’or donnée de mauvaise grâce par le Régent à Voltaire pour sa pièce Œdipe après avoir refusé sa dédicace ; ou les concessions de logement comme celles de Crébillon père, de Fontenelle ou de d’Alembert (voir M. Pellisson, note infra).
64 Pour un compte rendu détaillé et comparatif des dépenses en faveur des gens de lettres sous les gouvernements de Louis XIV à Louis XVI, voir Maurice Pellisson, Les hommes de lettres au XVIIIesiècle, Paris, Librairie Armand Colin, 1911, p. 53-64.
65 Ibid., p. 57.
66 Ibid., p. 55.
67 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 16.
68 René Pomeau, D’Arouet à Voltaire, Oxford, Voltaire Foundation – Taylor Institution, 1985, p. 93.
69 Ibid., p. 109.
70 Ibid.
71 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 8.
72 Cité par Marcel Reinhard, « Élite et noblesse dans la seconde moitié du XVIIIe siècle », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, 3 (janv.-mars), 1956, p. 21. Voir également la vingt-troisième lettre des Lettres philosophiques de Voltaire (Londres, 1734).
73 Voltaire, Œuvres complètes, les éditeurs de la Société typographique de Kehl, 1784-1789, les tomes XXXVII à XLIII reproduisent, mêlés, le Dictionnaire philosophique, les Questions sur l’Encyclopédie, l’Opinion en alphabet, des articles écrits par Voltaire pour l’Encyclopédie et pour le Dictionnaire de l’Académie. La citation est extraite des deux dernières pages de l’article.
74 Charles-Pinot Duclos, Considérations sur les mœurs, Cambridge, éd. F.C. Green, 1939 (1re éd. 1750), p. 15.
75 Piotr Zaborov, « Le rayonnement du génie voltairien en Russie », dans ibid., p. 196.
76 D. Masseau, art. « Catherine II », dans Inventaire Voltaire, op. cit., p. 215.
77 René Pomeau, « “L’aubergiste de l’Europe” et “Sa manufacture de pensée” », dans Voltaire et l’Europe, Paris, Éd. Complexe, 1994, p. 165.
78 André-Michel Rousseau, « Les Lumières et les libertés anglaises », dans Voltaire et l’Europe, op. cit., p. 103.
79 Voltaire, XXIIIe « Sur la considération qu’on doit aux gens de lettres », dans Lettres philosophiques, éd. de R. Naves, Paris, Garnier, 1988, p. 130.
80 A.-M. Rousseau, op. cit., p. 103.
81 André Magnan, « Langues », op. cit., p. 796.
82 A.-M. Rousseau, op. cit., p. 107.
83 Ibid.
84 A. Magnan, « Langues », op. cit., p. 796.
85 Ibid.
86 Henri Lagrave, « Shakespeare, William », dans Inventaire Voltaire, op. cit., p. 1244.
87 Voir à ce propos la lettre XVIII « Sur la tragédie » des Lettres philosophiques, op. cit., p. 104-109.
88 F. Baldensperger, « Esquisse d’une histoire de Shakespeare », dans Étude d’histoire littéraire, 1re éd., Paris, 1907-1910, réimpression à Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 169.
89 Le théâtre anglais, 8 volumes répartis de 1745 à 1749.
90 Henri Van Hoof affirme qu’il ignorait l’anglais et qu’il prétendait soumettre les pièces de Shakespeare aux règles de la tragédie classique. Voir Petite histoire de la traduction en Occident, op. cit., p. 60.
91 « Ses traductions, parues de 1776 à 1782, remplissent vingt volumes ». H. Van Hoof, ibid.
92 H. Lagrave, op. cit., p. 1245.
93 Ibid., p. 1245.
94 Lettre XVIII « Sur la tragédie », op. cit., p. 107.
95 H. Lagrave, « Lettre à l’Académie », op. cit., p. 816.
96 La Place, Discours sur la tragédie anglaise, préface au Théâtre anglois, Paris, 1745-1748, 8 vol. Cité par Paul Van Tieghem, Le préromantisme. Études d’histoire littéraire européenne, tome III, Genève, Slatkine Reprints, 1973, p. 74.
97 H. Van Hoof, Petite histoire de la traduction en Occident, op. cit., p. 59.
98 Voir son article « Beau, beauté », dans le Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 64.
99 Sylvain Menant, L’esthétique de Voltaire, Paris, SEDES, coll. « Esthétique », 1995, p. 10.
100 Cité par P. Van Tieghem, op. cit., p. 80.
101 Ibid., p. 38.
102 Ibid., p. 38-40.
103 P. Van Tieghem, op. rit., p. 18-19.
104 Dieter Gembicki, « Clio, l’argent et les chiffres : le cas de Voltaire », dans Être riche au siècle de Voltaire, publié par Jacques Berchtold et Michel Porret, « Recherches et rencontres », Publications de la Faculté des Lettres de Genève, Librarie Droz, 1996, p. 245.
105 Romans et contes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1979, p. 470.
106 Albert Farchadi, « Une lecture de L’Homme aux quarante écus. La bonne fortune de M. André », dans Être riche au siècle de Voltaire, op. cit., p. 235.
107 Lettres philosophiques, « Sixième lettre », op. cit., p. 29. Voir également l’article « Tolérance » dans le Dictionnaire philosophique, éd. de R. Naves et J. Benda, Paris, Classiques Garnier, 1967, p. 401-407.
108 Jean Orieux, Voltaire ou l’esprit de royauté, Paris, Flammarion, 1966, p. 114.
109 Ibid., p. 115.
110 Voir son « Ode à la Chambre de Justice » commanditée par les frères Pâris, célèbres financiers et Crésus de l’époque.
111 J. Orieux, op. cit., p. 116.
112 Ibid.
113 Éric Walter, op. cit., p. 396.
114 Correspondance complète de Jean-Jacques Rousseau, éd. R.A. Leigh, Oxford, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution, 1976, tome XXVII, septembre-novembre 1765, p. 159.
115 John Lough, An Introduction to Eighteenth Century France, op. cit., p. 234.
116 Bachaumont, Mémoires secrets pour servir à l’histoire de la République des lettres en France de 1762 à nos jours, Londres, s. é., 1777-89, vol. XXIX, p. 139, cité par J. Lough, Ibid., p. 234-235.
117 Le vicomte G. D’Avenel, « Honoraires des gens de lettres », dans Histoire économique de la propriété, des salaires, des denrées et de tous les prix en général depuis l’an 1200 jusqu’en l’an 1800, 1re éd. 1894, rééd. en 1909 à Paris et en 1968 à New York, tome V, p. 286-287.
118 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 11.
119 G. D’Avenel, op. cit., p. 287.
120 Maurice Pellisson, op. cit., p. 88.
121 G. D’Avenel, op. cit., p. 287.
122 Maurice Pellisson. op. cit., p. 76.
123 Ibid.
124 Cité par M. Pellisson, op. cit., p. 83.
125 Ibid., p. 125.
126 Mémoire sur la librairie, p. 163. Cité par Pellisson, ibid.
127 E. Walter, op. cit., p. 394.
128 Ibid.
129 Ibid., p. 395.
130 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 18.
131 Ibid., p. 19.
132 Voir le Tableau de Paris (1789).
133 Voir les Considérations sur les mœurs de ce siècle (1751).
134 Voir le Petit almanach de nos grands hommes (1788).
135 Mercier, Tableau de Paris (12 vol., 1789), t. X, p. 29 et Voltaire, les articles « Auteurs », « Charlatans », « Gueux », « Philosophe » et « Quisquis » du Dictionnaire philosophique, éd. de Kehl. Cité par R. Darnton, ibid., p. 18.
136 Voltaire, Le pauvre diable, dans Œuvres de Voltaire, préfaces, avertissements et notes par M. Beuchot, Tome XIV, Poésies, tome III, Paris, éd. Lefèvre et Firmin Didot Frères, 1833, p. 149-166.
137 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 19.
138 Voltaire, Candide (1759).
139 Voltaire, Le pauvre diable, op. cit., p. 154.
140 Cité par Jean Orieux, Voltaire ou la royauté de l’esprit I, op. cit., p. 148.
141 Le pauvre diable, op. cit., p. 159.
142 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 20.
143 Archives de la Société typographique de Neuchâtel, Bibliothèque de la ville de Neuchâtel, Mauvelin à la STN, 10 mai et 16 juin 1784. Cité par R. Darnton, « Un commerce de livres “sous le manteau” », op. cit., p. 164.
144 Ibid., p. 163.
145 R. Darnton, « Littérature et Révolution », dans Gens de lettres, gens du livre, traduit de l’anglais par Marie-Alyx Revellat, Paris, Éditions Odile Jacob, coll. « Histoire ». 1992, p. 100.
146 On peut cependant mentionner le « dictionnaire des traducteurs et de la littérature traduite en ancien et moyen français (842-1600) » de Paul Chavy en deux volumes, sous le titre Traducteurs d’autrefois. Moyen Âge et Renaissance, Paris/Genève, Champion/Slatkine, 1988 ; ainsi que la Bibliographie des traductions françaises (1810-1840), de Katrin Van Bragt, avec la collaboration de Lieven D’hulst et José Lambert, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1995.
147 R. Darnton, op. cit., p. 102.
148 J.-M. Quérard, La France littéraire ou dictionnaire bibliographique des savants, historiens et gens de lettres de la France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en français, plus particulièrement pendant les XVIIIe et XIXe siècles, 12 volumes. Paris, Maisonneuve & Larose, 1964.
149 Voltaire, Le pauvre diable, op. cit., p. 149 et 162.
150 R. Darnton, « A Pamphleteer on the Run », op. cit., p. 108.
151 Ibid., p. 106.
152 Ibid.
153 Ibid., p. 118.
154 A. Sauvy, op. cit., p. 111.
155 Ibid., p. 112.
156 Ibid.
157 Voir les œuvres de Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, op. cit., et de Bernard Edelman, Le sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, coll. « Essais », 2004.
158 R. Darnton, « Bohème littéraire et Révolution : Jacques-Pierre Brissot de Warville espion de police », dans Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au xviiie siècle, op. cit., p. 43.
159 R. Darnton, « J.-P. Brissot et la Société typographique de Neuchâtel (1779-1787) », traduction par Aurélie Julia. Oxford. Voltaire Foundation, à l’adresse suivante : http://163.1.91.81/www_vfetc/SVEC01_10_BRS/home_intro_f.htm.
160 Utilisation vieillie selon le Robert qui signifie « journaliste, écrivain politique ».
161 Voir l’article de R. Darnton, « Bohème littéraire et Révolution : Jacques-Pierre Brissot de Warville espion de police », op. cit.
162 S. D’Huart, op. cit., p. 92.
163 R. Darnton, « J.-P. Brissot et la STN... », op. cit., p. 3.
164 Ibid., p. 27.
165 Ibid., p. 28.
166 Ibid., p. 9.
167 S. D’Huart, op. cit., p. 100.
168 J.-P. Brissot, Mémoires (1754-1793), éd. Cl. Perroud, tome II (1784-1793), Paris, Librarie Alphonse Picard & Fils, 1910, p. 46.
169 Cité par S. D’Huart, op. cit., p. 93.
170 Ibid., p. 26.
171 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 21.
172 N’oublions pas que Brissot a écrit, en plus des livres susmentionnés, des traductions, des brochures de jeunesse, des pamphlets, des articles de journaux et ses propres mémoires, une Bibliothèque philosophique de dix volumes.
173 R. Darnton, « J.-P. Brissot et la STN... », op. cit., p. 3.
174 Ibid., p. 4.
175 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 23.
176 Cité par R. Darnton, ibid., p. 16.
177 Ibid., p. 33.
178 La seconde Révolution britannique de 1688 était de type réformiste et due essentiellement à un ralliement de l’élite sociale contre le pouvoir, alors que la Révolution française était non seulement une effusion de sang sans commune mesure, mais également le fait d’une intelligentsia composée de gens qui étaient pour la plupart dans la marge de l’ordre ancien.
179 R. Darnton, « Deux applications de l’histoire sociale... », op. cit., p. 78.
180 R. Darnton, « Dans la France prérévolutionnaire... », op. cit., p. 17.
181 R. Darnton, « Deux applications de l’histoire sociale... », op. cit., p. 79.
182 On objectera que, puisque la fraternité n’est pas un droit, elle n’a donc pas sa place dans une discussion sur le droit d’auteur. Or, la fraternité est un devoir et c’est justement l’objet de notre défi que de tenter de démontrer que le droit d’auteur – grâce à une redéfinition, voire une transformation du droit de traduction en un droit à la traduction – ne peut échapper à l’éthique, mieux qu’il s’y fonde.
183 Denis Diderot, Lettre sur le commerce de la librairie, Paris, Librairie Arthème Fayard. Mille et une nuits, 2003, p. 47.
184 La tradition communiste qui commence avec Babeuf durant la Révolution ne lit pas Rousseau de la même manière et n’aboutit pas aux mêmes conclusions. Voir Victor Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf et du Babouvisme, 2 tomes, Paris, Éditions du CTHS, 1990 ; Alain Maillard, Claude Mazauric, Éric Walter (dir.), Présence de Babeuf. Lumières, révolution, communisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 1994 ; Damien Jasmin, La propriété privée et les systèmes opposés de Platon à Lénine, Montréal, Bibliothèque de l’Action Française, 1925.
185 Fondateur de la première Société des auteurs nommé « Le Bureau de législation dramatique » (3 juillet 1777) et le l’initiateur de la première « déclaration des droits des auteurs » (26 août 1777). Voir Jacques Boncompain, La Révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815), Paris, Fayard, 2001, p. 74-91.
186 Cité par Jacques Boncompain, La révolution des auteurs..., op. cit., p. 116.
187 Ibid., p. 117.
188 Keith Michael Baker, Condorcet. Raison et politique, traduit de l’anglais par Michel Nobile, présentation par François Furet, Paris. Hermann, 1988, p. 350.
189 Cité par Marie-Claude Dock, Etude sur le droit d’auteur, Paris, LGDJ, 1963, p. 152. Voir Le Moniteur universel, 15 janvier 1791.
190 Ibid., p. 155. Voir également « Rapport de Lakanal ». dans Le Moniteur universel, le 21 juillet 1793.
191 Ibid.
192 En attendant l’avènement du suffrage universel, la Révolution avait instauré le suffrage censitaire, distinguant entre le citoyen actif et le citoyen passif. « Ainsi la recherche d’un critère non arbitraire portait à conclure que tous les citoyens, exceptés les indigents (et peut-être aussi les indifférents) devraient jouir du droit de citoyenneté active, conclusion que Condorcet explicita davantage l’année suivante, où il soutint que la possession d’un domicile fixe était le meilleur critère (tout en gardant personnellement un faible pour le critère « naturel » de la propriété). Toutefois, ce n’est que lorsqu’il en vint à rédiger la constitution girondine de 1793, dans des circonstances qui rendaient toute autre attitude politiquement inconcevable, que Condorcet préconisa le suffrage universel pour tous les hommes dépassant vingt et un ans (sa proposition d’égalité des droits pour les femmes étant toujours inacceptable) parce qu’en agissant autrement on sacrifierait “un droit naturel, avoué par la raison la plus simple, à des considérations dont la réalité est au moins incertaine” ». K.M. Baker, Condorcet..., op. cit., p. 351. Voir également le chapitre « Le citoyen et la représentation », dans Ladan Boroumand, La guerre des principes. Les assemblées révolutionnaires face aux droits de l’homme et à la souveraineté de la nation, mai 1789-juillet 1794, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999, p. 65-108.
193 Alain Laurent, Histoire de l’individualisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », p. 28.
194 Article « Bourgeoisie française », dans Encyclopaedia Universalis, Paris, 2001.
195 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789). C’est nous qui soulignons.
196 Non pas tant par fidélité au royalisme de l’Ancien Régime que par répugnance de la terreur révolutionnaire dont le radicalisme ne laissait aucune place à la solution de compromis que constituait le modèle de la monarchie parlementaire dont l’Angleterre était le parfait, mais trop proche exemple.
197 Roger Chartier, « Présentation », dans Malesherbes, Mémoires sur la librairie. Mémoires sur la liberté de la presse, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1994, p. 8.
198 Marek Wyrva, « Introduction », dans Malesherbes, le pouvoir et les Lumières, Paris, Éditions France-Empire, 1989, p. 7.
199 Cité par Christian Bazin, Malesherbes ou la sagesse des Lumières, Paris. Édition Jean Picollec, 1995, p. 138.
200 R. Chartier, op. cit., p. 31.
201 Malesherbes, « Lettre à Boissy d’Anglas, député à la Constituante », dans M. Wyrva, op. cit., p. 172.
202 Pierre Grosclaude, Malesherbes, témoin et interprète de son temps, Paris, Librarie Fischbacher, 1961, p. 711.
203 Ch. Bazin, op. cit., p. 287.
204 R. Chartier, op. cit., p. 15.
205 Mémoires sur la liberté de la presse, op. cit., p. 281.
206 Ibid., p. 300.
207 P. Grosclaude, op. cit., p. 180.
208 « Lettre à M. de Saint-Priest », cité par Pierre Grosclaude, op. cit., p. 181.
209 Ibid., p. 170. Cette lettre de 1763 a été écrite avant le décret de 1777 qui autorisa les auteurs à imprimer et à vendre eux-mêmes leurs ouvrages.
210 « Second mémoire sur la Librairie », op. cit., p. 83.
211 Ibid.
212 Ibid., p. 85.
213 R. Chartier, « Présentation », op. cit., p. 21.
214 Ibid., p. 17.
215 Ibid., p. 18-19.
216 Ibid., p. 104.
217 « Avertissement de l’auteur », ibid., p. 221.
218 Mémoire sur la liberté de la presse, op. cit., p. 225. C’est Malesherbes qui souligne.
219 Ibid,
220 Ibid., p. 234.
221 Ibid., p. 231.
222 Ibid., p. 235. C’est nous qui soulignons.
223 R. Chartier, « Présentation », op. cit., p. 31.
224 « Question première », op. cit., p. 238.
225 Ibid., p. 237. C’est nous qui soulignons.
226 Ibid., p. 235. C’est nous qui soulignons.
227 Voir la somme de Jacques Boncompain, La révolution des auteurs. Naissance de la propriété intellectuelle (1773-1815), op. cit.
228 Ibid., p. 33.
229 Jean-Jacques Rousseau à M. d’Alembert sur son article « Genève » dans le VIIe volume de L’Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie dans cette ville. Ou Lettre à d’Alembert, Paris, Garnier, 1975.
230 Après qu’on reconnut aux protestants la qualité de citoyens (24 septembre 1789) et avant qu’il en soit de même pour les juifs deux ans plus tard.
231 Le Marquis de Mernezia.
232 Nom patriotique qui sera donné à la Comédie-Française à sa réouverture le 21 juillet 1789 après la prise de la Bastille.
233 Déjà, le 15 juin 1789, « Chénier prend la Bastille avant l’heure. Dans un manifeste intitulé De la liberté du théâtre en France où il réclame la liberté d’ouvrir des théâtres – pierre jetée contre la façade du Théâtre-Français –, et exige la suppression des censeurs “ces eunuques qui n’ont qu’un seul plaisir : faire d’autres eunuques” [...] ». J. Boncompain, op. cit., p. 194.
234 Autre dénomination donnée à la Comédie-Française jusqu’au 24 novembre 1789.
235 Durant cette période, l’Assemblée nationale débat du sort du clergé duquel finalement les biens seront confisqués le 2 novembre 1789.
236 J. Boncompain, op. cit., p. 214.
237 Ibid., p. 224.
238 Ibid., p. 240.
239 Dans la délégation des auteurs : Fenouillot de Falbaire, Mercier, Palissot, Laujon, Forgeot, Maisonneuve, Murville et Marie-Joseph Chénier.
240 J. Boncompain, op. cit., p. 244-245.
241 Ibid., p. 254.
242 Ibid.
243 Observations pour les comédiens-français sur la pétition adressée par les auteurs dramatiques.
244 Cité par J. Boncompain, op. cit., p. 259.
245 Ibid., p. 267.
246 Ibid., p. 270.
247 Ibid., p. 271.
248 Le 17 décembre 1790.
249 Ibid., p. 274.
250 Rapport fait par M. Le Chapelier au nom du Comité de constitution sur la pétition des auteurs dramatiques, dans la séance du jeudi 13 janvier 1791, avec le décret rendu dans cette séance, Paris, Imprimerie nationale, 1791. Cité par Boncompain, op. cit.
251 Ibid., p. 16.
252 M. Ramzi, op. cit., p. 14.
253 Voir George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, traduit de l’anglais par Lucienne Lortinger, Paris, Albin Michel, 1978.
254 Voir Keith Michael Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au XViiie siècle, traduit de l’anglais par Louis Evrard, Paris Payot, 1993.
255 Opinion du Comité des auteurs dramatiques et gens de lettres, imprimeurs et libraires (5 juin 1791). Archives de Beaumarchais, coll. part., XVIII, 9. Cité par J. Boncompain, op. cit., p. 309. C’est nous qui soulignons.
256 Pétition adressée à l’Assemblée nationale sur la représentation en France des pièces françaises traduites en langue étrangère (17 septembre 1791). Archives de Beaumarchais. Cité par J. Boncompain, ibid., p. 328.
257 Une façon délibérée d’exprimer la secondarité et la marginalité du traducteur.
258 Pétition adressée à l’Assemblée nationale sur la représentation..., op. cit., p. 329.
259 Ibid., p. 328.
260 Nous y reviendrons plus bas.
261 Voir supra.
262 Cité par J. Boncompain, ibid., p. 327.
263 Jean-Louis et Maria Flandrin, « La circulation du livre dans la société du XVIIIe siècle : un sondage à travers quelques sources », dans François Furet et al. (dir.), Livre et société dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Mouton & Co., 1970, p. 67.
264 Voir R. Tarin, op. cit., p. 290-291.
265 Voir Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 1999, p. 44-45. Pour un exposé plus détaillé, voir la somme de Claude Bellanger (éd.), Histoire générale de la presse française, 5 vol., Paris, PUF, 1969 (voir volume 1) ; Alma Söderhjelm, Le Régime de la presse pendant la Révolution, 2 vol., Genève, Slatkine Reprints, 1970 [éd. orig. Paris, 1900-1901] (voir volume 1, p. 109-153).
266 Aux fins de simplification, nous utiliserons, pour parler de la presse périodique et des différentes formes qu’elle a recouvertes pendant la Révolution, le seul terme « presse » au sens moderne.
267 Alma Söderhjelm, op. cit., p. 115.
268 Ibid., p. 117.
269 Voir Procès-verbal de l’Assemblée Nationale, vol. XI, p. 1-24 ; voir aussi Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, vol. IV, p. 273-288. A. Söderhjelm note que, bien que Sieyès ait conçu le projet, il est dit dans une brochure contemporaine qu’il avait été aidé dans ce travail par Condorcet. De fait, ce texte fait écho à toute la première partie des Fragments sur la liberté de la presse composés déjà en 1776. Ibid., p. 118.
270 Voir l’article d’Anne Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », publié dans plusieurs sites Internet, notamment http://mp3.deepsound.net/infos_utiles_d.php?id=00013.
271 Droits cessibles monnayant finance et transmissibles. En d’autres termes, l’objet même de la propriété.
272 Buchez et Roux, op. cit., p. 274. C’est nous qui soulignons.
273 Ibid., p. 276.
274 Ibid.
275 Ibid., p. 284.
276 Ibid., p. 285.
277 A. Söderhjelm, op. cit., p. 123.
278 Brissot, Première lettre sur les libelles. Cité par Söderhjelm, ibid., p. 124. C’est nous qui soulignons.
279 Ibid., p. 124-125.
280 Ibid., p. 153.
281 Carla Hesse, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, Berkeley/Los Angeles/Oxford, University of California Press, 1991, p. 115. Nous traduisons.
282 Constitution des États-Unis d’Amérique (1787), art. I, sect. 8, clause 8. Nous traduisons.
283 Rapport fait par M. Le Chapelier au nom du Comité de constitution sur la pétition des auteurs dramatiques, 13 janvier 1791, Paris, Imprimerie nationale, 1791, p. 4.
284 Ibid.
285 J. Boncompain, op. cit., p. 367.
286 Intitulé du projet de décret rédigé par Lakanal du 19 juillet 1793.
287 Reproduit dans Augustin-Charles Renouard, Traité des droits d’auteurs, dans la littérature, les sciences et les beaux arts, 2 vol., Paris, éd. Jules Renouard et Cie, 1838, p. 325-328.
288 Renouard commente : « Quoique ce décret n’établisse qu’un droit temporaire, le rapport se tait sur les motifs de la limitation de ce droit à une période de dix années après la mort de l’auteur », ibid., p. 325.
289 J. Boncompain, op. cit., p. 417.
290 Baudin, Rapport et projet de décret sur la propriété des auteurs dramatiques présentés au nom du Comité d’instruction publique, cité par J. Boncompain, ibid., p. 414-415.
291 Ibid., p. 416. C’est nous qui soulignons.
292 Sans oublier que, pour la loi confirmative du 19 juillet 1791 et celle du 1er septembre 1793 abrogeant la « loi fatale » contre les auteurs du 30 août 1792, ce sont les directeurs de théâtre qui constituent le second front auquel les auteurs se sont opposés.
293 On se souviendra que Lakanal, dans son rapport du projet de décret du 19 Juillet 1793, s’était étonné que malgré l’évidence du droit des auteurs, il faille la confirmer par une loi positive.
294 Voir Barthes, Kristeva, Riffaterre, Sollers, etc.
295 « Tout modèle de la communication est également le schéma d’une trans-lation, d’un transfert de signification horizontal ou vertical ». « À l’intérieur d’une langue, ou d’une langue à l’autre, la communication est une traduction. Étudier la traduction, c’est étudier le langage ». George Steiner, Après Babel. Une poétique du dire et de la traduction, traduit de l’anglais par Lucienne Lortinger, Paris, Albin Michel, 1978, p. 55-56.
296 En droit d’auteur, on dirait : du domaine public.
297 Cités par Mona Ozouf, « Régénération », dans Mona Ozouf et François Furet, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Flammarion, 1988, p. 823.
298 « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais le tempas saturé d’“à présent”. Ainsi, pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé d’“à présent”, qu’il arrachait au continuum de l’histoire. La Révolution française se comprenait comme une seconde Rome. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. La mode sait flairer l’actuel, si profondément qu’il se niche dans les fourrés de l’autrefois ». Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres, tome III, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », p. 439.
299 Voir Mona Ozouf, L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 121.
300 M. Ozouf, « Régénération », op. cit., p. 824.
301 Ibid., p. 830.
302 Ibid., p. 822.
303 Ibid.
304 Ibid., p. 825.
305 Ibid., p. 826.
306 Dans le cadre de cette libération des liens de l’autorité contemporaine à sa génération, l’étymologie du mot « autorité » nous conduit vers les significations de celui de « génération » dans la mesure où c’est non seulement contre l’autorité de sa génération que s’élève le révolutionnaire, mais également par le pouvoir de ce qu’il produit de neuf et d’original.
307 Voir F. Laplantine et A. Nouss, Métissages. De Arcimholdo à Zombie, Paris, Pauvert, 2001, p. 289-297.
308 Voir Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, Lettres d’un citoyen des États-Unis à un Français, The French Revolution Research Collection ; 6.3.118 Reprod. de l’éd. de Philadelphie : [s.n.], 1788. (Document numérisé en 1995 par la BNF http://gallica.bnf.fr.)
309 M. Ozouf, L’homme régénéré, op. cit., p. 125. C’est nous qui soulignons.
310 Voir la déclaration de Garnier aux Jacobins le 17 novembre 1792 dans F.A. Aulard, La Société des Jacobins, t. IV, Paris, 1892, p. 185, cité par M. Ozouf, ibid., p. 127.
311 Voir le commentaire de Jacques Derrida sur l’article de Walter Benjamin « La tâche du traducteur », dans « Des tours de Babel », dans Psyché ou inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, rééd. 1998.
312 Bernard Vouillot, « La Révolution et l’Empire : une nouvelle réglementation », dans Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.)., op. cit., vol. II, p. 526.
313 L’expression est d’Eugène Pouillet, rapporteur de la Commission de législation au Congrès de Lisbonne en 1880. Voir dans Jules Lermina, Louis Ratishonne], ALAI, Association littéraire et artistique internationale. Son histoire : ses travaux 1878-1889, Paris, Bibliothèque Chacornac, 1889, p. 57.
314 Une critique que formule Lawrence Venuti à l’endroit du droit d’auteur qu’il perçoit en ce sens comme « une contradiction ». Voir The Scandals of Translation, London, Routledge, 1998, p. 49-50.
315 Article premier du décret des 19 et 24 juillet 1793.
316 C. Hesse, Publishing and Cultural Politics in Revolutionary Paris, 1789-1810, op. cit., p. 62. Nous traduisons.
317 Ibid., p. 108. Nous traduisons.
318 Ibid., p. 99. Nous traduisons.
319 Voir Ibid., p. 100-105.
320 D. Diderot, op. cit., p. 46.
321 « Etendre la notion du privilège de librairie au-delà de ses bornes, c’est se tromper, c’est méditer l’invasion la plus atroce, se jouer des conventions et des propriétés, léser iniquement les gens de lettres ou leurs héritiers ou leurs ayants cause, gratifier par une partialité tyrannique un citoyen aux dépens de son voisin, porter le trouble dans une infinité de familles tranquilles [...] ». Ibid., p. 48.
322 Ibid., p. 65. « Ce titre odieux qui consiste à conférer gratuitement à un seul un bénéfice auquel tous ont une égale et juste prétention, voilà le privilège abhorré par le bon citoyen et le ministre éclairé. Reste à savoir si le privilège du libraire est de cette nature ». Ibid., p. 44.
323 Ibid., p. 49.
324 Ibid., p. 47-48.
325 Préambule de l’arrêt sur les privilèges de 1777. Voir Dock, ibid., p. 128.
326 Diderot, op. cit., p. 52.
327 Présentation de Charles Coutel et de Catherine Kintzler, Paris, GF-Flammarion, 1994.
328 Condorcet, Fragments, dans Œuvres, op. cit., XI, p. 307-308.
329 Dans une perspective traductologique, la même question est d’une aussi grande importance, puisqu’elle pose celle du rapport de la traduction à l’original. Quel est la valeur de la traduction si elle ne devait que répéter l’œuvre originale ? Que fait la traduction lorsqu’elle réécrit l’original : un emprunt, une appropriation ou une création indépendante ? De fait, certaines pensées traductologiques conçoivent non seulement la traduction mais également l’adaptation comme un processus d’appropriation (parfois même agressif pour G. Steiner, op. cit.) où l’« incorporation décrit naïvement l’annexion, l’adaptation, la régie du même ». C’est toute la différence que perçoit Meschonnic dans le fonctionnement du processus de traduction, entre le transport et le rapport. « Le transport vers la langue de départ est le calque, du lexical au syntaxique. Le transport vers la langue d’arrivée est l’adaptation, où le naturel est une des formes de l’illusion. Tout comme le calque. Le rapport montre la traduction comme telle. [...] C’est que le rapport est double : rapport à une œuvre, qui est un discours, et rapport à ce que le discours dans sa langue de départ fait de cette langue, en reçoit de contraintes mais aussi lui invente des contraintes qui seulement à lui, et qui le font reconnaître. Le transport n’envisage que les langues. Le rapport n’est un discours que s’il envisage des discours ». Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999. p. 94-95.
330 Ibid., p. 309.
331 Ibid.
332 Même si l’on objectait à cela que le droit d’auteur ne protège que la forme, il n’en reste pas moins que la forme littéraire ou l’expression par rapport à l’objet livre est de l’ordre de l’idée. Nous y reviendrons plus bas.
333 Voir Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, traduit et présenté par Jocelyn Benoist, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995 et A. Strowel, op. cit., p. 98.
334 Condorcet, Fragments, dans Œuvres, op. cit., p. 310.
335 Ibid., p. 309-310.
336 Au sens où on l’entend aujourd’hui à propos de ce que la pensée marxiste a pu représenter à une certaine époque dans sa volonté de défendre les intérêts d’une population prolétaire largement majoritaire dans des sociétés où les privilèges bourgeois octroyés par le capital ont conduit à restreindre le champ du pouvoir de la connaissance dans les mains d’une minorité.
337 D. Diderot, op. cit., p. 50.
338 Article 11. Cette loi devait théoriquement comprendre la liberté des spectacles, mais comme nous l’avons vu, elle ne fut accordée que plus tard.
339 Décret du 2 au 17 mars 1791.
340 Article 7 de la Déclaration de 1789.
341 Article 10.
342 Loi de 1905.
343 Loi de 1901.
344 Loi de 1907, mais avec une déclaration préalable à la police depuis 1935.
345 Accords sur les droits de propriété intellectuelle relatifs au commerce (administrés par l’OMC).
346 Et plus largement par les variantes anglo-saxonnes et germaniques.
347 Nous entendons par « liberté de la presse » l’ensemble des législations relatives non seulement aux publications périodiques mais toutes celles qui, par leur reproduction et leur diffusion, sont à la portée du public.
348 Que ce soit par les juristes ou les professionnels de la gestion des droits des auteurs, il s’agit de la partie de l’article la plus citée dans la documentation qui associe droit d’auteur et droits de l’homme, la première n’apparaissant que très rarement.
349 Voir G. Beguin, « La Déclaration universelle des droits de l’homme (du 10 décembre 1948) et la protection de la propriété intellectuelle », dans Le Droit d’Auteur, 1963, p. 318 : « À la vérité, ces deux alinéas ne sont pas contradictoires ; ils sont complémentaires : le premier définit un droit, le second en limite la portée ». Cité par A. Strowel, op. cit., p. 157.
350 B. Edelman, op. cit., p. 574. Voir également A. Strowel, op. rit., p. 157-160.
351 Aidé dans sa rédaction par Condorcet et de ses fragments sur la liberté de la presse (1776).
352 Voir le lien : http://playmendroit.free.fr/histoire_du_droit_et_des_obligations/la_presse_sous_la_revolution_et_l_empire.htm.
353 Ibid., p. 763.
354 Mémoire présenté au Conseil d’État par les auteurs dramatiques. Ibid., p. 859.
355 Nous le verrons tout de suite après.
356 Ibid., p. 806.
357 L’avis du Conseil d’État du 23 août 1811 précise cependant que la période vingt ans post-mortem ne concerne que l’œuvre publiée. Le droit de représentation reste limité à dix ans post-mortem. Les auteurs dramatiques s’insurgeront de nouveau contre cette mesure sachant qu’après dix ans, ce sont les comédiens qui héritent des auteurs, non le public. Ibid., p. 854-859.
358 « La loi du 19 juillet 179 (3] conférait la propriété littéraire aux “auteurs d’écrits en tous genres”, sans distinguer entre auteurs nationaux et étrangers. La jurisprudence se montra réservée à l’égard de ces derniers. L’article 40 de la loi nouvelle rompt avec cette jurisprudence et la Cour de Cassation aura l’occasion de le confirmer dans l’arrêt Érard ». Ibid., p. 817.
359 Ibid., p. 801.
360 Cité par Boncompain, ibid., p. 803.
361 Ibid., p. 866.
362 Ibid., p. 868-869.
363 Ibid., p. 871.
364 Ibid., p. 876.
365 Ibid., p. 878.
366 Ibid., p. 812.
367 Décret sur le dépôt légal (24 octobre 1814 et du 9 au 26 janvier 1828) et ordonnance sur les douanes (6 mai 1828).
368 Balzac, « Des artistes », article publié dans La Silhouette, 1830.
369 Au tout début de sa carrière, Balzac pensait qu’il serait destiné à l’écriture philosophique.
370 Balzac, « De l’état actuel de la littérature », dans Œuvres diverses, tome 2, éd. P.-G. Castex et al., Paris Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1223.
371 Lettre aux écrivains..., ibid., p. 1236. « Nous sommes dépouillés dans l’avenir par la Révolution », p. 1238.
372 Lettre aux écrivains..., op. cit., p. 1238.
373 Ibid., p. 1239.
374 Ibid., p. 1251-1252. C’est nous qui soulignons.
375 Charles Baudelaire, « Comment on paie ses dettes quand on a du génie », dans Œuvres complètes, volume II, éd. Claude Pichois, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 6.
376 « Les vraies supériorités ne doivent êtres ni haineuses ni envieuses », Lettre aux écrivains..., op. cit., p. 1237.
377 Balzac, Lettres à Madame Hanska, éd. R. Pierrot, Paris, 1967-1971, IV, p. 90-91.
378 « De l’état actuel de la librairie », dans Œuvres diverses, op. cit., p. 662.
379 Ibid., p. 667.
380 Lettre aux écrivains..., op. cit., p. 1240.
381 Ibid., p. 1253.
382 Ibid., p. 1238.
383 Ibid., p. 1239.
384 Ibid., p. 1236.
385 Ibid., p. 1239.
386 Ibid., p. 1242.
387 Ibid., p. 1250.
388 Ibid., p. 1238-1239.
389 Ibid., p. 1240.
390 Th. Lejeune, « La contrefaçon belge », dans L’Artiste, Journal du Progrès, Revue des Arts et de la Littérature, Bruxelles, n° 4 (octobre), p. 354. Cité par Herman Dopp, La contrefaçondes livres français en Belgique 1815-1852, Louvain, Librairie Universitaire, 1932, p. 98.
391 Vers 1830, un ouvrage devait coûter environ un mois de salaire d’un ouvrier.
392 G. Davies, op. cit., p. 172.
393 Jacques Hellemans, op. cit., p. 8.
394 François Godfroid, Aspects inconnus et méconnus de la contrefaçon en Belgique, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises, 1998, p. 9-10.
395 Th. Lejeune, op. cit., p. 143. (Voir également J.M. Quérard, Les supercheries littéraires dévoilées, 3 vol., 2e édition, Paris, Paul Daffis, 1869-1870.)
396 Nous y reviendrons plus bas dans la dernière partie de ce travail.
397 Ibid., p. 24-25.
398 Ibid., p. 29.
399 Cité par H. Dopp, op. cit., p. 136.
400 Lettre à Madame Hanska du 20 mai 1838, citée par H. Dopp, op. cit., p. 136.
401 Voir Théâtre, dans Œuvres complètes de Balzac, éd. René Guise, Paris, Bibliophiles de l’Originale, 1969-1970.
402 Ibid., p. 1243-1244.
403 Ibid., p. 1247.
404 Ibid., p. 1249.
405 Ibid., p. 1251.
406 Ibid., p. 1252.
407 Ibid., p. 28-33, 34-50 et 50-120.
408 Œuvres complètes d’Alfred de Vigny, 8 vol., Paris, Alphonse Lemerre, 1884, vol. 5.
409 Ibid., p. 359.
410 Ibid., p. 376.
411 Ibid., p. 400.
412 Ibid., p. 403.
413 Ibid., p. 405.
414 Ibid., p. 408.
415 Ibid.
416 Ibid., p. 409.
417 Ibid.
418 Ibid.
419 Bien que située autour des 1814 avec l’affaire Pardessus, le droit moral n’est pas encore très articulé à l’époque qui nous occupe dans cette section.
420 Nous reviendrons plus bas à l’œuvre de Proudhon qui traite de la propriété littéraire qu’il désigna, quant à lui, par « les majorats littéraires ».
421 « Sans le public, la propriété littéraire n’existerait pas. Le poète, l’historien, l’auteur dramatique font l’écrit : c’est le public qui fait le livre. La société a aussi un droit réel. Les deux droits se balancent donc justement. Ainsi la propriété littéraire n’est point une propriété comme une autre ». Salavandy, ministre de l’Instruction publique, Exposé des motifs du projet de loi relatif à la propriété littéraire, présenté le 5 janvier 1839 à la Chambre des Pairs, dans F. Worms, op. cit., p. 56.
422 Correspondance, cité par M. Vivant, Les créations immatérielles et le droit, Paris, Ellipses, 1997, p. 9.
423 Ibid., p. 36.
424 Ibid., p. 38.
425 Œuvres complètes d’Alfred de Vigny, op. cit., p. 426.
426 F. Worms, Étude sur la propriété littéraire..., op. cit., t. 2, p. 139-174.
427 « Lettre du 20 avril 1848, à sa nièce Valentine », dans Lamartine et ses nièces, correspondance inédite, publiée par le comte de Chestellier, Paris, 1928, p. 126. Cité par Bénichou, ibid., p. 41.
428 « À M. Félix Guillemardet sur sa maladie (1837) », paru dans les Recueillements. Cité par P. Bénichou. ibid., p. 108.
429 Voir l’article de Lamartine « Des destinées de la poésie », publié en 1834, puis en 1849 comme seconde préface à l’édition de scs premières Méditations poétiques, cité par M. Ambrière, op. cit., p. 191.
430 Ibid.
431 Jean Matthyssens, « Les projets de loi du droit d’auteur en France au cours du siècle dernier », dans Revue internationale du droit d’auteur (RIDA), n° 4, 1954, p. 45.
432 Lamartine, Rapport sur le projet de loi de propriété littéraire..., dans F. Worms, op. rit., t. 2, p. 151-152.
433 Ibid.
434 Ibid.
435 Ibid., p. 146.
436 Ibid.
437 Ibid.
438 Ibid., p. 147.
439 P. Bénichou, Les mages romantiques, op. cit., p. 47.
440 Discours à la Chambre, du 10 janvier 1839, Sur la discussion de l’adresse, voir La France parlementaire, t. II, p. 148 ; et même expression dans le Discours à l’Assemblée nationale, 14 septembre 1848, ibid., p. t. V, p. 417. Cité par P. Bénichou, ibid., p. 49.
441 Ibid.
442 Ibid.
443 La Phalange, journal de science sociale, découverte et constituée par Charles Fourier, 3e série, tome II, du 1er janvier au 30 avril 1841, Paris, p. 547-667.
444 Ibid., p. 556.
445 Ibid., p. 557.
446 L’utopie fouriériste du phalanstère, sorte de fédération idéale et mondiale de nombreuses phalanges vouées à faire vivre des individus dans l’harmonie mathématiques des passions humaines. Voir Jérôme Grondeux, Histoire des idées politiques en France au XIXe siècle, Paris. La Découverte, 1998, p. 60-75 ; Jacqueline Russ, Le socialisme utopique français, Paris, Bordas, coll. « Pour connaître », 1988, p. 69-74 ; Uriaś Arantes, Charles Fourier ou l’art des passages, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 63-72.
447 « [...] si la question de la propriété littéraire n’est pas rationnellement soluble aujourd’hui, c’est parce que la question de la Propriété en général n’a pas reçu elle-même une solution de tous points conforme aux règles de l’équité et de la logique dans la constitution actuelle de la propriété type et pivot de toutes les autres, je veux dire la propriété immobilière ». Ibid., p. 604. Avec la différence cependant que Proudhon ira plus loin en ce qu’il ne reconnaît pas le vocable de « propriété » comme adéquat à l’objet de protection du droit d’auteur. Le titre de son livre s’intitulant d’ailleurs Les majorats littéraires. Voir infra.
448 Ibid., p. 557.
449 Il est l’un des rédacteurs du Code civil napoléonien. Voir également l’article de Nicholas Kasirer, « Portalis now », dans Le droit privé, un style ?, Montréal, Éd. Thémis, 2003, p. 1-46.
450 Ibid., p. 593.
451 Ibid.
452 Ibid.
453 Les guillemets sont ici nécessaires pour signifier, d’une part, que les deux tendances ne doivent pas être confondues avec les homonymes d’éventuels partis politiques actuels et, d’autre part, que le sens de ces termes mérite d’être remis dans le contexte du XIXe siècle et d’être développé de manière à comprendre les nuances de leur évolution jusqu’à aujourd’hui.
454 Ibid.
455 Voir P. Bénichou, Le sacre de l’écrivain..., op. cit.
456 Voir Chapitre II, « Le poète sacré », ibid., p. 79-89.
457 Lamartine, Œuvres complètes, deuxième méditation, op. cit., t. 1, p. 98.
458 P. Bénichou, Le sacre de l’écrivain..., op. cit., p. 181.
459 Les visions, Paris, éd. Guillemin, 1936, p. 152. Cité par P. Bénichou, ibid., p. 187.
460 Jeune étranger, dit-il, approchez-vous de moi.
Depuis des jours bien longs de bien loin je vous vois :
[…]
Toujours quelqu’un reçoit le saint manteau d’Élie,
Car Dieu ne permet pas que sa langue s’oublie !
C’est vous que dans la foule il a pris par la main,
Vous à qui son esprit a montré le chemin,
Vous qui depuis le sein d’une pieuse mère
De la soif du Seigneur sa grâce ardente altère ;
C’est vous qu’il a choisi là-bas pour écouter
La voix de la montagne et pour la répéter.
La Chute d’un ange, dans Œuvres poétiques, éd. Marius-François Guyard, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1963, p. 817.
C’est nous qui soulignons.
461 « [...] on a tort [...] de prétendre que la société aide en général à découvrir l’idée nouvelle. Loin de là, elle la contrarie, la persécute et la ridiculise le plus ordinairement : demandez à Galilée, demandez à Colomb quel appui ils ont trouvé dans la société de leur temps. Les idées nouvelles ont toujours des combats avec la société dans laquelle elles se produisent. Prétendre que la société est co-propriétaire des vérités qu’elle tue ou des œuvres du génie qu’elle persécute, c’est ajouter la dérision à l’ingratitude. Le caractère du génie est précisément de marcher si loin en avant de son siècle qu’il n’en est pas reconnu. La société n’accueille que ce qui lui ressemble ou la flatte ». Cité par La Phalange, op. cit., p. 593.
462 Ibid., p. 594.
463 Ibid., p. 604.
464 Voir Jacques Derrida, Psyché ou inventions de l’autre, le chapitre intitulé « Des tours de Babel », Paris, Galilée, 1987, rééd. 1998.
465 Lamartine, Rapport sur le projet de loi de propriété littéraire..., dans F. Worms, op. cit., p. 160. C’est nous qui soulignons.
466 Même si l’histoire est riche de contre-exemples. Mais nous l’entendons ici de façon bien plus prospective et similaire à un projet de société éthique, plutôt qu’un simple constat factuel qui serait totalement inexact.
467 Voire du droit de la traduction. Voir infra.
468 « Quand nous vendons un tableau ou une statue, nous ne vendons qu’un objet matériel, mais nous ne vendons pas la pensée personnifiée dans la toile ou dans le marbre, nous ne vendons pas surtout le droit de la dénaturer, de la dégrader, de l’avilir par des imitations imparfaites ou par d’ignobles reproductions. Ce serait donner le droit de calomnier ou de profaner notre talent ; on ne peut pas, on ne doit pas nous enlever le droit de présider nous-mêmes et nous seuls aux imitations de notre œuvre ; on ne le peut pas par respect pour l’art, on ne le doit pas par respect pour la morale publique ». Ibid., p. 162-163.
469 Ibid., p. 167.
470 Si la gravure est un art créatif, quand bien même serait-elle assimilable à une variété de processus de reproduction, alors elle ne doit pas craindre d’être injustement concurrencée, puisqu’une création ne peut en valoir une autre, à moins que des considérations purement économiques ne la réduisent à sa seule fonctionnalité.
471 Ibid., p. 171.
472 Ibid., p. 171-172.
473 Voir l’article « Travaux de la Chambre des députés », dans La Phalange, dimanche 4 avril 1841, op. cit., p. 666.
474 Nous nous appuierons pour notre part sur cette cinquième édition de 1847, alors que la première est déjà publiée en 1839, ce qui explique qu’il fait référence au rapport du projet de loi de Lamartine.
475 L. Blanc, Organisation du travail, op. cit., p. 188.
476 Ibid., p. 189.
477 Lettre aux écrivains..., op. cit., p. 1252.
478 L. Blanc, Organisation du travail..., op. cit., p. 196-197. C’est nous qui soulignons.
479 Ibid., p. 210.
480 Ibid., p. 216.
481 Ibid., p. 207.
482 Il donne à penser dans son texte et ses démonstrations que la propriété littéraire est celle des idées.
483 Ibid., p. 208.
484 Ibid., p. 209.
485 Frédéric Bastiat est l’un des défenseurs les plus acharnés de l’économie libérale et s’oppose fortement aux thèses socialistes. Voir son « Discours au cercle de la librairie », Œuvres complètes, t. 2, Paris, Éditions Guillaumin, 1862, reproduit dans Dominique Sagot-Duvauroux, La propriété intellectuelle, c’est le vol !, Dijon, Les presses du réel, 2002, p. 40.
486 A. de Lamartine, Rapport du projet de loi sur la propriété littéraire..., op. cit., p. 145, que Blanc cite et reprend à son compte.
487 F. Bastiat, op. cit., dans D. Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 39.
488 Nous y reviendrons dans notre dernier chapitre.
489 Jobard, Nouvelle économie sociale, ou monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire, fondé sur la pérennité des brevets d’invention, dessins, modèles et marques de fabrique, Paris, Mathias, 1844.
490 Cité par D. Sagot-Duvauroux, op. cit., note 9, p. 24.
491 Voir son Discours au cercle de la librairie, reproduit dans D. Sagot-Duvauroux, ibid., p. 39-49.
492 L. Walras, « De la propriété intellectuelle. Position de la question économique », dans Journal des Économistes, tome 24, n° 12 (décembre), 1859, p. 404. Cité par D. Sagot-Duvauroux, op. cit., p. 18.
493 L’année littéraire et dramatique, Paris, 1859, p. 473.
494 Ibid., p. 476.
495 Voir sur le Congrès la somme d’articles et de rapports reproduits dans la Chronique du Journal général de l’imprimerie et de la librairie entre février et décembre 1858. La quantité textuelle reflétant le point de vue de la librairie française du milieu du XIXe siècle sur la question de la propriété littéraire pourrait faire l’objet d’une étude qui complèterait les recherches de Carla Hesse, qu’elle a menées jusqu’en 1810 sur le regard du monde de l’édition et de l’imprimerie par rapport au droit d’auteur.
496 Un autre Congrès sur la propriété littéraire aurait eu lieu à Anvers en 1861. Il semble que celui-ci n’ait pas eu l’impact du précédent, puisque que nous n’en avons pas eu de trace significative.
497 Voir les travaux d’Anne Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », op. cit. ; « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », dans L’Économie politique, Paris, n° 22 (avril), 2004, p. 21-33 ; ainsi que ceux de Dominique Sagot-Duvauroux, « La propriété intellectuelle c’est le vol ! », op. cit. ; « Quels auteurs pour quels droits ? Les enjeux économiques de la définition de l’auteur », dans Revue d’économie industrielle, n° 99, 2e trimestre, 2002, p. 33-48.
498 A. Latournerie, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », op. cit.
499 « Ah ! Proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut que la vie travaille pour la mort. Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas que la femme enfante dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysans fertilise les champs et que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs méditent, que l’industrie fasse des merveilles, que le génie fasse des prodiges, que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! ». Victor Hugo. « Discours du 30 mai 1878 pour le centenaire de Voltaire », dans Actes et paroles. Depuis l’exil 1876-1885, t. IV, Paris, Société d’éditions littéraires et artistiques, [sans date] p. 83-84.
500 L’ALI qui deviendra plus tard et jusqu’à aujourd’hui encore l’ALAI (Association littéraire et artistique internationale). Il est cependant étrange de constater que, si au XIXe siècle l’association était majoritairement constituée de membres provenant des milieux littéraire et artistique, on ne la voit guère plus fréquentée aujourd’hui que par des jurisconsultes.
501 En 1836, Victor Hugo a fait partie de la Commission présidée par le ministre de l’Instruction publique Villemain et chargée de l’examen des questions relatives à la contrefaçon étrangère des livres français. Voir le texte du rapport reproduit par Herman Dopp, La contrefaçon des livres français en Belgique. 1815-1852, Louvain, Librairie universitaire, 1932, p. 125-132.
502 Voir A. Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public... », op. cit.
503 « Séance du 17 juin », dans Société des gens de lettres de France, Congrès littéraire international de Paris 1878. Comptes rendus in extenso et documents, Paris, Aux Bureaux de la société des gens de lettres, 1879, p. 107.
504 « Séance du 21 juin », op. cit., p. 214.
505 « L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le, succès ; il ne peut avoir le droit de la société. Je verrai avec peine le Congrès reconnaître une valeur quelconque à la volonté de l’héritier. Ne prenons pas de faux points de départ. L’auteur sait ce qu’il fait ; la société sait ce qu’elle fait ; l’héritier, non. Il est neutre et passif ». Ibid., p. 213. Ailleurs, il dit : « L’héritier n’a pas à intervenir. Cela ne le regarde pas. [...] L’héritier n’a pas le droit de faire une rature, de supprimer une ligne ; il n’a pas le droit de retarder une minute ni d’amoindrir d’un exemplaire la publication de l’œuvre de son ascendant. Il n’a qu’un droit : de vivre de la part d’héritage que son ascendant lui a léguée ». Ibid., p. 215.
506 « Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient – le mot n’est pas trop vaste – au genre humain ». Ibid., p. 107.
507 Ibid., p. 214.
508 Cette phrase n’est rapportée que dans la version établie par l’édition de l’ALAI, ALAI : Son histoire, ses travaux..., op. cit.
509 « Séance du 25 juin », ibid., p. 273-274.
510 Nous verrons en ce sens la similarité entre le rapport de l’auteur au traducteur et celui de l’auteur à son héritier.
511 « Séance du 25 juin », ibid., p. 274.
512 Alors que nous sommes dans la phase la plus républicaine de la Troisième République, Hugo insiste pour invoquer la référence monarchique pour souligner le caractère humiliant et indigne de tout don d’origine autre que celle du public, seul juge de l’œuvre : « L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société ». ibid., p. 213.
513 Ibid., p. 277-278.
514 Ibid., p. 107.
515 Ibid., p. 278.
516 Ibid., p. 106.
517 Ibid., p. 310. C’est nous qui soulignons.
518 Ibid., p. 270.
519 Voir B. Leuillot, Victor Hugo publie Les Misérables (Correspondance avec Albert Lacroix, août 1861-juillet 1862), Paris, Klincksieck 1970, p. 31-32. Cité par John Lough, L’Écrivain et son public, op. cit., p. 274.
520 P. Lacretelle, « Victor Hugo et ses éditeurs », dans Revue de France, 1er novembre 1923, p. 81-82. Cité par J. Lough. op. cit., p. 280, notes 130 et 131.
521 Ibid., p. 107.
522 Ibid.
523 Cité par Jules Deschamps, Stendhal et la Belgique, dans Revue Franco-Belge, décembre 1923, p. 675, note 1, lui-même cité par Herman Dopp, La contrefaçon des livres français en Belgique..., op. cit., p. 136.
524 Extrait du rapport rédigé par Villemin au nom de la Commission sur la contrefaçon, ibid., p. 125.
525 Voir les deux tomes de l’Histoire générale de la presse française (sous la direction de Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou), Paris, PUF, 1969.
526 Gilles Feyel, La presse en France des origines à 1944. Histoire politique et matérielle, Paris, Ellipses, 1999, p. 82.
527 Ibid., p. 83.
528 Ibid.
529 La presse ne dépend plus du ministère de l’Intérieur mais relève du seul ministère de la Justice.
530 Article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle français (CPI).
531 Nous n’utilisons pas ce terme avec la charge idéologique que Marc Angenot a eu raison de déconstruire dans le contexte du XIXe siècle. Voir son livre D’où venons-nous ? Où allons-nous ? La décomposition de l’idée de progrès, Montréal, Trait d’union, coll. « Spirale », 2001.
532 Paris, éd. Alphonse Lemerre, 2 tomes.
533 Ibid., p. 402.
534 Ibid., p. 356.
535 Ibid., p. 382.
536 Publié à Paris, Imprimerie et Librairie Générale de Jurisprudence. Marchal et Billard, 2e éd. 1894 (1re éd. 1879). Une 3e édition publiée en 1908 existe, mais nous n’avons pas eu la possibilité d’y avoir accès.
537 Ibid., p. 853.
538 TGI, Paris, 11 janv. 1971, JCP, 1971, II, 16687 ; adde B. Edelman, La main et l’esprit, D. 1980, chron., p. 43, cité par Bernard Edelman, Lapropriété littéraire et artistique, Paris, PUF, 1989 (3e éd. 1999), p. 17.
539 Ibid., p. 15.
540 G. Feyel, La presse en France..., op. cit., p. 85.
541 Ibid.
542 Ibid.
543 Le verbe commodifier n’est certes pas un verbe d’usage en français, mais il y trouve probablement des origines puisque, à l’origine, le mot anglais « commodities » (marchandise) est lui-même de source française.
544 Nous n’avons du moins pas identifié de référence pertinente à ce sujet.
545 Société des gens de lettres de France, Congrès littéraire international de Paris 1878..., op. cit., p. 370.
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Ce livre est cité par
- Ma, Mingrong. (2021) How did a novice translator form the view of translation?: a multi-textual investigation of Lin Yutang at St John’s University. Asia Pacific Translation and Intercultural Studies, 8. DOI: 10.1080/23306343.2021.1978226
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