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Éléments pour un nouveau paradigme des rapports de contiguïté socioculturelle et disciplinaire. L’exemple du Canada et du Québec

p. 161-172


Texte intégral

1. Des discours disciplinaires et méta-disciplinaires

1Commençons par un double constat. Il est bien connu que les découpages disciplinaires sont déterminés par un ensemble de facteurs d’ordre historique, social, politique, idéologique, institutionnel et économique qui varient d’une époque à l’autre et d’une culture à l’autre. Il est également bien connu que, si le caractère plurilingue de nos sociétés contemporaines s’impose désormais comme une évidence, la manière de concevoir le plurilinguisme est déterminée par ce même ensemble de facteurs, de sorte que le plurilinguisme, ainsi que son corollaire, le multiculturalisme, sont, à leur tour, sujets à des acceptions susceptibles de varier non seulement d’une culture plurilingue à l’autre, mais aussi au sein d’une même culture plurilingue. Tel est le cas au Canada, où les lois fédérales sur le bilinguisme officiel (1969) et le multiculturalisme canadien (1971) visant à offrir à chaque groupe linguistique « la possibilité de s’épanouir selon sa culture tout en partageant celle des autres » (Trudeau, cité dans Brodeur-Girard et al. 2008 : 76) ont amené le Québec à adopter en 1981 une politique d’intégration assortie d’une série de lois linguistiques destinées à reconnaître le pluralisme culturel de la société québécoise tout en assurant la survie de la langue française. Désormais, le Québec se définit comme « une société dont la langue officielle [le français] exprime la culture principale » et où les diverses communautés culturelles, au lieu de se juxtaposer à l’instar du modèle canadien, participent à « la réalisation d’un projet culturel collectif » (Gouvernement du Québec, cité dans Brodeur-Girard et al. 2008 : 76).

2La présence d’un même ensemble de déterminations socio-historiques et politiques sous-jacent aux découpages disciplinaires comme aux manières de concevoir le plurilinguisme permet de postuler l’existence d’une articulation entre, d’une part, les discours disciplinaires qui ont pour objet d’appréhender les tensions qui traversent les cultures plurilingues actuelles et, d’autre part, les discours méta-disciplinaires qui ont pour objet d’appréhender les tensions qui sous-tendent les rapports entre disciplines. L’intérêt d’une telle articulation réside dans la logique dialectique qui, en principe, l’anime : en effet, on peut avancer l’hypothèse selon laquelle non seulement ces deux ordres de discours se reflètent et se réfractent, mais, plus intéressant encore, ils se laissent infléchir par le contexte plurilingue à partir duquel ils se déploient.

3À preuve, à partir du moment où des disciplines comme la littérature comparée et la traductologie, traditionnellement axées sur l’étude des processus d’influence et de transfert textuels, culturels et linguistiques transnationaux, se penchent sur l’étude de ces mêmes processus au sein d’espaces géopolitiques intra-nationaux, la spécificité de ces derniers les oblige – et ce, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un bi- ou d’un plurilinguisme officiel – à repenser, outre leurs approches méthodologiques et certains de leurs concepts fondateurs, les enjeux soulevés par la crise interdisciplinaire qui, depuis une quinzaine d’années, les secoue. À ce propos, Philip Stratford, l’un des fondateurs de la littérature comparée canadienne, a noté en 1979 :

one must ask some pretty fundamental questions about comparative Canadian studies : What is their aim ? Do they differ from conventional comparative studies ? [...]. In comparative Canadian studies one must realize to begin with that rather strong political pressures are a basic comportent of any research. [...]. Comparatists of Canadian subjects are themselves condemned to maintain a paradoxical duality. Blinded by proximity to their subject, swayed by politics and history, [...] they must neither unify, nor divide. [...] They canpoint to an often forgotten goal. Traditionally comparative studies show how exchanges take place. But they can and should also show why exchanges do not take place. (Stratford 1979 : 133-138)

4Dans cette optique, notre hypothèse rejoint celle récemment avancée par Reine Meylaerts au sujet des rapports entre la littérature comparée et la traductologie, selon laquelle celle-ci « pourrait contribuer à [...] repenser les relations littéraires dans des cultures multilingues où les notions de frontière (linguistique) et d’espace (national) sont mises à mal » (Meylaerts 2009). D’où la question à laquelle le présent article se propose d’apporter quelques éléments de réponse : jusqu’où peut aller, dans un contexte plurilingue déterminé, une telle dialectique d’infléchissement mutuel ?

2. Des homologies et des métaphores

5En nous limitant aux domaines de la littérature comparée et de la traductologie, particulièrement bien équipés pour saisir les processus à l’œuvre dans les sociétés plurilingues, un premier élément de réponse se dessine en filigrane dans le double rapport homologique qui sous-tend l’articulation que nous venons de postuler. En effet, cette articulation implique tout d’abord une homologie entre les fondements épistémologiques de ces deux disciplines, à savoir l’exigence frontalière – ou, si l’on préfère, parataxique (deux langues, deux textes, deux cultures, deux territoires) – qu’elles véhiculent, et les frontières, tantôt réelles (topographiques, économiques, institutionnelles), tantôt symboliques, voire imaginaires, qui délimitent selon des modalités diverses les sites d’habitabilité (Harel 2006) contigus d’une société plurilingue donnée, conçus comme autant d’espaces de traduction sinon de fait, du moins en puissance. Sur cette première homologie se greffe une deuxième : celle entre, d’un côté, la traversée – concrète ou virtuelle, permise ou interdite, avouée ou clandestine – des frontières linguistiques et culturelles constitutives des sociétés plurilingues et, de l’autre côté, la traversée des frontières disciplinaires, cette dernière ayant donné lieu à la création d’un espace interdisciplinaire entre la littérature comparée et la traductologie que certains voient comme une ouverture à encourager, d’autres comme une crise à gérer.

6Tout porte à croire que ces deux homologies contribuent, dans certains contextes géopolitiques, à favoriser un éventuel souci d’adéquation entre l’objet à l’étude – la coexistence de langues, cultures, textes et identités distincts au sein d’un territoire géopolitique unique – et le ou les discours disciplinaires qui, en le prenant en charge, le font signifier, de sorte que l’articulation qui les relie se laisse souvent penser en termes non pas d’une dialectique mais plutôt de similitudes « naturelles ». Ainsi, les comparatistes et traductologues adhérant à la définition fédéraliste du multiculturalisme canadien, Stratford en tête, ont eu tendance à conceptualiser tant les tensions de fait entre le Québec et les provinces anglophones que la manière de colmater le séparatisme culturel que ces tensions avaient produit grace au recours à une série de métaphores apparentées – de celle du pont à celle du dialogue en passant par celles des lignes parallèles, du double escalier du chateau de Chambord, de l’ellipse et de l’entre-deux – pour désigner, comprendre, expliquer, justifier, voire repenser, selon une double opération cognitive et argumentative (voir D’hulst 1992), tout à la fois leur objet (l’absence de ponts entre les « deux solitudes »), leur méthode (construire des ponts) et la possibilité de nouveaux rapports (inter) disciplinaires (construire des ponts). On notera, quitte à y revenir, la démultiplication d’effets de miroir fondés sur la consonance – lire le consensus – et donnés pour évidents.

7Or, l’intérêt de notre hypothèse réside moins dans la mise au jour de tels effets de consonance, lesquels laissent d’ailleurs présager l’existence de (contre-) effets de dissonance, que dans l’analyse des présupposés idéologiques et politiques que ces effets charrient, conformément à nos constats de départ. Et voici un deuxième élément de réponse à notre question qui se dessine, que nous chercherons à développer plus longuement : en tant qu’entités discursives les métaphores ne sont jamais neutres. Le rapport d’identité qu’elles instaurent entre entités séparées repose sur un travail de sélection dont la pertinence et l’acceptabilité sont à leur tour culturellement déterminées.

8À titre d’exemple, si l’on peut faire l’historiographie des métaphores de la traduction depuis l’Antiquité afin de souligner l’extrême diversité des métaphores actuelles, une telle approche ne permet pas d’expliquer pourquoi il serait impensable d’employer la métaphore du cannibalisme, pourtant tout à fait légitime dans cette société postcoloniale qu’est le Brésil, pour décrire les pratiques traductives dominantes au sein de ces autres sociétés postcoloniales que sont le Canada et le Québec. Elle ne permet pas non plus d’expliquer pourquoi la métaphore du pont, si prédominante au Canada anglais depuis près d’un demi-siècle, a systématiquement été dénoncée par la vaste majorité d’intellectuels québécois1. Comme le souligne Michael Hanne, « [m]aking metaphors, like doing translations, involves crucial choices. In choosing any one metaphor rather than another from the extensive list available, we draw attention to just one thread of the translating process » (2006 : 221), en même temps que l’on attire l’attention sur la manière – ou plutôt l’une des manières, a fortiori en territoire plurilingue – dont une société se connaît, s’affirme et, ultimement, se transforme.

9Insistons sur cette dimension partiale et partielle des métaphores, partiale dans le mesure où, si le fait de changer de métaphore permet d’éclairer ou de découvrir d’autres facettes d’un même objet, il révèle, du coup, les processus d’exclusion auxquels Hanne fait référence ; partielle pour autant que s’il est théoriquement possible de pallier à l’exclusion en créant des « archi-métaphores » selon une visée de complétude semblable à celle qui informe les aspirations interdisciplinaires, une telle complétude est illusoire en vertu, précisément, du caractère partiel de la métaphore. Elle est, de plus, idéologiquement chargée pour autant qu’elle implique – expansion analogique oblige – des procédures, toujours suspectes dans les cas de bi- ou de multilinguisme officiel notamment, d’intégration ou (pire) d’assimilation. Il s’ensuit que les métaphores préconisées par les discours disciplinaires et méta-disciplinaires sont symptomatiques aussi bien de la ou des manières (idéalisées) dont les élites d’une société plurilingue cherchent à rationaliser et à négocier, dans une conjoncture socio-historique et politique donnée, les tensions culturelles, linguistiques, épistémologiques et identitaires internes, que des points aveugles que ces rationalisations et négociations recèlent.

3. Des métaphores spatiales

10Ce sont précisément la métaphore du pont et ses dérivés tels qu’ils ont été filés dans la majorité des travaux des comparatistes et traductologues canadien-anglais au cours des cinq dernières décennies qui nous retiendront tout d’abord. Disons-le d’emblée : issue du pluralisme libéral fédéral, la métaphore du pont était censée a) refléter le caractère multiculturel de la société canadienne, b) déjouer les tensions culturelles, sociales, économiques et politiques de plus en plus palpables entre les deux langues-cultures dites fondatrices qui, jusque aux années 60, s’étaient contentées de l’ignorance mutuelle, au profit d’échanges culturels plus fructueux fondés sur la parité, la sympathie et la compréhension, c) rendre simultanément compte de la mission et de la pratique des comparatistes et des traducteurs littéraires, d) permettre de renouveler les rapports entre la littérature comparée et la traduction littéraire.

11Dans cette perspective, les travaux du comparatiste-traducteur Philip Stratford occupent une position charnière, due en grande partie à l’articulation étonnamment consonante qu’il a su instaurer, par le biais des métaphores qu’il a mobilisées, entre ces deux disciplines, le contexte plurilingue dont elles ont émergé et le discours politique dominant de l’époque. Bien que Stratford ne soit pas le premier à avoir eu recours à la métaphore du pont pour désigner le rôle du comparatiste et du traducteur canadien, il est sans doute l’un des premiers à lui avoir conféré une connotation résolument positive. Incontournables jusqu’à la fin des années 90 en dépit de la forte concurrence exercée à partir des années 80 par les métaphores de la mixité et de l’entre-deux ; encore bien visibles aujourd’hui dans l’archi-métaphore du dialogue interculturel, les métaphores que Stratford a proposées incarnent les valeurs de tolérance, de coexistence pacifique, d’ouverture à la différence culturelle et de consensus inhérentes au pluralisme libéral. À ce titre, elles se sont voulu autant de réponses, mieux, de résolutions innovatrices aux tensions intra-nationales qui, dès le début des années 60, représentaient une menace grandissante pour l’unité nationale.

12Stratford a récusé la méthodologie comparatiste traditionnelle fondée sur l’influence, inopérante dans le contexte canadien, au profit d’une approche apte à percevoir aussi bien les similitudes que les différences entre des œuvres et traditions littéraires contiguës qu’aucune influence préalable ne permettait de rapprocher. Pour ce faire, il a bien senti l’intérêt politique d’établir d’une homologie entre la « cartographie » du plurilinguisme canadien tel que défini par la loi sur le multiculturalisme et la visée « cartographique » de la littérature comparée et de la traductologie, pour lesquelles « le fait [...] de construire des ponts donn[e] potentiellement accès à tous les objets, concepts et méthodes des disciplines avoisinantes, [...] à une activité de mise en relation illimitée, ouverte sur des horizons nouveaux » (Moser 1996 : 43-44, nous soulignons). Présentes depuis fort longtemps dans les discours disciplinaires, les métaphores géométriques et architecturales – en l’occurrence celle du pont – s’offraient d’entrée de jeu comme les plus appropriées pour capter le caractère territorial – au sens de sites habités et cadastrés – de la mosaïque linguistique et culturelle canadienne :

The appeal of the unknown, the exotic, the risqué, and even the forbidden must be strongly present to lead a person [...] to traffic in foreign goods. [...] As an importer [the translator] must [...] know extremely well [...] the language and literature of another land. He must be familiar with the border country, usually a rather barren and forbidding terrain, the preserve of a few hard-bitten comparatists. [...] Paradoxically, although for his own purposes he has decided that frontiers do not exist, and although he Works in a sense to eliminate boundaries, he depends on them absolutely [...]. (Stratford 1978 : 9-10)

13Attribuant au comparatiste et au traducteur les mêmes goûts et aptitudes, Stratford « importe » l’exigence frontalière de la littérature comparée et de la traduction littéraire en territoire intra-national, pleinement conscient du paradoxe ainsi créé. Du coup, il provoque un déplacement conceptuel et méthodologique, le « foreign », l’« other land », le « border country », les « frontiers » étant désormais partie intégrante de « chez nous ». D’où, dans une perspective pancanadienne, l’urgence de les investir de valeurs positives et conciliatrices en faisant du traducteur-trafiquant un batisseur de ponts linguistiques, culturels et politiques, davantage, un ambassadeur susceptible de les traverser au vu et au su de tous afin d’éliminer (« in a sense ») les frontières au nom d’un terrain partagé au sein duquel « notre » double héritage sera reconnu et « nos » deux cultures placées sur un pied d’égalité. Comme le remarque Kathy Mezei :

It is precisely the desire for a visible figuration of the interplay between separation and connection so critical to Canadian cultural politics that [...] elevated the bridge into a powerful metaphor in discourses about translation between the two charter cultures and languages [...] through to the late 1990s. (Mezei 2008 : 28)

4. Des métaphores filées

14Que Stratford ait, par la suite, remplacé la métaphore du pont par celle des lignes parallèles et, plus tard encore, par celle des polarités (voir Stratford 1986) n’a en rien affecté sa visée idéologique de départ, infailliblement axée sur la résorption « en miroir » des tensions culturelles et disciplinaires tributaires de l’ignorance mutuelle (« the unknown »), pire, du rejet (« the forbidden »), suivie de l’avènement de nouvelles cartographies culturelles régies par la reconnaissance, la parité et le bon ententisme, auxquelles correspondaient de nouvelles cartographies disciplinaires régies par l’harmonisation des projets comparatiste et traductif. Autant de variations sur le thème du pont, ces métaphores dérivées ont néanmoins eu le mérite, en vertu de leur dimension partielle, d’éclairer des aspects jusque-là laissés dans l’ombre. Ainsi, si le propre des lignes parallèles réside dans le fait que, ne se croisant jamais, elles sont différentes l’une de l’autre tout en entretenant un rapport de dépendance ou de similitude, la notion de polarités suggère, pour sa part, un mouvement dynamique, tendu et paradoxal de convergences et de divergences, de rapprochements et d’éloignements, d’indépendance et d’interdépendance entre plusieurs pôles simultanés qui évite le binarisme et des lignes parallèles et des ponts censés les franchir.

15Fait plus intéressant encore, cette adéquation entre la métaphore des polarités (le discours disciplinaire) et le contexte plurilingue canadien (l’objet du discours) a amené Stratford à rejeter l’idée, historiquement dominante, du texte traduit comme simple reflet de l’original et à contester la primauté accordée par le modèle comparatiste traditionnel aux seules similitudes, en vue de mieux saisir la spécificité des littératures canadiennes et l’importance du texte traduit comme véhicule « interne » d’images de soi et d’autrui. Ce faisant, non seulement il a contribué à repenser les fondements de la littérature comparée et de la traduction littéraire, mais il a posé les jalons d’une interdisciplinarité consensuelle conçue, à l’instar des rapports intra-nationaux, en termes de la coexistence pacifique de savoirs aux objets à la fois différents et semblables.

16Cela dit, l’originalité des travaux de Stratford réside aussi dans leur pouvoir d’anticipation. Avatar le plus récent de la métaphore du pont et de ses dérivés2, l’archi-métaphore du dialogue interculturel en vigueur au Canada et, revirement important, au Québec depuis la fin des années 90 réunit les caractéristiques de ces derniers en y ajoutant l’idée d’échange mutuel et, surtout, de collaboration (voir Bednarski 1999 ; Mezei 2003). Il importe désormais de pousser plus loin la multi-dimensionnalité héritée de l’image des polarités et subsumée par la notion, moins tendue, davantage ouverte et fluide, de dialogue pour donner droit de cité aux littératures dites émergentes, dont celle des Premières Nations, et ainsi enterrer définitivement toute velléité de binarisme. D’où l’intérêt, selon Mezei, de concevoir les multiples possibilités de dialogue collaboratif que favorise une société plurilingue comme le Canada contemporain en termes de plis :

To view translation in Canada in terms of folds rather than bridges means replacing opposing banks and spaces [...] with flexible, multilayered, and mobile spaces and textures, repeating and doubling on themselves, and skillfully confusing target and source texts and spaces. As a consequence, to pass from the design figure of bridges in discourse about literary translation in Canada to the “strange geometry”of [...] folds opens up possibilities of thought and movement beyond the traflic between two languages and cultures. (Mezei 2008 : 39)

17Il reste que si la métaphore du pli permet de « voir » dans le concept d’un terrain partagé consensuel l’existence dès lors non-contradictoire de ponts inédits et d’espaces métissés, non seulement elle relève, à l’instar de toutes celles qui la précèdent, d’une logique spatiale (géométrique) de la proximité et de la connectivité, mais elle implique à son tour un travail de mise en adéquation d’ordre analogique entre discours et objet du discours. Se (re) dressent, du coup, comme autant de points aveugles, le spectre du pluralisme libéral et des valeurs de parité qu’il véhicule, escamotant dans et par le travail métaphorique les inégalités, asymétries et tensions réelles entre cultures, langues, textes et disciplines pour, en dernière analyse, ramener l’autre à soi. En réponse à la question posée plus haut, dans le contexte canadien contemporain la dialectique de l’infléchissement mutuel opère systématiquement, depuis la fin des années 60, selon les mêmes modalités nivellantes et ce, malgré la richesse des métaphores, l’apparente disparition des binarismes et l’adhésion grandissante des intellectuels québécois à l’idée de dialogue, où les processus d’intégration semblent peu à peu l’emporter sur la définition initiale du multiculturalisme canadien.

5. Au-delà des métaphores

18À cet égard, les rares voix dissidentes qui se sont élevées à partir des années 80 chez les comparatistes et traductologues anglo-canadiens3 pour dénoncer la visée homogénéisante, assimilatrice, partant, rassurante de la métaphore du pont et de ses dérivés, voire, dans le cas des critiques d’un E.D. Blodgett, des métaphores tout court, sont particulièrement instructives quant à la nature de leurs points aveugles. Ainsi, rejetant l’idée de la coexistence harmonieuse et la recherche des similitudes qu’elle entérine, Patricia Smart revendique une adéquation nettement moins pacifiste entre discours et objet du discours – « la littérature canadienne comparée est en crise permanente, comme le Canada » (2003 : 6) –, pour que ressortent, en même temps que les différences entre les deux cultures fondatrices, les différentes voix à l’intérieur de chacune d’elles. Blodgett, quant à lui, dénonce la poussée universaliste des métaphores en général, lesquelles gomment, sous l’influence des restrictions analogiques qu’elles déclenchent, la frontière interne garante de la contiguïté (de la différence) linguistique et culturelle à la base du plurilinguisme comme de la littérature comparée et de la traductologie :

when addressing Canadian-Québécois relations, [...] any literary framework that assumes equality of status between these two cultural groups mistakes the nature of the relationship. “Symmetrization" [...] is a method of approaching a relationship such that the actual power relations sustaining and enforcing [... a] hierarchy will [...] be “neufralized” [...]. What we need is a model that refuses to overlook the fragility of the metonymy that relates and separates our two major literatures. (Blodgett 1982 : 32-33)

19Car la littérature comparée et la traduction, tout comme les sites d’habitabilité des sociétés plurilingues et les notions de multiculturalisme et d’unité nationale, sont des « arts » de la mise en relation, c’est-à-dire de la métonymie, non de la métaphore, y compris les métaphores spatiales soucieuses, telle celle du pont, de figurer la relation. À cet égard, les métaphores géométriques sont sans doute parmi les plus pernicieuses, pour autant qu’elles reconduisent implicitement les effets de domination qu’elles prétendent redouter le plus, à savoir la disparition de l’altérité tantôt au profit de soi (c’est le cas des métaphores binaires), tantôt au profit d’un espace multiforme, certes, mais dépourvu de frontières, à l’intérieur duquel la contiguïté est supprimée et l’altérité n’a plus lieu d’être (c’est le cas des métaphores non binaires).

20Ces effets sont trop connus pour que nous nous y attardions davantage ; plutôt, il convient de se demander à la suite de Blodgett : « But how else is the subject to be treated ? » (Blodgett 1982 : 19) – question qui reste parfaitement pertinente à l’heure actuelle et qui se greffe sur celle posée dans notre introduction.

21Il semblerait qu’un troisième élément de réponse soit à chercher dans la piste, autrement féconde, offerte par les travaux du critique littéraire et culturel québécois Simon Harel (2006 ; 2008) qui ne traitent ni de traductologie ni de littérature comparée mais qui ont l’énorme mérite de penser les rapports de contiguïté en termes de zones de tension territoriales concrètes qu’il convient non plus de neutraliser, pacifier, réconcilier ou restreindre, mais plutôt d’entretenir afin d’en dégager toute la conflictualité, mieux, toute la « violence [...] en mode mineur » (Harel 2006 : 13) qui les sous-tend4. Récusant les discours tant disciplinaires qu’ambiants en vigueur au Canada anglais et au Québec qui, en privilégiant qui la différence, qui le métissage, le pluralisme et le dialogue inter- (ou trans-) culturel, ne font qu’idéaliser la notion d’altérité, Harel réhabilite la figure du braconnier afin de donner droit de cité aux activités « inopportunes », indisciplinées, imprévisibles, voire « illicites » à l’égard d’un ordre dominateur trop enclin à quadriller (deux langues officielles ; une province francophone, huit provinces anglophones, une province bilingue ; Montréal, ville linguistiquement divisée en deux par la rue Saint Laurent, etc.) et à discipliner (cf. les lois linguistiques fédérales et provinciales ; interdiction de parler une autre langue que le français dans la cour d’école). Fustigeant au passage l’interdisciplinarité « exemplaire » fondée sur l’ouverture, l’amitié et la réciprocité, il milite en faveur de restituer aux disciplines leurs frontières, à la condition d’en faire des lignes de démarcation précaires qui délimitent des espaces contigus eux aussi précaires (fragiles, disait déjà Blodgett), car sujets à des actes braconniers dont la « violence » atteste non leur vulnérabilité mais bien leur vitalité et leur survie.

22Braconner – qui pour Harel n’est ni une métaphore ni un terme abstrait mais une réalité concrète, voire une praxis qui engage des rapports de force et des conséquences concrets – signifie aller clandestinement sur le territoire de l’Autre non pas pour le posséder (car ceci est interdit), ni pour le déposséder (car ceci est impossible), ni pour s’y rapprocher ou s’y fondre (car la frontière demeure), mais pour le malmener de manière non-normée, imprévisible ; pour 1 ’ arpenter librement, en dehors des sentiers battus et en faisant fi des interdictions de séjour ; en un mot, pour créer de nouvelles cartographies qui se définissent en dehors de l’opposition entre le soi et l’autre et en dehors des notions « euphoriques », consensuelles, de dialogue, d’égalité, de compréhension, de bon ententisme, d’interface et de flux. Seul importe désormais le rapport de contiguïté précaire. Se profile de la sorte une nouvelle façon de concevoir les rapports interdisciplinaires et le « dialogue » interculturel où la peur de l’exclusion, de l’appropriation et de la disparition, ainsi que les binarismes qui la cautionnent, sont remplacés par ce que Harel appelle des loyautés conflictuelles, qu’il définit non pas comme « des métissages entrecroisés, des affiliations partagées, mais [comme] des sites de dissensions » (Harel 2008 : 52) ou encore de tensions « qui abondent dès qu’il s’agit de définir ce qui nous lie à un espace propre » (Harel 2008 : 52) et qui sont « la forme même d’une culture vivante » (Harel 2008 : 49).

23Éminemment positive, en dépit du fond de violence sur lequel elle s’érige, la notion de loyautés conflictuelles a l’avantage d’éviter tout à la fois le repli protectionniste (ici : le nationalisme québécois), l’illusion égalitaire (ici : le multiculturalisme fédéral) et l’ouverture illimitée (le cosmopolitisme, la délocalisation), lesquels risquent en effet de conduire, à terme et pour des raisons différentes, à la disparition de l’autre. Dans cette optique, non seulement les tensions « territoriales » permanentes constitutives des sociétés canadienne et québécoise – mais aussi de la littérature comparée et de la traductologie, qu’elles soient canadiennes ou générales – sont le signe d’une santé robuste à alimenter plutôt que d’un étiolement à conjurer à coups de législations et de quadrillages, mais la praxis du braconnier permet d’envisager un nouveau paradigme susceptible d’enfreindre les cadastres officiels dans lesquels ces sociétés s’enlisent, pour repenser la dialectique de l’infléchissement mutuel en termes de conflictualité créatrice, à l’image de ces « interlangues » souples et spontanées forgées en marge des créoles recensés, au gré des déambulations, des fréquentations, des besoins et des délits quotidiens concrets.

24Car à partir du moment où le braconnage en territoire linguistique et culturel déclenche « la rencontre heurtée de l’identité et de l’altérité démultipliée à l’infini » (Harel 2006 : 103), on peut espérer que le braconnage en territoire disciplinaire fera surgir des mises en relation tout aussi déréglementées, aptes à saisir les enjeux soulevés par nos cultures plurilingues contemporaines et à attiser une « crise » interdisciplinaire somme toute bénéfique. S’il est vrai qu’un tel paradigme suggère à son tour une articulation « en miroir » entre discours et objet du discours, faisons le pari que les reflets seront foncièrement grinçants, réfractaires aux synthèses. Espérons encore que la précarité des inévitables ressemblances et l’imprévisibilité des inévitables appropriations réalisées par ces incursions répétées dans des espaces disciplinaires contigus seront tributaires d’actes de braconnage intentionnels aussi violents que salvateurs, destinés à déstabiliser en permanence l’idée même du propre sans l’éliminer tout à fait et ainsi valoriser les infractions territoriales garantes de la vitalité et la survie des espaces habités dans des sociétés plurilingues comme le Canada et le Québec.

Bibliographie

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– , All the Polarities. Comparative Studies in Contemporary Canadian Novels in French and English, Toronto, ECW Press, 1986.

Notes de bas de page

1 Par intellectuels québécois il ne faut pas comprendre les seuls intellectuels de langue française. Bon nombre d’Anglo-Québécois ont également récusé la définition fédérale du multiculturalisme.

2 Parmi ses dérivés, incluons la métaphore de l’entre-deux qui, issue des théories féministe et postcoloniale, sert à désigner la traduction non plus comme moyen de transit entre deux espaces linguistiques discrets, mais comme acte qui investit le lieu intermédiaire, pluriel, entre deux lignes parallèles pour donner à entendre la voix de l’autre au sein de la voix de soi. A priori aux antipodes des ponts, l’entre-deux finit par les reconduire, car pour accéder à cet espace hybride, force est de l’imaginer entre les deux pôles qui en assurent l’existence.

3 Doug Jones, E.D. Blodgett, Ben-Zion Shek, Sherry Simon, Patricia Smart.

4 Si Harel s’inspire des travaux de Michel de Certeau et de Michel Maffesoli, notamment, sa réflexion doit sa spécificité au fait qu’elle porte sur le Québec contemporain.

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