Introduction
p. 1-5
Texte intégral
1Lorsque Michel Foucault écrit : « Qu’est-ce que notre morale, sinon ce qui n’a pas cessé d’être reconduit et reconfirmé par les sentences des tribunaux1 ? », il considère le droit comme l’expression d’une conception dominante de la morale. Pour lui, plus généralement, ce qui façonne nos perceptions et nos jugements sur un objet de la vie sociale, ce sont les catégories du discours juridique qui sont véhiculées par les institutions. Il ne peut donc se satisfaire de ce qui lui est donné sans le soumettre à l’interrogation, à la critique. C’est pourquoi il doute ; mais au-delà du scepticisme qu’il cultive et pour mieux comprendre comment nous parvenons à tenir certaines significations de notre quotidien pour acquises, Foucault propose de produire un « ébranlement simultané de la conscience et de l’institution2 ».
2On aurait pu penser dès lors que le rapport de Foucault au droit se caractérisait par une sorte d’« antijuridisme radical », mais il ne s’agissait en fait que d’une étape dans l’évolution de sa pensée avant de parvenir « à l’élaboration d’un droit non disciplinaire3 ». Sans prétendre aucunement « avoir fait du Michel Foucault » dans ce présent ouvrage, il nous a importé cependant d’y conduire notre recherche avec une perspective similaire. Mais le doute méthodique n’a rien de nouveau depuis Descartes. Le défi était de type critique.
3De fait, en considérant la question du « droit de la traduction », on aurait pu penser que tout nous destinait à un examen de type juridique et que le droit d’un objet quelconque relevait nécessairement de la recherche juridique. Or, notre approche fut tout autre puisque, tout en ayant délibérément choisi un sujet à vocation principalement juridique, nous avons décidé d’adopter une perspective traductologique en vertu des possibilités interdisciplinaires que non seulement elle permet, mais surtout qu’elle exige.
4Ainsi, pour s’appuyer sur le doute foucaldien, fallait-il que cette exigence soit nourrie d’une conscience critique importante. C’est pourquoi il était nécessaire pour nous d’aborder le « droit de la traduction » comme un objet à déconstruire. Produit d’un discours, lui-même produit d’une épistémè de notre modernité, le « droit de traduction4 », administré par le droit d’auteur, suppose de nous interroger sur tous les éléments qui le constituent et de les déconstruire un à un. Aussi avons-nous préféré entreprendre ce travail de déconstruction selon une approche plus foucaldienne, en remontant aux sources du droit de traduction, au moyen d’une archéologie du droit d’auteur (1re partie). Afin de déterrer les racines discursives du droit d’auteur et d’en dévoiler la profondeur dans les consciences, il s’agissait principalement, non pas de nous saisir de la littérature juridique et de son historiographie mais davantage du discours des auteurs eux-mêmes sur la question. Après avoir tracé une situation historique générale de l’Europe des XVIIIe et XIXe siècles (chap. I) et mené une archéologie du droit d’auteur dans le contexte britannique (chap. II). nous avons employé la même méthode dans le contexte français (chap. III) avec plus de détails, puisque nous avons divisé les deux siècles à l’étude entre l’Ancien régime (sect. 1), la période révolutionnaire (sect. 2) et le XIXe siècle dans son ensemble (sect. 3).
5On peut légitimement se demander pourquoi nous avons privilégié dans cette recherche la « fouille » du terrain français plutôt que du britannique. Dans la mesure où il s’agissait de découvrir les liens qui unissaient l’auteur et le traducteur dans le discours qui a produit le droit d’auteur, il était nécessaire de se concentrer plus particulièrement sur le système juridique qui place l’auteur en son centre, en l’occurrence le système civil français – par opposition au copyright anglais.
6Forts de nos investigations archéologiques du droit d’auteur entreprises sur les terrains du XVIIIe et du XIXe siècles, il nous incombait (2e partie) de nous pencher d’abord sur l’histoire plus spécifique du droit de traduction et d’identifier toutes les étapes décisives de son développement (chap. I). puis d’examiner le statut du traducteur dans les documents qui visent à protéger ses droits (chap. II) et, enfin, de reformuler l’objet du droit d’auteur (droit de traduction) en un objet traductologique (droit de la traduction), c’est-à-dire un droit qui tient compte des dimensions politiques et culturelles de la traduction (chap. III).
7 Cela étant dit, il nous reste encore à poser deux questions importantes : qu’entendons-nous par « auteur » ? Et que voulons-nous dire par « traduction » ? En effet, afin de pouvoir bien saisir de quoi nous parlons lorsqu’il est question d’auteur et de traduction, il nous faut clarifier notre terminologie et replacer chaque terme dans le contexte dans lequel nous souhaiterions le voir compris.
8En ce qui concerne l’auteur, nous identifions deux régimes différents d’auctorialité5. Le premier désigne l’auteur au sens traditionnel de celui qui fonde l’originalité. L’auteur est ici considéré comme l’origine première d’un texte et son créateur (littéralement ex nihilo). La conséquence d’une telle conception revient à dire exactement ce que dit le droit d’auteur en la matière : la propriété de l’auteur sur son texte vient du fait qu’il en est la source absolue. Fondateur de l’origine du texte, nous désignerons ce type d’auteur par « auteur-fondateur ».
9Le second régime d’auctorialité est radicalement différent du premier dans la mesure où il refuse de s’instituer comme le fondateur d’une origine. Il se définit plutôt comme le relais d’une infinité de prédécesseurs et ne prétend pas être une instance créatrice absolue mais relativement à ce qu’il a hérité. L’auteur ainsi conçu ressemble plus à un traducteur qu’à un démiurge. L’étymologie du mot le confirme puisque auctor signifie également « augmentateur » c’est-à-dire qu’il part d’un acquis et le modifie. C’est pourquoi nous le considérerons dans les pages suivantes comme un « auteur-traducteur ».
10Ces deux figures de l’auteur sont évidemment contradictoires. Sans cette opposition, nous ne pourrions envisager de plaider en faveur d’un « droit de la traduction ». En effet, sur la base de cette distinction, nous pouvons d’ores et déjà relever le fait que ce n’est pas en vue d’aspirer au statut d’auteur que nous défendons la dignité de celui du traducteur, mais bien plutôt avec le présupposé que tout auteur est un traducteur.
11Quant à la question de savoir ce que nous entendons par traduction, nous aimerions préciser que cet ouvrage ne concerne pas une sorte particulière de traduction (littéraire, scientifique, juridique, commerciale, technique, automatique, etc.) et ne désigne pas forcément la traduction comme pratique de transfert linguistique, mais plus largement comme une activité de transformation plus englobante, à la limite de son emploi métaphorique. À l’instar d’Edgar Morin qui déclare que la « perception est une traduction » et que, par conséquent, « toute connaissance est traduction6 », et de Steiner qui voit généralement dans toute opération du langage un mouvement traductif7, nous aimerions donner de la traduction la définition la plus large possible. On peut d’ailleurs mentionner au passage que nous considérons comme traduction ce que, dans le domaine juridique, un Alan Watson appelle « Legal Transplants8 », ou la transposition (trans-systémique) entre deux systèmes juridiques différents. En fait, la traduction est autant représentation que paradigme.
12Corollairement, nous dirons que la traduction est aussi « interprétation ». Mais alors que cette dernière pourrait être une « exécution » musicale ou théâtrale, la traduction-interprétation peut également signifier « commentaire ». Pour reprendre le principe de la théorie de la réception de Wolfgang Iser9, la traduction peut encore signifier « comprendre » ou « lire ». Dans tous les cas, la traduction telle que nous l’envisageons dans ces pages ne peut se réduire à sa conception la plus usuelle, mais doit nécessairement s’élargir à toutes ses acceptions afin d’en éprouver à la fois la variété des modulations et la souplesse du paradigme conceptuel que nous lui reconnaissons.
13Ainsi, auteur et traducteur sont les deux faces d’une même fonction. À charge pour nous dans ce qui va suivre de « retraduire » le discours juridique du droit d’auteur de telle sorte que le droit de traduction (autosuffisance de l’originalité) s’élargisse aux dimensions d’un droit de la traduction (endettement originaire)10.
14« Qu’avons-nous que nous n’ayons pas reçu ? » s’interrogeait saint Augustin. En reconnaissant que l’homme n’est pas l’auteur de son existence, il nous rappelle que notre finitude participe de notre immanence et que, par conséquent, il nous faut renoncer au mythe de l’origine et à une philosophie de la fondation dans toutes nos entreprises terrestres. La dette est la structure fondamentale de notre subjectivité. Être, c’est être endetté. Écrire, c’est déjà traduire.
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, « Sur la justice populaire : débat avec les maos », dans Dits et écrits, vol. II. Paris, Gallimard, 1994, p. 368.
2 Ibid., p. 231.
3 Jean-Claude Monod, Foucault. La police des conduites, Paris, Editions Michalon, coll. « Le bien commun », 1997, p. 82 et 88.
4 Différente du « droit de la traduction » que nous réservons pour articuler nos propres thèses, l’expression « droit de traduction » est utilisée lorsqu’elle renvoie plus spécifiquement à l’objet du droit (d’auteur). Voir les distinctions que nous proposons infra, dans l’introduction de la 2e partie du présent ouvrage.
5 « Le néologisme d’“auctorialité” désigne dans la critique contemporaine ce qui fait d’un auteur un auteur. [...] L’auteur – auctor – est celui que marque son auctoritas, c’est-à-dire celui qui jouit d’un “droit de possession” sur son texte, mais aussi, inséparablement, celui qui en est le “garant” ». Alain Brunn, L’auteur, Paris, GF Flammarion, coll. « Corpus », 2001, p. 211-212.
6 Edgard Morin et Alexis Nouss, « Entretien sur la traduction », dans Méta, vol. XL, n° 3, 1995, p. 343.
7 Voir George Steiner, Après Babel, Paris, Albin Michel, 1978.
8 Voir Alan Watson, Legal Transplants : An Approach to Comparative Law, Athens, University of Georgia Press, 2nd ed., 1993.
9 Wolfgang Iser, The Range of Interpretation, New York, Columbia University Press, 2000.
10 Voir Nathalie Sarthou-Lajus, L’éthique de la dette, Paris, PUF, coll. « Questions », 1997.
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