Avant-propos
p. 9-14
Texte intégral
1Ce volume poursuit l’exploration du concept de « double » en traduction, entamée dans notre premier recueil consacré à cette thématique (Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux, vol. 1, APU, 2011). Les communications présentées lors de notre première journée d’études avaient été fort variées, abordant tour à tour les notions de fidélité, de déformation, de contraintes, qu’elles soient textuelles ou matérielles, de retraduction, d’auto-traduction, ou encore d’adaptation. Pour faire le lien avec le présent volume, nous proposons de rappeler brièvement ici comment ces différents aspects avaient été traités. Zorah Hadj-Aissa avait illustré, à travers plusieurs approches théoriques, le problème de l’intraduisibilité des textes, évoquant également la notion de troisième code et de langue de traduction, la problématique de l’itérabilité du sens, la sémiosis de C.S. Pierce mais aussi les cognisciences. A travers l’étude de la nouvelle traduction de Adventures of Huckleberry Finn, réalisée par Bernard Hoepffner en 2008, Corinne Wecksteen s’était attachée à montrer comment la problématique qui entoure la traduction renvoyait inexorablement au thème du double, et surtout de l’entre-deux, qui pouvait s’appréhender dans la personnalité même du traducteur, par sa position à cheval entre les langues et les cultures, mais aussi dans le statut du traducteur comme écrivain et comme double de l’auteur, par le biais de la notion de créativité. Celle-ci avait ensuite été soumise au test de l’observation de corpus, qui avait montré la façon dont le traducteur manipulait et sapait la langue d’arrivée afin de donner à entendre l’oralité enfantine et de faire ressentir au lecteur français en quoi le roman de Twain avait véritablement été novateur pour la littérature américaine. La contribution de Karen Bruneaud-Wheal portait sur les contraintes relatives à la traduction de « sociolectes littéraires », et l’auteure avait choisi d’analyser le parcours de traduction de Maurice-Edgar Coindreau à travers son traitement d’un idiolecte spécifique, celui de l’idiot du Bruit et de la fureur (Faulkner 1938), afin de montrer la pression du paradoxe qui demande au traducteur de choisir entre adéquation et acceptabilité, ce qui lui avait permis d’étudier l’action du traducteur ainsi que ses choix idéologiques et politiques. Les contraintes matérielles avaient ensuite été abordées par Alina Pelea, qui s’était intéressée aux avatars de la traduction française d’un conte roumain, apparemment adressée tour à tour à des lecteurs très différents, et elle s’était interrogée sur la/les manière(s) dont l’illustration et les autres éléments de la stratégie éditoriale compensent les pertes que le texte subit inévitablement lors du passage à une autre langue et sur l’influence que pouvait avoir la présentation paratextuelle sur la lecture. Elle montrait que le choix des auteurs et des textes, aussi bien que la variété et la complémentarité des stratégies de traduction et des illustrations, étaient des facteurs intervenant non seulement dans la réception de l’ensemble de la collection comme de chacune de ses composantes mais aussi, implicitement, dans la réception de la culture-source. Avec l’article d’Anda Radulescu, c’est la problématique de la retraduction en matière de poésie qui avait été soulevée, et elle avait étudié comment les traductions successives d’un même poème ne font qu’augmenter l’intérêt des lecteurs étrangers pour le texte-source. Elle s’était aussi penchée sur la relation entre l’auteur (créateur de premier degré) et son traducteur (créateur du deuxième degré), qui devient le co-partenaire, le « double » de l’auteur et avait tenté de voir dans quelle mesure quatre traducteurs roumains avaient trahi le poème baudelairien « Une charogne », et comment, finalement, ce qu’ils avaient offert aux lecteurs roumains rappelait l’original. Michaël Oustinoff, lui, avait attaqué la problématique du double et de l’entre-deux sous l’angle de l’auto-traduction, avec l’exemple de Beckett et de Nabokov, et il avait insisté sur le fait que toute traduction « relevante » (Derrida) était à relier à la chute du « corps verbal », où il fallait voir « l’énergie essentielle de la traduction ». Il indiquait que c’est dans le cadre de cette « réinstitution » du corps verbal que devaient être replacées l’œuvre trilingue (et pas seulement bilingue) que constitue Fin de Partie/Endgame/Endspiel de Beckett et la Lolita auto-traduite en russe par Nabokov. Il convoquait également Julien Green et Le Langage et son double, et avançait que lire une œuvre en traduction, que celle-ci soit auctoriale ou allographe, n’était pas une opération stérile parce que redondante mais au contraire fondamentalement transformatrice et féconde. Avec Franck Barbin, il s’agissait de remettre en question les stratégies mises en place habituellement pour traduire les questionnaires, tâche souvent réalisée par des spécialistes d’autres disciplines. L’auteur indiquait qu’il était essentiel de faire dialoguer le(s) traducteur(s) et les spécialistes disciplinaires et proposait de sortir de la dualité classique entre texte de départ et texte d’arrivée dans laquelle un texte établi une fois pour toutes ne peut souffrir aucune déformation (ou trahison) lors de sa traduction. Il indiquait que les chassés-croisés incessants entre le texte de départ et le texte d’arrivée tenaient davantage d’un remaniement constant des deux questionnaires, d’un enrichissement mutuel de ces deux versions interdépendantes et que la trame de départ était modulée en fonction d’impératifs de recherche (réponses à provoquer chez les répondants) mais aussi d’impératifs d’intercompréhension culturelle (compréhension différente d’un pays à l’autre). Enfin, Alice Defacq abordait la question du double du point de vue de l’adaptation, par l’étude de la comédie musicale Fiddler on the Roof (1964), basée sur l’œuvre littéraire de Sholem Aleichem, Tevye the Dairyman. L’auteure proposait de découvrir la réécriture d’un texte second (un livret musical en deux actes), par rapport à une œuvre littéraire renfermant huit livres. Elle y étudiait les modifications qu’avaient apportées le librettiste Joseph Stein, le compositeur Jerry Bock et le parolier Sheldon Harnick, tant au niveau de la langue qu’à celui des personnages, pour respecter les règles et les valeurs de la comédie musicale, et concluait que malgré ces différentes transformations, les auteurs étaient restés fidèles à l’écrivain Sholem Aleichem et avaient créé un texte-cible entretenant des relations d’équivalences avec le texte-source.
2Les communications avaient été variées, on le voit, mais malgré les différents aspects examinés, des recoupements avaient pu être établis, et nous nous étions aperçus que le fil rouge qui reliait peu ou prou toutes les interventions était celui de la créativité. Certaines approches adoptées dans le premier volume sont ici complétées et approfondies, avec le cas spécifique de l’auto-traduction, l’étude du lien entre écrivain et traducteur ou encore la retraduction poétique. Des perspectives nouvelles sont également explorées et d’autres points relatifs à la thématique du double sont analysés, comme l’intertextualité, l’étranger dans la langue ou la variation engendrée par le lectorat visé (anglais ou américain). Les articles ici réunis reflètent une diversité d’orientations et, par leur richesse, montrent à quel point l’idée de « double » en traduction est féconde, par les problèmes qu’elle met au jour, les interrogations qu’elle soulève, mais aussi par les ponts qu’elle établit avec les notions connexes d’« entre-deux », d’« hybridité » ou de « variabilité ».
3En proposant d’intégrer à la réflexion traductologique le concept de limite en traduction, l’article de Michaël Mariaule remet en question les considérations traditionnellement dualistes, voire manichéennes sur la traduction, qui ne semblent ni toujours fructueuses ni rendre compte de la complexité du phénomène. La notion de limite peut en effet offrir un outil conceptuel de choix permettant d’envisager la traduction comme un continuum, d’en avoir une vision englobante plutôt qu’exclusive, mais aussi d’en affiner notre perception tout en ouvrant la voie à de nouvelles conceptions telles que la compensation, dont l’auteur examine la mise en œuvre sur le plan pratique dans une dernière partie.
4Michel Ballard consacre son intervention à l’autotraduction. Il indique tout, d’abord que la perception de la traduction en Occident a été marquée par le mythe de la traduction parfaite, divine, telle qu’elle s’exprime dans la version de la Lettre d’Aristée donnée par Philon d’Alexandrie ; il en découle que l’individu, par sa subjectivité, est la cause des écarts de la traduction humaine. Dans la mesure où l’autotraduction annule, en principe, la présence d’une autre subjectivité, elle devrait réduire le potentiel d’écarts contenu dans l’opération. L’auto traducteur examiné ici est Julien Green, qui a exposé dans certains de ses textes autotraduits des vues sur la traduction, le bilinguisme et l’écriture : de façon intéressante, on y voit paraître une autre source de divergence entre original et texte traduit dans les propriétés des langues. Après avoir exposé les idées de Green sur ces points, Michel Ballard pratique un examen clinique de sa production en miroir pour tenter de faire apparaître son modus operandi et ce qu’il nous révèle de l’opération spécifique d’autotraduction et de l’éclairage que celle-ci peut permettre de projeter sur la traduction en général.
5Cindy Lefebvre-Scodeller, quant à elle, s’intéresse au traducteur-écrivain, qui possède un double rapport à l’écriture (écriture première et écriture traductive), ainsi qu’un statut double dans le monde de la littérature (en tant qu’écrivain d’une part, traducteur d’autre part). Son article montre, à travers divers témoignages, que les écrivains-traducteurs n’ont pas tous le même comportement vis-à-vis des textes qu’ils traduisent : certains se les approprient jusqu’à en faire leurs textes, tandis que d’autres expliquent qu’ils n’ont pas la même attitude envers l’écriture lorsqu’ils écrivent et lorsqu’ils traduisent. Pour d’autres, encore, la traduction représente un terrain d’entraînement à l’écriture dans leur langue maternelle. Pour tous, les influences entre écriture première et écriture traductive diffèrent (elle en a relevé trois types). Son étude comporte également une interrogation sur le statut des traductions réalisées par des traducteurs-écrivains, notamment vis-à-vis des critiques : le cas de la traduction de The Waves de Virginia Woolf par Marguerite Yourcenar offre un exemple parlant du « traitement de faveur » que peuvent recevoir les traductions réalisées par des écrivains-traducteurs, ce qui n’arrive que très rarement à celles réalisées par des « purs traducteurs ».
6L’article de Ronald Jenn se propose d’étudier des cas extrêmes de traductions où le facteur étranger est double et induit des stratégies de traduction adaptées. Le point de départ est la notion d’étranger dans la langue et ses dérivés « étrangèreté » et « étrangéité ». Le rapport entre ludique et traduction, d’abord analysé dans le cadre de l’OuLiPo, pour rapidement le dépasser, est illustré par un cas de rétro-traduction ludique. Viennent ensuite des cas de traduction homophonique, unilingue puis plurilingue. Après un nouveau détour par l’OuLiPo, est posée, après l’idée de double étranger (étranger étranger), celle d’étranger familier lorsque les traducteurs sont confrontés à la langue traduisante au sein du texte traduit. Les exemples sont issus d’une œuvre littéraire puis d’un dessin animé. Ceci mène à un dernier exemple issu d’albums jeunesse, qui est l’occasion de s’interroger sur la dimension intersémiotique de la traduction. En conclusion, l’article avance l’idée de « ludolecte » pour décrire l’ensemble des cas étudiés et proposer des solutions de traduction.
7L’article de Florent Moncomble est consacré au roman The Shipping News, dans lequel l’écriture d’Annie Proulx a la particularité de construire un langage de l’entre-deux, situé en deçà du discours normé : phrases sans verbe ou sans sujet et détermination zéro en sont parmi les traits les plus saillants, comme le recours au style des headlines de la presse anglophone. Or, cet « inter-texte » n’est pas qu’un artifice stylistique mais se présente comme le double linguistique de la construction psychologique du personnage principal : il apparaît donc essentiel d’en retrouver les caractéristiques une fois le texte traduit. Pourtant, la traduction d’Anne Damour recule souvent devant l’infraction et se réfugie dans la norme. L’hétérogénéité des systèmes linguistiques de l’anglais et du français en est-elle la seule cause ? Quelles sont les conséquences de la perte de cet inter-texte sur l’interprétation du roman en français ? Cette contribution propose une analyse de ces enjeux à la lumière notamment d’une systématique comparée d’inspiration psychomécanicienne.
8Catherine Delesse entreprend d’examiner les stratégies et les choix des traducteurs d’Astérix en anglais, dans une version anglais britannique (la plus ancienne) et une version américaine commandée par les éditeurs suite à l’échec commercial de la série aux États-Unis. À travers l’analyse de quelques exemples, elle essaie d’étudier ce qu’elles ont en commun et en quoi elles diffèrent. L’américanisation extrême des références et allusions culturelles dans la traduction américaine, sans doute voulue par les éditeurs, semble avoir été contre-productive puisque cette seconde traduction a elle aussi connu l’échec. L’auteure s’interroge sur les raisons de ces échecs successifs et formule quelques hypothèses pour les expliquer.
9Raluca Vida réinterroge la notion de retraduction et avance la thèse que le scandale qu’apporte la retraduction au sein de la réflexion traductologique relève du fait que celle-ci opère un changement d’ordre ontologique de la traduction tout court. Le premier axe de recherche de l’article concerne l’éclatement de la notion de fidélité (et du couple traditionnel fidélité-trahison) qui est doublée, dans le cas de la retraduction, du désir d’innovation nécessaire lorsqu’il s’agit d’imposer un produit nouveau sur un marché culturel déjà saturé. Il est suivi par la mise en place d’une méthode adéquate à l’analyse de la retraduction, qui fait ressortir la multiplicité foncière du phénomène retraductif. La dernière partie est consacrée à une étude de cas : les retraductions anglaises des Poésies de Mallarmé ; elle est centrée sur la dernière « agglomération » traductive du phénomène retraductif mallarméen. À l’appui de l’argumentation vient l’analyse détaillée des retraductions des trois premiers vers de « Brise marine » de Mallarmé. C’est elle qui permet d’observer in vivo la multiplicité des rapports qu’implique le retraduire dans le cas des couples traditionnellement associés à la traduction en général (auteur/traducteur, texte-source/texte-cible, etc.).
10L’ensemble des travaux présentés dans ce volume ainsi que dans celui qui le précède atteste de la multiplicité des angles sous lesquels on peut envisager le caractère spéculaire de la traduction. L’intérêt des contributions réside dans ce large éventail de points de vue qui, pour variés qu’ils soient, s’accordent à fonder leur analyse sur l’observation de corpus, n’éludent en rien les déformations et écarts constitutifs de la traduction, le jeu et la souplesse indispensables à la création d’un texte, et sont le reflet de la complexité inhérente à cette activité hautement créatrice qu’est la traduction. Nul doute d’ailleurs que la notion de créativité soit pour longtemps encore au cœur de la réflexion traductologique.
Auteurs
Est Maître de Conférences à l’Université Charles-de-Gaulle – Lille 3 où il enseigne la traduction et la traductologie. Il est l’auteur d’une thèse soutenue en 2007 et dirigée par Michel Ballard sur « Les Limites de la traduction : traduction littéraire anglais-français » dont il a alimenté quelques articles (sur la traduction des jeux de mots, des néologismes, la problématique de l’adaptation, pour n’en citer que quelques-uns). Il s’intéresse à l’histoire ainsi qu’à la didactique de la traduction et à ses problèmes théoriques, qu’il s’attache dans la mesure du possible à articuler à la pratique dans le cadre d’une traductologie réaliste.
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
Marie-Alice Belle et Alvaro Echeverri (dir.)
2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
Jean-Marc Gouanvic
1999