L’exploit de Blériot et l’essor de l’aviation militaire en Europe
p. 109-114
Texte intégral
1Dans les premières années du XXe siècle, l’historien Ernest Lavisse1 (1842-1922), très attaché à ses racines, a pour habitude d’adresser, chaque année au mois d’août, aux élèves des écoles communales de Nouvion-en-Thiérache (Aisne), dont il est originaire, un discours destiné à être lu à l’occasion des distributions des prix. Le discours en date du 15 août 1909 est intitulé « La conquête des Ahiles »2. Il ne sera publié qu’en 1925, après son décès. Quand Lavisse met un point final à son discours, trois semaines à peine se sont écoulées depuis l’exploit de Blériot. Il s’agit donc d’un texte écrit dans l’environnement immédiat de l’événement et des commentaires et réactions qu’il a abondamment suscités. C’est l’intérêt principal de ce document.
2Dans son introduction, Lavisse rappelle le long cheminement de l’un des plus vieux rêves de l’humanité, de la légende de Dédale et d’Icare pour commencer, aux frères Montgolfier puis à Blanchard3 qui passionna Paris et Versailles à la veille de la Révolution. Tant il est vrai que la « machine volante » n’a cessé de hanter les esprits, y compris celui de Léonard de Vinci, jusqu’à ce que la science conjuguée à la hardiesse et au courage permette à Blériot d’inscrire son nom dans l’histoire de la conquête de l’air.
Les grandes interrogations
3Ernest Lavisse observe fort à propos que les hommes mais aussi les états n’ont cessé de s’interroger au fil des avancées qui ponctuaient l’aventure des engins plus lourds que l’air. Quels choix devaient-ils opérer, quels inventeurs devaient-ils soutenir ? Fallait-il miser sur le ballon, devenu dirigeable, ou favoriser l’invention d’un autre type de machine volante motorisée ? Les milieux militaires et les industriels émettaient des avis, influençaient les décisions, choisissant souvent le court terme et la fiabilité de techniques éprouvées. Tant et si bien que le dirigeable du comte Zeppelin devint l’aboutissement d’une démarche technique tandis que l’aéroplane apprenait progressivement à discipliner ses ailes. Le 25 juillet 1909, Louis Blériot devait mettre définitivement fin à un débat qui arrivait à son terme. Il ouvrait une ère nouvelle.
4Les 37 minutes de cette traversée réussie au-dessus de la Manche viennent en effet bouleverser la donne et surtout les données stratégiques. L’aviation à propulsion motorisée apparaît immédiatement, voire soudainement, en particulier aux yeux de ceux qui se montaient les plus sceptiques, comme l’une des clés de l’avenir. La prouesse sportive qui, dans la plupart des esprits, ne suscitait que de la curiosité, ouvre maintenant des perspectives, réveille les esprits et stimule les neurones des militaires.
5Il est vrai que le retentissement de l’événement est international. Est-il à comparer au premier pas de l’homme sur la lune ? Certainement, si l’on se place sur le plan de la diffusion de l’information de l’époque et des espoirs qu’il fait naître.
Les inquiétudes sécuritaires
6Aux applaudissements, mérités, et aux honneurs dont Blériot est légitimement couvert, succède très vite l’inquiétude des sphères qui se préoccupent de l’intégrité des territoires.
7Reviennent ainsi soudainement en mémoire certaines prophéties que l’on commence à prendre au sérieux et en particulier, pour ne citer qu’elle, celle de l’ingénieur Clément Ader4, pionnier de l’aviation dont les appareils à vapeur avaient laissé sceptique l’armée française et étaient restés dans des cartons classés secrets. Quelques mois seulement avant la réussite de Blériot, ce pionnier de l’aviation interpelle ainsi le président de la République, Armand Fallières, dans une lettre ouverte que publie le quotidien national Le Matin, le 12 octobre 1908 :
Puissiez-vous entrevoir dans un songe l’aspect terrifiant d’une compagnie d’aviateurs ennemis torpillant une ville française ! Et cette compagnie se doublant, se triplant, se décuplant, augmentant sans cesse, jusqu’à former une grande armée aérienne, arrivant par surprise devant notre capitale, vous réveillant ensuite au milieu du plus épouvantable des cauchemars qui vous représenterait Paris tout en flammes ! […] L’heure est solennelle. Toute l’Europe va s’armer aériennement. N’hésitez plus, monsieur le Président […].
8L’histoire a retenu cette vision prémonitoire au regard du développement ultérieur de l’arme aérienne mais, en 1909, ne se dessinent que les prémices d’une prise de conscience. Les puissances européennes, qui sont alors retranchées derrière des frontières voulues hermétiques et des barrières douanières strictement réglementées, commencent à s’interroger sur les risques que pourrait présenter, pour la sécurité de leur territoire, le surgissement d’éventuelles évolutions étrangères dans leur espace aérien. Et comme l’écrit Ernest Lavisse dans son discours aux élèves de Nouvion, « jamais plus grand trouble ne fut mis dans les habitudes que par la conquête de l’air […]. Il est donc naturel qu’à l’admiration provoquée par la traversée du détroit ait vite succédé l’inquiétude ». Voyons de quelle manière se sont exprimées ces premières craintes, face à l’arrivée de l’étranger par la route du ciel, sachant que c’est en Grande-Bretagne qu’elles se manifestent avec le plus d’intensité.
9Dès que Blériot a posé son appareil sur le sol britannique, il est félicité par Igglesden, le journaliste du Daily Mail, qui salue la prouesse accomplie par le « friend invader » (l’envahisseur ami) un surnom qui collera longtemps à la peau du pilote et constructeur5. Ce terme d’envahisseur fait partie intégrante du discours protectionniste de la Grande-Bretagne sur laquelle veille sa légendaire Royal Navy. « L’Angleterre n’est plus une île » s’exclame le brillant écrivain de science-fiction Herbert George Wells et cette phrase sera reprise pour titrer nombre d’articles de presse6 de part et d’autre de la Manche. Les Britanniques s’interrogent et perçoivent d’emblée la menace qui se profile. Ce détroit, derrière lequel ils sont retranchés et règnent sur une partie du monde, cessera-t-il de les protéger ? Est-ce la fin d’une époque ? Le Lieutenant-Général Robert Baden-Powell, plus connu comme créateur de l’organisation des boy-scouts (1908), se veut alarmiste, déclarant : « J’ai parlé une fois de la possibilité d’une invasion par aéroplane. On a tourné cette idée en ridicule. Eh bien ! Si un aéroplane peut traverser la Manche, cinq ou dix peuvent le faire également »7. La traversée de Blériot est à maints égards une douche froide pour les Britanniques qui avaient traité un peu hâtivement avec dérision certaines visions prémonitoires de la guerre moderne. à l’instar du Français Ader, le capitaine Bertram Dickson, qui décédera en 1913 d’un accident en Italie, prévoyait aussi que « des avions armés [seraient] inéluctablement conduits à combattre les uns contre les autres » et que « les luttes pour la maîtrise de l’air [auraient] une extrême importance dans une guerre future »8.
10La presse anglaise, à l’instar du Daily Graphic et du Standard, se montre alarmiste et ne se prive pas d’engager le débat sur les bouleversements qui risquent de contrarier désormais l’avenir de l’insularité de la Grande-Bretagne. L’opinion publique est alertée mais le message s’adresse surtout aux hommes politiques, aux diplomates et aux militaires. Pour le Daily Graphic, la machine de Blériot n’est pas un jouet mais bel et bien un « engin de guerre ». Le Daily Mail invite les hommes politiques à créer de toute urgence une « marine de l’air ».
11Ernest Lavisse prend, lui aussi, toute la mesure de ce nouvel enjeu. Il décrit déjà à grands traits les très probables évolutions vers la militarisation : « un recrutement pour l’armée d’air », « des escadres aériennes avec points d’attache », « des aéroplanes et des dirigeables mis en garnison » mais aussi une course européenne à l’armement aérien et « une artillerie nouvelle pour le tir des oiseaux ». Cette prospective, qui imagine déjà la guerre moderne avec cette nouvelle arme, ouvre en fait la marche vers la militarisation.
12La France a, en ce domaine, une longueur d’avance. Le génie et l’artillerie sont chargés conjointement de créer une aviation militaire et dès septembre 1909, le génie achète aux constructeurs cinq appareils (2 Wright, 2 Farman, 1 Blériot) pour étudier leurs applications militaires. Début 1910, l’artillerie passe commande de 7 aéroplanes. En avril 1910 est créé un « Service aéronautique » et, lors des grandes manœuvres de Picardie en 1910, des aéroplanes sont engagés aux côtés des dirigeables, démontrant ainsi que l’état-major a pris la mesure de l’emploi militaire de l’aviation. à cette occasion le général Roques, directeur du génie, déclare : « Les aéroplanes sont aussi indispensables aux armées que les canons et les fusils. C’est une vérité qu’il faut admettre de bon gré sous peine d’avoir à la subir de force »9. Dès 1909, le ministère de la guerre accorde 400 000 francs or à l’aéronautique et la part du budget de la guerre à l’aviation passe à 1,4 million en 1910 et atteint 7 millions en 1911. Les premiers pilotes militaires ont été formés à partir de décembre 1909 dans les écoles des constructeurs, avant que soient ouvertes, fin 1910, deux écoles militaires d’aviation.
13Dans les mois qui suivent la traversée de Blériot, la Grande-Bretagne prend également les premières mesures. Devant la chambre des Communes, son ministre de la Guerre classe les bâtiments aériens en dirigeables rigides, dirigeables souples et aéroplanes, et en définit l’usage possible, pour justifier quelques milliers de livres de demande de crédits. Pour mémoire, le dirigeable militaire n’est devenu opérationnel en Angleterre qu’en 1907 et le premier vol en aéroplane a été effectué par Samuel Cody le 1er mai 1909. Par rapport à la France, le retard est patent, la Grande-Bretagne ayant choisi de s’aligner sur l’Allemagne et de se constituer une flotte de dirigeables. De plus, toutes les analyses doivent prendre en considération les rivalités qui opposent dans ce pays l’armée de terre à la marine. En avril 1911, la section d’aérostats de l’armée de terre est élevée au rang de bataillon de l’Air et introduit l’utilisation de l’avion dans les opérations militaires. De son côté, l’Amirauté cherche à s’équiper de dirigeables rigides à carcasse métallique pour concurrencer le zeppelin mais les premiers essais se révèlent décevants10. Winston Churchill, nommé ministre de la Marine le 1er octobre 1911, va immédiatement tirer les enseignements de cet échec et militer pour la formation d’une aviation militaire. En décembre 1911, est ainsi créée une école navale d’apprentissage au vol. Enfin, en 1912, une ordonnance royale institue le Royal Flying Corps, premier corps d’aviation comprenant une escadre militaire pour l’armée de terre (Military Wing), une escadre navale (Naval Wing), une école centrale de pilotage (Central Flying School) et une usine d’aviation (Royal Aircraft Factory)11.
14Que se passe-t-il outre-Rhin ? De l’avis des experts, à l’instar de l’écrivain et colonel Richard Gaedke, la traversée de Blériot est un épiphénomène : « Je considère, ce vol comme un très bel exploit sportif […]. Mais son importance militaire est très minime, de même que jusqu’ici l’importance militaire des ballons dirigeables est très limité »12. Il n’en demeure pas moins que la société Albatroswerke Gesellschaft, créée en 1910, après avoir construit des Farman et des Antoinette, passe en 1912 sous la direction du Hollando-Allemand Hermann Wirth et alimente en appareils l’embryon de force aérienne militaire allemande officiellement créée en 1912.
15En fait, la plupart des autres pays européens ont embrayé le pas : dès juillet 1910, la Belgique fonde un corps aérien et l’année 1912 voit la constitution de forces aériennes militaires en Italie, en Grèce, au Danemark, en Turquie, au Portugal, en Bulgarie. L’Italie est la première nation à utiliser l’aviation au cours d’une opération militaire quand, le 22 octobre 1911, le capitaine Carlo Piazza effectue un vol de reconnaissance, à bord de son Blériot XI, au-dessus des forces adverses en Tripolitaine (Libye). Les Français feront de même lors de la conquête du Maroc. Ainsi, quand éclate la Première Guerre mondiale, chaque nation impliquée dans le conflit dispose d’une flotte aérienne, restreinte certes, mais qui bénéficiera d’importantes avancées technologiques et ne cessera de croître pour prendre, au final, l’importance que l’on connaît.
16Tel est aussi l’héritage de Blériot.
Notes de bas de page
1 Ernest Lavisse fut professeur à la Sorbonne (1888) puis directeur de l’École normale supérieure de 1904 à 1919. Il fut de ceux qui contribuèrent à la rénovation des études historiques.
2 Ernest Lavisse, Nouveaux discours à des enfants, Armand Colin, 1925, 58 pages. Une première série de discours, écrits de 1903 à 1906, avait été publiée en 1907 chez le même éditeur, 59 pages.
3 L’aéronaute Jean-Pierre Blanchard (1753-1809) fut le premier à traverser la Manche en ballon, de Douvres à Calais, le 7 janvier 1785, en 2 heures et 45 minutes. Concernant cet exploit, on consultera avec profit l’excellent ouvrage de Raymond Fontaine, La Manche en ballon, Blanchard contre Pilâtre de Rozier, Dunkerque, Les Éditions des Beffrois, 1982, 252 p.
4 Ingénieur et inventeur, Clément Ader (1841-1925) fut aussi prophète et précurseur de l’aviation militaire. Son ouvrage, L’Aviation militaire, publié en 1909 aux Éditions Berger-Levrault, expose des principes qui servent encore de base à la doctrine d’emploi des forces aériennes. C’est lui qui inventa le mot « avion » retenu en 1911 pour désigner les aéroplanes français militaires (Source : Lucien Robineau, Les Français du ciel. Dictionnaire historique, Le Cherche Midi, 2005, 783 p.).
5 Sandrine Chartier, Louis Blériot, J.-C. Lattès, 1992, 220 p.
6 En particulier La Vie au Grand Air, publication citée par Robert Chaussois, Louis Blériot, l’Homme de la Manche, La Voix du Nord, 1991, 130 p.
7 Citation extraite de l’ouvrage de Henri Charpentier, Il y a 100 ans Louis Blériot, Atlantica, 2009, 189 p.
8 Patrick Oddone, Britanniques et Américains au combat dans le ciel des Flandres, 1914-1918, Éditions du Camp du Drap d’Or (sous la direction de Stéphane Curveiller), 2008, 197 p.
9 Lucien Robineau, « L’Armée de l’air : prémices, naissance et métamorphoses », Le piège, no 196, mars 2009, p. 10-15.
10 Le 24 septembre 1911, le Mayfly, prototype britannique du dirigeable rigide à carcasse métallique, se casse en deux parties lors des opérations visant à l’extraire de son hangar.
11 P. Oddone, Britanniques et Américains.
12 H. Charpentier, Il y a 100 ans Louis Blériot.
Auteur
Société Dunkerquoise d’Histoire et d’Archéologie
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