Je préférerais ne pas... traduire ou le Triomf de la traduction polyphonique
p. 73-85
Texte intégral
1Une longue tradition d’œuvres littéraires « hétérolingues » (Grutman 1997 : 37) prouve que les cultures plurilingues ne sont pas nées de l’ère dite postcoloniale. C’est pourtant dans la mouvance des Postcolonial Studies que la traduction a été employée comme une métaphore ou une « analogie opératoire » (Tymoczko 1999 : 19) pour décrire la rencontre des langues dans le texte littéraire. Je propose de prendre la problématique à rebrousse-poil et de considérer que c’est l’hétérolinguisme qui permet de repenser la pratique et la théorie de la traduction.
2L’analyse de détail portera sur un extrait du roman de Marlene van Niekerk intitulé Triomf, paru chez Queillerie en 1994. L’histoire raconte le quotidien misérable de la famille Benade pendant les cinq jours qui précèdent les premières élections démocratiques en Afrique du Sud. Ces personnages de poor white trash et parmi eux surtout Lambert, le rejeton épileptique de l’inceste entre la sœur et ses deux frères, incarnent la sclérose de l’idéologie afrikaner. L’expérimentation linguistique du roman, écrit dans un afrikaans matiné d’anglais, achève de dénoncer l’idéologie de la pureté raciale, culturelle et linguistique.
3La traduction anglaise de ce roman réputé intraduisible accomplit un spectaculaire tour de force. En réalité il est inadéquat de parler d’« une » traduction anglaise puisque Leon de Kock a réalisé simultanément deux versions anglaises distinctes. Les deux versions ont paru en 1999, l’une chez Little Brown à Londres, l’autre à Johannesburg chez Jonathan Ball.
4J’espère démontrer que l’écart entre ces deux versions anglaises est moins linguistique qu’énonciatif : de l’une à l’autre, le traducteur change de positionnement discursif. Il s’agit donc d’entendre la « voix » du rapporteur de la traduction, distinct du narrateur de l’original. Je m’appuierai, pour ce faire, sur la notion A’ethos empruntée à la rhétorique d’Aristote et revisitée par la pragmatique du discours.
1. L’original (ité) : un texte à la fois source et cible
5Le choix de l’Afrique du Sud comme incarnation d’une culture plurilingue semble relever soit de la provocation soit de l’idéalisme. Certes, la Constitution ratifiée en 1996 dénombre 11 langues officielles, mais le passé d’apartheid laisse le souvenir d’une société ségrégée dans laquelle chaque culture s’identifie à une « race » et à une langue. L’Afrique du Sud semblerait plutôt apte à candidater pour le modèle romantique « une langue, un peuple, un Etat Nation »... C’est précisément parce que l’Afrique du Sud ne constitue pas un modèle parfait de culture plurilingue qu’elle me semble être un bon exemple. Ce pays constitue un laboratoire où l’on s’active en permanence pour penser les conditions de possibilité d’une culture à la fois babélique et solidaire. Triomf est une manifestation littéraire éclatante de ce laboratoire, comme en témoigne le passage suivant (Van Niekerk 1994 : 209-212) :
Hierie, dink Lambert, hierie is ‘n tsotsi-kaffer en hy’s maer soos ‘n willehond, wat wil hy by my hê ?
Hy wil opstaan, maar sy rug is lam, hy kan nie lekker op nie. Die kaffer druk hom saggies terug voor die hors.
“It’s okay, my bra. Ek check vir jou net lekker hier. Wait, sit, it’s okay. Are you feeling better now ? You faint or what ? Daai lorries nearly got you, my man. Fiat gesqueeza was jy nearly, my bra, fiat soos ‘n pancake. But I watch out for you, my man. I pick you up, I bring you here. I give you Coke. I’m your friend, man. Moenie skrik nie".
“I’m not your friend”, sê Lambert. “I want to go home now,” maar hy kan nie opkom nie.
Die kaffer staan op. Hy gee’n lang tree terug. Hy beduie met sy hande. Die kaffer is vol sights.
"Okay ! Okay ! Okay ! You not my friend, hey, you are my boss, right ? Big boss, ja baas. Ek’s maar net’n kaffer by die dumps, baas, okay ? I catch flou whiteys here. That’s my job, y es ? Here a whitey, there a whitey, faint. Faint left, faint right, faint center, ail day long. l’m the fainting boy, right ?”
Die kaffer draai sy rug na Lambert, sy rug lyk of hy lag. Dan draai hy terug.
"Okay ? Relax, my bra, relax net. Boss, king, president, chief, kaiser. Whatever. God in heaven, anything you want, ek sê. Anyway you want it. At your service. Askies baas, asseblief baas, dankie baase, ja baas, nee baas, sorry boss that I live boss !”
Die kaffer draai weer weg. Sy hande is in sy sye, hy lat sak sy kop en skud hom heen en weer.
“I did not mean that so, man. Thanks for your help, man, thanks very much. I must just go home now, that’s all. I’m not feeling right, y ou see.” [...]
“So now, where do you live, man ? " vra die kaffer toe huile’n bietjie opgehou het.
“Just there, the other side, in Triomf,” beduie Lambert.
"Triomf” sê die kaffer.
“Yes, Triumph,” vertaal hy vir die kaffer.
"Triumph, I see,” sê die kaffer en hy gee so’n laggie.
“And you ?” vra Lambert, “where do you live ?” [...]
“Well, jy’s te geel, " sê Lambert, "en jy praat annerste as ‘n kaffer, miskien is jy net ‘n hotnot.”
“Hear, hear !” sê Sonnyboy. “Hierie whitey kannie my classify nie !” Hy leun oor na Lambert toe of hy hom’n secret wil vertel.
“Kyk, daai’s nou my luck in Jo’burg gewies, nè ! Ek’s ‘n Xhosa, ek kom van die Transkei af. En ek’s maar so.” Hy vat aan sy gesig. “Toe dag die Boesmans ek’s ok ‘n Boesman, toe kry ek ‘n room in Bosmont tussen hulle. En hulle praat met regte coloured Akrikaans. En toe leer ek maar so on the sly en ek sê fokol, want hoe minder’n Boesman van jou af weet, hoe beter. Dis’n bad scene, die Boesmanscene. Huile lê dronk en suip en Steel en steek jou met messe en goed...”
6Cet extrait est central à plus d’un titre : il occupe le centre mathématique du roman et il en constitue une matrice de significations. Lambert a été pris d’une crise d’épilepsie à l’entrée de la décharge où il se rend régulièrement. Il est secouru par le mystérieux Sonnyboy qui, derrière ses lunettes de soleil réfléchissantes, semble incarner son double inversé. Dans ce passage, chacun des deux protagonistes s’efforce de déterminer qui est l’autre.
7Pour les deux personnages, l’identification est manifestement fonction des quatre catégories édictées dans la loi sur la classification de la population en 1950 : « Black African », « Coloured », « Indian » ou « White ». Sonnyboy thématise cette obsession typologique en empruntant à l’anglais le verbe « classify ». Lambert, qui se demande au début du passage si son sauveur est un truand noir du ghetto, un « tsotsi », lui affirme par la suite qu’il a moins l’air d’un « kaffer » que d’un « hotnot ». Sonnyboy, qui commence par reconduire la distinction de couleur en opposant « whiteys » et « kaffer », se fait finalement plus précis, en se définissant comme « Xhosa » et en évoquant le mode de vie des « Boesman ».
8La langue employée par les interlocuteurs vient déjouer cette apparente rigidité dans la catégorisation au point qu’il n’est pas facile de déterminer si le passage est en afrikaans ou en anglais. L’expression « regte coloured Afrikaans » parodie l’usage d’adjectifs comme « regte » ou « suiwer » pour qualifier la langue et en faire le véhicule d’une illusoire pureté culturelle. Rien n’est en réalité moins « pur » que la langue de ce passage. On remarque, tant dans les répliques des personnages que dans les incises du narrateur (je souligne) :
le code-switching interphrastique, lorsque les énoncés en afrikaans alternent avec ceux en anglais, comme par exemple dans la première réplique de Sonnyboy : « It ’s okay, my bra. Ek check vir jou net lekker hier. Wait, sit, it’s okay. »
le code-mixing intra-phrastique, lorsque ce sont des mots qui alternent au sein d’un même énoncé : « Flat gesqueeza was jy nearly, my bra, flat soos ‘n pancake. », « Ek’s maar net’n kaffer by die dumps, baas, okay ? ».
plus localisé, l’emprunt se réduit à l’intrusion d’un seul terme de langue B dans un énoncé de langue A : « Hierie whitey kannie my classify nie ! » ou encore « Die kaffer is vol sights ».
l’emploi de formes non standard de l’afrikaans. On note notamment de nombreuses apocopes : le déictique « daardie » est écourté en « daai », « opstaan » devient « op » lors de sa deuxième occurrence, etc.
l’emploi non standard de l’anglais : non respect des règles de concordance des temps, voir omission du verbe : « You not my friend ».
plus étonnants encore sont les néologismes bilingues comme le participe passé fictif « gesqueeza », qui fusionne le préfixe de formation du passé en afrikaans « ge – » au verbe anglais « to squeeze »
Le passage ne contient pas, en revanche, d’emprunt à une quelconque langue africaine. Le reste du discours de Sonnyboy est pourtant fortement empreint de xhosa.
9Le passage continu de l’afrikaans à l’anglais produit l’impression que ce texte est à la fois source et cible. La traduction est d’ailleurs thématisée comme telle lorsque Lambert traduit de l’afrikaans vers l’anglais le nom de son quartier, qui est aussi le titre du roman : « “Yes, Triumph”, vertaal hy vir die kaffer ». Triomf a été construit pour la classe sociale la plus défavorisée des Sud-Africains blancs sur les ruines de Sophiatown. En 1955, les 65 000 résidents noirs avaient été délogés et déplacés vers le nouveau township de Soweto. La traduction permet de resémantiser le nom propre, indiquant par antiphrase la défaite perpétuelle qu’est la vie des habitants du quartier. Cette traduction, signifiante sur le plan connotatif, est d’un intérêt nul en tant que transfert linguistique, étant donné la proximité des deux substantifs « triomf » et « triumph ». Contrairement à l’analogie répandue, ce texte ne traduit pas.
10Au lieu de considérer ce texte comme source et cible à la fois, il semble plus juste de le lire comme un cas littéraire de « Fused Lect » (Auer 1999 : 309- 332). Cette invention terminologique, qui désigne un code linguistique aux limites floues, accompagne une révolution copernicienne de l’analyse du codeswitching. Auer propose de cesser de présupposer l’identité des codes et de partir de l’alternance pour ensuite chercher à [ne pas] identifier des codes aux frontières stables (Auer 1998 : 13). Il s’agit, en somme, de passer du plan de la langue au plan du discours. L’hétérolinguisme s’avère alors résulter moins d’une différence de facto des langues que de la construction de leur altérité réciproque.
2. L’hypothèse de l’ethos, de la rhétorique à la traductologie
11L’hétérolinguisme serait donc le produit d’un travail discursif de différenciation linguistique. Ce changement de perspective, qui fait passer du niveau de la langue au plan de l’énonciation, replace l’émetteur au centre de l’analyse. Par la manière dont il construit l’altérité de la langue étrangère, celui-ci produit une image de lui-même. L’hétérolinguisme, dont la polyfonctionnalité a déjà été analysée (Mondada 2007 : 173 et Hom 1981), sera donc envisagé ici dans son articulation avec la posture du responsable de l’énonciation.
12Le passage qui nous intéresse est majoritairement composé de discours rapporté direct (fictif, les répliques des personnages n’ayant fait l’objet d’aucune énonciation antérieure au texte). Le responsable de l’énonciation s’efface au point de sembler absent. Quelques rares incises sont insérées sans solution de continuité par rapport à la langue des personnages. L’hétérolinguisme, traditionnellement employé pour singulariser les différents interlocuteurs, introduit ici la polyphonie au sein de chaque voix. La typographie est extrêmement neutre : aucun segment du texte n’est balisé ni circonscrit par des marqueurs d’emphase (italiques, guillemets, etc.). On peut dire que l’hétérogénéité est « constitutive » et pas simplement « montrée » (Authier-Revuz 2004 : 53). En refusant d’intervenir pour expliciter les propos fictivement tenus par les personnages, le narrateur indique au lecteur impliqué que c’est à lui de fournir l’effort nécessaire à la compréhension du texte. Se dessine ainsi une figure de narrateur peu enclin à jouer un rôle de médiateur, quels que soient les risques que cette attitude est susceptible de faire courir à la réussite de la communication littéraire. Pour caractériser ce narrateur effacé, qui laisse se mélanger anglais et afrikaans sans secourir le lecteur, je propose de parler d’un « ethos de médiation refusée ». Et puisque l’idéologie attachée à l’afrikaans est si prégnante que toute atteinte à cette langue a immédiatement des connotations politiques fortes (Lewis 2002 : 73), on peut qualifier cet « ethos de médiation refusée » de « militant » ou de « démocratique ».
13Dans La Rhétorique d’Aristote, l’ethos est une technique de l’art de persuader, qui consiste pour l’orateur à produire une image valorisante de lui-même. Il ne s’agit pas tant pour l’orateur de dire qu’il est juste, magnanime ou vertueux, mais de le montrer. L’ethos n’est donc pas produit par le contenu du discours, mais par la manière dont celui-ci est tenu : il a donc « partie liée avec l’énonciation » (Amossy 1999 : 11). Aristote laisse en effet de côté la dimension référentielle de l’ethos pour l’envisager de manière exclusivement discursive (Woerther 2007 : 206). C’est, à l’inverse, dans la lignée de la sociologie de Bourdieu que certains théoriciens de la traduction ont repris la notion. Jean-Marc Gouanvic définit ainsi l’ethos comme l’ensemble des « conditions sociales pratiques de l’éthique du traducteur » (Gouanvic 2001 : 32). Pourquoi ne pas reconduire l’hypothèse de l’ethos discursif pour rendre compte de l’hétérolinguisme d’un texte traduit ?
14L’occultation de la dimension discursive de l’ethos traductionnel me semble symptomatique de la persistance d’un mythe pourtant multiplement attaqué : l’invisibilité du traducteur ou plutôt son « inaudibilité ». Impossible, en effet, de reconduire l’hypothèse de l’ethos aristotélicien sans supposer au texte traduit, comme au texte original d’ailleurs, une « vocalité fondamentale » (Maingueneau 1999 : 78). Or, c’est précisément à une telle supposition qu’invite l’analogie entre hétérolinguisme et traduction. L’analyse de l’hétérolinguisme, en nous invitant à passer du plan de la langue à celui du discours, suggère en effet d’envisager la traduction non plus comme un transfert linguistique mais comme un acte de ré-énonciation.
15L’idée selon laquelle la traduction constitue une forme singulière de discours rapporté a été développée par Brian Mossop (Mossop 1983 et 2007) et Barbara Folkart (Folkart 1991). Rares sont cependant les études consacrées à révéler la présence d’un narrateur de la traduction distinct du narrateur de l’original et, de ce fait, à essayer de localiser la voix spécifique du traducteur. Il faut mentionner les deux articles de Guliana Schiavi et de Theo Hermans parus dans le même numéro de Target (Schiavi 1996 et Hermans 1996). C’est dans cette tentative de repérage et de caractérisation de la voix du ré-énonciateur de la traduction que je propose d’utiliser la notion d’ethos. Là où l’émetteur d’un texte hétérolingue négocie avec la différence des langues, le traducteur de ce même texte se trouve négocier non seulement avec la différence des langues, mais encore avec l’altérité de ce discours antérieur dont il se fait le rapporteur. On pourrait considérer la traduction comme un « rapport de rapport », une « mise en abyme » de l’hétérolinguisme (Taivalkoski-Shilov 2006 : 61).
3. L’ethos du rapporteur dans deux traductions anglaises
16« La » traduction anglaise du roman par le poète sud africain Leon de Kock se dédouble, comme on le sait déjà, en deux versions distinctes. Il ne s’agit pas d’un simple cas de retraduction mais bien de la production conjointe de deux versions, chacune destinée à un public anglophone distinct. Le fait qu’il suffise de modifier le paramètre de la réception (indépendamment de la langue cible) pour justifier la production de deux versions distinctes prouve que la traduction constitue bien un acte de ré-énonciation solidaire d’une situation discursive singulière. Pour le dire autrement, l’existence de ces deux versions distinctes, simultanément produites en une même langue cible, invite à penser la traduction comme une forme de discours rapporté ou, plus précisément encore, de « représentation du discours autre » (Authier-Revuz 1996 : 91).
17Voici la traduction de l’extrait analysé dans la version publiée chez Little Brown à Londres puis rééditée à New York chez Overlook Press en 2004 (Van Niekerk/De Kock 1999a : 247-51) :
This, he thinks, is a tsotsi-kaffir. As thin as a wild dog. What does he want with me?
Lambert wants to get up, but his back feels lame. He can’t get up nicely. The kaffir presses him softly against his chest, back down again.
“It’s okay, my bra. l’m just checkingforyou here. Wait, sit, it’s okay. Are you feeling better now? You faint or what? Those lorries nearly got you, man. You were almost squeezed flat, my man, fiat like a pancake. But I watch outforyou, man. Ipickyou up, I bring you here. I giveyou Coke, l’m your friend, man. Don’t panic.”
“I’m not your friend,” he says. “I want to go home now.” But he can ’t get up.
The kaffir stands up. He takes a big step backwards. He motions with his hands. This kaffir’s full of sights.
“Okay! Okay! Okay! You ’re not my friend, hey, you are my boss, right? Big boss, ja baas. I’m just a kaffir at the dumps, boss, okay? I catch whiteys who faint here. That’s my job, yes? Here a whitey, there a whitey, faint. Faint left, faint right, faint centre, ail day long. l’m the fainting boy, right?”
The kaffir turns his back to him. From behind it looks like he ’s laughing. Then he turns around again.
“Okay? Relax, my bra, just relax. Boss, king, president, chief, caesar. Whatever. God in heaven, anything you want, I say. Any wayyou want it. Atyour service. Excuse me boss, please boss, thank you boss, ja baas, no baas, sorry boss that I live boss!”
The kaffir turns away again. His hands are at his sides. He drops his head and makes little shaking movements.
“I did not mean that so, man. Thanks for your help, man, many thanks. I just must go home now, that’s all. I’m not feeling right, you see.” [...] “So now, where do you live, man?” the kaffir asks when the laughing dies down a bit.
“Just there, the other side, in Triomf,” he shows with his hand.
“Triomf” says the kaffir.
“Yes, Triumph,” he translates for the kaffir.
“Triumph, I see, ’’ says the kaffir, and he gives a little laugh.
“Andyou,” he says, “where do you live?” [...]
“Well, y ou’re too yellow,” he says, “and you don’t talk like a kaffir
Maybe y ou ’re just a Hotnot.
“Hear, hear!" says Sonnyboy. “This whitey can’t classijy me!" He leans over to Lambert as if he wants to tell him a secret.
“Look, that’s how the dice fell for me here in Jo ’burg. I’m a Xhosa, I come from the Transkei, and some of us are yellow.” He touches his face. “That’s why the bladdy Bushmen thought I was one of them, so I got a room in Bosmont right among them. And they began talking real Coloured Afrikaans to me. So I got the hang of it on the sly, and I didn ’t say nothing, ‘cause the less a Bushman knows about you, the better. It’s a bad scene, the Bushman scene. They drink themselves stupid and then they rob and stab you and leave y ou for dead...”
18Glossaire en fin de volume :
Hotnot – pejorative, racist label for Coloured person. Derived from “Hottentot" (Khoikhoi), indigenous tribes found at the Cape by the colonists.
Tsotsi – pejorative, vernacular for urban black male person of a criminal bent.
19Dans cette version publiée chez Little Brown, la voix du narrateur est aisément localisable parce qu’elle indique constamment les territoires respectifs de la langue de soi et du dire de l’autre. Par exemple, l’emploi de l’italique isole l’expression « ja baas » et, du même coup, en fait un « corps étranger ». L’hétérogénéité, cette fois-ci, est montrée davantage que constitutive. Le dispositif le plus spectaculaire est le glossaire, qui construit une langue comme étrangère en en indexant les termes par ordre alphabétique. Il donne au narrateur l’occasion de faire la preuve de ses connaissances anthropologiques, philologiques et culturelles. La voix qui se fait entendre dans cette version internationale opère, à l’évidence, une stratégie de « sur-énonciation » (Rabatel 2003) qui tend à déstratifier le texte de départ. On retrouve ici la « loi de standardisation croissante » énoncée par Toury et mise en évidence en termes de conflit polyphonique par Rachel May (May 1994 : 87). En traçant des frontières nettes entre les langues et entre les énonciations, le narrateur de la traduction ressemble à un chef d’orchestre en pleine maîtrise de son dire. On se l’imagine à la fois herméneute et passeur interculturel. On peut donc parler ici d’un « ethos de médiation [explicite] ».
20Voici à présent le même texte dans la version publiée à Johannesburg chez Jonathan Ball avec le soutien de l’éditeur de l’original, Queillerie (Van Niekerk/De Kock 1999b : 224-228) :
This, he thinks, is a tsotsi-kaffir. As thin as a wild dog. What does he want with me?
Lambert wants to get up, but his back feels lame. He can’t get up nicely. The kaffir presses him softly against his chest, back down again.
“It ’s okay, my bra. Ek check vir jou net lekker hier. Wait, sit, it ’s okay. Are you feeling better now? You faint or what? Daai lorries nearly got you, man. Fiat gesqueeza was jy nearly, my bra, fiat soos a pancake. But I watch out for you, my man. I pick you up, I bring you here. I give you Coke. I’m your friend, man. Moenie skrik nie.”
“I’m not your friend,” he says. “I want to go home now.” But he can’t get up.
The kaffir stands up. He takes a big step backwards. He motions with his hands. This kaffir’s full of sights.
“Okay! Okay! Okay! You ’re not my friend, hey, you are my boss, right? Big boss, ja baas. Ek’s maar net ‘n kaffer by die dumps, baas, okay? I catch flou whiteys here. That’s my job, y es? Here a whitey, there a whitey, faint. Faint left, faint right, faint centre, ail day long. l’m the fainting boy, right?”
The kaffir turns his back to him. From behind it looks like he ’s laughing. Then he turns around again.
“Okay? Relax, my bra, relax net. Boss, king, president, chief, caesar. Whatever. God in heaven, anythingyou want, ek sê. Any way you want it. At your service. Askies baas, asseblief baas, dankie baas, ja baas, nee baas, sorry boss that I live boss!”
The kaffir turns away again. His hands are in his sides. He drops his head and makes little shaking movements.
“I did not mean that so, man. Thanks for your help, man, very thanks. I must just go home now, that ’s all. I’m not feeling right, you see.” [...] “So now, where do you live, man?” the kaffir asks when the laughing dies down a bit.
“Just there, the other side, in Triomf,” he shows with his hand.
“Triomf” says the kaffir.
“Yes, Triumph,” he translates for the kaffir.
“Triumph, I see,” says the kaffir, and he gives a little laugh.
“And you,” he says, “where do you live?” [...]
“Well, jy ’s te geel,” he says, “en jy praat annerste as ‘n kaffer, miskien is jy net ‘n Hotnot.”
"Hear, hear!” says Sonnyboy. “Hierie whitey kannie my classify nie!” He leans over to Lambert as if he wants to tell him a secret.
“Kyk, daai’s nou my luck in Jo’burg gewies, nè! Ek’s ‘n Xhosa, ek kom van die Transkei af. En ek’s maar so.” He touches his face. “Toe dag dieBoesmans ek’s ok ‘n Boesman, toe kry ek ‘n room in Bosmont tussen hulle. En hulle praat met regte coloured Akrikaans. En toe leer ek maar so on the sly en ek sê fokol, want hoe minder’n Boesman van jou af weet, hoe beter. Dis’n bad scene, die Boesmanscene. Huile lê dronk en suip en Steel en steek jou met messe en goed...”
21On ne peut manquer d’être frappé par le fait qu’il est par moments impossible de savoir si l’on est en train de lire le texte original ou sa traduction. Tout se passe comme si le texte d’arrivée était littéralement occupé par le texte de départ. La sous-énonciation est telle que la ré-énonciation traductionnelle s’efface, cédant la place à l’énonciation première. Comment interpréter cette sous-énonciation ? Il semble donc s’agir d’un cas d’« ethos de médiation [refusée] », inverse à l’ethos de la version précédente.
22Faut-il expliquer ce refus de médiation par la certitude de disposer d’un public plurilingue, apte à comprendre l’afrikaans tout autant que l’anglais ? Leon de Kock affirme, évoquant son travail en concertation avec Marlene van Niekerk : « we felt the South African audience would be reliably multilingual, we agreed that it would enrich the new text to häve ‘untranslatable ’ words in the South African English text » (De Kock 2003 : 358). Mais cette revendication d’une orientation sourcière poussée à l’extrême ne résout en rien le paradoxe de cette traduction qui, même « fidèle », devrait avoir pour finalité de nous « dispenser de la lecture du texte original » (Ladmiral 1979 : 15). Pourquoi donc traduire, en effet, si le lecteur impliqué maîtrise la langue source ?
23Une autre hypothèse est de considérer que la sous-énonciation s’explique moins par l’existence d’un public réellement plurilingue (pour lequel il aurait été inutile de traduire) que par la volonté d’attester du travail linguistique de l’original pour le public anglophone sud-africain. Il s’avère que la version anglaise sud-africaine ne se contente pas de reproduire « fidèlement » l’original. Tandis que, dans la version originale, Lambert remercie Sonnyboy en disant tout simplement « thanks very much », on trouve une expression marquée dans la version de Jonathan Ball : « very thanks ». L’objectif est, comme me l’explique Leon de Kock, de donner à entendre que Lambert s’exprimait effectivement en anglais dans l’original. Le choix d’une indication implicite (on aurait pu imaginer une note de bas de page ou une mention du type « en anglais dans le texte ») est cohérent avec la stratégie de sous-énonciation. Il s’agit donc ici avant tout de donner à entendre le travail du texte source sur les frontières linguistiques. Le scripteur de cette version apparaît comme un témoin apte à donner une attestation d’existence du texte de départ. On pourrait alors parler d’un « ethos d’attestation ».
24La possibilité laissée ouverte d’interpréter la posture du rapporteur dans cette traduction comme un « ethos de médiation [refusée] » ou plutôt comme un « ethos d’attestation » montre que la construction de l’ethos relève d’un travail conjoint entre l’émetteur du discours et son coénonciateur (Culioli 1991). L’insistance sur l’aspect interactionnel et dialogique de l’ethos constitue sans doute l’apport le plus important de la pragmatique dans la reprise de la notion rhétorique. Dans les termes éclairants de Catherine Kerbrat-Orecchioni :
À la perspective fondamentalement monologale de l’approche rhétorique (l’auteur n’existe que dans la représentation que s’en fait le locuteur), s’oppose la perspective interactive de la pragmatique contemporaine, pour qui l’identité de chacun est négociée tout au long de l’échange discursif, le destinataire (ou plutôt l’interlocuteur) infléchissant en permanence le programme discursif du « locuteur en place », et venant à l’occasion contrecarrer ses prétentions identitaires. (Kerbrat-Orecchioni 2002 : 187)
25Là où un lecteur se sentant exclu lira un « ethos de médiation [refusée] », je choisis de lire un « ethos d’attestation ». Cette interprétation suggère que la posture du rapporteur de la version anglaise sud-africaine vise à produire les conditions de possibilité d’une énonciation multilingue et se situe dans la continuité avec le projet politique de l’original.
26L’hypothèse de l’ethos, formulée dans un premier temps pour rendre compte de l’hétérolinguisme, me semble opératoire si l’on accepte de considérer la traduction comme une forme de ré-énonciation. Les deux versions anglaises de Triomf constituent un cas de traduction spectaculaire, l’une au sein de la culture plurilingue du texte de départ, l’autre à destination d’un public international. Envisagées selon une perspective énonciative, ces deux versions se révèlent habitées par des rapporteurs très différents. L’énonciateur de la version internationale se présente comme un médiateur interculturel tandis que celui de la version sud-africaine refuse ce rôle de passeur. Tout se passe comme si ce rapporteur était un témoin qui répétait sans cesse : « Je préférerais ne pas... traduire » ou, dans le texte « I would prefer not to... translate ». Dans le contexte sud-africain, ce refus a valeur d’engagement politique : il s’agit de déjouer les ségrégations raciales et linguistiques pour créer les conditions de possibilité d’une culture véritablement solidaire et plurilingue. Les cultures plurilingues, réelles ou souhaitées, constituent ainsi un formidable catalyseur pour donner à entendre la voix spécifique du rapporteur de la traduction.
Bibliographie
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Bibliographie
10.4000/aad.184 :Amossy Ruth, « Introduction. La notion d’ethos de la rhétorique à l’analyse de discours » in Ruth Amossy (éd.), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999, p. 9-30.
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Auteur
Université de Lille 3 / Concordia University, France / Canada.
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