Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Si Salah Basalamah, tournant son regard percutant sur lui-même, décidait de traduire son œuvre1, quel titre anglais choisirait-t-il pour ce livre intitulé Le droit de traduire ? Dans son français presque trop élégant pour le discours du Droit – si pauvre d’ordinaire dans la bouche des juristes qui tolèrent mal les polysémies et les métaphores – M. Basalamah exprime par son titre une délicieuse ambiguïté qui serait tristement mise à nu, comme c’est souvent le cas, par l’acte de rendre l’expression dans une autre langue. Dirait-il The Right to Translate, mettant ainsi l’accent sur la prérogative juridique qui revient à la personne du traducteur ou de l’auteur de l’œuvre ? Préférerait-t-il The Law of Translation qui annonce un projet plus vaste, portant sur l’ensemble de la réglementation juridique de la traduction, voire le champ plus large des sciences sociales et des sciences humaines qui l’englobe ? En effet, le mot français droit évoque à la fois le « droit subjectif » du titulaire que l’on associe au terme right – de l’auteur, du traducteur – et le « droit objectif » que l’on associe au mot law – qui dénomme le système juridique dans son ensemble2. Quel « titre » pour Salah Basalamah, à côté des titres de détenteur du copyright et de docteur de philosophie qui lui reviennent déjà, grâce à la loi canadienne et aux règlements universitaires, en raison de l’« originalité » de l’œuvre qu’il publie aujourd’hui3 ?
2Le problème n’en est pas seulement un de facture linguistique ; il se pose aussi pour la transposition des concepts d’une tradition juridique à l’autre, une situation à laquelle le traducteur en droit est souvent confronté. Dans un article célèbre, le grand juriste Frederick Lawson explique que ce jeu de mots, droit – right/droit – law, renferme à la fois un conflit de systèmes épistémiques et linguistiques, en l’occurrence les systèmes divergents que représentent le droit civil romano-germanique et la common law anglo-américaine4. Le droit subjectif de droit civil n’existerait pas, du moins sous la même forme, dans la tradition de la common law où les prérogatives qui s’exercent dans l’intérêt du titulaire n’existent pas dans l’abstrait mais dépendent du litige – writs before rights – pour leur naissance5. Le droit de traduire qu’évoque son titre serait ainsi innommable dans la tradition anglaise et dans la langue que représente son principal moyen d’expression6. Doit-on conclure à l’impossibilité de rendre la pensée subtile de M. Basalamah dans une forme autre que l’originale ?
3Nous savons que le traducteur et le comparatiste qu’est M. Basalamah n’accepterait pas le drame de laisser son titre en italique : au nom de la science, mais aussi au nom de l’éthique si présente dans ce livre, l’impossibilité de traduire Le droit de traduire lui serait, par principe, rébarbative. Il ne sera certainement pas piégé par ce jeu entre la lettre et l’esprit – les vieux amis un peu grisonnés de la science de la traduction juridique, science qui se trouve soumise au paradoxal rajeunissement de l’analyse « archéologique » de M. Basalamah dans ces pages. Parfaitement sensible aux nuances à tirer entre « le droit de traduction » (ce serait le droit subjectif de l’auteur à contrôler l’œuvre traduite de l’œuvre dite originale qu’il crée) et « le droit du traducteur » (ce serait le droit subjectif du traducteur de contrôler la traduction qu’il crée à son tour), il utilise cette distinction pour structurer l’importante analyse juridique qu’il offre dans ce livre. Il analyse ensuite « le droit de la traduction » non pas sous le signe des prérogatives du titulaire, ni sous l’emprise complète du droit objectif de l’ensemble d’un système qui réglemente le droit de traduire ; son étude de ce droit de la traduction amène M. Basalamah et ses lecteurs bien plus loin, au-delà des confins des droits – rights et du droit – law des juristes. Lui-même homme de lettres et homme de loi, M. Basalamah voit clairement le dépassement du droit et de la lexicographie, en tant que disciplines, que marque l’ajout de l’article défini dans l’expression droit de « la » traduction. Il place son étude plutôt dans le domaine de la traductologie et de la méthode philosophique qui la soutient. On peut voir dans le livre Le droit de traduire de la jurisprudence au sens anglais du mot – la philosophie du droit, tournée par M. Basalamah vers d’autres disciplines, notamment la théorie de la traduction, les études postcoloniales, la théorie littéraire, l’éthique, les études culturelles et les sciences politique et économique de la mondialisation – bref une véritable « pensée métisse », pour citer l’expression d’un de ces maîtres7.
4Non seulement le droit de la traduction dessiné ici dépasse-t-il la technicité légale et lexicale, il éclaire un droit de traduire et un droit à la traduction pour tous, fondés sur la justice, l’éthique et la liberté des peuples. Ici M. Basalamah rejoint la pensée d’une poignée de juristes, d’un côté, et de traductologues, de l’autre, qui voient dans la personne du traducteur un acteur fondamental – visible, créateur, politiquement engagé – pour une mondialisation ancrée dans la dignité humaine. Le professeur de droit James Boyd White l’a décrit, il y a presque vingt ans, dans un ouvrage prescient : « Translation [...] has an ethical as well as an intellectual dimension. It requires one to discover both the value of the other’s language and the limits of one’s own. Good translation thus proceeds not by motives of dominance or acquisition, but by respect8 ». On ne s’étonne pas que. dans le contexte géopolitique actuel, M. Basalamah trouve des appuis chez les pluralistes du droit, comme Roderick Macdonald et Jacques Vanderlinden, des théoriciens de la traduction, comme Antoine Berman et Anthony Pym, et des théoriciens de la mondialisation, comme Homi Bhabha, Gayatri Spivak et Alexis Nouss, qui tous, à l’instar de James Boyd White, voient l’éthique au cœur des rapports entre langues, cultures et droits. Le travail de Salah Basalamah est le fruit d’une véritable démarche spéculative – écrit par un traducteur savant, « sans galons sur la manche9 », qui contribue non seulement à éclairer la théorie de la traduction juridique, mais à la marquer comme champ de connaissance trans-disciplinaire et trans-systémique dans ce livre d’une érudition impressionnante et d’une importance capitale.
Notes de bas de page
1 Une « œuvre littéraire » de surcroît, même du point de vue de l’article
2 de la Loi sur le droit d’auteur. L.R.C. 1985, c. C-42 dont il est beaucoup question dans ce livre.
2 Pour des définitions de « droit subjectif », de « droit objectif » et les renvois aux équivalents de langue anglaise right et law, voir Paul-André Crépeau et al., Dictionnaire de droit privé, 2e éd., Cowansville (Québec), Éditions Yvon Blais, 1991, p. 195, 209 et 214.
3 Plaise aux doctorants comme aux artistes, on constate que l’idée de l’originalité relève à la fois du droit d’auteur et du grade de doctorat : voir, par exemple, l’article 91 du Règlement pédagogique de la Faculté des études supérieures de l’Université de Montréal (http://www.etudes.umontreal.ca/reglements/etudes_superieuresPostdoc.html, consulté le 1er décembre 2008) et l’article
5 de la Loi sur le droit d’auteur, op. cit.
4 F.H. Lawson, « ‘Das subjektive Recht’ in the English Law of Torts », dans Many Laws : Selected Essays, vol. 1, Amsterdam, North Holland, 1977, p. 176.
5 G.H. Samuel, « ‘Le droit subjectif’ and English Law », dans The Cambridge Law Journal, vol. 46, n° 2, 1987, p. 264.
6 Tout comme l’expression « droit subjectif » n’aurait pas de sens – ou du moins pas le même sens – dans la common law en français. Sur les difficultés que présentent le droit comparé du droit d’auteur exprimé dans plusieurs langues, voir Alain Strowel, « Droit d’auteur et copyright : faux amis et vrais mots-valises » dans Marie Cornu, Isabelle de Lamberterie, Pierre Sirinelli et Catherine Wallaert (dir.), Dictionnaire comparé du droit d’auteur et du copyright, Paris, CNRS Éditions, 2003, p. 11.
7 Sur les répercussions de la théorie du « métissage » sur la théorie de la traduction, il faut lire Alexis Nouss, « Traduction », dans François Laplantine et Alexis Nouss (dir.), Métissages. D’Arcimboldo à Zombi, Paris, Éd. Pauvert, 2001, p. 561.
8 James Boyd White, Justice as Translation : An Essay in Cultural and Legal Criticism, Chicago, University of Chicago Press, 1990, p. 257.
9 L’expression est employée par le grand comparatiste et expert en traduction juridique Rodolfo Sacco pour désigner l’intellectuel de la traduction qui n’a des comptes à rendre qu’à lui-même : « La traduction juridique : un point de vue italien », dans Les cahiers de droit, vol. 28, n° 4, 1987, p. 858.
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Le droit de traduire
Ce livre est cité par
- Ma, Mingrong. (2021) How did a novice translator form the view of translation?: a multi-textual investigation of Lin Yutang at St John’s University. Asia Pacific Translation and Intercultural Studies, 8. DOI: 10.1080/23306343.2021.1978226
Le droit de traduire
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