De Janus à Ménechme : portrait du traducteur en agent double
p. 29-48
Texte intégral
1L’idée de cet article provient d’une interrogation qui est venue conclure une présentation que j’ai faite lors d’un congrès d’anglicistes en mai 2009. L’objet d’étude était Adventures of Huckleberry Finn, roman de Mark Twain publié en 1884, et sa toute nouvelle traduction française, réalisée par Bernard Hoepffner et publiée en septembre 2008 par les éditions Tristram. En m’intéressant à la façon dont cette traduction se démarquait de traductions précédentes au niveau du vernaculaire de Huck, j’avais été troublée par l’impression laissée par la version de Hoepffner, qui semblait en de nombreux endroits être un texte « en français » plutôt qu’un texte « français ». Aussi voudrais-je prolonger mon étude du rendu de la langue de Huck dans cette version et montrer par ce biais en quoi la problématique qui entoure la traduction nous renvoie inexorablement au thème du double et surtout de l’entre-deux, que l’on envisage l’opérateur qu’est le traducteur, l’opération qu’est la traduction ou le produit fini qu’est le texte traduit. Pour étayer mon argumentation, je m’appuierai non seulement sur l’observation des textes de départ et d’arrivée, en regard desquels je mettrai trois traductions antérieures qui serviront de points de comparaison, mais aussi sur les propos qu’a pu tenir Hoepffner, concernant cette traduction en particulier mais aussi le processus de traduction en général.
1. Janus ou le traducteur bicéphale
2On sait que dans la mythologie romaine, Janus était le dieu des portes, du passage (dans l’espace et dans le temps) et qu’il était représenté comme une statue à deux visages. Il me semble que l’on peut aisément dire que le traducteur est une sorte de Janus, puisque c’est lui qui détient la clé du passage entre les langues, qui préside à la transition, à la transformation du texte de départ en traduction, regardant à la fois du côté de l’auteur du texte de départ (TD) mais aussi vers le lecteur du texte d’arrivée (TA). Par ailleurs, dans le cas qui m’intéresse, il faut noter d’emblée que Bernard Hoepffner est un traducteur pluriel par nature. En effet, son site internet indique :
Né en 1946, Bernard Hoepffner a passé son enfance en Allemagne et son adolescence en France. Il a ensuite vécu en Angleterre où il était restaurateur d’objets d’Extrême-Orient, puis aux Canaries comme agriculteur. De retour en France en 1980, il vit à présent aux Pays-Bas. Il écrit et traduit depuis longtemps et, depuis 1988, se consacre exclusivement à l’écriture et à la traduction (anglais/français et français/ anglais).
3Ce plurilinguisme est tel qu’« il dit ne pas savoir où est sa langue maternelle, ayant vécu en Allemagne, en Espagne, en Grande-Bretagne et aussi en France »1, ce qui explique sûrement pourquoi il traduit de l’anglais au français mais aussi du français à l’anglais, alors qu’on ne traduit généralement que vers sa langue maternelle. On constate donc ici que Hoepffner a de multiples facettes et plusieurs casquettes (traduction, écriture2), ce qui fait qu’il compare le traducteur à un caméléon3, dans la mesure où le traducteur est amené à se mettre dans la peau d’auteurs divers et variés4, mais aussi à se nourrir des textes en procédant à leur ingestion, à leur digestion puis à leur (d)éjection5.
4Quoi qu’il en soit, il s’agit peut-être, ainsi que le propose l’universitaire canadienne Denise Merkle, de dépasser les concepts binaires et dualistes et d’élargir les perspectives, afin de tenir davantage compte des espaces de rencontre entre langues et cultures, qui font que le traducteur n’est pas duel mais pluriel, et que, plutôt que de se situer dans deux espaces, il se situe dans un espace « entre » :
Toutefois, dans un monde qui nous découvre toujours davantage de zones grises, on se rend de plus en plus compte que le choix binaire entre le noir ou le blanc, entre le soi ou l’autre, entre l’étranger ou le propre est réducteur, et ne reflète pas la pluralité de la réalité humaine. Au contraire, les représentations les plus récentes mettent l’accent sur ces « zones grises », soit sur les lieux de rencontre du soi et de l’autre, sur les espaces qui se trouvent dedans et au-delà, sur l’hybridité qui unit deux ou plusieurs identités linguistiques ou culturelles. Ce qui en résulte parfois est la création d’une nouvelle identité plurielle, voire une métamorphose. La figure du traducteur pluriel qui réside dans l’entre-deux et qui est disposé à la transformation, c’est-à-dire la figure du traducteur pluritransculturel, donnerait-elle ainsi lieu à une remise en question de la dichotomie fondamentale et fondatrice en traduction de soi et de l’autre, de l’étranger et du propre ? Quel serait l’apport des notions « entre », plus précisément les notions de l’« interculturalité » et de l’« entre-deux », par rapport aux notions de l’« hybridité » ou du « troisième espace », à une réflexion qui nous entraînerait au-delà des binarismes, tout en y restant jusqu’à un certain point en deçà ? (Merkle 2007 : 302)
5Il faut cependant se garder de penser que l’appartenance double, ou plurielle, du traducteur à différentes cultures et que sa position à cheval entre deux mondes le qualifient nécessairement pour un travail de traduction donné. Ainsi, à propos de la première traduction de Huckleberry Finn, faite par William-Little Hughes en 1886, Claire Maniez indique que la nationalité du traducteur, paradoxalement, explique peut-être en partie pourquoi le rendu de la voix de Huck est un échec :
Irlandais de naissance, William Little Hugues (1822-1887) s’était établi en France vers 1857 et travaillait au Ministère de l’Intérieur tout en traduisant Dickens, Poe et Twain et en collectionnant les ouvrages sur Shakespeare parus dans le monde entier. Ce n’était sans doute pas le traducteur le plus à même d’introduire en français l’oralité d’un discours adolescent que lui-même n’avait jamais connu dans cette langue. On sait par ailleurs que l’hyper-correction est souvent une caractéristique des locuteurs non natifs. (Maniez 1998 : 75, note 12)
6En revanche, Hoepffner indique qu’il vit « avec deux adolescents qui sont trilingues » (in Leménager), ce qui peut constituer une aide non négligeable pour rendre compte du vernaculaire de Huck, et qu’il leur a emprunté certains néologismes :
Tenez, dans le chapitre 2, le néologisme « misérabilité », ça vient d’eux. Le mot ne figure pas chez Twain, mais je suis sûr que s’il l’avait entendu, il l’aurait mis dans la bouche de Huck. En l’employant, je suis un peu plus gonflé que lui. Mais trois mots au-dessus, je le suis plutôt moins… C’est donc pour lui être fidèle que, parfois, je suis infidèle à son texte. (Hoepffner in Leménager 2008)
7Même si l’emploi de néologismes peut soulever des problèmes d’anachronismes, sur lesquels je reviendrai plus loin, on constate que le traducteur est amené, dans le cas de Huckleberry Finn encore plus qu’ailleurs, à prendre des libertés avec le texte de l’auteur, et qu’il doit se glisser dans la peau d’un auteur, afin de faire vivre le texte pour le lecteur étranger. C’est sur ce point que j’aimerais insister maintenant, en étudiant les raisons pour lesquelles le traducteur peut être considéré comme le double de l’auteur, voire comme son égal.
2. Le traducteur : ménechme de l’auteur ?
8Étant donné le statut généralement accordé au traducteur, ce « travailleur de l’ombre »6 dont le nom n’apparaît souvent qu’en petits caractères en page intérieure7, il n’est peut-être pas inutile d’indiquer que le traducteur est lui aussi un auteur, affirmation qui paraîtra être une évidence pour certains mais peut-être une provocation pour ceux qui n’envisagent pas de considérer d’autre auteur que celui du texte de départ. Hoepffner résume cette évidence en indiquant :
Here I would like to underline something that tends to be easily forgotten: a translation is written by the translator, not by the author; […]. (Hoepffner, « Portrait of the Translator as a Chameleon »)
9Il ajoute que souvent, « translators do not allow themselves to write, […] content themselves with translating […] and abandon all idea that they are writers […] » (Hoepffner, « Portrait of the Translater as a Chameleon »). Au contraire, Hoepffner estime que le traducteur ne doit pas, ne peut pas s’effacer derrière le texte de départ et que c’est un écrivain, même si c’est « un écrivain qui n’a pas à affronter la page blanche » (Hoepffner in Leménager 2008)8. Le traducteur serait ainsi le double de l’auteur, son sosie, ou encore, pour reprendre un terme utilisé par Hoepffner, son « ménechme »9, formule qui renvoie au titre d’une comédie de Plaute mettant en scène l’histoire de frères jumeaux. Pour la retraduction de Huckleberry Finn, le projet de Hoepffner a consisté à tenir compte de la transgression du code littéraire que constituait l’œuvre qui, par sa transcription de l’oralité, est fondatrice de la littérature américaine. Le traducteur s’est donc attaché à rendre la matérialité des signifiants et les nombreuses déformations et déviations qui émaillent le texte, en particulier dans le vernaculaire de Huck, ce qui implique un travail particulier au niveau de la langue. Ainsi, à la remarque « Vous défendez la liberté du traducteur face au texte d’origine, la possibilité de réinventer le texte… », Hoepffner répond :
Je ne crois pas à l’idée selon laquelle le traducteur devrait être transparent. J’ai été artisan pendant longtemps, je restaurais des objets d’Extrême-Orient, et il m’arrive de dire que je suis un « manuel de la traduction ». Je pense que la traduction n’est pas un travail intellectuel, mais artisanal. Tout est important, la manière dont on est installé, où l’on place le livre, etc. Pour Huck Finn je n’ai pas étudié le livre, je suis allé vite. Je suis beaucoup moins sourcilleux qu’à mes débuts.
Ce qui m’intéresse pour le premier jet, c’est la dynamique. Mark Twain a écrit le livre au fil de la plume, c’est le langage qui invente les choses, un mot qui appelle l’autre. Ce premier jet fait éclore de jolies choses, après on peut revenir en détail sur le texte et l’affiner. Ainsi on touche un peu, en effet, à la création. On peut rester sur cette limite entre traduction et écriture tant qu’on se tient à l’intérieur d’un cadre éthique qui est la fidélité absolue au style et à la langue de départ. Cela pour faire passer un univers et une culture. Lire Huck Finn, c’est peut-être comprendre pourquoi les Américains ont voté Bush, c’est comprendre une culture et son histoire. (Hoepffner in Audrerie 2008)
10Ce recours à la créativité est également mis en avant par la traductrice Françoise Wuilmart, qui insiste sur le fait que la traduction littéraire permet d’enrichir la langue d’accueil, de la faire évoluer, en étirant ses limites et en creusant ses possibilités :
Pour œuvrer positivement dans le sens de l’enrichissement du français, langue d’accueil, il y a bien des solutions : ne pourrait-on faire en sorte que le français exploite les germes de créativité présents en lui, qu’il aille puiser dans les autres langues de la francophonie les mots ou les formules imagées qu’il n’a pas à son actif en France, et combattre ainsi un purisme stérilisant ? […] Pourquoi le français ne se laisserait-il pas féconder, incestueusement peut-être, par ses sœurs créoles, pidjin ou canadiennes, pourquoi ne retournerait-il pas à ses pléthoriques racines et n’irait-il pas puiser chez un Rabelais, un Villon tous ces vocables oubliés, pittoresques, concrets, imagés et précis dont notre langue fervente d’abstraction manque parfois cruellement ?
Ce serait là une belle tâche pour les écrivains que de faire évoluer la langue dans ce sens et certains l’ont déjà entreprise, car il me semble qu’eux seuls, ou plutôt eux surtout, qui sont au faîte de l’expression de bon aloi, ont l’autorité pour ce faire.
Mais n’est-ce pas aussi la tâche du traducteur ? (Wuilmart 2007 : 134- 135)
11Si l’on se penche sur la traduction de Hoepffner, on constate qu’il a recours à certaines des stratégies évoquées par Wuilmart, comme l’utilisation de termes anciens :
Nat didn’t look, when we put the witch-pie in Jim’s pan; and we put the three tin plates in the bottom of the pan under the vittles; […]. (Twain 1884: 202)
Sambo tourna le dos tandis que nous placions au fond du panier le produit de notre cuisine et trois assiettes d’étain. (Hughes 1886 : 245)
Quand on a mis le pâté de la sorcière dans l’écuelle de Jim, Nat fit bien attention de regarder ailleurs, et on cacha les trois assiettes de fer-blanc tout au fond, sous le manger. (Nétillard 1948 : 301)
Quand on a mis le pâté dans la casserole de Jim, Nat a détourné la tête ; nous avons caché les trois assiettes de fer-blanc sous les provisions, toujours dans la casserole. (Bay 1960 : 362)
Nat, il a pas regardé quand on a mis la tourte dans la gamelle de Jim ; et on a mis les trois assiettes en fer-blanc sous les victailles ; […]. (Hoepffner 2008 : 390)
Là où l’on avait « vittles » dans le texte de Twain, terme donné comme dialectal ou humoristique par le LDEL, on relève l’utilisation par Hughes d’une expression qui paraît quelque peu recherchée dans la bouche de Huck (« le produit de notre cuisine »), tandis que Nétillard emploie « le manger », donné comme moderne et populaire dans cette acception par le Petit Robert, et que Bay opte pour le terme courant « les provisions ». En revanche, Hoepffner recourt à « victailles », qui ne figure pas dans le Petit Robert mais est répertorié sur le site du Trésor de la langue française au Québec10, dans les écrits de l’explorateur français Jacques Cartier (vers 1538).
12On retrouve en outre une fécondation de la langue d’accueil par un français d’antan et d’ailleurs dans l’exemple qui suit :
But the king he got the bag before I could think more than about a half a thought, and he never suspicioned I was around. (Twain 1884: 142)
Il rencontra ce qu’il cherchait avant que j’eusse eu le temps de trouver la moitié de ma réponse et ne se douta pas que j’étais là. (Hughes 1886 : 177)
Mais le roi sortit le sac sans se douter que je n’étais pas loin. (Nétillard 1948 : 212)
Mais le roi a attrapé le sac sans soupçonner ma présence. (Bay 1960 : 310)
Mais le roi, il a trouvé le sac avant que j’aie eu le temps de penser la moitié d’une idée, et il a jamais suspicionné que j’étais là. (Hoepffner 2008 : 280)
13Là où l’on trouve « suspicion » utilisé par Huck comme verbe, alors qu’il s’agit en réalité d’un nom en anglais, on relève l’emploi de « se douter » chez Hughes et Nétillard et de « soupçonner » chez Bay, alors que Hoepffner choisit « suspicionner »11, qui est répertorié dans le dictionnaire du moyen français (1330-1500)12 mais que l’on trouve aussi chez l’auteur antillais Raphaël Confiant13.
14Hoepffner résume ses choix lexicaux de la façon suivante :
Une traduction ne doit pas laisser penser que le texte a été écrit en français : Huck ne se balade pas sur la Loire ! Et le français de 1884 aurait eu un cachet trop daté. Mais on doit rendre compte du fait que le texte a été écrit il y a un siècle. J’écris donc dans un français sans âge, qui puise dans le registre d’hier et d’aujourd’hui. Une traduction est forcément en deçà de l’œuvre d’origine, l’époque, le lieu et la culture qui l’ont créée n’existent plus. Il fallait garder les fautes volontaires de Twain, et donner une identité à tous les personnages à travers la langue. […]
J’ai aussi beaucoup utilisé le dictionnaire du parler commun de Duneton, qui recense de manière thématique toutes les expressions idiomatiques depuis le Moyen Âge, pour traduire des expressions typiques de la rive gauche du Mississippi au milieu du XIXe, en les transportant en France à la même époque, même si plus personne ne les utilise ici, en les transformant et en vérifiant bien que le contexte les explique. Je me suis par contre gardé d’un certain argot contemporain, trop vite daté – le verlan par exemple n’aurait eu aucun sens. (Hoepffner in Audrerie 2008)
15Cela dit, on remarque que la traduction de Hoepffner va au-delà de la simple exploitation des possibilités intrinsèques du français. Il se livre à une entreprise d’élargissement du français, par la confrontation avec la langue du texte de départ, ce qui donne une impression de français travaillé par des forces extérieures. Le travail du traducteur se situe souvent sur le fil du rasoir et l’on a affaire à un texte « en français » plutôt qu’à un texte « français », point sur lequel j’aimerais me focaliser maintenant.
3. Sur le fil du rasoir : le traducteur comme agent double
16Le traducteur peut, me semble-t-il, être considéré ici comme un agent double, dans la mesure où, pour servir le texte de départ et son auteur, il est amené en quelque sorte à trahir la langue d’arrivée, ou en tout cas à la « manipuler » (dans tous les sens du terme), dans une sorte de renversement par rapport au schéma habituel où la traduction est envisagée comme une trahison du texte de départ. Hoepffner revendique le fait de marcher sur la corde raide, dans une position d’équilibriste, et de livrer au lecteur un texte qui soit effectivement une traduction et non un texte écrit directement en français :
Avec des livres comme « Huck Finn », ou comme l’« Ulysse » de Joyce, on est parfois aux limites de la traduction. Soit on choisit une traduction bébête, soit on essaie d’aller un peu au-delà, mais c’est dangereux, car il n’est pas question de faire un exercice de réécriture ou d’adaptation. Ce qui me fascine, c’est cette frontière-là. De toute façon, il faut faire comprendre au lecteur qu’il est en train de lire quelque chose qui n’est pas exactement du français, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas été directement écrit en français, mais qu’il s’agit bien d’une traduction. Je déteste que l’on me dise : « bravo, c’est tellement bien traduit qu ’on dirait que ça a été écrit en français ! » Pour moi, c’est une insulte. (Hoepffner in Leménager 2008) [je souligne]
17Pour ce faire, Hoepffner recourt à l’inventivité, en étirant la langue, en repoussant plus loin les limites de la correction grammaticale ou syntaxique, tout en notant que les normes de la langue d’arrivée peuvent constituer des freins. À une remarque concernant ce travail sur la langue (« Vous avez traduit Ulysse de Joyce, La Boîte Blonde de Toby Oison, William T. Vollmann, Martin Amis ou Sorrentino, autant d’écrivains qui travaillent sur la langue… »), Hoepffner répond :
Quand par inadvertance j’écris « gripper » au lieu de « grimper » et que je le conserve, je le défends car Twain, à un autre endroit, va inventer des verbes que je ne peux pas traduire. Il attaque la grammaire américaine : j’attaque la grammaire française. Voltaire disait : « Traduire c’est faire violence à la langue d’arrivée. » Mais on doit rester en deçà : en anglais on dit d’une faute : « It’s incorrect » ; en français on dit : « Ce n’est pas français ». Le rapport à la correction syntaxique est plus étroit, on est donc obligé de frapper moins fort. Trop de traducteurs pensent : voilà l’état du français, c’est dans ce cadre que je dois travailler. (Hoepffner in Audrerie 2008)
18Ainsi, sur le plan syntaxique, Hoepffner a tenu compte d’un trait stylistique majeur dans le roman, qui est la récurrence de la coordination « and », dont l’utilisation participe ici à la mise en place d’un discours spécifique à l’enfance, qui joue sur la redondance et la répétition. Dans le passage suivant, on compte 20 « and » dans le texte de départ et 16 « et » dans la traduction de Hoepffner, alors que l’on ne note aucun « et » chez William-Little Hughes, un seul « et » et des points virgules pour séparer les syntagmes nominaux chez Suzanne Nétillard, et trois « et » chez André Bay :
We got an old tin lantern, and a butcher knife without any handle, and a bran-new Barlow knife worth two bits in any store, and a lot of tallow candles, and a tin candlestick, and a gourd, and a tin cup, and a ratty old bed-quilt off the bed, and a reticule with needles and pins and beeswax and buttons and thread and all such truck in it, and a hatchet and some nails, and a fish-line as thick as my little finger, with some monstrous hooks on it, and a roll of buckskin, and a leather dog-collar, and a horse-shoe, and some vials of medicine that didn’t have no labels on them; […]. (Twain 1884: 45)
Nous ramassâmes aussi une hachette, des livres, un couteau de poche, un paquet de chandelles, un chandelier de cuivre, une gourde, deux tasses d’étain, un couvrepied rapiécé, un marteau, des clous, un collier de chien, une ligne à pêche aussi épaisse que mon petit doigt, un fer à cheval, une cruche à moitié pleine de whisky ; tout cela pouvait servir. (Hughes 1886 : 59)
On dénicha une vieille lanterne de fer-blanc, un couteau de boucher sans manche, un couteau Barlow flambant neuf que j’aurais bien payé deux cents dans n’importe quelle boutique, un paquet de chandelles de suif, un chandelier d’étain, une gourde, un quart, un vieux couvrepieds rongé par les rats qui était sur le lit, un petit nécessaire avec des aiguilles, des épingles, de la cire, des boutons et du fil, enfin tout ce qu’il fallait pour coudre ; une hachette, une ligne aussi grosse que mon petit doigt, avec des hameçons formidables ; un rouleau de peau de daim, un collier de chien en cuir, un fer à cheval, des fioles sans étiquettes. (Nétillard 1948 : 65-66)
On a trouvé une vieille lanterne, un couteau de boucher sans manche, un couteau à cran d’arrêt tout neuf, des chandelles de suif, un chandelier de fer, une gourde, un gobelet de fer blanc, une vieille courtepointe de lit, un réticule avec des aiguilles, des épingles, des boutons, du fil et un petit morceau de cire, une hachette et des clous, une ligne à pêche grosse comme mon doigt, avec des hameçons énormes après, une peau de chamois, un collier de chien, un fer à cheval, et des fioles de pharmacie sans étiquettes ; […]. (Bay 1960 : 222)
On a pris une vieille lanterne en étain, et un couteau de boucher sans manche, et un canif Barlow tout neuf d’une valeur de vingt-cinq cents dans n’importe quel magasin, et une grosse quantité de chandelles de suif, et un bougeoir en fer-blanc, et une gourde, et une tasse en étain, et un vieux couvre-lit miteux qu’était sur le lit, et un réticule contenant des aiguilles et des épingles, de la cire d’abeille, des boutons et du fil et plein d’autres choses, et puis une hachette, des clous, une ligne de pêche aussi grosse que mon doigt avec des hameçons monstrueux dessus, et un rouleau de peau de daim, et un collier de chien en cuir, et un fer à cheval, et quelques fioles de médicament qu’avaient pas d’étiquette ; […]. (Hoepffner 2008 : 85)
19Le traducteur a donné lui-même des indications sur le nombre global de « et » figurant dans sa traduction et a justifié cet usage, même si la volonté de faire ressentir l’effet produit en anglais doit s’accompagner d’un mouvement violent pour se libérer du carcan du « bon français » :
Tenez, je me suis aperçu en relisant ma traduction de « Huck » qu’il y avait énormément de « et », ce qui est une erreur classique de débutant, car la langue anglaise utilise beaucoup plus de « and » que le français de « et » (à cause de la Bible en particulier). Je ne comprenais pas. J’ai fait un calcul, ça a été facile avec l’ordinateur : je me suis trouvé avec presque 6 % de « and » dans « Huck Finn ». J’ai fait le calcul sur trente autres livres, c’est un maximum ! Aucun n’atteint cette proportion – sauf la Bible de King James, qui atteint 6,3 parce que toutes les phrases commencent par « And ». Dans ma traduction, les 6 % de « and » deviennent 4,75 % de « et ». C’est évidemment bien plus que dans tout autre livre français. Dans la première traduction du roman, il y en avait 2 %. On peut me dire que ce n’est pas très français, mais je m’en fous : ce que je veux, c’est « faire violence » au français. Pourquoi cet usage du « et » ne pourrait-il pas entrer dans la langue française après tout ? J’ai ce fantasme hérité des traducteurs de la Renaissance, qui ont changé les langues… (Hoepffner in Leménager 2008)
20Ce mouvement « d’investissement de la langue maternelle par la langue étrangère » (Berman 1999 : 105)14 se traduit également par l’utilisation d’expressions qui font plus ou moins figure de calque chez Hoepffner avec, dans l’exemple suivant, « up and around » rendu par « dehors et dans les parages », tandis que les autres traducteurs se conforment à une traduction plus « classique » :
Well, pretty soon the old man was up and around again, and then he went for Judge Thatcher in the courts to make him give up that money, and he went for me, too, for not stopping school. (Twain 1884: 23)
Mon père, bien soigné à l’hôpital, se rétablit plus tôt qu’on ne pouvait s’y attendre. À peine debout, il poursuivit M. Thatcher devant les tribunaux afin de se faire remettre mes six mille dollars. Il me poursuivit d’une autre façon parce que je m’obstinais à me rendre à l’école. (Hughes 1886 : 29)
Pap ne tarda pas à se remettre sur pied, et il alla plaider pour obliger le juge Thatcher à lui donner mes sous ; il voulut aussi me forcer à quitter l’école. (Nétillard 1948 : 33)
Le vieux n’a pas tardé à se remettre ; dès qu’il a été sur pied, il a voulu citer le juge Thatcher en justice pour se faire donner de l’argent, et il a aussi voulu m’empêcher d’aller à l’école. (Bay 1960 : 202)
Eh bien, le vieux a pas tardé à se retrouver dehors et dans les parages, et il a alors attaqué le juge Thatcher en justice pour qu’il abandonne cet argent, et il s’en est pris à moi aussi, pasque j’allais toujours à l’école. (Hoepffner 2008 : 41)
21On constate donc que la déformation en traduction, que l’on assimile souvent à une opération subie par le texte de départ, concerne aussi la langue d’arrivée, qui se voit manipulée, transformée, métamorphosée : on a la sensation d’être à la fois dans le connu (les termes sont français) et dans l’inconnu (par l’utilisation de formules inédites). Évidemment, ce choix ne va pas sans susciter des critiques. Prenons l’exemple suivant :
‘‘Gone away? Why, what in the nation do you mean? I hain’t been gone anywheres. Where would I go to?” (Twain 1884: 70)
[Est-ce que vous n’êtes pas parti ?]
– Mais non! mais non! (Hughes 1886: 95)
– Parti ? Qu’est-ce que tu me chantes là, au nom du ciel ? Je ne suis allé nulle part, où est-ce que j’aurais pu aller ? (Nétillard 1948 : 105)
– Parti ! Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne suis allé nulle part. Où veux-tu que je sois allé ? (Bay 1960 : 246)
« Parti ? Mais, diable et nation ! qu’est-ce que tu peux bien vouloir dire ? Je suis pas parti nulle part, que je sache. Où je serais allé ? » (Hoepffner 2008 : 130)
Hughes et Bay ne traduisent pas l’interjection « in the nation », tandis que Nétillard la rend par la locution exclamative « au nom du ciel ». Dans les commentaires qui suivent l’article de Maijstral concernant les deux nouvelles traductions de Hoepffner (Tom Sawyer et Huckleberry Finn), un internaute (Guy M) critique la traduction de « Why, what in the nation do you mean ? » proposée par Hoepffner, estimant que « ce diable et nation ! […] n’est pas pres [sic] du texte et […] sonne vraiment faux anglicisme », ce à quoi Hoepffner répond :
Et pourquoi ne pas vouloir que l’on rappelle que c’est une traduction ? N’en est-ce pas une ? Je déteste que l’on dise d’une traduction : « On dirait que ça a été écrit en français ». Eh bien, non, ça a été écrit en anglais (et en Twain) et ensuite traduit en français. Trop d’acclimatation nuit à une œuvre. Sinon, il faut lire le texte dans sa langue originale. (Hoepffner in Maijstral 2008, section « commentaires »)
22Les avis semblent pourtant partagés, au sein même de la profession, puisqu’une traductrice comme Françoise Wuilmart semble se démarquer de Hoepffner pour ce qui est des limites à fixer concernant la violence faite au français :
Il faut se rendre à l’évidence : vouloir faire passer dans un « beau français » tel que nous aimons le pratiquer ou le lire au premier chef, mais au détriment d’une autre vision du monde que le français ne peut forcément décrire, puisqu’il ne dispose pas des outils nécessaires, n’est pas une solution qui privilégie l’ouverture à l’Autre. À l’inverse, défigurer le français, lui infliger d’impossibles contorsions pour lui faire dire ce qu’il ne dirait jamais spontanément au départ, n’est pas préférable. Il est possible de fuir ces deux extrêmes comme la peste et d’arriver à produire, en français, une « langue troisième ». Toute bonne traduction ne peut sentir la traduction. Le texte français en l’occurrence doit donner l’impression d’avoir été écrit en français et ne doit comporter aucune erreur grammaticale. Il doit être « beau », bien écrit et pourtant, ne devrait-il pas aussi laisser transparaître l’Autre entre les lignes ? Le traducteur devrait œuvrer de telle manière que le lecteur français perçoive malgré tout et malgré la qualité du français, c’est-à-dire perçoive en filigrane, l’étrangeté du texte, ou plutôt son « étrangéité ». La bonne traduction doit être un palimpseste. Exercice ô combien difficile, mais bien connu de tous les professionnels de la transposition. Mais exercice réalisable aussi, si et seulement si la langue d’arrivée est assez souple et flexible pour se laisser tant soit peu modeler, mais non défigurer. (Wuilmart 2007 : 132) [je souligne]
23Cette « langue troisième » dont parle Wuilmart, appelée parfois « troisième code », serait le résultat de « la confrontation du texte source et de la langue cible pendant le processus de traduction » (Frawley in Baker 1998 : 481), Jean Peeters parlant, lui, d’une « interlangue engagée dans une dynamique de l’échange […] » (Peeters 2007 : 233). Or, on sait que pour Antoine Berman (1999 : 49-68), la langue de traduction présente des tendances déformantes, Mona Baker (1998 : 483) mettant l’accent sur un trait comme la normalisation. On constate cependant que Hoepffner prend le contre-pied de cette tendance, en forçant le français, en le tramant hors des sentiers battus de la « normalité », des normes de la langue française, ce qui est du ressort de la créativité. Le tout est de savoir jusqu’où le traducteur peut aller, et c’est tout le débat entre l’adéquation au texte de départ et l’acceptabilité du texte d’arrivée qui est soulevé ici (cf. Karen Bruneaud-Wheal dans ce volume). On voit donc à quel point la manipulation de la langue peut être problématique, a fortiori lorsqu’elle se double d’une inventivité qui tient parfois de la néologie. Pour autant, il faut distinguer différents cas de figure. Ainsi, on remarque tout d’abord que Hoepffner utilise des néologismes pour rendre des néologismes du TD, comme ici avec « frivolation », qui rend « frivolishness » :
There warn’t no frivolishness about him, not a bit, and he warn’t ever loud. (Twain 1884: 87)
Il élevait rarement la voix ; (Hughes 1886 : 113)
Il n’y avait pas trace de frivolité en lui, et jamais il ne parlait fort. (Nétillard 1948 : 128)
On peut dire qu’il n’y avait rien de frivole dans son aspect. Il ne disait jamais un mot plus haut que l’autre. (Bay 1960 : 261)
Pas de frivolation chez lui, mais vraiment aucune, et il élevait jamais la voix. (Hoepffner 2008 : 179)
Mais il en introduit aussi là où il n’y en avait pas dans l’original :
Next I got to itching underneath. I didn’t know how I was going to set still. This miserableness went on as much as six or seven minutes; but it seemed a sight longer than that. (Twain 1884: 10)
[Alors ce fut le nez qui commença à me démanger au point que les larmes me vinrent aux yeux.] Cela dura six ou sept minutes mais le temps me parut beaucoup plus long. (Hughes 1886 : 9-10)
Après, ça passa sous moi. Je me demandais comment j’arriverais à rester tranquille ; cette torture dura bien sept à huit minutes ; mais c’était de longues minutes. (Nétillard 1948 : 9)
[Puis ça s’est mis à me chatouiller en dedans], et aussi par dessous. Je savais plus comment faire pour rester tranquille. Cette comédie a duré près de six ou sept minutes ; mais ça m’a fait l’effet d’être bien plus long. (Bay 1960 : 188)
Ensuite ça m’a démangé en dessous. Je savais plus comment j’allais rester assis sans bouger. Cette misérabilité a continué au moins six ou sept minutes ; mais ça paraissait sacrément plus long. (Hoepffner 2008 : 17)
Le néologisme « misérabilité », que Hoepffner indique avoir emprunté à des adolescents d’aujourd’hui (cf. supra), est utilisé pour traduire « miserableness », substantif tout à fait avéré en anglais. Le traducteur justifie ce recours aux néologismes et à l’inventivité par l’évolution des pratiques traductives et invoque le principe de la compensation, pour une fidélité qui doit se juger à l’aune du texte dans son ensemble et non mot pour mot.
24Cela dit, un certain nombre de problèmes risquent de se poser, dont celui de l’anachronisme, que j’avais annoncé dans ma première partie. Le traducteur avoue d’ailleurs dans une interview à propos des difficultés rencontrées : « D’abord, on peut toujours commettre des anachronismes involontaires, ou se tromper sur certains mots techniques » (Hoepffner in Leménager 2008), mais il indique aussi avoir parfois utilisé sciemment des anachronismes. Ainsi, en réponse à la question de savoir si sa traduction de Twain est une traduction « pour adultes », Hoepffner répond :
Ce serait excessif. J’ai fait exprès d’utiliser quelques petits trucs pour plaire aux enfants : comme certains anachronismes, que personne ne remarquera, mais que je me suis amusé à glisser… « Stylé » par exemple, pour traduire « styled ». L’un des enfants avec qui je vis m’avait complimenté sur mes nouvelles baskets : « t’es stylé Bernard ! ». Je me suis dit que Huck pourrait très bien dire cela. Le problème, c’est que dans dix ans, ça paraîtra sans doute vieillot. (Hoepffner in Leménager 2008)
Voici un exemple où figure ce terme :
I read considerable to Jim about kings, and dukes, and earls, and such, and how gaudy they dressed, and how much style they put on, and called each other your majesty, and your grace, and your lordship, and so on, ’stead of mister; […]. (Twain 1884: 64)
Comme il se montrait encore préoccupé, je pris un des livres et, pour le distraire, je lui lus une histoire où il était question de rois, de ducs, de comtes, de gens à qui on ne disait pas « Monsieur », mais « Votre Majesté », « Votre Grâce », « Monseigneur », qui portaient des habits de velours et avaient au côté une épée qu’ils tiraient à tout propos. (Hughes 1886 : 87)
Dans les livres, il y avait beaucoup d’histoires de rois, de ducs, de comtes, que je lisais à Jim ; on décrivait leurs beaux costumes et tous les chichis qu’ils faisaient en se parlant entre eux. Ils s’appelaient « Votre Majesté », « Votre Grâce », « Votre Seigneurie », au lieu de monsieur, comme tout le monde. (Nétillard 1948 : 96)
En feuilletant un livre d’histoire, je suis tombé sur des rois, des ducs, des comtes, et autres gens de cette espèce ; je lus des pages à Jim. Ils étaient vêtus richement, ils vivaient dans la pompe, ils s’appelaient l’un l’autre : « Votre Majesté », « Votre Grâce », « Votre Seigneurie » et ainsi de suite ; […]. (Bay 1960 : 240)
J’ai lu une tapée de trucs à Jim sur les rois, et les ducs, et les comtes et tout le reste, et comment ils étaient magnifiquement habillés, et comment ils étaient sacrément stylés, et comment ils se faisaient appeler Votre Majesté, et Votre Grâce, et Monsieur le Comte, et ainsi de suite, au lieu de monsieur ; […]. (Hoepffner 2008 : 120)
25Ce choix est à l’opposé du projet de Ronald Jenn qui, dans sa thèse consacrée à la traduction de la rhétorique enfantine chez Mark Twain, fait des propositions de retraduction qui veillent à éviter les anachronismes :
Ces propositions sont la concrétisation de la volonté de préparer l’espace de jeu d’une retraduction des romans. Elles sont toutes situées dans l’optique du rétablissement de la rhétorique enfantine et se veulent plausibles. La plausibilité implique de veiller à ce que ces propositions soient non anachroniques, c’est pourquoi certains termes sont accompagnés de leur date de première apparition telle qu’indiquée dans le Le Robert. (Jenn 2004 : 10) [je souligne]
Or, on constate bien que Hoepffner n’attache pas autant d’importance que Jenn aux considérations de cet ordre :
So me and the duke went up to the village, and hunted around there for the king, and by-and-by we found him in the back room of a little low doggery, very tight, and a lot of loafers bullyragging him for sport, and he a cussing and threatening with all his might, and so tight he couldn’t walk, and couldn’t do nothing to them. (Twain 1884: 166-167)
Arrivés à Pikesburgh, nous cherchâmes en vain le roi. Nous finîmes par le trouver dans une buvette, entouré d’une foule de badauds qui se moquaient de lui. Il était trop ivre pour tenir sur ses jambes et ses menaces ne servaient qu’à mettre les rieurs en verve. (Hughes 1896 : 199)
On s’en fut donc au village, le duc et moi, et on chercha le roi partout ; on finit par le découvrir dans la salle d’un petit caboulot, complètement saoul, avec une bande de propres à rien qui s’amusaient à le faire enrager ; lui leur criait des menaces et des injures, et il était tellement noir qu’il ne pouvait même pas se tenir sur ses jambes. (Nétillard 1960 : 249-250)
Alors, le duc et moi, on se met en route pour le village et on finit par trouver le roi dans une arrière-boutique, entouré de gens qui le malmènent et qui lui crient après. Il était tellement saoul qu’il ne tenait plus sur ses jambes et qu’il ne pouvait même pas se défendre. (Bay 1960 : 332)
Alors le duc et moi, on est allés au village, et on a cherché le roi un peu partout, et on a fini par le retrouver dans la salle arrière d’un petit saloon crasseux, complètement pété, et tout plein de badauds autour de lui en train de le malmener pour rire, et lui qui jurait et les menaçait de toutes ses forces, et tellement pété qu’il pouvait pas marcher et qu’il pouvait rien leur faire. (Hoepffner 2008 : 325)
Les termes « saoul » (Bay) et « ivre » (Hughes) sont bien antérieurs à 1884, date de parution de l’original. Si l’adjectif « noir », employé par Nétillard et daté de 1898 par le Petit Robert, est certes un léger anachronisme, il est beaucoup moins marqué que « pété », daté du milieu du XXe siècle.
26Cette tension entre le désir d’être fidèle au texte de départ et à ses spécificités langagières et l’utilisation de termes résolument modernes contribuant à un rajeunissement du texte suscite une interrogation chez une internaute prénommée Karen15 :
J’ai moi aussi une question pour M. Hoepffner, je ne suis pas contre les détournements de la langue française, ni le dépassement de certaines limites en traduction, bien au contraire, mais puisqu’il semblait vous tenir à cœur de revenir plus près du vernaculaire « noir du Mississipi [sic] de 1870 », comment rendez-vous cela compatible avec le fait d’emprunter « des néologismes » à vos adolescents (de 2008), et comment justifiez-vous cette autre remarque (à moins qu’elle ne soit pas fidèle à vos propos) citée plus haut : « dans une note assez amusante, notre traducteur remercie les usagers des transports en communs pour lui avoir fourni des nuances qu’il lui manquait ».
Cela me semble en légère contradiction, mais peut-être que je me trompe, j’aimerais bien votre avis sur la question […]. (in Maijstral 2008)
Hoepffner répond ainsi :
Karen, votre question touche au plus profond du paradoxe de la traduction. Premièrement on ne peut traduire que dans SA langue (c’est-à-dire celle qu’on parle, écoute et lit), le reste est manipulation – de la langue et du lecteur. Je ne peux évidemment pas « transcrire » la langue des noirs du Mississippi au 19e, mais je peux faire feu de tout bois, dont celui d’adolescents d’aujourd’hui, de Queneau et des voyageurs des transports en commun. J’essaye simplement de faire croire au lecteur le temps de sa lecture qu’il entend bien Jim ou Huck. Je n’y parviens pas, je ne peux pas y parvenir, mais je tente de le faire ; c’est le double-bind du traducteur. C’est pour cela que je pense qu’une traduction trop lisse a fait un long voyage et est trop loin de l’original. Je pense que le lecteur doit toujours savoir qu’il lit une autre culture, une autre langue… Mais enfin, il y a tant de choses à dire à ce sujet. Bernard H. (Hoepffner in Maijstral 2008)
27On le voit, le traducteur est pris entre deux feux, il doit se livrer à un double jeu, et Hoepffner a pris le parti de faire ressentir au lecteur français que ce qu’il lisait était effectivement une traduction. Lorsque dans un article du Nouvel Observateur, le journaliste fait remarquer au traducteur :
[…] on entend en effet une voix, mais légèrement déformée. Et on n’imagine pas un moment qu’un gamin français puisse exactement parler comme Huck… Cela ne signifie pas qu’il y ait des américanismes à chaque phrase, mais il y a un léger décalage, qui produit une impression de dépaysement… (Leménager 2008)
Hoepffner répond :
Voilà, c’est cela que j’ai cherché : le dépaysement. L’histoire se passe sur le Mississipi [sic] ! Donc pas en France. Et cela engage bien des questions de langues. (Hoepffner in Leménager 2008)
Conclusion
28On a vu que le traducteur, par sa position même de Janus, de passeur, se situait dans un espace « entre » : entre deux langues, entre deux cultures. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas de Bernard Hoepffner, qui pratique plusieurs langues, a vécu dans différents pays et conjugue traduction et réflexion sur la traduction. Pour la retraduction de Adventures of Huckleberry Finn, Hoepffner choisit de se démarquer des traductions précédentes, afin de tenter de faire ressentir au lecteur français en quoi ce roman a véritablement été novateur pour la littérature américaine, avec sa transcription de l’oralité enfantine du sud des États-Unis, émaillée de néologismes lexicaux et d’incorrections grammaticales. Pour ce faire, il creuse les possibilités de la langue d’arrivée par le recours à des formes diverses de français, se posant par là même comme écrivain ou « ménechme » de l’auteur. Cela dit, cette exploitation du français se double d’une volonté affichée du traducteur de faire violence à la langue française par la confrontation avec le texte de départ, ce qui aboutit à des calques syntaxiques ou lexicaux et à la création délibérée de néologismes, dans un travail de sape de la langue d’arrivée. Par ailleurs, dans le but de plaire aux enfants et de rajeunir le texte, l’utilisation d’anachronismes n’est pas écartée même si, de l’avis même du traducteur, il existe un risque de vieillissement prématuré des termes employés, cette stratégie de traduction étant en outre remise en question par certains chercheurs. La question est de savoir jusqu’où peut aller le dépaysement, ou décentrement, pour reprendre le terme utilisé par Henri Meschonnic (1973 : 308) et Antoine Berman (1984 : 16). Ce dernier indique à propos de la traduction de l’Énéide qu’il s’agit de « rechercher dans la phrase française les mailles, les trous par où elle peut accueillir – sans trop de violence, sans trop se déchirer (mais en se déchirant quand même, n’en déplaise à Hugo) – la structure de la phrase latine » (Berman 1999 : 130-131). Il ajoute par ailleurs que « Le traducteur a tous les droits dès lors qu’il joue franc jeu » (Berman 1995 : 93). Cette citation qui, chez Berman, renvoie au respect du traducteur vis-à-vis du texte original, pourrait-elle s’appliquer aux libertés que le traducteur est susceptible de prendre par rapport à la langue d’arrivée ? Y a-t-il alors un risque que la présence du traducteur se fasse trop sentir ? Les réponses à ces questions peuvent être variées et dépendent de la conception que l’on se fait de la traduction et des limites que l’on assigne au traducteur. En tout cas, ce que la version de Hoepffner nous donne à lire, c’est un texte qui n’est plus un « miroir » mais une « fenêtre »16, une fenêtre qui est ouverte sur l’Autre et offre un dépaysement double, une double perspective, qui consiste à avoir accès à l’Autre par le prisme non pas déformant mais déformé de sa propre langue, désormais décentrée à l’intérieur de son propre cadre.
Bibliographie
Bibliographie
Références
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Notes de bas de page
1 <http://pagesperso-orange.fr/oeil.chambery/CRBernardHoepffner.html>
2 D’après le site internet de Hoepffner ( <http://wvorg.free.fr/hoepffner>), son travail d’écriture consiste pour l’essentiel en une réflexion sur le travail de traduction, par le biais d’articles parus dans des revues.
3 Voir l’article « Portrait of the Translator as a Chameleon », paru dans Through Other Eyes : The Translation of Anglophone Literature in Europe, Ed. R. Trim & S. Alatorre, Cambridge Scholars Publishing, 2007, et disponible sur le site internet de Hoepffner.
4 Nathalie Crom dit de Bernard Hoepffner que c’est un « [t]raducteur émérite aux talents et aux intérêts hétéroclites, aussi à son aise dans le XVIIe anglais (il a traduit notamment, en 2000, pour les éditions Jose Corti, la monumentale Anatomie de la mélancolie, de Robert Burton) qu’avec l’avant-garde postmoderne américaine (Robert Coover, Toby Olson…) […] » (Crom, Télérama).
5 « […] they [the translators] are linked to the source as well as to the target, they are at the same time the bow, the arrow and the target, they carry the original text, they (sometimes) choose it, they read it, they ingest it, they digest it, and then they egest it » (Hoepffner, « Portrait of the Translator as a Chameleon »).
6 Terme de Laurence Kiefé, éditrice, traductrice et secrétaire générale de l’ATLF (in Curien et Sabatier 2007).
7 Hoepffner, en revanche, a réussi à avoir son nom en couverture de cette nouvelle traduction, ce qui est une forme de reconnaissance par l’éditeur du travail d’écrivain/ d’auteur accompli par le traducteur.
8 La traductrice Laurence Kiefé indique également que la traduction est un exercice d’écriture active et non passive (in Curien et Sabatier).
9 J’emprunte ce terme à Bernard Hoepffner lui-même, qui, dans sa discussion concernant la situation de « double-bind » dans laquelle se trouve le traducteur, indique que « ménechme » serait peut-être le terme adéquat pour rendre compte de ce phénomène, en référence au titre anglais Double Bind donné par Douglass Parker à cette comédie de Plaute (Hoepffner 2005).
10 <http://www.tlfq.ulaval.ca/fichier/resultats.asp?mode=citations&page=1&init=true&affiche_entree=True&no_auteur=236&tri=entree>, consulté le 16-11-09.
11 On aura remarqué dans ce groupe verbal l’effacement du « ne » de la négation, stratégie fréquemment employée par les traducteurs pour rendre compte de l’oralité.
12 <http://www.enrtl.fr/definition/dmf/suspicionner>, consulté le 30-06-2009.
13 À partir du substantif « suspicion » (voir l’article de Sagols).
14 « […] la traduction littérale est l’expression d’un certain rapport à la langue maternelle (qu’elle violente forcément) . Tout se passe comme si, face à l’original et à sa langue, le premier mouvement était d’annexion, et le second (la re-traduction) d’investissement de la langue maternelle par la langue étrangère. La littéralité et la re-traduction sont donc les signes d’un rapport mûri à la langue maternelle ; mûri signifiant : capable d’accepter, de chercher la « commotion » (Pannwitz) de la langue étrangère » (Berman 1999 : 105).
15 Après vérification auprès de l’intéressée, il s’agit de Karen Bruneaud-Wheal, dont on pourra lire la contribution dans ce volume.
16 J’emprunte les termes de « miroir » et de « fenêtre » à Wuilmart (2007 : 135).
Auteur
Maître de Conférences à l’Université d’Artois, où elle enseigne la traductologie et la traduction. Elle a soutenu, sous la direction du Professeur Michel Ballard, une thèse de doctorat en traductologie intitulée « Traduction et connotation ». Ses recherches portent sur la connotation et, plus généralement, sur la variabilité du sens, l’ambiguïté et l’implicite. Elle a publié une dizaine d’articles traitant, notamment, de la traduction des connotations, des jeux de mots, des allusions et référents culturels, des proverbes, des emprunts, ainsi que de l’articulation entre la traductologie et l’enseignement de la traduction. Elle est également co-auteur, avec Michel Ballard, d’un ouvrage sur les faux amis.
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
Marie-Alice Belle et Alvaro Echeverri (dir.)
2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
Jean-Marc Gouanvic
1999