L’entre-deux des textes (auto-) traduits : de Endgame de Samuel Beckett à Lolita De Vladimir Nabokov
p. 115-132
Texte intégral
Introduction
1Quand il est question de « double en traduction », il est impossible de ne pas penser à l’ouvrage de Julien Green Le Langage et son double dont le titre se dédouble en anglais sur la page de couverture, à savoir e and its Shadow, faisant ainsi apparaître immédiatement un « entre-deux », une faille en apparence irréductible, puisque le « double » du titre français a été traduit par « shadow » dans sa partie anglaise. Si l’auteur avait opté pour Language and its Double, l’impression produite eût été tout autre, du moins aux yeux des partisans (et ils sont nombreux) de la traduction comme simple répétition du même, où l’« entre-deux » se réduit au partage entre l’original, d’une part, et la copie, de l’autre.
2À l’inverse, si l’on se rappelle que le livre en question se présente comme l’édition bilingue de textes auto-traduits par l’auteur, on ne peut que se dire qu’il y a là comme une double mise en abyme de la problématique de la traduction en ce qu’elle a non seulement de plus central mais également de plus paradoxal : le dédoublement.
3La première mise en abyme, c’est celle de l’intraduisible, car Julien Green se range sans conteste parmi les partisans de ceux qui voient dans chaque langue une vision du monde qui lui est propre, ce qui exclut par définition qu’une traduction soit assimilable à une copie (Green 1987 : 154-56) :
The French language interprets the universe in one way, the English language in another; it is the same universe seen from different angles. There is, I believe, a letter written by Keats in which the poet explains that some thoughts expressed in his poems were suggested to him by words […]. We may be tolerably certain that had Keats been born French he might have written a poem called Endymion but the contents of that poem would have been different. To put it in other words, a French translation of Endymion as we know it can in no wise represent what Keats would have written had he written in French instead of English, because the mere sound of French words would have suggested an entirely different set of images.
4La deuxième mise en abyme, c’est celle de ce que l’on appellera le « traduit » (en l’occurrence le « double » rendu par « shadow »), terme construit par dédoublement, en quelque sorte, de la première.
5Ce qui ne veut pas dire que ces deux perspectives soient interchangeables : même à considérer que tout est intraduisible, force est de constater qu’il y a des degrés dans l’intraduisible, ou, ce qui revient au même, dans le traduisible. En effet, Le Langage et son double aurait effectivement pu être traduit par The Language and its Double, mais en remplaçant le « double » par l’« ombre » on crée, délibérément, et de toutes pièces, un « entre deux » qui se surajoute à celui de l’intraduisibilité des langues, à savoir l’entre-deux des textes plutôt que l’entre-deux des langues : le « double » évoquera l’œuvre de Dostoïevski du même titre, l’« ombre », au contraire, davantage le récit de Chamisso intitulé L’Histoire merveilleuse de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre, pour ne donner que deux exemples parmi tant d’autres possibles. L’intraduisibilité des langues se double par conséquent de l’intraduisibilité des textes. On a envie d’ajouter : et ainsi de suite, tant au moyen de dédoublements successifs le nombre des entre-deux imaginables peut se multiplier à l’infini, comme dans un jeu de miroirs nabokoviens. C’est pourquoi, pour éviter de s’égarer dans un tel labyrinthe, on prendra comme fil d’Ariane ce passage extrait de L’Écriture et la différence de Jacques Derrida :
Or un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction. Quand elle réinstitue un corps, elle est poésie. En ce sens, le corps du signifiant constituant l’idiome pour toute scène de rêve, le rêve est intraduisible. (Derrida 1979 : 312)
6L’effet de miroir avec la citation précédente de Julien Green est frappant : c’est la même problématique, vue sous deux angles différents. Avant d’en venir à l’application directe à Endgame de Samuel Beckett et à Lolita de Vladimir Nabokov, on ne m’en voudra sans doute pas, vu l’intitulé de la présente journée d’étude, de commencer par un entre-deux d’ordre théorique, au demeurant fort bref, car il consistera à rappeler l’analyse que Lawrence Venuti a faite de ce passage, nous évitant ainsi de répéter ce qui a été déjà fait par d’autres. Du même coup, on comprendra immédiatement la problématique que l’on entend développer.
1. Entre-deux préliminaire : l’analyse de Lawrence Venuti et ses prolongements
7Le commentaire de Lawrence Venuti est si pertinent que l’on ne nous en voudra sans doute pas de le donner ici en préambule in extenso (Venuti 2002 : 217) :
In Derrida ’s views, the body (‘le corps ’) of the foreign text, its materiality in the sense of the specific chain of acoustic or typographical signifiers that constitute it, can’t be reproduced in translation and therefore is inevitably dropped by the translator. This displacement, to be more precise, involves a twofold loss: a loss of intratextual effects, which make up the unique texture or signifying process of the foreign text, and at the same time a loss of intertextual relations, which invest it with significance for readers of the foreign language who have read widely in that language. In dropping the materiality of the foreign text, translation is radically decontextualizing: it dismantles the context that is constitutive of that text. This decontextualization is the first difference produced by the translating process itself.
Derrida also observes that when translation restores a body, a materiality in the sense of another chain of signifiers in another language, translation is ‘poetry’. The term ‘poetry’ is obviously loaded, although we can’t be sure from this passage what load Derrida has given to it. I shall take the term to mean that writing a translation involves a particular of poeisis in the ancient greek sense, an act of making, of creativity or invention. Translation creates another signifying chain accompanied by intratextual effects and intertextual relations that are designed to reproduce the foreign text, but that also work in the translating language and culture. As a result, translation exceeds the communication of any univocal signified which the translator establishes in the foreign text, however reductive or decontextualized that signified may be. The creation of a different signifying chain proliferates semantic possibilities as the translator seeks to fix a signified that answers not only to the foreign text, but to intelligibilities and interests in the translating language and culture. In restoring a materiality, in creating a text, translation is radically recontextualizing and thus produces a second difference, in fact a set of linguistic and cultural differences that are inscribed in the foreign text.
8En ce qui concerne le corps, on rajoutera cette déclaration de Joseph Conrad à H.D. Davray, à la perspective de voir paraître son œuvre traduite en français, que rapporte Russell West dans Conrad and Gide. Translation, Transference and Intertextuality : « Je suis persuadé que vous donnerez à mon œuvre (qui me semble, quand je la regarde, rien que cendres et poussière) non seulement un corps nouveau, mais aussi le souffle qui la rendra vivante » (cité par West 1996 : 22).
9En ce qui concerne le terme de poésie, on remarquera que la lecture de Lawrence Venuti l’entraîne du côté de la poiesis grecque, qui vient se superposer au sens moderne que ce mot a généré ensuite. C’est sur ce couple poiesis/poésie que se fonde à son tour le titre d’un récent ouvrage dont on aura l’occasion de reparler, celui de Carla Taban, Modalités Po(i)étiques de Configuration Textuelle : Le Cas de « Molloy » de Samuel Beckett (Taban 2009). On notera au passage que c’est par l’intermédiaire de l’étymologie, nullement explicite dans le texte de Derrida, que l’on en vient à considérer la question sous l’angle de l’intra- et de l’intertextualité, de la décontextualisation et de la recontextualisation. D’ailleurs, Lawrence Venuti le signale lui-même : « The term ‘poetry ’ is obviously loaded, although we can’t be sure from this passage what load Derrida has given to it » (Venuti op. cit. : 217). Non qu’on s’insurge en faux contre une telle interprétation, puisqu’on va ensuite la reprendre dans la suite de l’exposé, mais c’est surtout un troisième et dernier mot qui retiendra notre attention, celui d’« énergie », que Lawrence Venuti, sans mauvais jeu de mot, ne relève pas.
10Le mot est en plein cœur de la démonstration : « Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction » (Derrida op. cit. : 312). C’est pourquoi nous le reprendrons, pour le mettre en rapport avec le concept humboldtien d’energeia, car cette mise en relation, sauf erreur de notre part, n’a pas été encore effectuée. Enfin et surtout, c’est le terme d’énergie qui est le plus à même d’unifier une problématique qui autrement risquerait d’apparaître comme disparate tant elle est multiforme.
11Elle est, en tout cas, à placer sous le signe du paradoxe (et même, comme on le verra, de plusieurs) : c’est sous cet angle que l’on situera le reste de la présente communication, et par conséquent aussi le terme de « entre-deux », du même coup problématique. En effet, qu’est-ce qu’un « entre-deux » de la traduction, une fois abandonné le « corps verbal » qu’elle est censée transmettre dans le cadre de la conception classique, qui place justement en son cœur la question de cette transmission ? Comment penser l’auto-traduction (ou, plus largement, la traduction) à l’horizon de cette « chute » ?
12Ce dernier mot n’est pas là par hasard. En effet, le texte de Derrida ne peut manquer d’évoquer « la chute des corps » en physique, car celle-ci est indissociable de l’énergie (« energy »), et même du travail (« work »), comme le passage suivant, extrait d’un ouvrage de physique le signale on ne peut plus clairement (Wallace 1991 : 26) :
Let us turn to two other concepts which play a central role in physics, work and energy. Both words we use in everyday life in a qualitative way; for the physicist, however, both are defined quantitatively, and their meaning is precise.
Consider first work. Work is done by forces on objects and is proportional to the force and to the distance which it displaces the object. Thus, if a force F acts on a body and displaces it by a distance X in the direction in which it acts, the work done on the body is Fx. But this work gives the body energy; in fact, the amount of work done is the amount of energy imparted; this effectively, defines energy. That is,
Work done on body = energy given to it
This statement defines what we mean by energy. Consider, for example, a body falling freely under gravity. There is a gravitational force on it, which is proportional to its mass m, and which we shall therefore call mg. When the body falls a distance x, gravity has done work mgx on it, and has thus given it thus much energy. […]
The energy given to the body is energy of motion, which the physicist calls "kinetic" energy.
13Autrement dit, l’énergie impartie à la traduction lui est bien essentielle, tout autant qu’en physique la chute d’un corps signifie (« means ») la transformation de travail en énergie. On ne sera donc pas étonné de voir le terme de « transformation » jouer un rôle si important dans la conception derridienne de la traduction, comme le souligne Michael Thomas dans The Reception of Derrida. Translation and Transformation en citant ce passage de Positions traduit en anglais par Alan Bass (Thomas 2006 : 10) :
[For] the notion of translation we would have to substitute a notion of transformation: a regulated transformation of one language by another, of one text by another. We will never have, and in fact have never had, to do with some ‘transport’ of pure signifieds from one language to another, or within one and the same language, that the signifying instrument would leave virgin and untouched.
14Par conséquent, par « chute du corps verbal », il ne faut pas entendre abandon pur et simple et par conséquent abolition de l’entre-deux, mais au contraire transformation : le « corps verbal » ne saurait être transféré à l’identique, contrairement à une certaine vision de la traduction, qu’on appellera classique, qui vise à conserver l’original dans son immuabilité primitive, ce qui est pour Derrida par définition impossible, l’essentiel de la traduction étant ailleurs, justement dans l’énergie de la chute du corps verbal : la chute n’abolit donc nullement l’entre-deux, elle l’exacerbe.
2. Nabokov et l’entre-deux des traductions allographes intermédiaires
15Pour un angliciste orientant ses recherches sur l’auto-traduction, il est impossible de faire l’impasse sur Beckett : si Julien Green constitue le point de départ obligé en raison de son ouvrage bilingue Le Langage et son double. The Language and its Shadow (op. cit.), la suite logique en est tout naturellement Samuel Beckett car la part d’auto-traductions chez Julien Green est, quantitativement du moins, bien moins grande que celle qu’elle occupe chez Samuel Beckett, pour qui on a pu parler d’œuvre bilingue, au sens le plus fort du terme. Bruno Clément, par exemple, voit dans ce bilinguisme d’auto-traduction pratiquement intégrale de l’œuvre entière l’expression d’un projet poétique, dans son ouvrage L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett (Clément 1994). L’ennui, c’est que Samuel Beckett s’est très peu exprimé sur cette question, comme d’ailleurs sur tout ce qui touchait au regard qu’il portait sur ses œuvres : à ceux qui l’interrogeaient, il avait coutume de les reporter au texte lui-même, censé contenir toutes les explications qu’on voudrait bien y trouver.
16Par ailleurs, il manque la plupart du temps un entre-deux allographe, et d’ailleurs, même quand celui-ci existe (comme lorsque Beckett traduit ses propres textes en collaboration avec un autre traducteur), il est difficile, sinon impossible de l’établir avec certitude. Voilà, par exemple, ce qu’en dit le poète sud africain Patrick Bowles qui a participé à la traduction en anglais de Molloy avec Beckett (cité par Taban 2009 : 198-99) :
Our method of translating Molloy varied. At first, I was in the habit of translating one page or two daily. The following morning I would meet Beckett and we would discuss the passage done. Then came a period during which Beckett and I translated jointly, working mornings. This was followed by a further period during which I translated the remaining MS in batches which were then sent to Beckett who returned them with suggestions. Of interest is the extraordinary care and concentration which Beckett devoted to this work. When the MS was finally completed both Beckett and I, separately and together, went over it several times, adding further corrections, so that when the MS was finally sent to the printers it had undergone 8 versions.
17Voilà qui certes brouille la distinction entre traduction auctoriale et traduction allographe, car comment distinguer ce qui revient à Samuel Beckett ou à Patrick Bowles dans la version finale, en l’occurrence la huitième, faite de traduction et d’auto-traductions croisées ? Mais n’est-ce pas là également quelque chose de nature à plonger dans l’embarras le chercheur, placé dans l’impossibilité de faire le partage entre ces deux strates majeures du texte, voire ses sous-strates (au nombre inquiétant de huit, surtout vu le temps dont on dispose aujourd’hui pour faire une thèse, par exemple) ?
18Mais allons plus loin encore : même dans le cas des auto-traductions entièrement auctoriales, il est des pans entiers du texte que rien ne distingue d’une traduction allographe. En effet, des passages tels que le suivant, extrait de la traduction en anglais de Fin de partie sous le titre Endgame n’auraient sans doute pas été traduits autrement Samuel Beckett eût-il décidé de les faire traduire par un autre traducteur que lui-même (Beckett 1974 : 16) :
19On se tromperait en croyant que c’est là un passage choisi à dessein et nullement représentatif de l’ensemble. Qu’on en fasse l’expérience : page après page, c’est ce genre de traduction que l’on trouve le plus souvent. Autrement dit, il est fréquent que la traduction auctoriale ne se distingue à première vue en rien de la traduction allographe correspondante. À une différence près, naturellement, et majeure : l’une est, par définition, investie d’une auctorialité pleine et entière, la seconde non. Certes, certaines grandes traductions sont elles aussi investies d’une autorité particulière (c’est le cas, dans la littérature française, des traductions des œuvres de Poe par Baudelaire ou par Mallarmé), mais ce n’est pas la même chose : alors qu’il est concevable de retraduire Poe après Baudelaire (cela s’est d’ailleurs fait), il est difficilement concevable que l’on se mette à retraduire Fin de partie en anglais, par exemple, puisque l’auteur s’en est chargé et qu’il jouit d’une autorité semblable au sein des deux littératures en présence. En d’autres termes, l’auto-traduction fait, ipso facto, texte, alors qu’il en va autrement de la traduction allographe et ce, même quand rien d’autre que l’auctorialité ne les distingue.
20Mais comment reconnaît-on cette forme de traduction ? Qu’est-ce qui nous fait dire que le passage en question aurait été traduit de la même manière par un autre traducteur ? C’est là où le passage par les œuvres auto-traduites de Vladimir Nabokov peut servir de clé à la compréhension de celles de Samuel Beckett. Les deux auteurs, à cet égard, ont souvent été mis sur le même plan, notamment par Jane Grayson dans Nabokov Translated. A Comparison of Nabokov’s Russian and English Prose : « To earn a high standing in two literatures is a distinction which Nabokov shares with only one other living writer, the novelist and dramatist Samuel Beckett » (Grayson 1977 : 2). Naturellement, les deux œuvres n’ont, a priori, rien de commun sur le plan thématique ou narratologique. Ce n’est donc pas sur ce terrain que l’on se placera. Il n’y aura pas de « scoop » en la matière. En revanche, Vladimir Nabokov a presque toujours fait appel à un traducteur allographe (je reprends le terme à Gérard Genette) pour l’auto-traduction de ses œuvres russes en langue anglaise en lui demandant de réaliser une traduction intermédiaire aussi fidèle et littérale que possible, afin qu’il puisse ensuite réviser cette première traduction et réaliser ainsi la version définitive de l’œuvre en question.
21Et par « version définitive », il faut entendre l’expression au sens fort : en effet, Vladimir Nabokov considérait que la version ainsi réalisée constituait un achèvement de l’œuvre initiale, si bien que la traduction dans une langue tierce demandait à être effectuée non à partir de l’original russe, mais à partir de son auto-traduction anglaise. C’est le cas aussi, on le notera au passage, pour les traductions françaises de Milan Kundera, qui les considère « autorisées par l’auteur » et qui demande par conséquent que ce soit ces versions-là qui servent d’original pour les langues tierces. En l’occurrence, ce n’est pas d’entre-deux qu’il faudrait parler, mais d’entre-trois, et ainsi de suite, ce sur quoi l’on reviendra, et, naturellement, sur le statut à accorder à une œuvre à non pas un, mais deux originaux, dont le premier n’est considéré comme tel que dans sa langue d’écriture et le second comme supplantant le premier pour les autres langues.
22Pour en revenir aux auto-traductions du russe vers l’anglais de Vladimir Nabokov, ce qui est essentiel pour la recherche, c’est que l’on dispose non seulement de la version finale, révisée par l’auteur, mais également des traductions allographes intermédiaires, qui plus est analysées dans le détail et de manière magistrale par Jane Grayson. Autrement dit, à cet égard Nabokov est la clé des auto-traductions beckettiennes et, plus généralement, de toutes les auto-traductions littéraires. Pourquoi ? Parce que la comparaison des originaux, de l’entre-deux des traductions intermédiaires allographes et des auto-traductions finales permet de décomposer l’ensemble des cas de figure possibles.
23Tout d’abord, on en déduit qu’il n’y a pas de solution de continuité entre traduction allographe et traduction auctoriale, puisque l’ auto-traduction finale incorpore, en masse, les traductions allographes intermédiaires. La preuve en est patente, explicite, et aisément démontrable, puisque l’on peut distinguer la strate allographe de la strate auctoriale. Par extension, la même problématique s’applique à Beckett : même quand il s’auto-traduit, il lui arrive très souvent de traduire sur le mode allographe, pourrait-on dire, c’est-à-dire d’une manière qui ne se distingue en rien, hors naturellement l’auctorialité, de la traduction allographe correspondante.
24En deuxième lieu, puisque l’auteur a, par définition ou du moins en principe, tous les droits, il peut varier à l’infini son mode de traduire et le combiner comme il l’entend aux modes possibles de l’écriture comme de la réécriture. Ce qui donne trois cas de figure majeurs : l’auto-traduction naturalisante, ou, pour aller vite, l’auto-traduction « cibliste », qui vise à donner l’impression que le texte auto-traduit a été « directement » écrit dans la langue traduisante ; l’auto-traduction « décentrée » (j’emprunte le terme à Henri Meschonnic), ou pour à nouveau aller vite, l’auto-traduction « sourcière », qui donne l’impression inverse ; enfin l’auto-traduction en tant que réécriture traduisante, c’est-à-dire l’auto-traduction en tant qu’« auto-adaptation », là encore pour aller vite et pour simplifier à grands traits.
25Mais en rester là ne nous avancerait pas à grand-chose, du moins nous cantonnerait dans la phase purement descriptive de la recherche, ce qui, on le concèdera quand même, est déjà quelque chose, car une masse impressionnante de textes permet déjà d’être analysée (Nabokov ou Beckett ne se sont pas exactement contentés d’écrire quelques lignes ni n’ont eu la bonne idée, comme Lermontov ou Shelley, de mourir jeunes), ou plus exactement « décomposée », au sens où l’on décompose les mouvements dans un film passé au ralenti. C’est cela que permet l’observation des textes beckettiens passés au crible des auto-traductions nabokoviennes.
3. Samuel Beckett et l’intertextualité de l’œuvre trilingue
26Comme on peut également aisément l’imaginer, ni Beckett ni Nabokov n’ont décidé de s’auto-traduire mécaniquement sur le mode : une page d’auto-traduction naturalisante, une page d’auto-traduction décentrée, une page d’auto-traduction réécrivante, et ainsi de suite, encore que l’exercice ne soit pas impossible dans le cadre de la pratique de la littérature selon le mouvement de l’Oulipo (ou « Ouvroir de littérature potentielle »). Autrement dit, c’est plutôt l’entrecroisement ou l’éparpillement des modes ainsi distingués qui est la règle, ce qui rend les textes auto-traduits si singuliers et, par conséquent, si difficiles à définir dans leur spécificité. C’est à cette lumière que l’on comprendra cette réflexion de George Steiner, qu’il place en point d’orgue dans After Babel, en prenant appui, justement, sur Fin de partie / Endgame (Steiner 1998 : 497-98) :
Hamm says in Endgame:
I once knew a madman who thought that the end of the world had come. He was a painter – and engraver. I had a great fondness for him. I used to go and see him, in the asylum. I’d take him by the hand and drag him to the window. Look! All that rising corn! And there! Look! The sails of the herring fleet! All that loveliness! He’d snatch away his hand and go back into his corner. Appalled. All he had seen was ashes. He alone had been spared. Forgotten. It appears the case is… was not so… so unusual.
Beckett translates himself, or perhaps interleaves as he composes:
J’ai connu un fou qui croyait que la fin du monde etait arrivée. Il faisait de la peinture. Je l’aimais bien. J’allais le voir, a l’asile. Je le prenais par la main et la [sic] trainais devant la fenêtre. Mais regarde! Là! Tout ce blé qui lève! Et là! Regarde! Les voiles des sardiniers! Toute cette beauté ! Il m’arrachait sa main et retournait dans son coin. Épouvanté. Il n’avait vu que des cendres. Lui seul avait ete epargne. Oublie. Il paraît que le cas n’est… n’etait pas si… si rare.
The transfer is flawless (except for the enigmatic addition or omission, depending on which text came first, of the engraver). Yet the differences in cadence, in tone, in association are considerable. […] ‘That rising corn ’and ‘ce blé qui lève’ speak of worlds different enough to allow the mind both space and wonder.
27La présence ou l’absence du « graveur » (de même que la transformation de « herring fleet » en « sardiniers ») n’est cependant « énigmatique » qu’en se plaçant du point de vue de la traduction allographe : l’auteur ayant tous les droits1, l’auto-traduction peut se permettre toutes les libertés, y compris celle d’entrecroiser les versions (« or perhaps interleaves as he composes »). La question de la langue est indissociable de la genèse de l’œuvre qui se prolonge au-delà de l’original : Fin de partie/Endgame en est comme la mise en abyme permanente, comme toute auto-traduction du même ordre. Plus exactement, comme toute auto-traduction qui se laisse analyser, au regard de la langue, selon l’idée que Proust s’en faisait. Le passage est souvent cité, le voici (cité par Gauvin 2004 : 211) :
Les seules personnes qui défendent la langue française (comme l’Armée pendant l’Affaire Dreyfus), ce sont celles qui l’attaquent. Cette idée qu’il y a une langue française, existant en dehors des écrivains et qu’on protège, est inouïe. Chaque écrivain est obligé de se faire sa langue, comme chaque violoniste est obligé de se faire son « son ». […] La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer. Parce que son unité n’est faite que de contraires neutralisés, d’une immobilité apparente qui cache une vie vertigineuse et perpétuelle.
28On dira que l’on s’éloigne de l’entre-deux : c’est tout le contraire. Proust dit ailleurs que les beaux livres donnent l’impression d’être écrits dans une sorte de langue étrangère. Par conséquent, cette vision de la langue fait des écrivains qui font leur son comme les musiciens, des créateurs de nouveaux « entre-deux » au sein de leur propre langue. De ce point de vue, on pourrait dire que l’entre-deux (et même une infinité d’entre-deux) est inscrit dans toute langue, et que c’est même ce qui la régénère et la perpétue en lui conférant une « vie vertigineuse » qu’autrement elle n’aurait pas. De manière moins lyrique, on y verra une manifestation de plus de ce que Roman Jakobson appelle, dans un article célèbre (« Aspects linguistiques de la traduction »), la traduction intralinguale, ou reformulation (« rewording »). Cet article, très souvent cité, n’est en réalité que la face emergée de l’iceberg. En effet, loin de n’avoir consacré que cet article à la traduction, Roman Jakobson y a consacré des centaines de pages, qui ont été regroupées en un volume entier de ses Selected Writings. Ils restent relativement méconnus en dehors du cercle des slavisants, ce qui s’explique par leur titre collectif Early Slavic Paths and Crossroads. On n’en retiendra ici que trois éléments essentiels.
29Le premier, c’est l’affirmation que la traduction peut créer une langue, comme par décalque. C’est le cas de la traduction par Cyrille et Méthode des textes bibliques qui fondent, du même coup, les langues slaves modernes, car à l’époque, au IXe siècle, les langues slaves étaient peu différenciées. Contrairement à la Bible de Luther (qui joue le même rôle pour la langue allemande, mais plusieurs siècles plus tard), la traduction de Cyrille et de Méthode, faite à partir de la Septante est d’une extrême littéralité, comme le souligne Roman Jakobson (Jakobson 1985 : 50) :
Old Church Slavonic shaped its vocabulary, phraseology, style, and even some grammatical devices after the model of Greek. In standard Russian even now the effects of this patterning have remained so significant that a scholar and polyglot of the stature of Henri Grégoire can declare that it is sometimes easier to translate a passage of Leskov or Dostoievsky into Greek than into French or English. The Christian offshoot of Greek classical culture penetrated deeply into the Slavic world by means of Church Slavonic.
30Le deuxième point que l’on retiendra, c’est que cette traduction « littéraliste », pourrait-on dire par anachronisme, voire « sourcière », s’analyse comme une création littéraire, et même poétique, en raison des talents d’écriture, en particulier, de Cyrille. C’est pourquoi Jakobson n’hésite pas à passer ses traductions au crible de la poétique. Pour ne donner qu’un exemple, là où dans l’original on a : « theou sophia kai dunamis » (littéralement : « de dieu (la) sagesse et (la) force »), la traduction slavonne le rend par : « božija sila i mudrostъ », intervertissant « sagesse » (« mudrostъ ») et « force » (« sila »). Cette inversion, nous signale Roman Jakobson, qui s’effectue au sein d’une structure comptant le même nombre de syllabes (neuf dans les deux cas), est en réalité due au souci de conserver le même schéma accentuel et mélodique : « sila » et « sophia » sont accentués sur la pénultième syllabe, de même que « mudrostъ » et « dunamis » le sont sur l’antépénultième (Oustinoff 2009). Les Early Slavic Paths and Crossroads regorgent de telles analyses.
31Troisième et dernier point que l’on retiendra, cette traduction n’est pas seulement à la fois « littéraliste » et « poétique », elle fait également apparaître la force vive que contient chaque langue en puissance, son énergie, même si le terme employé n’est pas celui-là. Roman Jakobson a recours au terme de « matrice », en empruntant ce concept à Edward Sapir, qui dans Language écrit : « The literature fashioned out of the form and substance of a language has the color and texture of its matrix » (cité par Jakobson 1985 : 64). On reconnaît là l’hypothèse dite de Sapir-Whorf, qui établit que chaque langue constitue une « vision du monde » qui lui est propre, thèse déjà défendue par Wilhelm von Humboldt au XIXe siècle (Trabant 1999) et qui, soit dit en passant, est très exactement celle sur laquelle s’appuie Julien Green dans Le Langage et son double.
32Par conséquent, on voit bien qu’une telle analyse est transposable au passage de Endgame et de Fin de partie qui semblait si énigmatique à George Steiner : c’est à la fois une traduction littéraliste, une traduction poétique, et où transparaît dans toute son intensité l’énergie de la langue (celle dont parle Proust) aussi bien que celle de la traduction (dont parle Derrida). On remarquera également au passage qu’il y a place pour la poétique aussi bien du côté de la traduction allographe (c’est le cas des traductions cyrillo-méthodiennes) que du côté de l’auto-traduction.
33C’est donc à partir de ce triple creuset que l’on peut prendre ensuite en compte les « recontextualisations » dont parlait Lawrence Venuti dans son commentaire sur la chute du corps verbal. Dans le cas de Fin de partie, ce corps verbal se déploie non pas sur deux versants comme on pourrait s’y attendre, le versant français de l’original et le versant anglais de l’auto-traduction, mais également sur un troisième, celui, en quelque sorte nabokovien, de l’auto-traduction en collaboration, ce mélange de traduction allographe et de traduction auctoriale, manifeste en l’occurrence sur son versant allemand. J’en veux pour preuve l’édition en langue allemande de cette pièce chez Suhrkamp, qui est en version trilingue. Sur la page de gauche, on trouve l’original français et son auto-traduction anglaise ; sur la page de droite, la traduction allemande, réalisée par Elmar Tophoven en étroite collaboration avec l’auteur. En préambule on nous explique en effet : « Les trois versions ont toutes été relues et révisées par l’auteur et le traducteur pour cette édition »2. En toute rigueur, seul le lecteur de cette édition semble d’emblée disposer de tous les éléments du puzzle de l’imbrication textuelle des trois versions de l’œuvre.
34Mais ce n’est pas tout : parfois, c’est la traduction allemande qui sert de version intermédiaire pour la traduction anglaise ; c’est le cas, notamment, pour le titre, comme nous l’indique Elmar Tophoven :
La traduction du titre original Fin de partie par Endspiel déplace naturellement le jeu du domaine plus intellectuel des échecs vers celui, moins élevé, du football ; mais Beckett n’avait rien contre un tel déplacement d’accentuation et se servit, pour sa traduction en anglais réalisée plus tard, du modèle du mot allemand Endspiel pour aboutir au mot anglais Endgame3.
35On voit sur ce seul exemple tous les effets inter- et intratextuels que fait surgir même la traduction la plus littérale en apparence, à savoir Fin de partie traduit par Endgame ou par Endspiel. Par extension, on devine la palette des mêmes effets quand la traduction s’éloigne à ce point de la littéralité que l’impression produite en est spectaculaire.
36On en donnera un seul exemple, pour le moins spectaculaire. À un moment clé de la pièce, Hamm s’écrit dans la version française : « Finie la rigolade » (Beckett 1978 : 78). Dans la version anglaise, on a au contraire : « Our revels are now ended » (Beckett 1974 : 39). C’est une allusion évidente aux paroles de Prospero à l’acte IV de La Tempête de Shakespeare (cité par Cohn 1962 : 237) :
Our revels are now ended. These our actors.
As I foretold you, were all spirits and
Are melted into air, thin air;
And, like the baseless fabric of this vision.
The cloud-capp ’d towers, the gorgeous palaces,
The solemn temples, the great globe itself,
Yea, all which it inherit, shall dissolve,
And, like this insubstantial pageant faded,
Leave not a rack behind. We are such stuff
As dreams are made on, and our little life
Is rounded with a sleep.
37Ce contraste entre les deux versions n’a pas échappé à Ruby Cohn dans son analyse de l’œuvre : « Hamm summarizes his situation in French, “Finie la rigolade”. But the slang is not translated into English ; Beckett renders the line as, “Our Revels are now ended” » (Cohn 1962 : 236). Néanmoins, l’ouvrage se destinant à un lectorat anglophone, la version française (c’est-à-dire l’original) n’est plus convoquée.
38C’est la version anglaise qui est utilisée pour le commentaire, accompagné de l’hypotexte shakespearien (Cohn 1962 : 237) :
Shakespeare’s towers, palaces, and temples are absent from the “bare interior” of Beckett’s stage, which may literally represent the container of dreams (or nightmares) – the human skull4. If so, each window is an eye, Shakespeare’s “great globe” appearing grayly through the one, and his “multitudinous seas” as grayly through the other. All who inhabit the globe are reduced to four in Endgame, two in their nightcaps in ash bins, one immobilized in his dressing gown, and the fourth shrunken and unable to sit. The sleep that rounds their little life is deepened to the death that pervades the atmosphere of Endgame from its opening lines.
39Pour celui qui ne dispose que de la version française, une telle lecture n’est pas exclue, car les références aux pièces shakespeariennes (notamment Richard III et Le Roi Lear) sont fréquentes. Il n’en va pas du tout de même pour la suite de l’interprétation de Ruby Cohn : « By Act V of The Tempest, Shakespeare returns to comedy, where, by Renaissance decorum, death has no dominion. Prospero breaks his staff, drowns his books, rewards the innocent, and pardons the guilty. While waiting for him, Ferdinand and Miranda are shown playing chess » (Cohn 1962 : 237). Et Ruby Cohn en vient par conséquent à dire (ibid. : 237-38) :
In both French and English, Fin de partie and Endgame refer to the third and final phase of a chess game. Chess is, of course, a game, a form of play, as is a work of art. Hamm’s opening line, “Me to play,” is emphasized by the wrenching of normal English word order (in French by the desperation of “à moi”). Like Hamlet, Hamm is responsible for a play within the play – his chronicle. But even in the direct action of Endgame, there are constant comic references to the play as a play.
40Une telle interprétation, qui renvoie à Miranda et Ferdinand jouant aux échecs dans La Tempête est extrêmement difficile à produire quand on ne dispose que du texte français. En revanche, de telles analyses sont à la portée de ceux qui disposent des deux versants de l’œuvre à la fois, par l’intermédiaire de la méthode comparative : c’est même la seule qui les permette.
41Par conséquent, la lecture d’une œuvre telle que Fin de partie/Endgame (comme d’ailleurs des autres œuvres de Beckett) devrait pouvoir s’appuyer sur une édition munie d’un appareil critique analysant cette dimension plurilingue (et même trilingue si l’on inclut la version allemande, voire quadrilingue, Beckett ayant une connaissance intime de la langue et de la littérature italiennes, à quoi il faudrait ajouter, selon certains spécialistes, les versions de ses œuvres en espagnol, par exemple). C’est déjà le cas, soit dit en passant, pour l’édition des œuvres complètes de Vladimir Nabokov, dont un tome est déjà paru dans la Pléiade.
En guise de conclusion : le refus paradoxal d’un entre-deux pour la Lolita russe de Nabokov
42Rappelons brièvement les faits : après avoir traduit presque intégralement ses œuvres russes en anglais, et s’être aventuré dans l’autre sens en traduisant son autobiographie Speak Memory sous la forme de Drugie berega (« Autres rivages », tel est d’ailleurs le titre de la traduction allographe existant en français), Vladimir Nabokov décide de traduire Lolita en russe. Contrairement à ses auto-traductions du russe vers l’anglais, il n’a recours à aucune traduction allographe intermédiaire. C’est « directement », de ce point de vue, qu’il s’auto-traduit en russe. Si l’on ajoute que Nabokov a toujours affirmé que l’anglais n’était pour lui qu’une langue de deuxième ordre par rapport au russe, on s’attendrait à ce que cette auto-traduction soit accueillie comme une réussite exemplaire. N’a-t-il pas déclaré : « None of my American friends have read my Russian books and thus every appraisal on the strength of my English ones is bound to be out of focus » (Nabokov 1991 : 316) ? Or c’est très exactement le contraire qui s’est produit, l’accueil de la critique russophone, même admirative des œuvres de Nabokov dont le versant anglais leur parvenait par l’intermédiaire de traductions allographes, a été très souvent réservé, voire franchement hostile. Jane Grayson, au demeurant nabokovienne convaincue, va même jusqu’à affirmer : « As for the Russian Lolita the style here bears such strong traces of English constructions that it cannot safely be treated as an autonomous piece of Russian. For this reason the two versions have to be discounted in the analysis of the development of Nabokov ’s prose style » (Grayson 1977 : 192-93). Comment expliquer un tel phénomène alors qu’on s’attendrait, dans le cas d’une auto-traduction de ce genre, à l’effet diamétralement opposé ?
43Là encore, la problématique de l’énergie derridienne de la traduction nous semble permettre de résoudre ce paradoxe en apparence inexplicable, et en particulier du point de vue de la recontextualisation ou, mieux encore, de la « réinstitution du corps », quand la traduction se fait poésie, que l’on prendra ici au sens de recréation – voire, précisons encore, du point de vue de la « survie », telle qu’elle est définie par Jacques Derrida dans Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? :
Toute traduction devrait être par vocation relevante. Elle assurerait ainsi la survie du corps de l’original. Entendons ici la survivance de cette survie au double sens que lui donne Benjamin dans La Tâche du traducteur : fortleben et überleben : vie prolongée, living on, mais aussi vie par-delà la mort. (Derrida 2005 : 27)
44Mais pour qu’une telle survie soit possible, encore faut-il qu’elle soit acceptée, au regard de la recontextualisation au sein d’un corps verbal plus vaste encore, celui de la littérature russe. Autrement dit, la question est à envisager également du point de vue de la réception auprès du lectorat russophone. L’étrangeté même de ce nouveau style nabokovien auquel il n’était pas habitué explique sans doute ce rejet. Mais cela n’invalide pas selon nous pour autant la textualité de l’auto-traduction nabokovienne que Jane Grayson récuse, en rejetant par là même qu’un entre-deux puisse s’établir entre l’original et sa version auctoriale russe.
45Wilhelm von Humboldt affirmait au sujet de la langue, reprenant une distinction aristotélicienne : « Sie selbst is kein Werk (Ergon), sondern eine Thätigkeit (Energeia) » (Humboldt 2003 : 315), ce que l’on traduira par : « Elle-même n’est pas une œuvre (ergon) mais une activité (energeia) ». Voilà qui explique que, loin d’être une version « défective » (A. Berman) de l’original, une traduction lui apporte un second souffle, y compris pour l’auteur lui-même. C’est pourquoi Boris Pasternak aimait à lire en tchèque la traduction de ses œuvres aussi bien en vers qu’en prose : « Through it his own past assumed a surprisingly new, yet kindred, shape, and he found in this transfigured past a new impetus to resume his Creative path » (Jakobson 1985 : 56). Goethe lui fait pour ainsi dire écho dans sa critique de la traduction de son Faust par Gérard de Nerval : « Goethe loua comme très réussie cette traduction de Gérard [de Nerval] quoiqu’elle fût en prose pour la majeure partie. En allemand, dit-il, je n’aime plus lire Faust, mais dans cette traduction française tout reprend fraîcheur, nouveauté et esprit »5. Pourquoi en irait-il autrement de la Lolita russe ?
Bibliographie
Bibliographie
Références
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Corpus
BECKETT Samuel, Endspiel. Fin de partie. Endgame, Elmar Tophoven (version allemande et notes), Francfort sur le Main, Suhrkamp, collection « Taschenbuch », n° 171, [1957], 1974.
NABOKOV Vladimir, The Annotated Lolita, Appel A. Jr. (ed.), New York, Vintage Books, 1991.
––– , Lolita, Ann Arbor, Ardis, 1967 (auto-traduction en russe).
Notes de bas de page
1 En principe seulement : comme on le verra pour l’auto-traduction de Lolita en russe par Nabokov, la question est loin, de facto, d’aller de soi.
2 « Alle drei Fassungen wurden vom Autor und vom Übersetzer für diese Ausgabe durchgesehen und überarbeitet » (notre traduction).
3 Traduit par nous.
4 Ruby Cohn précise dans une note : « Roger Blin’s set, in the French production supervised by Beckett, was vaguely oval. The interior of a skull, owner unknown, is a recurrent locale in Beckett’s fiction » (Cohn 1962 : 325).
5 Jean-Pierre Eckermann, cité par Jeanne Ancelet-Heustache, Préface, Goethe, Faust, éd. Ancelet-Heustache J., trad. Gérard de Nerval, Paris, Aubier, 1964, p. 32.
Auteur
Maître de Conférences HDR à l’Institut du Monde Anglophone à l’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Il est l’auteur de Bilinguisme et auto-traduction. Julien Green, Samuel Beckett, Vladimir Nabokov (Paris, L’Harmattan, 2001) et du « Que sais-je ? » intitulé La Traduction (Paris, PUF, 3e éd., 2009). Membre du TRACT, du comité de rédaction de la revue Palimpsestes et de la rédaction en chef de la revue Hermès (Paris, CNRS Éditions), il en a coordonné plusieurs numéros, et notamment le n° 49 Traduction et mondialisation (2007) dont le deuxième volume est paru en 2010.
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Pour une interdisciplinarité réciproque
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2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
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2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
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1999