Traduction et poésie plurilingue dans l’œuvre de Haroldo de Campos
p. 235-246
Texte intégral
1. Introduction
1Haroldo de Campos, poète et traducteur décaglotte, voire dodécaglotte, « héraut » et « héros » ludique d’une geste weltlittéraire localisée dans la cosmopolis de São Paulo, se distingue par deux traits fondamentaux : la brasilianisation de la littérature universelle à travers son œuvre de traducteur et l’universalisation de la littérature brésilienne à travers son œuvre de poète. Le lien critique qu’il établit entre traduction et création est une troisième caractéristique qui s’exprime par formule de la transcriação (transcréation). Notre communication portera sur la relation particulière entre traduction et création plurilingue, qui est une quatrième caractéristique liée aux trois premières.
2. La geste littéraire de la transcriação
2Le concept de la transcriação, lancé par Haroldo de Campos à partir de la transcreatio spéculative de Leibniz, suit la trajectoire déroutante d’une geste mythopoétique. Outre la notion leibnizienne, le critique se base sur la théorie biblique de la traduction élaborée par Walter Benjamin (1966, 1972) ; puis, muni des ailes étranges de l’ Angelus novus, il participe de la déconstruction babélienne de Jacques Derrida (1985).
3Avant la confusion babélique il n’y avait qu’une seule langue, la langue adamique. Toutefois, selon Walter Benjamin, l’unité du langage se rompit déjà au paradis, rupture qui prépara la confusion babélique. Benjamin interprète le péché comme la chute du langage magique, lié immédiatement aux choses, vers un métalangage instrumental qui condamna les mots à « signifier », les séparant par conséquent des choses, et empêchant l’intelligibilité intuitive de celles-ci. Désormais, les choses devaient être traduites (et non pas nommées) par un langage qui, lui aussi, se scinda et se divisa en des langues multiples, semant la confusion. Toutefois, ces langues multiples étaient susceptibles d’être traduites à leur tour dans un processus translatif indéfini, suite à l’épisode babylonien.
4L’interprétation par Benjamin de la chute du langage pur et paradisiaque vers le langage pluriel et divisé trouve une confirmation symbolique dans la langue bifide du serpent du paradis qui perfidement divise le langage.
5Cette scission affectera le corps et le nom même du langage qui se divisera en langue (latin / grec : lingua, glossa) et en lèvre (hébreu : sapa). Haroldo de Campos, lui, compensera la scission somatique du langage moyennant un mot composé qui amalgame les deux versions interlingues, à savoir « labilingue » (Campos 1976 : 48).
6La traduction, malgré la profonde intraduisibilité des langues et particulièrement de la poésie, est le moyen pour faire signe à la langue pure primitive, à l’unité du langage. C’est à travers l’interlecte translatif que s’entrevoit une interlingua qui constitue le point de convergence des langues diverses mais complémentaires. Par conséquent, la traduction est aussi un remède relatif contre la confusion babylonienne des langues : avec l’aide de la traduction s’apprennent et se comprennent les langues étrangères qui finissent par s’avérer parentes. Intraduisibilité ne signifie donc pas incompréhension, mais plutôt complémentarité à travers la différence. La confusion linguistique concerne surtout les monolingues, moins les polyglottes.
7Or, c’est dans les textes plurilingues plutôt que dans les traductions que le véritable interlecte entre les langues a lieu, car il s’agit là d’un dialogue libre et ouvert, et non pas pre-scrit par un pré-texte. Le texte plurilingue, adressé essentiellement au lecteur polyglotte, contient la traduction implicite de chaque séquence hétéroglotte dans une ou plusieurs langues alternatives, notamment la langue de base, s’il y en a. Le lecteur qui réalise ces traductions tacites se rend compte de l’insuffisance de la langue traduisante, tue par l’auteur ; et en même temps, il se rend compte de l’écart stylistique, de la valeur différentielle de l’hétéroglossie choisie par l’auteur qui compense cette insuffisance. Le texte plurilingue implique donc la même fonction interlinguistique que la traduction explicite d’un texte monolingue à laquelle Benjamin avait réservé cette fonction. En outre, c’est à tous les niveaux de la communication littéraire – auteur, texte et lecteur – que se déroule ce dialogue interlingue, alors que dans le cas de la traduction le destinateur principal, à savoir le lecteur dépourvu de la compétence linguistique respective, en est totalement exclu.
8La « chute » mythique du langage adamique vers le langage babélique se voit donc contrecarrée par le moyen de la traduction poétique et du poème plurilingue, avec leurs processus translatifs latents ou manifestes. Or, chez Haroldo de Campos, ce combat contre la chute dans la confusion ne s’articule pas d’abord en termes de rédemption pentécostaire, comme ce fut le cas dans la tradition religieuse, mais en termes d’insurrection1. La fonction angélicale de la traduction en tant que médiatrice entre le langage humain et le logos divin finit par être une nouvelle rébellion luciférique. Dans le cadre de la traduction des scènes finales du Faust de Goethe, Campos reprend l’imaginaire et les concepts de Benjamin, mais les reconvertit dans le concept luciférique d’une transluciferação (Campos 1981 : 179). Le logos de son action traductionnelle est la parole diabolique de Mephisto « Ich bin der Geist, der stets verneint » (Faust I) qui incarne la dialectique négative de la modernité. Le traducteur se soulève contre le créateur de l’œuvre originale, et sa transcréation essaye même de se substituer à la création originale qui, elle, ne paraît plus qu’une traduction de la traduction.
9Un des moments forts où la traduction semble atteindre à l’oblitération de l’original est la transcréation des deux derniers vers, de la « coupole allégorique » (Campos 1981 : 203) du Faust. Les vers allemands « Das Ewig-Weibliche / Zieht uns hinan » (« L’étemel féminin / nous attire vers le haut ») sont traduits par les vers portugais « O Eterno-Femenino / Acena, céu-acima » (« L’éternel-féminin / fait signe vers le ciel là-haut »). L’originalité des vers portugais consiste dans la rénovation des vers allemands moyennant une nouvelle partition verbo-musicale : les accords des paroles assonantes, notamment « acena »– « acima », s’associant à la désormais double coupole-copule des composés « Eterno-Femenino » et « céu-acima ». La transcréation culmine dans la corrélation avec le plan intertextuel et interlingue. Le verbe déictique « acena », déplace l’expression allemande « Zieht [uns] hinan » vers un nouveau sens qui connote la dimension dantesque du Faust de Goethe. En fait, la protagoniste du céleste « Eterno-Femenino », outre la « Mater dolorosa », est bien Béatrice qui guide le poète vers le paradis.
10Il y a un dessin de Botticelli qui illustre une des scènes de la Divina Commedia. Le geste déterminant de ce dessin c’est précisément le bras de Béatrice qui désigne le ciel ; ce geste est destiné à orienter Dante, le poète qui suit du regard le doigt de sa muse pointé vers le ciel : « acena céu-acima ».
11Il s’y ajoute un subtil jeu interlingue. Le mot portugais « acena » fait signe, pour ainsi dire, à son pendant italien « accenna » qui transparaît au travers du texte lusophone. La version brésilienne du « Chorus mysticus » occulte, donc, une version « mysti » lingue luso-germano-italienne qui constitue un accord des deux idiomes néolatins en contrepoint de l’original allemand.
12Cet exemple montre que, d’une part, la transcréation oblitère lucifériquement l’original, mais que, d’autre part, elle le complète en respectant angéliquement son sens profond. Avec une grande originalité, la transcréation développe l’intentionalité latente de l’original, le dépasse même par la compensation hétéroglotte d’une insuffisance linguistique. Trahison et tradition, les deux pôles de la traduction, s’y trouvent parfaitement en équilibre.
13La geste faustique et luciférique du transcréateur, légitimée par le principe déconstructeur du Faust même, risque de tourner court lorsqu’elle affronte la traduction du texte sacré de la Genèse (Campos 1993) dont l’auteur, en principe, est le Saint-Esprit. Dans une perspective théologique traditionnelle, une transcréation en tant que translucifération ne signifierait pas seulement « l’oblitération de l’original », mais la destruction et la recréation du monde même, conforme au principe performatif du logos divin. En fait, l’auteur assume pour lui-même une position de « poeta alter Deus » à la manière de la Renaissance, et pour le Dieu de la Bible une position homologue de « Deus Poietés » (Campos 1993 : 36) à la manière kabbalistique ou postmoderne. Par conséquent, la relation cosmogonique de la Création tout comme sa transcreátion par le traducteur sont conçues comme autant de gestes poétiques.
14Dans la pratique, pourtant, l’extrême rigueur philologique, théologique et poétique de la transcriação, y compris le commentaire critique du Bere’shith (Campos 1993), démontrent, outre la référence permanente à l’original, une véritable révérence envers le Livre des Livres. Le traducteur tente de communiquer le caractère « transcendant » de la Genèse en faisant preuvre d’une attitude nettement plus humble que luciférique.
3. L’effet de distanciation hétéroglotte
15Dans le sillage de Goethe, le traductologue Rudolf Pannwitz formula un des principes fondamentaux de la théorie de la traduction : le principe de la distanciation ou Verfremdung, à savoir la transformation de la langue traduisante à travers la langue traduite. Ce principe est la contrepartie de la différence translative, puisque la langue traduisante se rapproche de la langue traduite au lieu de s’en éloigner. La différence interlingue, cette fois, concerne non pas l’écart entre la traduction et l’original, mais l’écart entre la langue traduisante et sa propre norme. Par conséquent, le traducteur brésilien se propose, dans sa transcréation du Faust de Goethe, de « germaniser le portugais ». Un des procédés les plus caractéristiques de cette germanisation du portugais est la création continue de mots composés, comme c’est le cas du « céu-acima » analysé plus haut.
16Le paradigme traditionnel de la distanciation, en l’occurence l’assimilation du mot composé par un idiome non-agglutinant, est l’imitation du grec dans la Pléiade française et dans le romantisme brésilien. Haroldo de Campos revalorise les composés néologiques de la traduction d’Homère par Odorico Mendes, tel « fluctissonantes praias » (« plages qui résonnent de la rumeur des flots ») ; dans sa propre traduction de l’Iliade, il procède en accord avec les postulats de la Pléiade, lorsqu’il traduit, par exemple, le composé « εϋκνημιδες » (« muni de bonnes jambières »), l’epitheton ornans des guerriers Grecs, par « belas-cnêmides » (« aux belles jambières »), un type de transcréation qui fut jadis recommandé par du Bellay.
17Le procédé de la distanciation hétéroglotte illustre plus que d’autres procédés translatifs le fait que la traduction soit déjà, quoique partiellement, un texte plurilingue. Ce fait se manifeste aussi dans les jugements critiques adressés souvent au style « aliénant » de la distanciation : la traduction d’Homère par Odorico Mendes fut qualifié de « português macarrónico » (Sílvio Romero). Le style imitatif et émulatif de la Pléiade française, élaboré à partir de la traduction des modèles antiques, fut rejeté avec des arguments pareils par la critique du classicisme français : Boileau critiqua chez Ronsard « sa Muse en François parlant Grec et Latin ». Le patriotisme alors prédominant imposait un purisme linguistique.
4. La traduction en suspens
18La Verfremdung opérée à travers l’assimilation d’éléments hétéroglottes dans la langue du traducteur implique également une sensibilisation pour la langue étrangère, voire un appel à l’apprentissage de celle-ci. Cet effet rétroactif, à la limite, amène le lecteur à lire les littératures étrangères en langue originale. Ce n’est que dans la lecture hétéroglotte que se perçoit pleinement la xénophonie de l’original et l’altérité de la culture étrangère. Outre sa fonction de différenciation linguistique, la traduction a donc un effet de suspension : elle tend à s’effacer face à l’original hétérogène et hétéroglotte, quitte à se faire relayer par un autre genre interlingue, à savoir le texte plurilingue proprement dit.
19L’hétéroglossie d’un texte peut être telle que toute traduction s’avère inadéquate. En principe, une œuvre s’écrit dans une certaine langue précisément parce qu’il n’y a pas d’autre langue pour exprimer ce que l’auteur veut communiquer. Pour écrire un poème axé sur la permutation des mots « hombre hembra hambre », le poète brésilien Décio Pignatari opta pour l’espagnol parce que seul l’espagnol lui permettait d’atteindre l’objectif qu’il s’était proposé. Dans cette perspective, l’original ne nécessite aucune traduction, au contraire, elle l’exclut nécessairement, puisque le poète a déjà exclu d’autres idiomes, notamment sa langue maternelle, dans le choix idiomatique qu’il a fait pour écrire son texte.
20L’intraduisibilité culmine dans le cas du texte mixtilingue. D’abord, dans quels idiomes traduire un texte multilingue, surtout s’il ne présente pas une langue de base ? Ensuite, comment le traduire « isomorphiquement », surtout lorsqu’il se base, par exemple, sur des paronomases interlingues comme Chant Song de Prévert ? Un simple glossaire ou commentaire ferait bien mieux l’affaire qu’une traduction qui ne peut être que déficitaire. Par conséquent, un texte radicalement plurilingue connote la différence irréductible des langues de l’original par rapport aux langues écartées par l’auteur ainsi qu’aux langues choisies par le traducteur. Au lieu d’un traducteur, un tel texte exige un lecteur polyglotte.
21En revanche, les recréations libres de textes multilingues, même sans ressemblance aucune avec le texte de départ, trouveraient bien leur place dans l’hexagone de la Biblioteca de Babel réservé aux anamorphoses.
5. Le passage de la traduction créative à la création plurilingue autonome
22Le passage de la traduction au texte plurilingue autonome se fait d’abord à travers la coprésence, voire l’interférence des textes traduits et traduisants dans les éditions bilingues, notamment les versions interlinéaires de la poésie concrète. L’autonomie textuelle de celles-ci augmente, lorsque la traduction n’est plus entendue comme une reproduction de l’original, mais comme une réponse à l’original, bref comme réplique à plutôt que réplique de. Comme réplique à la traduction n’est déjà plus une traduction au sens propre du terme, mais une imitation libre, voire dialectique et contradictoire, par conséquent une contraduction de l’original.
23Haroldo de Campos pratique lui aussi la transcréation dialectique, dans l’interstice entre la réplique de et la réplique à. Ceci est le cas, par exemple, dans son poème Heráclito revisitado : « pánta rheῖ. Tudo riocorrente » (« tout coule et s’écoule comme un fleuve »). Il s’agit là d’une mise en abîme de plusieurs traductions : la sentence d’Héraclite (« pánta rheῖ ») librement traduite par Joyce dans Finnegans Wake (« riverrun ») ; la version de Joyce traduite littéralement par Augusto de Campos (« riocorrente ») ; et la version d’Héraclite, amplifiée par les traductions de Joyce et d’Augusto de Campos, retraduite par Haroldo2.
24La nouvelle traduction est simultanément une réplique de et une réplique à par rapport à la version d’Héraclite. La traduction traduit et contredit la sentence d’Héraclite à travers les différentes versions hétéroglottes. Elle traduit et reproduit le flux de la vie et du langage, le principe fondamental de la différence. En même temps, elle contredit ce principe, puisqu’elle insiste sur le principe contraire de la réitération à l’intérieur de la différence. Cette réitération s’articule par le moyen du morphème italien « ri » : l’itératif « ri » coupe le flot du « riocorrente » qui est désormais un « rio corrente » et « riocorrente », un fleuve courant et ré-current à la fois. La réplique à Héraclite dévie le fleuve classique vers un lieu postmoderne et hétéroclite : l’espace-temps linéaire et circulaire, prêt à déborder dans l’océan diffus des Galáxias (Campos 1976) où la création plurilingue va se déployer librement, sans être entravée par un pré-texte.
6. L’œuvre conjointe de la transcréation et de la création libre
25La traduction littéraire est une forme de création plurilingue dépendante, liée essentiellement à un pré-texte, à un original. En principe, le plurilinguisme y est plutôt effacé, à l’état latent, et il ne se manifeste que dans les éditions bilingues. Il est plutôt réduit vu qu’il s’agit d’une coproduction de l’auteur et du traducteur qui produisent successivement, chacun à son tour, un texte monolingue, pour la plupart dans leur langue maternelle. L’interlinguisme dans la traduction n’est que virtuel (pour l’original), dépendant (pour la traduction) et extratextuel (pour les deux). En revanche, la création plurilingue proprement dite se réalise librement sur le plan intratextuel. Naturellement, tant qu’il n’existe pas la panglossie des lecteurs, force est de continuer à faire des traductions et des transcréations, conjointement avec des créations plurilingues autonomes.
26Haroldo de Campos a mené de pair, tout au long de sa carrière, la traduction et la poésie plurilingue, les considérant comme des activités créatives intégrées3. Certes, la traduction a d’abord une fonction pragmatique (pour les lecteurs privés de compréhension) et propédeutique (pour le poète plurilingue), mais surtout une fonction esthétique. L’objectif est une œuvre conjointe, à l’image de la « polyparole » (« polipalavra ») évoquée dans Galàxias, où traduction créative et création plurilingue sont complémentaires.
27La prose poétique de Galàxias, ainsi que le poème épique A máquina do mundo repensada (2000) résultent d’une intense activité de traduction, comprenant des œuvres majeures de la Weltliteratur, antique et moderne, occidentale et orientale. Galáxias et A máquina do mundo repensada peuvent être considérées comme des opérations translationnelles au sens très large d’une translatio studii : ce sont des « traductions » transculturelles et interlingues autonomes, des « pendants indépendants » d’un ensemble de textes weltlittéraires qui se voient « repensés » et réécrits dans un discours pluriel et singulier à la fois. En interaction, toutefois, avec les transcréations précédentes et concomitantes, telle la Iliada de Homero (2001).
7. La « polyparole » de Galáxias
28C’est dans le poème-océan (« martexto ») Galáxias que confluent la transcréation et la libre création polyglotte. Certes, le texte porte les traces de traductions antérieures, mais l’auteur « traduit » ces traces en une œuvre interlingue entièrement originale. À la limite, la polyglossie du « babelidioma » et la langue maternelle de l’« idiomaterno » (Campos 1976 : 10) se confondent : la traduction en tant que genre littéraire risque donc d’être obsolète. L’interlocuteur du « babelidioma » c’est le lecteur plurilingue qui peut se passer de traductions explicites.
29L’imaginaire plurilingue du « martexto » Galáxias est surtout stellaire et maritime. La mer représente le chaos et le hasard, donc la confusion babélienne, alors que les constellations changeantes offrent une éphémère orientation dans le chaos, une certaine nécessité du hasard, conforme au paradigme poétique de Mallarmé. Toutefois, le paradigme européen se voit profondément brasilianisé. C’est un topos que le Brésil fut découvert « par hasard », « por acaso ». Or, depuis le modernisme la culture brésilienne essayait de transformer ce hasard en nécessité. La Tour de Babel se transféra, dans une longue transatlation, vers le Brésil. Le portugais « vagamundo » vagabonde par le monde et se transforme en un brésilien babélique (« brasilisco babelório ») (Campos 1976 : 238) . Contrairement à l’Europe traditionnelle, le Brésil produisit un discours hybride fortement valorisé qui constitue un signe d’identité, une marque de la brasilidade. Au Brésil, la langue pure de Mallarmé et de Benjamin est recherchée sous la forme d’une panlingua délibérément impure. Dans Galàxias, cette panlingua s’articule à travers un discours maritime, dont les rythmes, les idiomes et les rumeurs créent une ondulation et une modulation incessantes, depuis la tritonique « palavra-búzio » (« parole-conque ») d’Homère jusqu’aux innombrables traductions de tout type, telle la gamme multilingue « polýphloisbos », « polyfizziboisterous », « weitaufrauschend », « fluctissonante », « polifluxbórboro » et « polivozbàrbaro » (Campos 1976 : 239) . Le souffle hOMérique, pour sa part, rend par son nom le son oriental du « OM », le son obstiné de l’origine, qui parcourt le texte des Galáxias (p. ex. Campos 1976 : 49, 228, 231, 236, 239). L’hétéroglossie y fait figure de mantra.
30Il semble que la dissociation et l’association des paroles hétéroglottes dans Galáxias s’incrivent concrètement dans le mythe de la chute du langage paradisiaque et babélique. Toutefois, au lieu de l’image de la cruche brisée de Walter Benjamin, les fragments idiomatiques, ici, proviennent directement de la Tour de Babel :
s eu paraíso era spezzato partido também feito de fragmentas e crollava caía como uma torre derrupta (Son paradis était spezzato partido [brisé, cassé] fait de fragments [sc. d’italien, de portugais], et il crollava caia [s’écroulait, tombait] comme une tour rompue) (Campos 1976 : 227).
31Le mélange des mots hétéroglottes transgresse les normes de l’esthétique traditionnelle : comme le poète valorise le barbarisme, il valorise aussi la confusion babélique. L’écartèlement se fait écart esthétique.
32La distanciation opérée par les composés mixtilingues, dont on a traité plus haut, s’intensifie lorsqu’il y a un amalgame d’éléments interlingues qui ne disposent pas d’un support translationnel suffisant et dont la compréhension dépend uniquement de la compétence linguistique et littéraire du lecteur. Le mot composé « ouninguém » qui combine le mot portugais « ninguém » (« personne ») et le pseudo-mot portugais « ou » (« ou ») occulte une tautologie gréco-portugaise, car, dans le contexte du mot précédent « odisseu » (« Ulysse »), l’élément « ou » se reconnaît comme une abréviation du mot grec « oudén » qui, dans le texte de l’Odyssée est le « pseudonyme » d’Ulysse et signifie « ninguém » (« personne »). L’épisode de Circé et de Polyphème auquel le dernier morceau de Galáxias (Campos 1976 : 242) fait allusion, est là pour l’illustrer.
33Le dernier mot du morceau final de Galáxias est « ouver ». À l’opposé du cas précédent, « ouver » est bel et bien un composé portugais, quoique néologique, qui se compose de l’élément « ou » (« ou ») et de l’élément « ver » (« voir »). Or, cette néologie portugaise ne se comprend que comme une conséquence syntaxique et sémantique d’une antécédente séquence hétéroglotte, à savoir la séquence française et mallarméenne « que des contemporains ne savent pas lire [ouver] » : « ou/ver » (« ou/voir ») est l’alternative complémentaire de « lire » (port. « ler »). Mais le mot portugais associe également son paronyme « ouvir » (« ouïr ») et souligne par là la nature verbivocovisuelle de cette prose concrète.
8. L’interlecte du poème A máquina do mundo repensada
34Le poème épique et didactique A máquina do mundo repensada (Campos 2000) que Haroldo lança au début du nouveau millénaire, et vers la fin de sa propre vie (2003), peut être considéré comme son testament poétique. Le livre offre une vision cosmopoétique des principes de l’univers ainsi que des divers processus translationnels à l’intérieur de la machine du monde antique, médiévale et moderne. La cosmovision du poème est présentée dans une perspective dantesque, fortement brasilianisée, de la vie du poète qui s’achemine dans le labyrinthe du « sertão » (2.3) et se met à la recherche de l’origine et de la fin du cosmos, de l’homme et du langage qui les allie.
35La loi générale de la geste cosmique développée dans cette œuvre est la déconstruction progressive de la savante machine du monde par la science et l’augmentation concomitante du désordre et du hasard. Le poète, qui se positionne dans l’œil astronomique d’un télescope (82.2), s’imagine l’observateur exact des phénomènes décrits par la science qui, elle aussi, se rendra compte de ses implications imaginaires. Telle une énigmatique sphinx-fiction, réunissant la science et la fiction, il élabore le trope de l’oxymore du « non-et-oui » (110.2. ; 151.1.), avec l’objectif de contrecarrer le destin et de lier la Parque avec ses propres fils et filets (110.2.-110.3.). Toutefois, le cosmos aussi bien que le cosmologue et le cosmopoète finissent par disparaître dans le trou noir d’une aposiopèse. Dans le dernier vers, la machine du monde se voit abruptement déconnectée : « O nexo o nexo o nexo o nexo o nex ». Le doute de la vie devient total, le fil de la pensée est coupé.
36C’est le lecteur qui reprend le fil du discours. Par le moyen de la recréation palindromique de l’œuvre il tente de faire survivre l’œuvre et la vie mises en cause par le poète. Le lecteur se met à reconstruire l’œuvre de la déconstruction à partir du vers final. Littéralement, la lecture-palindrome du dernier vers permet une perspective xénomorphe : la version portugaise « o nex », lue à l’envers, révèle le lexème luso-grec « xeno » (« étranger ») qui, par ailleurs, parcourt tout le vers en sens inverse. À première vue, la double lecture du « xenonex[o] » semble confirmer le sens sceptique du vers, car il manifeste l’étrangeté de la machine du monde déconnectée. Mais un deuxième coup d’œil permet de découvrir la pulsion vitale propre à l’étrangeté. En effet, cette pulsion se réalise dans l’acte même de la lecture vue comme une recréation par le lecteur. Et le lecteur est lui-même un « xeno[s] », un étranger vis-à-vis de l’œuvre qu’il lit, outre le lien exégétique qui le lie à elle.
37L’étrangeté du lecteur, ou bien la xénitude, y compris la xénoglossie, constitue donc un moyen pour déployer la polyparole (« polipalavra ») de l’œuvre. En fait, A máquina do mundo se distingue par ses divers procès translationnels. La translation la plus frappante est la multiple traduction intersémiotique et interlinguistique de l’explosion originaire du cosmos, traduite de façon onomatopéique par le « big-bang » (83.2.) dans la langue des scientifiques qui l’ont détecté, et retraduit par « bigue-bangue » et « grande bangue » (89.3) en luso-anglais. Outre les versions onomatopéiques utilisées dans le poème, on évoque aussi la traduction scientifique du phénomène acoustique par le biais du phénomène chromatique et vice versa, à savoir la radiocaptation de la rumeur rouge du phénomène primordial (84.1.-85.1 ; 94.1.-98.3.).
38Toutefois, la traduction qui importe le plus au poète c’est la traduction du phénomène cosmique par et dans le langage de la poésie. Le poète regarde à travers le télescope les vestiges de l’origine du cosmos et les traduit en une geste dramatique sur l’avant-scène de l’univers, un « ur-canto » (83.3.) qui fait écho au chant orphique des Urworte de Goethe et qu’il retraduit en une complainte primordiale (84.1.).
39Le « ur-canto » renvoie également au logos primordial et poétique de la Bible qui, chez Haroldo de Campos, se fait polylogue. Il s’articule dans la vision du « esh máyim shamáyin » (feu-eau-ciel, 91.3.-92.1.), les coulées de lumière et la rumeur rouge des origines. Le polylogue de la Genèse préfigure poétiquement la version scientifique du brûlant effluve du « quente big-bang » (93.3-94.1). La mémoire imaginative du poète-palindrome précède et prépare la connaissance scientifique de la « mémoire stellaire » et le scientifique « flash back ». En dernière instance, c’est le polylogue poétique du « Deus Poietés » (Campos 1993 : 36) qui sous-tend – « oui-et-non »– le cosmos.
40L’interlecte entre les divers idiomes et discours de l’univers, dans une vaste dynamique translative qui transporte jusqu’au lecteur, tente de résister à la déconnexion définitive de la machine du monde. Malgré la corde cassée du « nex[o] » final, raccordée quelque peu par le lecteur4, le poème fonctionne comme un string cosmopoétique, un accord plurilingue sur les cordes du texte universel : « acaso, chance, zufall, hasard ». (67.3-68.1)
9. Conclusion
41Avec son œuvre, notamment A máquina do mundo repensada, Galàxias et la transcréation de l’Iliade d’Homère (Iliada de Homerd), Haroldo de Campos a compensé la nihilíada, l’inexistente épopée de la geste brésilienne qu’il évoque dans le poème « cadavrescrito... » (Campos 1976 : 238). Son œuvre constellaire réussit à traduire le hasard historique du Brésil en une sorte de nécessité, transhistorique et transitoire à la fois.
Bibliographie
Bibliographie
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– , Entremilênios, São Paulo, Perspectiva, 2009.
Derrida Jacques, « Des Tours de Babel » in Graham, Joseph F. (éd.), Difference in translation, Ithaca / London, Comell University Press, 1985, p. 209-248.
Notes de bas de page
1 Plus tard, dans le poème Délficas du volume posthume Entremilênios (2009), il se servira de la figure poétique de la Pentecôte pour célébrer la réconciliation des langues de la Babel du monde antique et moderne.
2 Les frères Augusto et Haroldo de Campos témoignent par leur œuvre plurilingue et souvent conjointe de la fraternité des langues qui ne sont « étrangères » qu’en apparence (cf. Benjamin 1972, Derrida 1985).
3 Le volume posthume Entremilênios (2009) qui réunit poèmes plurilingues et traductions rend parfaitement compte de cette intégration.
4 Le lecteur qui contribue à réparer la corde cassée du mot final « o nex[o] » joue le rôle de la cigale qui, dans le poème de Paulos Silentiarios (Anthologia graeca), répare la corde cassée de la cithare du poète.
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La traduction dans les cultures plurilingues
Ce livre est cité par
- (2012) Books Received. Translation and Literature, 21. DOI: 10.3366/tal.2012.0095
La traduction dans les cultures plurilingues
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