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Entre dire et faire : la traduction poétique dans deux revues belges francophones du XIXe siècle

p. 47-59


Texte intégral

1. Préambule

1Pays plurilingue, la Belgique se présente comme un terrain de prédilection pour l’étude des traductions à la fois intranationales et internationales. Il s’agira dans cet article de tracer les contours de la présence et du traitement de la traduction poétique dans deux revues belges francophones de la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque la contrefaçon, tant répandue à l’époque, se trouve abolie et que l’appel à une littérature proprement belge se fait de plus en plus entendre, sans que celle-ci n’ait mis un terme à la pratique traductrice.

2Toujours au carrefour de différentes littératures, les revues littéraires sont devenues peu à peu, ces dernières décennies, des objets de recherche en soi1. Pour étudier la poésie traduite, elles nous offrent des matériaux précieux : des poèmes, qu’ils soient originaux ou traduits, y côtoient des textes critiques, dont certains portent sur la traduction.

3La revue qui retiendra surtout notre attention est la Revue de Belgique (1869- 1890, première série) : c’est un des périodiques qui ont œuvré à la floraison de la littérature nationale en Belgique au XIXe siècle. Si son programme de 1869 s’abstient de toute prise de position politique, la revue relève pourtant d’une inspiration libérale prononcée. Dans les années 1870, elle se concentre avant tout sur des ouvrages littéraires et historiques avant de laisser une place de plus en plus grande aux questions d’actualité. Même si elle s’est donné pour but de promouvoir la littérature nationale belge, nombre de ses collaborateurs2 se battent également pour la reconnaissance de la littérature flamande (Seynhaeve 1981 : 11-12). Une deuxième revue, La Jeune Belgique (1881-1897), sera abordée brièvement dans un épilogue. Cette revue est l’organe d’une nouvelle génération de poètes belges qui s’engagent pour l’acceptation internationale de la littérature belge.

4Moyennant une analyse discursive, nous voulons confronter le discours sur la traduction dans la Revue de Belgique aux traductions mêmes. D’autres formes de « transferts », comme des exemples de bilinguisme ou des échanges thématiques ou prosodiques entre les littératures, ne seront pas pris en considération dans cet article.

5Le fil rouge de notre analyse sera le souci de légitimité et de légitimation, qui se trouve théorisé par Dominique Maingueneau (2004) par la notion de scénographie. Celle-ci renvoie à l’ensemble des stratégies discursives élaborées en vue de légitimer une œuvre. Elle permet donc de retracer les différentes formes ou logiques de légitimation. Comme « le texte est la gestion même de son contexte », c’est-à-dire que « le “contenu” d’une œuvre est en réalité traversé par le renvoi à ses conditions d’énonciation » (Maingueneau 2004 : 34-35), nous pouvons relever au sein du texte (poétique ou autre) des renvois au contexte et comprendre ainsi comment l’auteur cherche à faire reconnaître son discours comme légitime. Tenant compte du fait que le poète et traducteur belge du XIXe siècle écrit dans un contexte complexe, on pourrait donc prévoir que la difficile construction d’une identité littéraire nationale aura des répercussions sur les traductions poétiques. Ces jalons posés, lisons.

2. Revue de Belgique

2.1. Le discours sur la traduction et la posture hétéroreprésentée du traducteur poète

6La traduction occupe une position d’envergure dans la Revue de Belgique. Elle est même présentée par son collaborateur Charles Potvin comme un des « principes qui président à la revue » (1880, 20, 58 : 324). La raison principale en serait, selon lui, que la traduction a contribué à la « croissance de la littérature en Belgique » : « il serait trop long d’énumérer tout ce que la traduction a fait connaître en Belgique d’écrivains allemands, anglais, italiens, espagnols, en même temps que la contrefaçon d’abord, la librairie ensuite y introduisaient la littérature française courante » (1880, 20, 58 : 324). L’historien Jean Stecher précise lui aussi que « la contrefaçon et la traduction ont répandu en Belgique une importante série d’œuvres historiques de haut mérite » (1883, 15, 45 : 430).

7Quant à la traduction de la poésie, elle est considérée comme une tache difficile mais noble ainsi qu’il est annoncé dès les premières livraisons de la Revue de Belgique : « pour savoir si la traduction est possible et utile, j ’ interroge ce qu’elle présente de plus difficile : la poésie » (1869, 1, 1 : 217). Vu que la poésie prend sens à la fois par le fond et par la forme, « seule la poésie peut rendre la poésie », prémisse qui sera répétée à plusieurs reprises :

Traduire les poètes, on ne le peut qu’en vers [...]. Oui, la poésie seule peut rendre la poésie, car la forme lui est aussi essentielle que le fond. Ce qu’il y a de grand dans la conception, de vrai et de puissant dans la mise en scène, les ressources de l’abondance, de la vérité, de la grace dans les idées et dans les images, ne font pas toute la poésie ; elle vaut aussi la forme qui anime cette matière sublime et qui brille autant que la pensée : le diamant doit être taillé. La poésie seule peut rendre les beautés du poète. (Potvin 1869, 1, 1 : 217-218)

8C’est la traduction poétique surtout qui convertit le traducteur en artiste :

Pour traduire la poésie, il ne suffit pas d’être un ouvrier consommé ni même un artiste en versification et en beau langage. Il faut être poëte, c’est-à-dire créateur. (Rivier 1878, 10, 29 : 426)

9En utilisant un terme de Meizoz (2007), désignant l’image projetée sur le traducteur par d’autres acteurs que lui-même, dans ce cas-ci par les critiques, nous pouvons dire que la « posture hétéroreprésentée » du traducteur est celle d’un véritable poète, d’un créateur3. C’est en tant que traducteur que le poète peut rendre service à son pays. Par ses traductions du flamand en français ou vice versa, il peut contribuer à la « fraternisation littéraire » au sein de la Belgique :

Le gouvernement ne pourrait-il pas mettre au concours une chrestomathie [...] pour laquelle l’auteur devrait utiliser les bonnes traductions déjà faites, compléter le choix par des traductions personnelles et y joindre des notices bibliographiques, sur le plan de M. Van Hollebeeke [sic] ? Alors, si nos poëtes flamands veulent rendre à nos poëtes français cette marque de bonne fraternité, le choix est fait, il suffira de traduire le livre de M. Van Hollebeeke. En résumé, la fraternisation littéraire n’a jamais manqué en Belgique, et l’on y a pensé aussi que bonne charité peut commencer en faveur de l’autre langue nationale du pays. (Signé « X » 1878, 10, 30 : 331)

10La traduction est en fait ce qui unit tous les Belges, de langue flamande ou française, et la revue est fière de citer comme exemples deux poètes belges, un Flamand (Frans Willems) et un francophone (Édouard de Linge), qui ont traduit Hermann et Dorothée de Goethe en vers (1872, 4, 11, feuille volante : s.p.).

11En outre, les poètes belges se distinguent, dans la traduction, par leur « position ethnographique et géographique » qui les oblige à « prendre au sérieux la mission d’intermédiaire » que cette position leur assigne (Rivier 1878, 10, 29 : 427), alors que les Français sont considérés comme de mauvais traducteurs auxquels s’applique le proverbe italien Traduttore tradittore4. Le traducteur est donc un intermédiaire qui, comme il est digne et typique d’un Belge, assure la communication entre les différentes langues parlées au sein du pays, ainsi que sa position géographique entre les pays de langue germanique et de langue romane le lui inspire. Ceci illustre bien que la Revue de Belgique valorise tant la traduction intranationale qu’internationale dans son discours critique.

12En même temps, et paradoxalement, cette abondance de textes critiques sur la traduction nous semble un indice que les collaborateurs de la Revue de Belgique éprouvent le besoin d’aller justifier la démarche du poète traducteur belge. Ce besoin de légitimation se lit parfois en filigrane, comme dans le passage suivant :

en Allemagne, [...] des poëtes de premier rang ne croient nullement déroger en se faisant traducteurs. Leur exemple porte des fruits. Ainsi le trésor littéraire de la France s’ouvre toujours plus au grand public d’Allemagne, qui sait l’apprécier et en tire des jouissances de bon aloi et un réel profit. Il en est de même des littératures des autres nations. (Rivier 1878, 10, 29 : 427)

13Dans ce fragment, deux points nous semblent d’une importance capitale. D’abord, le chroniqueur semble se prémunir contre l’idée commune que traduire s’associe à « déroger ». Un tel préjugé nuirait bien sûr à la légitimité du poète belge, qui est en premier lieu traducteur. C’est pourquoi le chroniqueur s’empresse de dire qu’en Allemagne, les poètes, y compris ceux « de premier rang », sont de bons traducteurs, pour que l’on puisse accorder au poète belge le même prestige.

2.2. Quelques chiffres

14Voyons maintenant si les chiffres confirment cette posture initialement positive du poète traducteur donnée par les critiques5. Nous retrouvons, dans toute la première série de la Revue de Belgique couvrant la période entre 1869 et 1890, 180 poèmes. De ces 180 poèmes, 109 sont publiés sans discours d’escorte, alors que 71 s’intègrent à des comptes rendus. Parmi ces 180 poèmes, nous retrouvons au total 69 traductions poétiques, soit 38 % des poésies publiées en revue. Plus de la moitié, c’est-à-dire 38 des 69 traductions poétiques, sont transposées du flamand. La traduction intranationale est donc, selon les statistiques, plus substantielle que la traduction internationale.

15La plupart des 69 traductions, plus précisément 58 poèmes, sont insérées dans des comptes rendus et seulement 11 sont des traductions poétiques que nous appelons « isolées ». Ces 11 poèmes se présentent ouvertement comme traduction, imitation ou adaptation. Quant aux traductions enchassées dans les comptes rendus, elles paraissent sous forme cachée, car souvent c’est seulement à partir de la mention du titre non français du recueil que le lecteur peut déduire que le poème n’est pas original. Implicitement, la traduction semble donc ne pas jouir du même statut qu’un texte non traduit. Cette tension entre ce qui se dit et ce qui se fait serait-elle également discernable dans les traductions mêmes ?

2.3. Les traductions du flamand

16Commençons nos analyses par les traductions de poèmes flamands qui sont les plus fréquentes dans la Revue de Belgique. Le chant numéro XXXII de la collection « Zwijgende liefde, een liederkrans » de Julius Vuylsteke (1881 [1860]) est traduit au sein d’un compte rendu (1870, 2, 4 : 7). Nous ajoutons ici le texte original :

trad. Kurth (1870, 2, 4 : 7)Vulysteke
xxxii
Ce que j’envie le plus, (dit-il à sa maîtresse)Doch, ‘k benijd het meest
C’est le livre que tu lis’t boekje dat gij leest,
Et qui jamais n’a peuren dat nimmer vreest
De te dire son sentiment le plus intime.u zijn diepst gevoel tezeggen....
Hélas ! qui sait si la chansonach, wie weet of ‘t lied,
Où j’épanche mon cœurwaar ‘k mijn hart in giet
Ne te raconterait ses désirsu zijn wenschen niet
Tout aussi librement !even vrij zou opleggen ?
Mais non : c’est là« Zie, dat is alweêr
Pure illusion, et rien de plus. –« zelfbedrog, niets meer :
« Monsieur, mademoiselle a reçu« juffer heeft, mijnheer !
« Une meilleure éducation.« betere opvoeding ontvangen.
« Mademoiselle ne lit pas le flamand,« Juffer leest geen Vlaamsch,
« Mademoiselle ne sait pas le flamand,« Juffer kan geen Vlaamsch,
« Mademoiselle hait votre flamand. »« Juffer haat uw Vlaamsch. »
Pauvres chants inutiles !Arme, nuttelooze zangen !

17Si le chroniqueur, Godefroid Kurth, ne donne pas le poème flamand, il ne signale pas non plus qu’il s’agit d’une traduction – le lecteur doit l’inférer du titre original flamand du recueil. Ce silence imposé à la littérature flamande par Kurth est d’autant plus frappant que le poème porte explicitement sur le fait que la bien-aimée du poète ne comprend pas les vers en flamand, vu qu’elle a « reçu une meilleure éducation » en français. Vuylsteke renvoie par ce vers à la conception régnant à l’époque que le flamand n’est qu’une langue populaire, non littéraire, mais il adopte en même temps une position ironique. Or, Kurth avait lui-même souligné cette question de la langue dans son commentaire (ironique) précédant la traduction :

M. Vuylsteke est de cette race militante qui trouve toujours quelque nouvel ennemi à combattre. Armé de pied en cap, il descend dans l’enclos où la lutte est engagée, aujourd’hui pour la question politique, demain pour la question nationale, la grande question, qui tient au cœur de tout vrai Flamand : la question de la langue. C’est en défendant cette cause, qu’il rencontre de ces accents éloquents comme en avait déjà Ledeganck, vengeant la langue de sa patrie des outrages dont la couvraient d’injustes détracteurs. (Kurth 1870, 2, 4 : 7)

18Ne pas respecter la langue flamande est qualifié d’« outrage » par Kurth ; ceux qui le commettent sont à ses yeux « d’injustes détracteurs ». Le combat pour la langue maternelle est qualifié de « noble et intéressant » et y renier serait une « ingratitude » ou une « trahison ». À première vue, le chroniqueur sympathise avec la cause du poète, mais à y regarder de plus près, il apparaît que Kurth réserve un traitement différent à la perspective flamande d’un côté – car il note bien que la « grande question » de la langue « tient au cœur de tout vrai Flamand », non du Belge – et à la perspective nationale belge, d’autre côté, qui est la cause belge et aussi sa cause. L’adhésion de Kurth à l’enjeu de Vuylsteke, qui s’auto-ironise dans ce poème, n’est donc que partielle et subtile.

19À la lumière des commentaires fournis par Kurth sur le statut de la langue flamande, il est d’autant plus remarquable qu’il laisse le poème original de côté. La traduction nous procure une toute autre image que celle suscitée ouvertement par le discours environnant. Nous voyons que le poème donné en français est représenté comme belge, avant d’être flamand par la langue.

20À jeter ensuite un regard rapide sur le poème, nous voyons que Kurth l’a traduit plus ou moins littéralement6. Plus frappant cependant est le fait que la rime et donc aussi la disposition des rimes disparaissent complètement dans la traduction française. Seule la répartition en strophes renvoie encore à la forme poétique de l’original. La traduction a perdu son élan lyrique, ce qui est révélateur du regard porté sur la poésie flamande : une poésie où le contenu l’emporte sur la forme, alors que cette pratique est en porte-à-faux avec la réalité discursive critique relativement à la traduction de la poésie dans la Revue de Belgique qui, rappelons-le, avait stipulé que « seule la poésie peut rendre la poésie ».

21Allons un pas plus loin. Le poème flamand est une causerie portant sur des sujets intimes, voire anecdotiques. Il adopte toutefois, dans la deuxième et la troisième strophe, un ton ironique incarné par une tierce instance autoritaire, qui vient annoncer que Mademoiselle a reçu une meilleure éducation et ne lit pas le flamand. La distinction entre la voix du poète dans la première strophe et celle d’une instance autoritaire est bien indiquée par la répartition en strophes et par les guillemets. Toutefois, dans la traduction, nous retrouvons une succession de deux strophes d’une même longueur, alors que les guillemets sont repris deux vers plus loin. La succession des strophes est même rationalisée par Kurth, qui ajoute le rapport logique « mais non ». Il nous semble dès lors que l’élan monologique du poème flamand a dû faire place à un récitatif dialogique d’un registre plus familier, illustré encore par l’ajout de la phrase « dit-il à sa maîtresse », absente de l’original : cet ajout renforce la dimension anecdotique et dialogique de la traduction.

22L’exemple que nous venons d’analyser ne fait pas exception : des 38 poèmes traduits du flamand, 19 sont traduits sans rime (alors que celle-ci était présente dans les poèmes originaux) mais respectent la répartition en vers. 12 autres poèmes sont même traduits sans vers ni rimes, comme dans des textes prosés. L’ensemble de ces traductions du flamand paraissent dans des comptes rendus, si bien qu’elles passent presque inaperçues, tant par leur forme que par leur place dans la revue. Avant 1878, une seule traduction fait exception : un poème isolé de Van Rijswijck (« Le diable en bouteilles ») est traduit par Auguste Claus en poésie rimée (1871, 3, 9 : 260-266). Il s’agit d’une « page inédite » d’un recueil « dont la publication se poursuit avec un succès croissant » (1871, 3, 9 : 260).

23Il faudra attendre plus de dix ans avant que des traductions de poèmes flamands ne refassent leur entrée dans la Revue de Belgique7 : en 1887 et 1888, 6 poèmes sont traduits du flamand, en vers et rimes. Il s’agit de poèmes isolés qui ont tous été tirés d’un recueil traduit dans son intégralité peu avant (à savoir Les Dernières poésies de J. Van Beers, traduit par Stecher, 1888, 20, 60 : 444-449). Ces traductions, tout comme celle de Van Rijswijck, n’ont donc pas été faites pour la Revue de Belgique ; elles étaient déjà à la disposition des collaborateurs.

24En définitive, toutes les traductions flamandes plus ou moins « cachées » au sein des comptes rendus sont traduites sans respect de la rime, une démarche qui va à l’encontre des conceptions de la revue sur les traductions poétiques. Ces versions se trouvent partiellement privées de leur fonction littéraire au profit d’une fonction idéologique, en accord, nous l’avons vu, avec la représentation ciblée de la langue flamande, qui est dite moins prestigieuse que le français (cf. la traduction de Vuylsteke). Reste à savoir si ce même constat vaut également pour les traductions faites à partir d’autres langues sources.

2.4. Les traductions d’autres langues sources

25Commençons par les traductions de poèmes antiques. Nous retrouvons des fragments traduits par Charles Potvin de l’Iliade d’Homère, et quatre poèmes latins d’Horace traduits par Édouard de Linge. Il s’agit dans tous les cas de textes rendus en tant que poésies dans la traduction. Nous avons également repéré deux traductions poétiques de l’anglais et une traduction du « patois autrichien », toutes trois munies de rimes. Les traductions poétiques de l’allemand sont également très fréquentes : nous en retrouvons 288. La grande majorité de ces traductions allemandes présentent des vers et des rimes. Citons un exemple particulier, à savoir la traduction de Hermann und Dorothea, un poème épique de Goethe (1913 [1798]), considéré comme un des chefs-d’œuvre de la littérature allemande ; seule la traduction est publiée :

trad. de Linge (1871, 3, 8 : 191)Goethe
CalliopeKalliope
Malheur et pitiéSchicksal und Anteil
Non vraiment, jusqu’ici, la place ni les ruesHab’ich den Markt und die Straβen doch nie so einsam gesehen !
Si désertes jamais ne me sont apparues.
La ville est-elle vide ou morte tout à fait ?
De tous nos citadins, c’est à peine, en effet,
Même dans ce quartier, s’il en reste cinquante,
Bien qu’au milieu du jour la foule y soit fréquente.
Ist doch die Stadt wie gekehrt, wie ausgestorben ! Nicht fünfzig,
Däucht mir, blieben zurück von allen unsern Bewohnern.
 Was die Neugier nicht tut ! So rennt und läuft nun ein jeder,
Um den traurigen Zug der armen Vertriebnen zu sehen.
 Bis zum Dammweg, welchen sie ziehn, ist’s immer eind Stündchen.

26Quant au vers de l’original allemand de Goethe, il présente des Hebungen et des Senkungen9, c’est-à-dire des temps forts et des temps faibles, qui résultent ici en une suite ou une alternance de dactyles et d’iambes ; le vers n’est pas rimé. Sans entrer trop dans le détail, nous constatons qu’Édouard de Linge a traduit ce poème de Goethe en vers français en utilisant des alexandrins et des rimes suivies selon une alternance de rimes masculines et féminines. Cette traduction est donc une concession forte et délibérée à une tradition française plus précoce, romantique, voire néo-classique, alors qu’on aurait pu s’attendre à une traduction sans rimes comme dans les multiples traductions du flamand, vu que l’original allemand n’en présente pas. S’agirait-il alors d’une traduction déjà disponible en recueil ? Dans ce cas, en effet, même les traductions du flamand sont stylisées. Il n’en est rien : De Linge a d’abord composé la traduction pour la Revue de Belgique, avant de la publier en recueil, ainsi que nous l’apprend le compte rendu suivant :

Les lecteurs de la Revue de Belgique ont pu apprécier déjà le mérite et les difficultés de cette traduction, puisqu’ils en ont eu la primeur. M. De Linge a bien fait de réunir en un joli volume les neufs chants disséminés dans la Revue et de permettre ainsi au grand public de goûter l’œuvre dans son ensemble, (an. 1872, 4, 11, feuille volante : s.p.)

27Il est loisible de croire que le traitement différent par rapport à la poésie flamande est dû au prestige supérieur attaché à la poésie allemande (plus ancienne) et internationale.

28Exceptionnellement, les traductions de l’allemand perdent, elles aussi, la rime de l’original. Il s’agit par exemple de trois poèmes d’un recueil de Koerner, Leyer und Schwerdt (La Lyre et l ’Épée), traduits par Godefroid Kurth au sein d’un compte rendu (1872, 4, 10 : 263-281). S’il est vrai que Kurth ne traduit pas en vers rimés, il cherche à se justifier dans une longue introduction : il précise que le texte original est d’une telle qualité qu’il fait de son auteur un « demi-dieu de la poésie », ce qui le fait hésiter en première instance à traduire cet « incomparable recueil ». Le chroniqueur invite finalement le lecteur à « compenser par [son] imagination » ce qui n’est pas rendu par la traduction. La différence avec les traductions du flamand, où ce discours compensatoire fait défaut, reste très nette.

29Une dernière traduction sans rimes à partir d’un texte allemand présente exactement le même procédé. Il s’agit plus précisément d’un poème de Ludwig Wihl, paru dans un compte rendu de Max Sulzberger (1885, 17, 50, 22-35). La traduction même est de la plume de Georges Eekhoud, poète flamand francophone doté d’une autorité assez grande en Belgique à l’époque qui nous intéresse. Le fait de mentionner le nom du traducteur contribue à la légitimité de la traduction, même si celle-ci ne présente pas de rimes :

La pièce suivante [...] a paru dans son recueil Les Hirondelles occidentales, sous le titre Der trauerende Rabbi (Le rabbin en deuil). M. Georges Eekhoud a bien voulu la traduire en vers blancs, à notre intention. (Sulzberger 1885, 17, 50 : 32-33)

30Nous retrouvons ici aussi une mention claire et simple du fait qu’il s’agit d’une traduction, et même de la façon dont le poème a été traduit : en « vers blancs », pour bien indiquer que tel n’était pas le cas du poème allemand.

3. Épilogue

31La littérature flamande occupe-t-elle une place comparable dans d’autres revues ? Il semble que celles-ci soient orientées davantage vers la littérature internationale. Nous lisons le passage suivant dans un article dû à Lieven Tack (2001) sur les relations interculturelles dans les revues littéraires :

Ni La Jeune Belgique, ni La Wallonie, ni L’Art Moderne, ni La Société Nouvelle ne témoignent d’une attention soutenue et durable à la littérature de leurs concitoyens. Dans le secteur des plus importantes revues littéraires, les relations interculturelles intrabelges de cette période demeurent éparses, non systématiques. (Tack 2001 : 391)

32En effet, dans La Jeune Belgique, la seconde revue à laquelle nous nous attarderons ici très brièvement, le renvoi à la littérature flamande se fait surtout par l’emploi de thèmes septentrionaux spécifiques (Capelle et Malherbe 1988 ; Vandemeulebroucke 2008). Nous n’y repérons aucune traduction du flamand, mais bien 42 traductions poétiques de différentes langues sources10. S’il est vrai que la littérature flamande est présente de façon beaucoup plus visible dans la Revue de Belgique que dans La Jeune Belgique, nous avons vu qu’elle n’y profite point d’un statut comparable à celui de la littérature de langue française ou celui d’autres langues à partir desquelles sont fournies des traductions. Sur ce point, la Revue de Belgique et La Jeune Belgique s’opposent moins qu’il n’y paraîtrait au premier regard.

33Cette tension entre l’intérêt de principe pour la littérature flamande et son traitement concret n’a jamais été mise en évidence. Les quelques études sur la Revue de Belgique (Seynaeve 1981, Tack 2001) attestent uniquement que la présence de la littérature flamande reste tout au long du XIXe siècle un des enjeux majeurs de la revue, ainsi que permettent de le constater les répertoires bibliographiques (Delsemme 1973, Bots 2007). Nous lisons avec Tack :

les grandes revues, comme la Revue de Belgique, ou la Revue générale (d’obédience catholique), continuent d’enregistrer [pour toute la fin-de-siècle en Belgique] dans leurs rubriques l’évolution des lettres flamandes. La Revue de Belgique fait paraître des comptes rendus réguliers et des traductions de la main de Jan August Stechers [sic], de Charles Potvin. (Tack 2001 : 391)

34Or, dans les deux dernières séries de la Revue de Belgique, parues après 1890, la littérature étrangère recevra une place de taille, comme en témoignent les traductions du russe, du suédois, du polonais, de l’italien et du roumain. Les traductions de la littérature flamande, déjà devenues rares à la fin de la première série, disparaissent de ses colonnes, tandis que la collaboration d’auteurs français sera sollicitée plus vivement (Bots 2007 : s.p.)11. La deuxième et la troisième série de la Revue de Belgique se rapprochent ainsi de plus en plus, avec quelques décennies de retard, de revues comme La Jeune Belgique.

35Résumons. La comparaison du discours sur la traduction avec les réalités de la traduction dans la Revue de Belgique nous a permis de constater que les traductions du flamand sont traitées sur un autre pied que les traductions d’autres langues sources, alors que le discours officiel de la revue prône l’inverse. Il semble ainsi que la légitimation de la poésie belge ne laisse guère de place à la légitimité d’une poésie en langue flamande. Dans les traductions du flamand, la voix du poète se trouve escortée, voire dominée, par la voix du critique qui transforme ainsi le discours du poète en discours cité. En outre, le traducteur enlève aux poèmes flamands ce qu’il n’enlève pas à des poèmes traduits d’autres langues de départ : leurs caractéristiques formelles. Le traitement prosodique des poèmes flamands atteste que ces poèmes sont désormais chargés d’une fonction idéologique précise, celle d’assurer la défense d’une « ame flamande ». Ces différentes tactiques de domination partielle de la poésie flamande doivent être mises en rapport avec le contexte précaire de la situation du flamand dans la Belgique du XIXe siècle, qui se reflète donc dans la scénographie de la traduction. Que l’on se garde en l’occurrence de se fier seulement aux statistiques dégagées des revues : seule une analyse discursive poussée permet de révéler ce qui semble à première vue insaisissable.

Bibliographie

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Bibliographie

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Seynhaeve Martin, De « Revue de Belgique » en de Vlaamse letterkunde (1869-1879), Leuven, Faculteit Letteren en Wijsbegeerte, mémoire de licence inédit, 1981.

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Vandemeulebroucke Karen, « The Periodical as a (Trans)-National Space : 19th Century Literary Periodicals in Belgium » in Karen-Margrethe Simonsen et Jakob Stougaard-Nielsen (eds), World Literature and World Culture : History, Theory, Analysis, Aarhus, Aarhus University Press, 2008, p. 116-132.

Vuylsteke Julius, Verzamelde gedichten, Gent, Lodewijk de Vriese, 1881.

Notes de bas de page

1 Voir entre autres Mus et al. (éds) 2008.

2 Parmi d’autres : Eugène Van Bemmel, Goblet D’Alviella, Émile De Laveleye, Charles Potvin, Jean Stecher.

3 Nous n’examinerons pas ici la « posture autoreprésentée » du traducteur, c’est-à-dire l’image que le traducteur donne de lui-même.

4 « En France – plus qu’ailleurs, le proverbe italien n’est que trop souvent justifié : Traduire, c’est trahir » (Potvin 1880, 20, 58 : 324).

5 Dans le cadre du projet « Sire, y a-t-il des Belges ? » de la K.U. Leuven, une base de données a été établie permettant de retirer ces données statistiques. Pour une description de ce projet, consulter Mus, D’hulst & Meylaerts (2008).

6 Certes, le traducteur n’est pas toujours aussi strict dans son travail : tout d’abord, le numéro du titre n’est pas repris. De même, Kurth omet de traduire « doch » (« mais, cependant » dans le premier vers, alors qu’il traduit « ach » par « hélas ». Parfois, le traducteur change l’ordre des mots sans que cela ne soit grammaticalement nécessaire : « juffer heeft, mijnheer ! » (« mademoiselle a, monsieur ») devient « Monsieur, mademoiselle a... ».

7 Ce long silence sur le plan des traductions poétiques du flamand ne s’étend pas à la littérature flamande en général : la Revue de Belgique continue à faire des comptes rendus d’ouvrages flamands, surtout en prose, mais sans donner d’extraits traduits. Citons par exemple le compte rendu des « Nieuwe novellen » de Rosalie et Virginie Loveling (1890, 22, 66, 389-390 – chroniqueur Auguste Gittée).

8 II faut mettre ce chiffre en perspective : de ces 28 traductions, 8 sont issues d’un compte rendu portant sur le poète Theodor Storm ; de même, beaucoup de longs poèmes sont publiés sous forme de feuilleton (Wieland, Goethe).

9 « In der metrischen Sprache nennen wir das, was unbetont zwischen den Hebungen steht, Senkung » (Kayser 1946 : 19).

10 Au total, nous retrouvons dans La Jeune Belgique 62 traductions, dont 42 traductions poétiques, qui sont toutes publiées séparément, c’est-à-dire sans faire partie d’un compte rendu. En comparaison avec la Revue de Belgique, le nombre de traductions est donc absolument réduit. Une grande différence s’observe également entre les langues sources des différentes traductions : plus aucune traduction du flamand, à côté de quelques traductions du grec (1), de l’italien (2), de l’allemand (2) et du portugais (3) ; 12 traductions de l’anglais et 22 traductions du russe.

11 D’après Bots (2007), ces changements coïncident avec l’influence croissante de Maurice Wilmotte, professeur à Liège, qui sera le dernier rédacteur en chef de la Revue de Belgique.

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