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Du plurilinguisme discursif dans des revues belges et françaises du XIXe siècle

p. 33-46


Texte intégral

1. Introduction

1Dès qu’on souhaite étudier la coexistence des langues au sein des énoncés oraux ou écrits, elle devient l’affaire de l’analyse discursive : la kyrielle des modalités par lesquelles se manifeste cette cœxistence, de la diglossie à la traduction, en passant par les nombreuses formes de transposition, de substitution ou de mixage des langues, prennent en effet sens en référence aux dispositifs d’énonciation qui les intègrent. Ces modalités sont donc à rapporter à la fois à l’énoncé dont elles font partie et à la situation d’énonciation qui engendre ce dernier, une situation qui constitue « le cadre spatio-temporel et la situation sociale locale dans lesquels s’inscrit l’échange communicatif, les participants à cet échange [...], le type d’activité dont il s’agit, et les règles qui le régissent [...] » (Charaudeau & Maingueneau 2002 : 135).

2Comme quoi, les études sur le plurilinguisme littéraire, dont on sait l’inspiration principalement bakhtinienne1, appellent une mise en perspective discursive : comment, par exemple, s’articulent les relations entre l’énonciateur plurilingue et ses co-énonciateurs ? Comment le plurilinguisme peut-il être porteur de traits de généricité ? Sous quelles conditions se forment des scénographies littéraires du plurilinguisme ? Mais une mise en perspective discursive du plurilinguisme littéraire possède aussi un versant historique et comparatiste : est-ce que le plurilinguisme médiéval se laisse comparer à celui des temps modernes ? Est-ce que le plurilinguisme postcolonial change d’une aire linguistique à l’autre ? Et surtout, qu’en est-il de la traduction, moins couramment mise en rapport avec le plurilinguisme ? Certes, leur co-occurrence au sein des discours invite à les examiner d’un seul tenant, cependant que la traduction est par définition une opération intertextuelle qui engage deux situations d’énonciation et, au-delà, deux littératures ou cultures. Comment, dès lors, le plurilinguisme et la traduction emboîtés au sein du discours prennent-ils réciproquement sens, qu’apprennent-ils sur l’articulation de l’intradiscursif et de l’interdiscursif, de l’intraculturel et de l’interculturel ?

3Autant de questions qui attendent des réponses ; aussi ce volume vient-il à point nommé. Dans cette contribution, il s’agira, plus modestement, de nouer ensemble quelques aspects historiques et comparatistes d’une mise en perspective discursive du plurilinguisme : celle-ci s’appliquera en l’occurrence à plusieurs exemples d’écriture journalistique et revuiste de la fin du XIXe siècle, produite au sein de deux communautés plurilingues, l’une franco-flamande, l’autre belgo-flamande. La comparaison permettra de dégager quelques parallèles et différences entre les situations intraculturelle et interculturelle des usages du plurilinguisme et de la traduction ; l’on verra que les enjeux changent selon les communautés concernées.

2. Revues

2.1. Revues belges francophones

4La Belgique dix-neuviémiste est tiraillée, au plan de la langue, par la nécessité de conserver au français son rang de première langue nationale et par celle de faire une place, certes mineure, au flamand, langue également nationale. Les journaux et les revues sont des médias où les modalités de coexistence des langues et de la traduction se déclinent selon un faisceau de configurations génériques, telles que la chronique, le fait divers, le reportage, le compte rendu, la poésie ou le récit en prose.

5On peut ainsi distinguer, quant aux revues francophones, auxquelles on se limitera ci-après, quatre grandes modalités visant à représenter la langue flamande (et par extension, la culture portée par cette langue) : la publication de textes français dus à des Flamands, la traduction française de textes flamands, l’analyse critique et le compte rendu français d’activités culturelles et artistiques flamandes, l’emboîtement d’éléments langagiers ou culturels flamands au sein de textes de langue française. À noter, donc, du moins à l’époque qui nous intéresse, l’absence de revues bilingues flamand-français, et donc l’absence d’usage du flamand comme langue véhiculaire des articles.

6Voyons La Revue de Belgique, continuation de plusieurs revues qui se réclament toutes d’une idéologie de construction nationale. Fondée en 1869 par Charles Potvin et plusieurs coreligionnaires, de tendance libérale, elle proclame nettement, du moins au cours des premières années, la prééminence de ce principe sur toute orientation politique2. Pareille construction impose, on l’a dit, la prise en compte de la culture flamande. Parmi les modalités distinguées plus haut, c’est très nettement la troisième qui l’emporte, à savoir l’analyse critique ainsi que le compte rendu en français d’activités culturelles et artistiques flamandes. Il est en plus notable que les traductions de poésies ou de proses flamandes, le plus souvent absentes des articles, figurent dans ces comptes rendus sous la forme de citations, dans une rubrique, par conséquent, qui les place en retrait par rapport aux textes littéraires belges ou français qui s’offrent d’un seul tenant, c’est-à-dire sans discours d’escorte3.

7Or, la situation s’inverse dans des feuilles locales contemporaines, qui abandonnent à la fois la modalité du monolinguisme et celle de la traduction, en faveur d’un plurilinguisme discursif quelquefois très prononcé. Il s’agit de revues en marge des réseaux littéraires, privées des visées idéologiques nationales qu’elles ont plutôt tendance à railler en même temps que les productions culturelles et littéraires exaltées par ces mêmes réseaux. Il en va ainsi pour La Casserole, journal hebdomadaire, satirique, politique, littéraire, théätral, paraissant à Bruxelles à la fin du siècle (1883-1887)4. Les principes avancés par les rédacteurs sont d’une « neutralité littéraire, d’un éclectisme des plus absolus » (« A propos de la manifestation Lemonnier », 3 juin 1883). Ainsi, La Casserole reproche aux « Jeunes-Belgique », les auteurs de la nouvelle génération, de « faire de la littérature à l’instar de la France, de Paris, de Zola ou des autres » (« Les Jeunes-Belgique », 17 juin 1883).

8En l’absence de textes flamands ou de traductions en flamand, seuls le « marollien » et le français se côtoient ouvertement dans le journal. Ce marollien est une langue hybride, mixage complexe de français et de flamand, langue véhiculaire d’une communauté populaire habitant les Marolles, un quartier situé au centre de la ville de Bruxelles. Les textes en marollien relèvent de genres oraux, plus précisément conversationnels, comme la causerie ou le bavardage, qu’ils transposent ainsi à l’écrit5, en les transformant en « chroniques » (Thérenty 2007 : 236). Celles-ci agencent librement les formes du récit et de la description, elles allient des thématiques très variables, couvrant aussi bien les mœurs que la politique, à un style humoristique, voire railleur, qui sollicite une connivence étroite avec le lecteur, et qui devient par là l’expression par excellence d’une nouvelle forme d’interlocution créée par le média journalistique.

9Cette connivence est constamment entretenue par des postures d’énonciation6 spirituelles, fantaisistes, qui valident la nature digressive de la composition ainsi que l’absorption ou le mélange des autres informations données par la revue. La chronique s’inscrit ainsi en marge de celles-ci, mais en même temps elle enrichit la « visée polyphonique » (Thérenty 2007 : 244) de la revue, une visée dont sont notamment privés le livre ou, dans une moindre mesure, les recueils de vers ou de prose. La relative spécificité de la chronique par rapport aux autres rubriques s’exprime non seulement au plan de l’énonciation, de la co-énonciation ou des thèmes abordés, mais également par un usage différent de la langue.

10Si le modèle de la chronique parisienne manie de préférence un français standard, voire chatié, suggérant une connivence avec la frange supérieure du lectorat bourgeois, la chronique régionale ou locale s’attachera à souligner, par un usage plus libre du français et à plus forte raison par le recours à un plurilinguisme proprement dit, la connivence avec le public populaire qui est le sien. De cette manière, le journal peut, en concurrence avec d’autres pratiques discursives, comme le roman et le théatre populaires, se targuer d’être une dépositaire privilégiée de la diversité des sociolectes, tout en légitimant sa double vocation identitaire, nationale en même temps que locale.

11Voyons d’un peu plus près les principales caractéristiques des chroniques plurilingues de La Casserole. Il s’agit plus précisément de causeries-monologues ou de conversations-dialogues assumés par des narrateurs-personnages populaires (aux noms de Bazoef, Vergenie, Pie den Duim, Mie Cabas, Kwezel-Zuzufine, etc.) ; ils s’adressent à des co-énonciateurs également locuteurs de marollien et mettent en scène des situations aisément identifiables. Il est frappant qu’aucun conflit de langue ou de culture opposant le marollien au français ou au flamand n’y est ouvertement mis en scène. Même le flamand mis dans la bouche de tel personnage est souplement intégré au discours du narrateur. Ce n’est qu’assez rarement, en cas d’insertion de passages flamands plus longs, que ces derniers se trouvent assortis de commentaires métalinguistiques à valeur ironique. J’en veux pour exemple l’extrait suivant de « Bazoef in Moskoei » :

Et alorss le Hussart il a me serreie la main et il a dit :
– Salut en de kost zelle. Ge zijt zoo gaw nie weg geweest ik zag a nimie !
God geef da ge nie ross en wert.
Ça est droll tout de même est-ce pas que l’Hussard il saie parleie si bien le marollien. (3 juin 1883)7

12Pour mieux comprendre le statut distinct de la chronique en marollien, on peut comparer celle-ci à d’autres formes génériques, notamment des récits dans lesquels se trouvent représentés le flamand, ses locuteurs et sa culture. Il en va ainsi pour des « Souvenirs d’antan » (signés G.D.B.D. B) qui esquissent la physionomie d’un Flamand de Poperinghe nommé Vankoppernolle. Le narrateur, bruxellois et s’exprimant en un français standard, présente ce Flamand comme le descendant de Lapalisse et le beau-frère de Prudhomme. Et le cite avec complaisance, en signalant qu’il « parle aussi bien qu’un autre et même d’une façon plus amusante » :

Bonne jour, bonne soir, môssieu la étranger. Mais je vous reconnaissé toute suite, je vous ai déjà vu une fois au café d’Art à Brussel. Je suis Vankoppernolle, la première garde civique de Poperinghe, mon pays où je suis venu au monde, savez-vous. C’est ça qu’il est beau, hin, lesshoublonnières ? Vous n’avez qu’un petit peu de ça à Brussel dans votre faro. (29 avril 1883)

13La langue flamande n’est donc ni citée ni traduite, mais transposée en une sorte de jargon artificiel, aussi éloigné du français que du marollien, et devenu, cette fois-ci, l’objet de scénographies ironiques fort élaborées. Comme quoi, le marollien de la chronique peut, à l’opposé de ce jargon, se prévaloir des vertus d’une langue nationale.

14Et qu’en est-il du français lui-même ? Dans un article, en français cette fois-ci, un journaliste fait écho à un compte rendu, paru dans La Jeune Belgique, « organe officiel du naturalisme belge », des discours prononcés au cours d’un banquet en l’honneur de Camille Lemonnier. Il s’en prend plus précisément à l’ambition avérée des Jeunes-Belgiques de vouloir créer une littérature nationale :

Vous peinez, à flots d’encre, dites-vous [...] à créer une littérature nationale, vous, qui à grand renfort de vocables nouveaux et de mots rares (?) faites suer cette pauvre vieille et noble langue française, qui, toute gauloise édentée qu’elle est, en remontre encore et ferme, à votre jeune langue batarde naturaliste [...]. Entre nous, vous faites de la littérature à l’instar de la France, de Paris, de Zola ou des autres. Vous êtes en un mot tous autant que vous êtes, des contrefacteurs en idées françaises. Quant à votre originalité nationale, je la nie complètement. (« Les Jeunes-Belgique », 17 juin 1883)

15Ce français-là ne se laisse pas comparer au marollien :

[...] tenez Basœf, notre Basœf à nous, est bien plus littérateur national que vous, il écrit en une langue bizarre, soit, mais au moins en une langue comprise d’une partie de la population belge [...]. (« Les Jeunes-Belgique », 17 juin 1883)

16À sa façon, le plurilinguisme marollien-français tel qu’utilisé par la revue brigue sa place dans la construction de l’État-nation belge, une fonction qui recevra, au demeurant, une importance littéraire accrue au cours de l’entre-deux-guerres (cf. Meylaerts 2001).

17Que ce plurilinguisme ne soit pas accompagné de traductions du flamand, semble suggérer que celles-ci sont une pratique surtout réservée au domaine de l’écrit, et notamment celui de genres littéraires consacrés, auxquels bien entendu la revue n’ouvre pas ses colonnes. Mais il y a lieu d’invoquer une autre raison : l’usage de traductions risquerait de fausser la donne, car il imposerait le principe d’une forme d’équivalence entre les cultures flamande, marollienne et francophone de Belgique. Nous aurons à revenir sur ce statut ambivalent de la traduction.

2.2. Feuilles roubaisiennes

18Un second exemple relève d’une situation différente de plurilinguisme : celle qui naît des relations interculturelles nouées entre la Flandre et la France du Nord à la fin du XIXe siècle, suite à la migration massive de travailleurs flamands vers Lille, Roubaix, Tourcoing et leurs villes-satellites. Cette situation se laisse définir comme une réalité linguistique complexe, faite de la concomitance du français et de plusieurs dialectes flamands et picards8. La culture écrite reflète cette réalité : ainsi, des quotidiens flamands, soit diffusés en France, soit disponibles en une version imprimée sur place et destinée aux migrants, côtoient des quotidiens français, parisiens, locaux ou régionaux. Parmi ces derniers, plusieurs offrent une ou plusieurs formes de plurilinguisme qui permettent aussi de les comparer avec les revues belges contemporaines. A cette fin, nous prendrons comme point d’appui un journal roubaisien, lieu de rencontre de plusieurs langues9.

19L’Roubaigno. Organe du Parti ouvrier est un hebdomadaire éphémère publié et diffusé à Roubaix du 4 mars 1899 au 6 mai de la même année (interrompu par arrêt de justice) « Wattrelos ». Conçu comme le continuateur du Vrai Roubaigno, il en reprend les idées syndicales et sociales10. Ses relations avec les autres quotidiens et revues sont souvent conflictuelles, principalement avec les organes catholiques et de droite. Le journal ne signe pas ses articles ou le fait sous la forme « de pseudonymes (Jehan des Rogins, Argus, Eg. Manfoux, Morris ou Kakake » (ibid.).

20Au plan formel, le plurilinguisme du Roubaigno consiste, d’une part, en la coexistence, souvent sur une seule page, d’articles en trois langues, à savoir le français standard, le picard roubaisien, ainsi qu’une langue non normée, fruit du mixage du flamand et du français ou du picard et que faute de mieux, nous appellerons « français-picard-flamand » ; cette dernière langue, d’autre part, constitue en elle-même une deuxième forme de plurilinguisme, qui est censée reproduire les échanges entre les migrants flamands et les Roubaisiens11.

21L’usage de ces trois langues varie, semble-t-il, selon les lectorats visés. Voyons pour commencer les articles en français standard : ils s’adressent à un lectorat large, prêt à se ranger au point de vue du parti socialiste français. Le cas type est celui du genre éditorialiste, qui exprime la ligne politique du journal moyennant l’arsenal des ressources rhétoriques héritées de la tribune : l’exorde, l’argumentation, les lieux communs, etc. en constituent la charpente. Ce dispositif est le plus souvent assorti de postures de rigueur morale et de blame, postures étayées par le recours à la langue de la République :

Jetez un coup d’œil sur la conduite des représentants du parti socialiste français ou belge ; nulle part vous ne verrez trahison. Ils combattent sans cesse, soit pour la réalisation de réformes qui amélioreraient la misérable situation des travailleurs, soit pour la défense de la République. Le rôle qu’ils jouent dans notre parti est considérable et en outre notre propagande à travers le pays est rendue plus facile. (« L’action politique », 25 mars 1899, p. 1)

22Les articles en picard et en flamand-picard adoptent, comme ceux composés en marollien (voir plus haut), l’un des genres conversationnels, principalement la chronique. Celle-ci cherche à souligner, en l’occurrence par l’usage du picard et du français-picard-flamand, la connivence avec le public populaire local. Or, ce dernier n’en demeure pas moins diffus, puisqu’il est constitué de deux franges qui ne se confondent que partiellement : les migrants flamands en voie d’intégration, d’une part, les Roubaisiens de souche, de l’autre. Cette ambivalence s’exprime surtout dans les chroniques en français-picard-flamand, qui se présentent sous deux formes.

23Dans celles qui sont à dominante monologale, un narrateur flamand – souvent nommé « petit Zésèphe »–, prend la parole pour narrer et commenter tel événement du jour. Son rôle est obvie : en exhibant son ignorance de la société et de la langue françaises, il est chargé de faire rire le lecteur. Voici comment il se met en scène : « Et comme c’est bisoin pour mi dire de couyonnattes pour faire rire de zins, je va commencer par conter un fois ce que z’on vu et tendu à Paris » (« Bonzour de compinhie », 2 mars 1899). Cela étant, la posture adoptée par l’énonciateur à l’intérieur de cette scène est celle d’une modestie naïve et d’une crédulité qui accueille avec gratitude les explications qui lui sont fournies, notamment par un Roubaisien de souche, « Menheir Carrette12 », qui accompagne le petit Zésèphe à Paris. Il faut donc supposer un dédoublement de l’instance énonciatrice : celle qui doit faire rire le lecteur enchasse celle qui exhibe avec candeur son ignorance. Parallèlement, l’instance co-énonciatrice semble se dédoubler à son tour : le bienveillant compagnon qui condescend jusqu’à s’adresser au petit Zésèphe dans sa langue hybride pour lui expliquer l’événement du jour, adresse également un clin d’œil au lecteur qu’il s’agit de faire rire.

24Voici un extrait de la scène : les deux voyageurs assistent aux funérailles du président Félix Faure ; le petit Zésèphe s’étonne d’y voir le député catholique de Roubaix et grand patron d’industrie Eugène Motte acclamer le discours d’un adversaire politique, Émile Loubet, président du Sénat et bientôt successeur de Faure.

Tiens, tiens ! petit Zésèphe, te n’on pas festotte ? qu’dire Menheir Carrette ;
Ninn, ninn !
Et bien c’est pasque Meinherr Député Van-Robaix, i’ pensait quand c’que de public i’ criait : Vive Loubet ! c’est criait : Vive Roubaix !
Te festotte a c’t heure, petit’ Zésèphe ?
la, ia ! tascoutte Menheir !13 (« Bonzour de Compinhie », 2 mars 1899)

25On comprend que le recours au français-picard-flamand par Carrette ne sert pas à éclairer la lanterne du pauvre Zésèphe, mais en fait à mieux tromper la confiance de ce dernier, victime de son monolinguisme. Le Roubaisien assume avec ironie un rôle d’interprète qu’on appellerait aujourd’hui « communautaire » et qui parodie en fait le rôle des médiateurs interculturels entre les migrants et les institutions locales (Landrecies 2001 : 48). Comme quoi, l’énoncé permet de moquer l’inadaptation culturelle des Flamands, mais également leur naïveté politique, singulièrement face à la complaisance de ceux qui les dirigent et les nourrissent, en l’occurrence le patron-député catholique Eugène Motte. Il leur tend ainsi un miroir dans l’espoir de mieux les rallier aux causes socialistes roubaisiennes.

26Et cependant, le dédoublement des voix n’est qu’apparent. Nous sommes plutôt en présence d’un « hybride bivocal » (Bakhtine 1978 : 219), qui mêle, d’une part, les voix du narrateur et du personnage, deux instances subsumées par le même locuteur anonyme, et, d’autre part, les voix du narrataire et du personnage14, parallèlement subsumées par un interlocuteur non défini. La polyphonie énonciative ainsi construite demeure « interne », c’est-à-dire que

les différents rôles énonciatifs associés à la voix et aux points de vue mettent en jeu différentes images du locuteur à l’intérieur du sens, mais sans impliquer d’instance énonciative étrangère à l’énonciation effective. (Perrin 2009 : 66)

27Quelle est la fonction d’une telle bivocalité énonciative ? Il semble que la chronique veuille à dessein conserver l’indécision quant à l’identité de ses auteurs : sont-ce des Français qui reproduisent à loisir les stéréotypes flamands à des fins satiriques, sont-ce des Flamands qui pratiquent délibérément l’auto-ironie et assimilent ainsi ces mêmes stéréotypes, ou sont-ce des Flamands qui cherchent à parodier ces derniers afin d’en atténuer les effets ? S’il en est ainsi, l’hybridation énonciatrice souligne alors le caractère imprécis ou instable de l’identité nationale ou sociale des énonciateurs, qui ne se laissent réduire ni à la culture-source ni à la culture-cible. Mais, parallèlement, ce dialogue très particulier stylise le modèle ambiant de la chronique, de manière à faciliter son intégration au sein du quotidien.

28Dans une deuxième série d’articles, nous assistons au dialogue entre deux personnages flamands qui commentent leur propre situation, plus précisément les conflits et tensions qui gèrent leurs rapports à la communauté adoptive. Voici un exemple :

Les Français i’ n’ont bisoin de nous faire de bon coopérative, nous vont nous faire natur’liser pour pas ett’ pulsés et nous vont travail, travail, touzours travail, pour monter un coopérative qui n’en pas comme de rue Wallon : de coopérative de mes clutes15. (« Inter deux coopérateurs de “La Paix” », 25 mars 1899)

29Ce dialogue, qui se poursuit de numéro en numéro, se réfère à une institution locale roubaisienne, à savoir la coopérative ouvrière « La Paix », fondée par des Flamands. Or, le ralliement à cette coopérative par de nombreux compatriotes est interprété par les deux interlocuteurs comme le signe d’un manque de solidarité envers les ouvriers français et envers les migrants wallons, et comme une cause possible de l’ostracisme dont ils font l’objet en France. Pas de dédoublement, cette fois-ci, des deux énonciateurs, mais bien entendu, une bivocalité constituée par la langue.

30Nous voyons ainsi que, comme le marollien, le français-picard-flamand des chroniques est cantonné à des limites précises : celles d’une langue véhiculaire au service d’une communauté locale. Mais alors que la première langue cherche à mettre en évidence ses vertus identitaires, voire les ambitions nationales de sa communauté, la seconde fige la communauté flamande qu’elle représente dans un ensemble de stéréotypes qui suscitent le rire des Roubaisiens autant qu’ils invitent les Flamands à mieux s’intégrer en abandonnant leur isolement culturel. Le statut discursif des deux langues est donc inégal : celui du français-picard-flamand est en fait contrôlé par des instances auctoriales et lectoriales qui dépassent de loin les savoirs des énonciateurs et personnages mis en scène.

3. Conclusions

31On peut envisager les fonctions du plurilinguisme discursif, tel qu’il apparaît dans les pratiques revuistes des périphéries culturelles, en l’occurrence régionales et locales, sous deux angles opposés. D’une part, le plurilinguisme fait partie d’un ensemble de techniques déployées en vue d’atteindre une forme de légitimité : il doit, plus précisément, être compris comme une tactique d’ambivalence16 destinée à réaliser un contact avec la culture dominante, voire à rendre plus poreuse la frontière qui sépare les deux ; on comparera ainsi ces fonctions avec celles de genres comme la parodie ou la satire (voir Sangsue 2007). D’autre part, la légitimité culturelle à laquelle aspirent les périphéries ne peut évidemment être accordée que par la culture dominante, qui est de langue française et rebelle à l’idée d’une simple équivalence des langues et des cultures nationales et régionales sur le sol français. À se placer à ce dernier point de vue, les modalités du plurilinguisme prennent une toute autre signification. Si elles sont tolérées, c’est qu’elles servent une double stratégie de résistance : la première vise à construire une image sélective et stéréotypée de la culture flamande et migrante en Belgique et en France, comme une culture locale mineure ; la seconde vise à dépouiller la langue flamande de son rôle de vecteur direct de cette culture, en la fixant à mi-chemin du bizarre et du familier, mais également à mi-chemin de l’espace privé, où l’altérité linguistique et culturelle est tolérée, et l’espace public, où elle est interdite (le flamand n’est plus accepté comme langue d’enseignement à partir de 1853).

32Quant à la modalité de la traduction, elle se trouve instrumentalisée d’après le même principe : sa rareté dans les revues et feuilles étudiées à ce jour paraît accréditer l’absence d’équivalence entre les cultures flamande, picarde et française. On notera toutefois qu’en Belgique, la traduction de textes flamands trouvera, notamment au début du XXe siècle, une place plus importante au sein des revues, au moment, donc, où l’importance sociale et politique de la communauté flamande s’accroît et incite l’élite francophone à varier ses modes de représentation de la production littéraire et culturelle en flamand ; on pourrait ainsi arguer que la traduction constitue une forme de reconnaissance littéraire plus prestigieuse que les modalités plurilingues que nous avons distinguées. Il n’en ira pas ainsi en France, où la cohésion des cultures mineures ne pouvait être reconnue que si elle s’appuyait sur un principe de territorialité17 (cf. Hobsbawm 1996) : à la différence des Flamands de souche, établis bien avant Louis XIV au Nord de la France (dans la Flandre dite française), et qui parviennent à traduire leurs productions culturelles en français (cf. D’hulst 2009), la culture migrante flamande, avec ou sans l’alliance avec la culture locale picarde, est contrainte de survivre sans traduction ; elle doit donc accepter, soit les effets prolongés d’une médiatisation partielle et partiale, soit l’abandon de sa langue en faveur d’une intégration à part entière : deux options entre lesquelles elle oscillera pendant plusieurs générations, au point qu’elle se laisse qualifier comme une véritable « interculture », au sein de laquelle il est impossible de départager avec précision les tactiques de la culture dominée et les stratégies de la culture dominante.

Bibliographie

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Thérenty Marie-Ève, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007.

10.4000/books.apu.5181 :

Vandemeulebroucke Karen, « Entre dire et faire : la traduction poétique dans deux revues belges francophones du XIXe siècle » in Mus, Francis & Vandemeulebroucke,

Karen (éds), avec la collaboration de Lieven D’hulst & Reine Meylaerts, La traduction dans les cultures plurilingues, Arras, Artois Presses Université, 2011, p. 47-59.

Notes de bas de page

1 Voir par exemple Lise Gauvin : « Le plurilinguisme bakhtinien est complexe et concerne aussi bien l’hétéroglossie ou diversité des langues, l’hétérophonie ou diversité des voix, et l’hétérologie ou diversité des registres sociaux, des niveaux de langue » (Gauvin 1992 : 108).

2 Après 1873, et surtout après 1878, le libéralisme politique est soutenu au même titre que la résurrection des lettres nationales : il s’agit d’offrir à « notre littérature nationale un centre d’activité et de rayonnement – vulgariser l’étude des problèmes qui se rattachent aux intérêts du pays ou à la marche générale de la civilisation – enfin élever, à côté de la presse quotidienne, une tribune accessible à tous ceux qui veulent résumer dans des vues d’ensemble ou exposer en détail les idées et les principes du vrai libéralisme » (« Avis de la rédaction », cité dans Bots s.d.).

3 Pour une analyse plus détaillée de la place des traductions dans La Revue de Belgique, voir les contributions de Tack (2001) et de Vandemeulebroucke (dans ce volume). À signaler que La Jeune Belgique, fer de lance de la littérature belge francophone, n’insère pas davantage de traductions des lettres flamandes, et qu’en plus les commentaires critiques ou d’autres procédures de représentation littéraire ou culturelle de la Flandre y sont plus rares encore que dans La Revue de Belgique. Ces données sont empruntées à un recensement détaillé, réalisé dans le cadre d’un projet de recherche consacré aux relations intralittéraires belges des XIXe et XXe siècles (voir Mus, D’hulst & Meylaerts 2008).

4 Je remercie Karen Vandemeulebroucke d’avoir attiré mon attention sur cette revue, qui prolonge une tradition de feuilles satiriques belges comme Le Blagueur, journal satirique, Le Misanthrope, journal satirique, Le Polichinelle, journal satirique, etc.

5 Ce passage ne peut certes s’accomplir qu’en référence à une tradition de la transposition de l’oral, une tradition alimentée aussi bien par le théatre que par le roman, et que le journal reconfigure à la taille d’articles.

6 La « posture » est « la manière singulière d’occuper une « position » dans le champ littéraire » et constitue « l’“identité littéraire” construite par l’auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent à lire au public » (Meizoz 2007 : 18). Selon Amossy (2009), il convient de distinguer la posture de l’ethos ou image auctoriale projetée dans le texte.

7 « Et alors le Hussard m’a serré la main et il m’a dit : “Salut. Tu étais parti bien vite ; je ne t’ai plus vu ! Dieu veuille que tu ne sois pas rentré chez toi”. Cela est drôle tout de même, n’est-ce pas, que le Hussard parle aussi bien le marollien » (ma traduction).

8 Des picards français et wallons : voir notamment les études de Landrecies (2001) et Pooley (2006).

9 On citera parallèlement Roubaix-républicain (1883-1884), L’Éclaireur de Roubaix-Tourcoing (1899), La Croix de Roubaix-Tourcoing (1901-1914). À signaler que d’autres genres, comme la chanson, affichent une forme similaire d’hybridation langagière (voir Declercq & D’hulst 2010).

10 L’Roubaigno « publie d’abord des informations intéressant les socialistes : comptes rendus de grèves convocations de groupes et nouvelles des communes [...] relevé des condamnations de religieux pour atteinte à la pudeur » (Grelle 2004).

11 Pour une analyse des techniques de mixage des deux langues, voir Declercq & D’hulst (2010).

12 Ce nom est sans doute une allusion au maire socialiste de Roubaix Henri Carrette.

13 « Tiens, tiens ! petit Zésèphe, tu n’as pas compris ? dit Monsieur Canette – Non, non ! – Eh bien, Monsieur le député de Roubaix pensait que, quand le public criait : “Vive Loubet !”, il criait “Vive Roubaix !”. Tu comprends maintenant, petit Zésèphe ? – Oui, oui ! c’est bien, Monsieur ! » (ma traduction).

14 Je rappelle (voir aussi note 1) que je laisse ici en suspens la question de la catégorisation de ces subdivisions supplémentaires.

15 « Les Français n’ont pas besoin de nous pour faire une bonne coopérative, nous allons nous faire naturaliser pour ne pas être expulsés et nous allons travailler, toujours travailler, pour monter une coopérative qui n’est pas comme celle de la rue des Wallons : la coopérative “va te faire foutre” » (ma traduction).

16 Nous empruntons la distinction entre tactique (des dominés) et stratégie (des dominants) à Michel de Certeau (1990). Pour une analyse plus élaborée des deux concepts en relation avec la culture migrante, voir D’hulst (2009).

17 Cf. Éric Hobsbawm : « To have a language, as distinct from a dialect or ‘‘jargon ", you needed to be classified as a nation or nationality. The minimum formula could work in areas of solid settlement by one language group, and local or even regional government could be substantially conducted in what was called the “language of common use ’’ (Umgangssprache), but it raised big problems in areas of mixed settlement and in most cities » (Hobsbawm 1996 : 1070).

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