« Je n’ai pas de langue maternelle. J’ai simplement plusieurs langues fraternelles » : le plurilinguisme vu par Tomi Ungerer et ses implications pour la question de la traduction
p. 199-209
Texte intégral
1Tomi Ungerer, créateur aux multiples talents (il est auteur, illustrateur, graphiste) est né à Strasbourg en 1931. Il est ainsi originaire d’une ville métisse, plurilingue par excellence, ville symbole aussi de la violence inhérente à toute revendication nationale. Ungerer est incontestablement à compter parmi ceux qui se sont appliqués à ébranler les certitudes, notamment lorsque celles-ci touchent aux identités nationales. Polyglotte, il a commencé sa carrière aux États-Unis où il a écrit ses premiers ouvrages en anglais. Il publia ensuite chez Diogenes en langue allemande, d’autres ouvrages ont été publiés d’abord en France. Comme d’autres auteurs plurilingues, Ungerer a suscité des interrogations sur l’identité de sa langue de création. Or, cette quête, qui consiste à chercher à déterminer coûte que coûte la langue de création, n’amène-t-elle pas, dans un certain sens, à tomber dans le piège du poids de l’héritage romantique, qui avait inventé la langue maternelle, singulière par essence ? C’est dans une interview publiée en 1996 qu’Ungerer répond à ces tentatives de catégorisation par l’affirmation qui est aussi le titre de ce travail : « Je n’ai pas de langue maternelle. J’ai simplement plusieurs langues fraternelles » (Ungerer 1996 : 48). Il s’agira de montrer comment Ungerer, en refusant de se laisser enfermer dans l’appartenance à une langue maternelle, s’invente une façon d’habiter ses langues fraternelles, une façon qu’il veut par essence plurilingue pour dépasser d’anciennes visions monolithiques. La manière dont Ungerer s’est traduit lui-même nous semble constituer un champ privilégié pour réfléchir sur les implications esthétiques, politiques, identitaires de ce plurilinguisme composé de plusieurs langues fraternelles.
1. L’auto-traduction chez Tomi Ungerer
2Dans la majorité des cas, Ungerer ne s’est pas traduit lui-même. À notre connaissance, seuls deux ouvrages font exception à cette règle. Le texte autobiographique À la guerre comme à la guerre, qui a été publié en 1991 et qui retrace l’enfance de l’auteur en Alsace sous la botte nazie, constitue une première exception. C’est deux ans plus tard qu’Ungerer traduit lui-même ce texte en allemand sous le titre Die Gedanken sind frei, puis il en propose une traduction anglaise en 1998 pour finir par faire éditer en 2002 une version française remaniée (et qui gardera le même titre, À la guerre comme à la guerre). L’analyse des choix d’adaptation opérés d’un texte à l’autre a fait l’objet de travaux antérieurs qui auront permis de saisir l’importance de la notion de passage : passage comme expression d’un mouvement, d’une expérience de l’étranger, d’une quête toujours renouvelée, à la découverte de l’autre (Benert 2007, Benert & Hélot 2007). À travers l’approche ungérienne de l’auto-traduction, cette notion de passage s’avère corrélative à celle d’adaptation : l’acte de traduire, de passer d’une langue à une autre, implique aux yeux de l’auteur devoir proposer une version non pas traduite mais adaptée du texte initial. L’émergence d’une mise en opposition entre traduction et adaptation semble se confirmer si l’on prend en compte le fait que les choix opérés par l’auteur d’une version à l’autre sont clairement orientés vers un lectorat cible, Ungerer est d’ailleurs explicite à cet égard et s’en explique dans la postface de la version allemande :
Vieles, was den Elsässern aus den Erzählungen der Eltern und Grofteltern vertraut ist, kennt der deutsche Leser nicht, anderes wiederum, was der deutsche Leser weiβ, muss dem elsässischen erklärt werden – und somit ist jetzt, bei der Arbeit an der deutschen Fassung, eigentlich ein ganz anderes, neues Buch entstanden : es sind noch immer die Bilder und Geschichten aus jener Zeit, aber anders gruppiert und anders erzählt, hier und da erweitert (Ungerer 1993 : 144).
3La conviction ungérienne que toute (auto) traduction revient à proposer une adaptation nous amène à notre deuxième exemple : il s’agit de l’ouvrage également autobiographique L’Alsace. En torts et de travers, paru en 1988 à l’Ecole des Loisirs et qui a pour texte « source » Das groβe Liederbuch, dont l’immense succès commercial dans le monde germanophone, suscité dès sa parution en 1975 a été souligné1. Comme cela était le cas pour la version allemande de À la guerre comme à la guerre, l’auteur met en avant, ici encore, son travail d’adaptation, ceci à travers une note qui précède l’ouvrage que nous analyserons dans un deuxième temps. Pour le moment, regardons de plus près en quoi l’insistance de l’auteur sur l’adaptation peut témoigner de son goût pour la subversion.
4Attitude subversive il y a, nous semble-t-il, selon deux perspectives. Premièrement, dans une perspective que l’on pourrait nommer historique, la revendication du droit à adapter est loin d’aller de soi. En effet, dans un temps qui pourrait paraître révolu, pour certaines approches de la traduction, insister sur l’intraductibilité (pour se réclamer de son pendant, l’adaptation) a pu servir à affirmer l’irréductible différence entre les peuples, pour consolider, dans un même mouvement, l’idée (romantique) de l’existence d’une ame spécifique, ce trait ultime aussi vague que prétendument saillant, des différentes nations naissantes. Ainsi, l’idée d’intraductibilité a incontestablement joué un rôle important dans le cadre de l’invention, puis de la consolidation des identités nationales. Ungerer semble y faire référence en soulignant que le fait d’avoir dû fragmenter son identité selon différents lieux – « A l’école, j’étais allemand, à la maison français, dans la rue alsacien »– constitue un trait majeur de son enfance d’Alsacien. Il s’agit là d’une répartition que l’on sait nette, tranchée et qui, de ce fait, répond parfaitement au credo de l’intraductibilité ; l’essence de ce credo étant de se définir par opposition absolue à l’autre et donc d’exclure toute possibilité de communication, d’échange, de passage aussi. Les traducteurs clamant l’intraductibilité ont ainsi souvent eu leur rôle à jouer dans l’invention des différentes identités nationales (Crépon 2006 : 47). Il est certain qu’Ungerer a grandi dans l’idée d’une insurmontable altérité entre Français et Allemand. À ce propos il convient de réserver une place particulière à Hansi, alias Jean Jacques Waltz, cet autre Alsacien, reconnu comme résistant face à l’annexeur prussien, puis nazi, mais également décrié pour avoir contribué à batir une Alsace folklorique et chauvine (Beyer 1984, Tyl et al. 1989). Aussi, est-il sans surprise que chez cet auteur, l’idée de l’intraductibilité traverse l’œuvre satirique comme un fil rouge (Benert 2009 : 96). De manière générale, la situation historique et géographique de l’Alsace a rendu la question de l’identité (nationale) particulièrement ardue. Et compte tenu du rôle majeur que Hansi a joué dans la formation artistique (identitiaire) d’Ungerer – comme l’auteur lui-même l’a souligné à maintes reprises – la revendiction de l’adaptation doit être comprise comme une manière pour Ungerer de travailler sur ce lourd héritage, qui, a priori, exclut toute tentative de rapprochement, et tend à camper dans une opposition absolue le même et l’autre.
5Au vu de telles fonctions propagandistes de la traduction, on peut comprendre que le fait de défendre les idées d’intraductibilité, ou d’adaptation, puisse paraître suspect. C’est à ce niveau qu’entre en jeu une deuxième perspective suivant laquelle la revendication ungérienne, à savoir non pas de traduire mais d’adapter, peut paraître provocatrice. Ainsi, dans l’ouvrage Traduction et culture, l’adaptation est le signe d’une attitude annexionniste pour laquelle l’altérité ne peut exister, voire doit être annulée, « l’adaptation conduit à la destruction du texte, à son annexion » (Cordonnier 1995 : 169). Selon Cordonnier, le traducteur/adaptateur serait par ailleurs prisonnier d’une culture première à laquelle il réduirait forcément l’autre notamment en adaptant le texte aux attentes du nouveau lectorat. L’analyse s’avère parfaitement juste si l’on pense à Hansi, mais, elle ne saurait s’appliquer au travail d’adaptation d’Ungerer (Benert & Hélot 2009).
6L’exemple des ouvrages Das grobe Liederbuch et de L’Alsace. En torts et de travers nous semble particulièrement riche pour réfléchir sur les différentes dimensions que recoupe chez Ungerer la notion d’adaptation. Regardons pour cela de plus près la note déjà mentionnée qui précède l’ouvrage L’Alsace :
Ces dessins ont à l’origine illustré un livre de chansons allemandes « Das deutsche Liederbuch ». Les chansons étant intraduisibles, j’ai adapté les textes suivants aux dessins existants (nous soulignons).
7Il émane de cette note, un certain vertige, parfaitement volontaire ; essayons de démêler les choses, c’est-à-dire les différents moments d’adaptation qui y sont à l’œuvre.
8La première proposition renvoie à l’adaptation, dans le sens où dans le cadre de la réalisation de Das groβie Liederbuch, Ungerer a été invité à illustrer les 204 Volks- und Kinderlieder qui composent l’ouvrage et qu’il offre en fin de compte 156 dessins adaptant les lieder en images. Adaptation il y a également par les 96 dessins tirés du Grofie Liederbuch qui donnent lieu à de petits textes en langue française pour faire naître l’ouvrage Alsace. En torts et de travers, ce à quoi Ungerer fait allusion dans sa deuxième proposition.
9Venons-en à présent aux dimensions implicites de cette note. Implicite est l’idée de passage d’un registre à l’autre, le fait que « la langue » des images se trouve transformée en langue écrite pour ce qui deviendra le texte de L’Alsace, après qu’Ungerer aura adapté l’illustration à l’élément poétique et musical (= le lied).
10Ce va-et-vient entre les arts, entre les diverses langues/expressions artistiques, est caractéristique de son œuvre. L’auteur y fait référence lorsqu’il affirme qu’« [il] dessine ce qu’[il] écri[t] et [il] écri[t] ce qu’[il] dessine » (Ungerer 1996 : 50). Il faut certainement y voir la volonté de transgresser frontières et catégorisations simplificatrices. On y retrouve en tous les cas, et c’est ce qui nous importe, l’idée de passage. Il nous paraît également très important de souligner, en observant toujours l’implicite de la note, que la notion d’adaptation occupe dans Das groβe Liederbuch en quelque sorte une place capitale d’emblée : ceci dans le sens où l’idéologie nazie avait adapté les lieder allemands à des fins de propagande, de sorte que ce fonds culturel est devenu quasiment tabou dans l’Allemagne d’après guerre. Dans l’Allemagne de la fin des années 1970, peu avant la publication de Das groβe Liederbuch, le chansonnier Franz Josef Degenhardt évoque ce sort des lieder allemands en une strophe aussi amère que bouleversante :
Lehrer haben sie [les chansons allemandes] zerbissen,
Kurzbehoste sie verklampft,
Braune Horden totgeschrien,
Stiefel in den Dreck gestampft2.
11L’Alsace, annexée au Reich en 1940, est soumise brutalement à l’endoctrinement par le lied allemand. Significativement, Ungerer rappelle : « “Der Winter ist vergangen”, eins der ersten Lieder, die ich 1940 lernte, als wir deutsch wurden. Das erste war das Horst-Wessel-Lied, das zweite “Sah ein Knab ein Röslein stehn” » (Ungerer 1981 : 162)3. Très intéressant est aussi le fait qu’Ungerer se souvient d’avoir eu à illustrer des chants en tant qu’élève à l’école nazie, expérience (créatrice, ...) relatée dans À la guerre comme à la guerre, ouvrage dans lequel certains dessins de l’enfant Ungerer illustrant des lieder sont reproduits. Ce que ce contact avec le lied à l’école nazie montre avec force, c’est que l’adaptation est toujours à la lisière de l’usurpation, Ungerer en est parfaitement conscient. Aussi est-il généralement admis que l’immense succès de l’ouvrage Das groβe Liederbuch est dû au fait qu’à travers ses illustrations Ungerer a réussi à sortir les lieder de la souillure nazie. En ce sens ses illustrations contribuent à corriger une adaptation dangereuse, meurtrière. C’est un peu comme si l’histoire de l’Alsace, terre victime d’ annexions renouvelées, avait permis à Ungerer de repenser les rapports d’identité/d’altérité, comme si les expériences d’adaptation forcée, où le même se trouve annulé par l’autre, l’avaient sensibilisé à l’idéal d’un juste accueil d’autrui. C’est en tout cas dans cet esprit que l’auteur semble rêver les Alsaciens, en ayant, de nouveau, recours à la notion d’adaptation :
Der Überlebensinstinkt des zum Kanonenfutter Prädestinierten hat uns in eine schlaue Schneckengesellschaft verwandelt ; eine Schnecke, die sich wie ein Chamäleon mit ihren Farben leicht ins Unsichtbare tarnt. Bequem und bescheiden. Das Elsass ist wie ein Eintopfgericht : Kelten, Franken, Römer, Alemannen, Helveter, Franzosen, Deutsche, Italiener und Juden haben ihre Spuren hinterlassen. Und doch hatte diese Mischung eine stark ausgepràgte Identität. Kommt einer ohne Arroganz, ist er bei uns willkommen. Adaptiert... adoptiert (Ungerer 1993 : 7).
12À côté de ces Alsaciens rêvés, plus primordial est le fait de revendiquer sa propre subjectivité, de « penser l’identité à la première personne » (Crépon 2006 : 56-57). À ce propos, l’insistance sur le Moi dans l’affirmation est capitale « Je n’ai pas de langue maternelle. J’ai simplement plusieurs langues fraternelles » : Ungerer a adapté les chansons dans le sens figuré du terme, se les est appropriées en les illustrant selon sa sensibilité (à lui), une appropriation (personnelle) qu’il assume pleinement :
Die Illustrationen zu diesem Buch sind autobiographisch, also persönlich. Es war mir egal, ob meine Gefühle irgendwie den Gefühlen anderer entsprachen ; die Bilder reflektieren meine Seele, meine Sinne, meinen Geist allein (Ungerer 1981 : 149).
13Une appropriation qui est ainsi à l’opposé de l’idée d’annexion, selon cette autre affirmation de l’auteur « Wahre Arbeit ist nur eine Projektion des eigenen Lebens » (Ungerer 1981 : 149). La manière dont Ungerer illustre les lieder, dont il adapte texte et image est ainsi toujours dirigée par la volonté de complexifier. Or, toute complexification passe forcément d’abord, à suivre l’auteur, par une réflexion poussée sur soi, par parler en son nom propre.
14« J’ai simplement plusieurs langues fraternelles » : si la construction identitaire s’est clairement faite chez Ungerer au contact d’une pluralité de cultures et de langues, dans l’échange et dans l’interpénétration, affirmant son identité hétérogène par essence, l’auto-traduction/l’adaptation (d’Ungerer) a aussi ceci de précieux qu’elle rend évident le fait que tout auteur/traducteur, (tout individu) ne s’identifie pas obligatoirement à une langue (ou culture) : Ungerer rompt ainsi avec l’un des dogmes les plus tenaces, celui de l’existence de cultures homogènes, « unes et identiques à elles-mêmes » pour illustrer magistralement l’idée défendue par Crépon, qu’« [a]ucune culture ne s’appartiendrait] » (Crépon 2006 : 57, 58).
15Ce qui est problématique, c’est lorsque des analyses de traduction dénigrent cette perception des cultures (de cultures plurielles), en se fondant sur la traditionnelle opposition entre langue matemelle/langue étrangère, s’enfermant de ce fait dans des conceptions binaires inopérantes, héritières des constructions nationales fantasmatiques du XIXe siècle. L’adaptation, telle que l’entend Ungerer, se veut détachée des appartenances monolithiques, et est forcément invention d’autre chose : adaptation, en ce sens, est bien création. Ungerer revendique, à travers l’adaptation, son positionnement entre les cultures, il ne s’adapte pas à une culture se montrant, par là, parfaitement conscient que
[les] langues seules, prises individuellement n’ont pas de génie. Celui-ci ne se révèle que dans le passage de l’une à l’autre et n’appartient à aucune. Il n’existe que dans leur impossible suffisance, quelque part entre les langues, inachevé (Crépon 2000 : 220).
16L’accentuation esthétique (et éthique) de l’adaptation, la revendication de l’auteur de ses identités multiples qui s’expriment notamment à travers son appartenance à plusieurs langues (fraternelles) a pour conséquence qu’Ungerer refuse en dernier lieu l’idée de traduction, lorsque celle-ci suppose la maîtrise d’une langue et donc l’appartenance à celle-ci.
17Plus précisément c’est dans une logique de revendication d’une langue qui serait à inventer à travers l’acte de création, qu’il nous semble qu’ Ungerer fait la critique de la traduction dans L’Alsace. En torts et de travers. Manifestement, l’auteur la soupçonne inapte à rendre le multiple, ou encline à réduire celui-ci. Ces réflexions semblent à l’œuvre lorsque l’auteur propose une version multilingue du Erlkönig, à laquelle il ajoute une note, en caractères plus grands (toujours adepte de provocations) : « Ce poème, je ne vais pas vous le traduire » (Ungerer 1988 : 84).
18La petite note apparemment anodine qui précède l’ouvrage L’Alsace. En torts et de travers s’est avérée être un véritable programme esthétique : on peut retenir principalement les jeux de perspectives et les incessantes ruptures, quasi baroques, qui s’expriment à travers la manière dont Ungerer réfléchit l’adaptation. Salvateur vertige que ce jeu provoque, en ce qu’il ne cesse de mettre en question les trompeuses certitudes sur l’appartenance, sur l’identité déclinées au singulier. L’un des résultats majeurs en est l’impression d’un fabuleux mélange, qui dans L’Alsace, se trouve confirmé par la façon qu’à Ungerer de faire usage de ses langues fraternelles, refusant résolument l’idée d’une langue maternelle figée dans la norme.
2. Pour une esthétique de l’hybridité
19L’ouvrage L’Alsace. En torts et de travers illustre magistralement l’idée d’une écriture hybride. Le sous-titre l’annonce par sa riche polysémie : grace à un jeu subtil sur les prépositions, il fait émerger un tourbillon d’associations, ouvrant la voie à une multitude de sens dont il est évident qu’aucun n’est davantage valable que l’autre. Du coup L’Alsace d’Ungerer est à la fois « en tort [et passible d’amende] ; à tort [pour de mauvaises raisons] ; à tort et à travers [sans discernement] ; en travers [en faisant obstacle] ; à travers [entre], de travers [l’Alsace déviée, placé autrement qu’il ne faut] », ... La transgression de la norme linguistique par le biais des contorsions prépositionnelles a un effet décomposant dans le sens où il est impossible de lire l’énoncé en bloc (locutionnel). Au contraire, chaque élément (torts/travers) apparaît sous une nouvelle lumière ; ces termes, apparemment communs, perdent de leur familiarité. C’est parce qu’ils sont privés de cette trompeuse aura naturelle, qu’ils s’ouvrent en rappelant par exemple tout un champ lexical, étymologique auquel ils renvoient (traversée, voyage, passage, l’Alsace, le pays de passage, de l’entre-deux, ...). « Quand on est trilingue », avait affirmé Ungerer « on a une possibilité bien plus grande de jouer avec les mots, on peut trafiquer d’une langue à l’autre » (Ungerer 1996 : 48).
20Si le plurilinguisme de l’auteur a peut-être renforcé son sens des richesses poétiques des mots et des langues, celui-ci ne s’exprime pas ici à travers le recours aux langues allemande et/ou anglaise. Ce qui y est manifeste et qui explique l’inventivité du titre, c’est une sensibilité accrue au plurilinguisme inhérent à toute langue.
21Annoncée par le titre, celle-ci est développée par la préface. D’entrée le texte insiste sur l’oralité, les histoires seront racontées « à tort et de travers », de façon incorrecte d’un point de vue linguistique et moral – rien sera comme il faut ici, comme souligné d’emblée, et à quatre reprises en référant au mot grec (ortho : droit, correct) pour mieux le détourner : « Un halsacien comme moi », débute ainsi Ungerer sa préface, « il parle avec des masses de fautes d’orthographe, d’orthogriffes, d’orthogrèves, et d’orthopédie » (Ungerer 1988 : 13)4.
22On voit bien combien les mots sont tordus, de travers. Puis, ils s’entrechoquent, provoquant l’enchaînement des idées, ainsi le « mauvais » accent (« Un halsacien ») ne peut que donner une orthographe trouble (« orthogriffes ») qui peut donner envie de tout arrêter (« d’orthogrèves »), à moins que ce défaut de prononciation soit lié à un problème médical, une difformité du corps, peut-être une malformation des machoires à traiter par une orthopédie dento-faciale ? En occurrence, l’orthopédie, dernier mot de la première phrase nous envoie à la souffrance d’un autre membre corporel : le pied. Est-ce le pied qui souffre à force d’avoir trop marché ? L’illustration le suggère tandis que le texte s’approprie l’une des nombreuses expressions (familières) autour du pied pour faire avancer la trame narrative. Ainsi la deuxième phrase de la préface : « Je parle comme un pied et mon accent il pèse lourd sur la conscience de ma grammaire ».
Grammaire, mal prononcée et la grand-mère du chaperon rouge entre sur scène :
« Dis-moi grammaire, pourquoi as-tu une si lourde langue ?
– C’est pour mieux te raconter des histoires comme celles que tu vas trouver dans ce livre. »
23Ce bref exemple de l’incipit peut illustrer le fait que l’écriture hybride est complètement assumée chez Ungerer, ses jeux de mots, beaucoup plus qu’une simple dépense ludique, formaliste, semblent lui servir à lui aussi « à [se] ressourcer autant qu’à [se] relancer », pour reprendre la belle formulation d’un autre adepte de l’hybridité, Jean-Pierre Verheggen5.
3. L’accent
24Arrêtons-nous sur la question de l’accent qui se décline tel un leitmotif à l’intérieur de la préface à L’Alsace. En torts et de travers, tout comme elle est présente dans l’œuvre ungérienne en général. Elle semble, par ailleurs, comme synthétiser l’ensemble des points esquissés dans ce travail. L’une des raisons pour lesquelles l’interrogation de l’accent est si capitale aux yeux d’Ungerer, c’est qu’elle permet de réfléchir au poids du monolinguisme en France, dans son expression d’une normalisation forcenée, sévèrement institutionnalisée, et c’est donc en toute ironie que l’auteur fait référence à ces politiques linguistiques quand il affirme (« je parle comme un pied et mon accent il pèse lourd sur la conscience de ma grammaire »). La question de l’accent intéresse notre auteur en ce qu’elle défie résolument le fantasme d’une langue pure, d’une appartenance unique et d’identités qui seraient homogènes, « je n’ai pas de langue maternelle », veut dire aussi que je n’ai pas de langue que je parlerai sans accent, avec laquelle j’aurai un lien plus fort qu’avec une autre. L’accent semble important pour l’auteur aussi en ce qu’il témoigne si parfaitement de l’interpénétration des langues, du contact et de l’échange, du passage aussi, en même temps que cet accent représente une expression individuelle de la pluralité des cultures (« j’ai simplement plusieurs langues fraternelles »). À travers le traitement qu’Ungerer propose de la question de l’accent, il montre comment cette dernière contribue à transcender les frontières (artificielles) entre l’oral et l’écrit, combien la conception plurielle des langues ouvre la voie à l’inventivité. On retrouve par ailleurs, à travers la question de l’accent, la prédilection d’Ungerer pour des situations subversives ; il est clair que l’auteur s’honore de ses accents également en réponse aux siècles modernes des constructions nationales, qui se caractérisent par des propos d’une grande violence à l’égard de l’accent, perçu comme incarnation d’une hybridité méprisable d’appartenances « troubles », l’accent étant, en ce sens, l’expression d’une attitude non-patriotique, toujours à la lisière de la trahison.
25Insister sur son accent comme aime le faire Ungerer apparaît dès lors comme la manière la plus adaptée pour rendre compte de sa situation d’auteur plurilingue, entre les cultures. Ungerer est subversif ici encore, provoquant ceux qui voient en la position d’entre-deux (du traducteur, de l’auteur plurilingue) une situation déplorable, voire impossible. Or, on sait qu’il est possible aussi bien de revendiquer cet entre-deux, justement en ce qu’il se pose au-delà d’appartenances précises, telles les rives représentantes de langues maternelles, voire nationales. Que Tomi Ungerer se plaise dans cette position d’entre-deux, quelle meilleure illustration peut-on trouver que son lapin Arsène, assis paisiblement dans une barque en plein milieu d’un lac, entre les rives, et tournant le dos au qu’en dira-t-on ? Ce lapin respire la sérénité, le bien-être6. C’est en ce sens qu’Ungerer revendique le droit à l’adaptation de ses textes, adaptation non pas à une quelconque culture nationale, celle-ci étant illusoire de toute façon, mais adaptation pour rendre compte du perpétuel va et vient entre les cultures, et des richesses esthétiques qu’il produit.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir l’étude de Nathalie Rizzoni (Rizzoni 1996 : 117), qui, la première, propose une lecture parallèle de ces deux textes.
2 Degenhardt cité dans l’excellente étude de Ronald Salter (Salter 1981 : 167).
3 Voir aussi À la guerre comme à la guerre (Ungerer 1991 : 47-48) où l’auteur insiste également sur l’endoctrinement par le chant à l’école.
4 L’attaque dirigée à l’encontre de l’orthographe témoigne tout particulièrement de la filiation d’Ungerer avec l’esthétique telle que défendue par Raymond Queneau par exemple (voir Gauvin 2004 : 232, 236).
5 Cité chez Gauvin 1997 : 170.
6 Cf. l’ouvrage Papaski d’Ungerer (Ungerer 1992).
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La traduction dans les cultures plurilingues
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- (2012) Books Received. Translation and Literature, 21. DOI: 10.3366/tal.2012.0095
La traduction dans les cultures plurilingues
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