Fidèlement infidèle
p. 15-27
Texte intégral
Chaque texte est unique, et est en soi déjà la traduction d’un autre texte. Aucun texte n’est entièrement original car le langage lui-même dans son essence est déjà une traduction : d’abord du monde non verbal, et ensuite parce que chaque signe et chaque phrase sont à leur tour aussi une traduction d’un autre signe et d’une autre phrase qui ont précédé. On peut aussi inverser ceci et affirmer ce qui suit : tous les textes sont des originaux car chaque traduction est toujours distincte et différente, chaque traduction peut être perçue comme une invention, et constituer en soi un texte unique.
Octavio Paz
Traducción : Literatura y Literalidad
Introduction : Valeur heuristique de la traduction et réflexions autour de l’acte interprétatif
1Il est clair et impératif aujourd’hui de considérer la traduction comme épistemé contemporaine. Devant tout texte à traduire ou discours à interpréter il faut être pleinement responsable et conscient du rapport à autrui, du rapport à l’Autre, pour prendre honnêtement la mesure du tort souvent infligé à un autre, et mettre ce tort avec moi-même comme auteur/ traducteur. Que traduit-on réellement quand on traduit ? On serait tenté de donner plusieurs réponses : un texte, un discours, un message, une langue, un idiome, ou bien : un texte dans une langue, un texte dans ses rapports avec d’autres textes, voire le « génie » d’une langue à travers une œuvre ou un auteur. Comment traduire/ interpréter correctement, complètement et fidèlement ce qui dans un texte est présent à l’état de traces, d’échos, de correspondances, voire d’équivalences ?
2Traduire, en soi, est déjà un mot qui peut paraître difficilement traduisible, voire intraduisible.
3Est-il possible de traduire aisément l’affect, l’infigurable, de traduire aussi au-delà des mots le corps, le silence, le souffle ? Quelle valeur sémantique pour le rythme ? Pouvoir traduire aussi les non-dits, l’inter-dit d’une langue à une autre, d’un contexte à l’autre, d’une culture à l’autre.
4Pouvoir aussi, parfois, traduire à corps perdu avec l’illusion d’avoir tout transmis, re-traduire ce qui semblait avoir été déjà traduit. Mais on se rend vite compte qu’il n’y a que re-création ; il y a dynamique dans la création qui convoque la créativité du traducteur face à des termes « orphelins » ou à des lacunes linguistiques dans le rapport aux contraintes et aux effets de feed-back parfois, on serait même tenté ici de designer le traducteur comme « déverbalisateur ».
5Voilà pourquoi et comment déjà la traduction nous oblige impérativement à négocier aussi les frontières des champs d’étude et des disciplines. Mais la traduction se nourrit-elle plus du processus ?
6Le changement de médium peut-il déclencher le changement de paradigme ? Devons-nous plutôt interroger la philologie, les re-sémantisations permanentes de nos lexiques et de notre langage ? Nos visions du monde ? Mais surtout nos paradigmes scientifiques d’aujourd’hui, et surtout ceux de demain qui déjà annoncent l’orée d’une pensée qui doit nécessairement se muer pour affronter aussi les nouveaux défis de la traduction et les défis d’un nouveau siècle ? Comment la notion de traduction, prise dans un sens métaphorique, permet-elle de problématiser des situations nouvelles ? Quel rôle joue-t-elle dans les champs d’études « émergents » ?
7À quelles contraintes fait-elle place ? Quelle est sa place dans la saisie d’une autre culture ou civilisation, et dans la perception d’une nouvelle réalité conceptuelle et paradigmatique ? Comment traduire à la fois dans la plus grande discrétion et la plus perceptible conviction ? Comment comprendre ce processus traductif et interprétatif, définir cette activité traduisante, expliquer ce que devrait être traduire, car la traduction bien faite ne peut devenir un art qu’une fois qu’on en a assimilé toutes les techniques.
8Plus on y réfléchit et plus on se rend compte que la traduction est généralement frustrante et passionnante à la fois, elle est aussi une activité qui est à la fois belle et cruelle. Entre collisions et collusions des langues, il y a cette « machine à tisser de la pensée », il y a ce « traducteur-tisserand » dans une dynamique d’écriture et de transmission, toujours plongé dans des variations d’une pensée, ce « médiateur rythmique » qui interroge sans cesse la signifiance des mots et des messages ; est-il aussi parfois ce « ponctuum » barthésien qui traduit sans se poser forcément la question du sens ? Ou bien tel un hère poursuit-il son errance dans le texte pour percer ou convoquer son idiomaticité jusqu’à oser frôler parfois cette « posture psychique », cette « angustia » de Steiner, propre à certains traducteurs ?
9Là commence à émerger l’« energeia », l’« energon » de Humboldt, la « différence » de Derrida, le sens en fuite ou « sémiosis » de Peirce, ce continuum, et les champs métaphoriques de Meschonnic, et naît alors la Traduction qui ici nous intéresse : traduction-recréation qui impose sa propre manifestation – telle la légende d’Écho –, sa présence, que nous allons essayer d’expliciter.
10C’est cette traduction impossible, c’est cet « entre-deux », ce sont ces silences qu’il nous intéresse ici d’interroger, de déflorer, et de rendre le plus fidèlement possible même dans l’infidélité incontournable : c’est aussi l’indicible de Barthes, qu’il faut réussir à dire malgré tout, c’est cet impossible du texte qu’il faut classer ou placer afin de recouvrer ce « corps verbal » de Derrida menacé de perte dans les plis de la traduction, c’est aussi et peut-être aller chercher sur un plan ontologique et philosophique cette « Sainte croissance » qui nourrit sans cesse le texte et cette « Jouvence » qui le revitalise : c’est aussi là que commence l’opération herméneutique qui ouvre sur l’écart, le rapport douloureux et passionnel, voire charnel, avec la traduction, l’émergence des paradoxes et les difficultés d’une opération complexe.
11Il faudrait pouvoir comprendre aussi et expliquer la position, la relation et la contradiction du rapport du traducteur à sa traduction, l’ambivalence du traducteur avec son double. Antoine Berman parle des « sommeils du traducteur » desquels naissent les lapsus et les fautes, les gloses et les écarts, des soupçons de doute qui nous font faire à tous – et souvent à tort – le deuil de la « traduction irréprochable ».
12Et si tout n’était que mauvaise perception, analyse incomplète, ou révision nécessaire de notre approche de la traduction ? Il nous faudrait aller sans doute encore au-delà de ces approches fantasmatiques et programmatiques d’aujourd’hui, car si le texte reste « objet de désir », nonobstant il est déjà temps d’objectifier celui-ci avec Borges qui parlait aussi d’un « texte qui sommeille » et d’un « traducteur qui le réveille ».
13Mais aujourd’hui nous sommes aussi face à une traductologie qui piétine dans sa déroute épistémologique, même si elle a avancé grâce à des études empiriques comme celle que mène Daniel Gile et à des théorisations un peu partout dans le monde se basant sur d’autres sciences plus avancées sur un plan conceptuel. Nous devons « écarteler » ces approches interdisciplinaires, et ouvrir de nouvelles pistes plus spécifiques pour renouveler et affiner la réflexion sur la traduction et c’est ce que nous essayerons très humblement de faire ici. Effectivement, nous savons que si la manière de traduire renvoie tant au processus qu’à l’opération elle-même, ce qui nous paraît plus ingénieux d’étudier ici, c’est l’attitude traductive qui va au-delà d’une pratique ou d’une théorie, pour essayer de faire entrer la traduction en philosophie, et nous soumettre tous à une lecture plus critique des œuvres traduites. C’est aussi poser scientifiquement le problème des négociations, confrontations et créations, négociations des focales mais aussi tensions de tous types, c’est mesurer et analyser les « résistances » du texte qui nous narguent et nous éclatent à la figure, c’est dépasser ou du moins gérer cette « angustia » de Steiner dans Après Babel, c’est cerner intelligemment la difficulté, c’est recourir à la créativité, et c’est enfin et surtout proposer une nouvelle approche de la traduction qui va au-delà de la Parole et du code pour nous permettre de vivre avec jouissance cet acte dans une espèce de « grammaire de la cosmogonie du dire », et ceci relève de la traductologie à venir.
1. Questionnements traductologiques face à l’« entre-deux » ou l’impossible traduction
14La situation de la traductologie est, aujourd’hui, en quête d’un statut scientifique voire en état de crise – comme disait Etkind « un art sitôt né et déjà en crise »– et ceci fait que le changement ou la recherche de nouvelles méthodes s’imposent quant à son enseignement et son étude.
15Loin de percevoir cet état de crise comme négatif, l’auteur le présente comme un défi et aussi un but nécessaire à atteindre avec l’interdisciplinarité comme objectif, soulignant également l’importance des métaconnaissances dans le domaine de la traduction car on est à un carrefour où l’on connaît l’action d’hier et où l’on perçoit déjà les perspectives de demain.
16C’est pourquoi on note aussi depuis ces dernières années l’émergence de nouvelles manières de repenser la traduction, d’interroger les processus traductif et interprétatif, ces questionnements véhiculant aussi des transformations épistémologiques complexes. C’est aussi la naissance de changements paradigmatiques, de nouvelles approches herméneutiques et des visions du monde qui s’affrontent, cohabitent ou se heurtent, auxquelles doivent faire face aujourd’hui les traducteurs. Il y a aussi de plus en plus de chantiers actifs dans le monde, et la traduction nous interroge et s’interroge aussi comme une éventuelle épistémologie du futur puisqu’elle est interdisciplinaire, qu’elle concerne tous les savoirs, qu’elle a donné lieu à des constructions théoriques dont la valeur heuristique est évidente, et qu’elle possède un métalangage qui s’affine ; elle contribue aussi à créer cet espace de réflexion commun à des disciplines connexes, et elle s’exerce à différents niveaux concernant inévitablement tout un chacun. On peut même dire aujourd’hui que la traductologie est relayée et amplifiée par des penseurs qui tentent de plus en plus de la légitimer théoriquement. Et c’est ce que nous allons essayer de voir précisément dans cette communication, sur le double en traduction ou l’impossible « entre-deux ».
17Nous allons questionner cette impossible traduction, cet espace silencieux et/ou éloquent, et essayer à travers quelques approches théoriques différentes de trouver une réponse, si minime soit-elle, ainsi que des symptômes de sens traduisibles dans cet « entre-deux ». Michel Ballard évoque ce « mode de communication impur » qu’est la traduction avec ses décalages d’équivalences et la nécessité d’une « théorie non trop partiale » afin de mieux aborder et traiter tous ces pôles de déformation tant au niveau humain que traductionnel et langagier. Il évoque l’« impureté de l’acte » et de l’homme. Effectivement, en abordant la traduction avec ces prémisses et sous cet angle réaliste, nous sommes à la fois l’acteur traduisant mais aussi le spectateur qui analyse, s’interroge et observe avec méticulosité cet « acte impur ». Lorsque nous traduisons, nous sentons de façon innée que tout n’est pas, ou ne peut pas être, redit de la même manière. Nous sommes tous fidèlement infidèles à l’auteur, au message et à son texte. Fidèlement infidèle : c’est ce qui me vient à l’esprit, ce que je ressens, ce que je perçois.
2. Notion de « troisième code » de Frawley et autres approches de la traduction
18La notion de « troisième code », proposée par Frawley en linguistique de corpus, pourrait nous faire penser à cet « entre-deux » où les enjeux de la traduction s’entrecroisent, s’opposent et peut-être convergent parfois vers cette solution : ce « troisième code » qui serait une nouvelle façon de dépasser le simple transcodage binaire nous amène à prendre conscience – mais pas forcément encore connaissance – de ce « troisième code » qui pourrait correspondre à une langue de la traduction selon Frawley. C’est peut-être le lieu de la déverbalisation, le foyer du questionnement et le lieu prédilecte du choix qu’il faut opérer en tant que traducteur/interprète pour rendre le message de la meilleure manière possible.
19Le traducteur devient alors le témoin malgré lui de la rencontre entre l’auteur et son lecteur. Schleiermacher, théologien et herméneute allemand du XIXe siècle, affirmait déjà que : ou bien le traducteur laisse l’écrivain le plus tranquille possible et fait que le lecteur aille à sa rencontre, ou bien il laisse le lecteur le plus tranquille possible et fait que l’écrivain aille à sa rencontre.
20Goethe avait dit la même chose aussi, et Heidegger également évoquait la traduction en termes de « déplacement de l’auteur ou du lecteur ». En fait, il faut aller en quête d’une stratégie discursive, quels que soient les termes en jeu, quelle que soit la « fidélité » du traducteur.
21C’est aussi Nida qui parlait d’« équivalence formelle / équivalence dynamique », ou Newmark qui évoquait à son tour la « traduction sémantique / traduction communicative ».
22Par ailleurs, Antoine Berman évoque dans son œuvre l’exactitude et la fidélité qui sont pour lui le moyen de « recevoir l’Autre en tant qu’Autre ». Traduire, selon Berman, c’est donc « ouvrir l’Étranger à son propre espace de langue » ; cet « Autre », cet « Étranger » dont parle Berman n’est qu’un objet textuel qui représente des paroles de personnes absentes, mais des paroles qui sortent d’un code linguistique pour passer à un autre code. Mais comment en faire l’accueil et comment comprendre et recevoir pleinement au-delà d’un transcodage ?
23Le renouvellement de l’interaction pourrait opérer peut-être dans ce « troisième code » si Frawley et d’autres penseurs pouvaient le cerner encore mieux et en définir plus clairement la fonctionnalité. C’est dans ce binarisme, mais aussi peut-être face à ce « troisième code » que la responsabilité du traducteur se révèle et doit s’assumer grâce à sa propre éthique.
24Le bonheur de l’équivalence qui surgit, la jouissance du mot juste enfin trouvé, montrent bien que le traducteur n’est pas seulement et toujours un négociateur. Mais il serait plus judicieux dans ce contexte de « troisième code » de réfléchir et de comprendre par quels processus herméneutiques le traducteur est responsable du succès ou de l’échec de sa traduction et de sa coopération.
25Conséquemment, la notion de « troisième code » nous invite à y revenir, à essayer de l’approfondir pour mieux l’exploiter. Ceci pose aussi le problème de l’adéquation du texte ou discours de départ, et de l’acceptabilité de l’arrivée. Tous les traducteurs généralement bilingues, voire pluriels et plurilingues dans leurs pratiques langagières, rencontrent nécessairement ce « troisième code », ces « zones grises » dans la rencontre de Soi à l’Autre. C’est là que se manifeste et s’impose cet « entre-deux » disposé et réfractaire à la fois à la transformation. Ce « troisième espace », pour le nommer différemment, émerge encore plus clairement dans des cas d’interculturalité, d’hybridité, de métissage qui nous imposent de dépasser la binarité classique et les binarismes qui ne correspondent plus et ne traduisent pas cet « en deçà », cet « entre-deux ».
26C’est le « décentrement » de Meschonnic, de Berman, c’est l’enjeu des déformations et déviations du texte, c’est la « niche de la créativité » lorsqu’elle opère, ce sont les particules de sens qui nous échappent, l’émergence d’un autre sens du sens, dans son déploiement global dans le temps et l’espace.
27Dans certains cas, ceci a pu donner lieu à une espèce d’« interlangue » créée dans une dynamique d’échange qui se fait au sein de ce « troisième code » : c’est le cas par exemple de la « mélangue » (entre l’espagnol et le français) chez Jorge Semprun, grand écrivain et diplomate espagnol : c’est alors l’investissement de la langue maternelle par la langue étrangère. Cet « entre-deux » régi par ce « troisième code » créera dans ce nouvel espace de négociation une autre langue qui dira ce que la traduction ne peut ni expliciter ni traduire. Cet « entre-deux » chez Assia Djebbar qui, au-delà de l’arabe et du français, propose une autre langue intermédiaire qui traduira différemment et aussi plus fidèlement les sentiments, les événements et toute l’expérience spécifique de son univers et de ses personnages.
28On passera donc au-delà de ce « troisième espace » non décodé qui, en fait, ne traduit ni l’« étrangeté » ni l’« idiomacité », pour arriver à une espèce d’« étrangéité » à la fois créative mais qui sert de « dépannage » à la traduction encore inopérante ; on pourrait même penser dans ces cas-là que les traducteurs, dans l’intra comme dans l’inter-linguistique, ont tous les droits dès qu’ils jouent franc jeu, néanmoins, ils n’ont pas les mêmes choix que l’auteur, mais bien plus de mérites car ils doivent gérer les contraintes de la traduction… (je serai tentée d’ajouter ici : avec tous les enjeux au niveau de la compréhension de la part du lecteur).
29Edward Sapir affirme de son côté que « la langue est une matrice », et on comprend donc mieux qu’il faut interroger la poéticité et la poétique de cette « parole équivoque », ce renversement, cet entrecroisement, cet éparpillement des textes voire cette « mise en abyme » de la traduction, cette intraduisibilité ou traductibilité fragilisée par les différentes visions du monde.
30Il semblerait aussi parfois qu’il y ait nécessité d’une seconde « mise en abyme » dans le texte traduit qui devra être construit par dédoublement et qui devra nécessairement – pour renaître et transmettre le message – puiser dans l’énergie ou « energeia » d’Humboldt, cette énergie cinétique qui crée l’« entre-deux » dans tout mouvement de traduction. On ne peut échapper à cette dynamique d’attraction/répulsion qui donne lieu dans toute activité traduisante à ce phénomène de « co-construction du sens » et aux contraintes de lisibilité conséquentes.
31Entre l’« habitus » de Bourdieu et la doxa du traducteur où va s’inscrire la « négociation » de l’« entre-deux », on comprendra vite que dans ce cheminement réflexif on ne cherche pas à proposer des réponses toutes faites mais un approfondissement des questionnements ; ce qui nous amène nécessairement à aborder cet « entre-deux » à un autre niveau, dans cette approche d’abord sémiotique, puis dans une approche philosophique déconstructionniste.
3. De l’approche « peircienne » d’Umberto Eco à l’itérabilité du sens de Jacques Derrida
32La deuxième possibilité de réflexion concerne l’approche de Charles Sanders Peirce reprise par Umberto Eco puis la « déconstruction » de Jacques Derrida appliquée à la traduction. La « coopération textuelle » qu’évoque Umberto Eco dans le Lector in fabula (ou Lecteur modèle) devient une « lecture coopérative » dont le traducteur est à la fois témoin et acteur. Cet « entre-deux » n’échappe-t-il pas nécessairement au traducteur et/ou au lecteur ? Comment calculer le seuil au-dessous duquel la « coopération » peut être considérée comme un échec et au-dessus duquel elle peut se révéler comme un succès ? Ce qui fait écrire à Umberto Eco qu’il faut traduire du « monde à monde » et non du « mot à mot » : telle est son approche de la fidélité en traduction. Les mots ouvrent des mondes, et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui de l’auteur, fût-ce avec des mots différents. Umberto Eco qualifie les traducteurs de « peseurs d’âmes » et non de « peseurs de mots » comme l’avait suggéré Valery Larbaud lorsqu’il parlait de peseurs « subtilissimi ». En effet, la traduction qui va « dire presque la même chose » chez Umberto Eco, est avant tout une négociation de deux mondes.
33Par ailleurs, nous savons tous que l’interprétation est toujours coextensive à la culture, mais nous savons très bien aussi que l’herméneutique (fondée par Heidegger, développée par Hans Gadamer et Gorlée, reprise par Jacques Derrida) prétend faire du concept d’interprétation un principe dominateur de la pensée humaine.
34On entend dire tant par le traducteur/interprète, que par le lecteur : « À chacun son interprétation », « Le sens est inépuisable », voire : « Chacun est libre d’interpréter comme il l’entend ». Devrions-nous, oserions-nous conséquemment penser la même chose de la traduction ? Non, car cela provoquerait de graves césures entre l’auteur et le lecteur si le traducteur s’immisçait en prenant toutes ces libertés !
35Nous pensons que le traducteur doit se pencher davantage sur le conceptuel et le culturel dans une espèce de « lexiculture » qui lui servirait de portfolio de la traduction. Milan Kundera, dans les Testaments trahis, parle du « sens presque toujours faux, et à chaque fois différent ». Le sens que renferme l’« entre-deux »– et dont il est peut-être prisonnier ? – véhicule à la fois du notionnel et de l’émotionnel, car les mots de l’auteur disent aussi ce qu’ils ne doivent pas dire (face au désarroi du traducteur), ou ne disent plus rien du tout parfois. L’enveloppe de sens de cet « entre-deux » est à rechercher, et c’est ce que le traducteur efficient saura – même difficilement – rendre dans sa traduction grâce à sa sensibilité, à son inter-culturalité et à sa créativité. Nous sommes tous parfois, voire souvent, piégés dans cet « entre-deux » de l’impossible traduction.
36C.S. Peirce définit dans ses études et ses écrits le terme de traduction comme une synecdoque du terme interprétation et nous propose aussi dans sa sémiotique la définition du signifié comme traduction d’un signe dans un autre système de signes.
37Hans Gadamer parlait aussi du « dialogue herméneutique » : on peut considérer en effet que tout énoncé (ce qui exprime) appelle une interprétation (ce qui explique) et conduit vers une traduction (ce qui sert à interpréter).
38Si on lit Peirce avec un esprit critique, on se rend compte que le signe, dans la relation avec l’autre signe, ne se limite pas du tout à un simple renvoi. Selon ce sémioticien, le signifié du signe est le signe dans lequel il doit être traduit. L’acte de traduction réel serait le premier acte de signification, mais cette traduction est avant tout interne, non encore externalisée, c’est là que se trouve le ressort essentiel de la sémiosis « peircienne », et que l’on comprend le poids des processus sémiosiques dans le sens qui continue toujours de faire sens en traduction.
39Il parle du signe et de l’interprétant (avec cette forme de participe présent), et dans cette interprétation permanente, toujours réactivée, de ces signes qui, tels une flèche d’Élée, ne s’arrêtent pas dans leur trajectoire jusqu’à disparaître de notre vue, de notre entendement même.
40Le sens messianique évoqué aussi par Derrida dans toute son œuvre, ainsi que par la plupart des sémioticiens, nous fait prendre conscience que cet « entre-deux » ne peut que nous échapper dans notre quête qui serait alors définitivement inachevée. La réflexion est ouverte, et les traducteurs devraient s’arrêter sur cette probabilité, mais sans baisser les bras, car si pour certains il est des textes intraduisibles, pour d’autres tout est heureusement traduisible. L’itérabilité derridienne nous condamnerait-elle quelque part à ne jamais atteindre la totalité du Sens dans tous les sens du terme ici ? Nonobstant, il est vrai aussi que cet « entre-deux » peut nous convier et mener vers une altérité infinie, posant ainsi les problèmes de l’interprétation dans l’acte de traduction.
41Qui doit combler cet « entre-deux », qui doit remédier à cette impossible traduction ? Le traducteur ou le lecteur ? Ou devons-nous chercher aussi la responsabilité de l’auteur qui ne nous dit pas tout ?
42Mais cette itérabilité nous ramène surtout au problème plus complexe de la langue, du langage, de la Parole.
43Une approche philosophique, différemment orientée, redevient urgente, en plus d’une formation du traducteur et d’une actualisation permanente qui le sensibiliserait davantage à l’évolution de la langue, aux re-sémantisations, aux mots, idées et concepts qui évoluent et changent rapidement de nos jours.
44Par ailleurs, nous savons tous qu’une des théories contemporaines les plus polémiques et complexes de la traduction, est la réflexion déconstructiviste de Jacques Derrida et de ses adeptes. Une traductologue espagnole, María Carmen Africa Vidal Claramonte, avait recueilli l’opinion de l’auteur récemment décédé. Selon Derrida, il faut éliminer une fois pour toutes le concept d’équivalence, renverser la pensée traditionnelle qui suppose que la traduction dépend de l’original et faire dépendre de la traduction l’existence, le signifié et l’identité de l’original. On comprend ainsi aisément que la déconstruction nie l’existence d’un seul signifié stable qu’il faudrait transmettre – chaque signifié renvoie à un autre, et chaque transduction renvoie à son tour à d’autres.
45Pour Derrida, et précédemment pour les sémioticiens aussi, aucun signe ne peut fonctionner seul et indépendamment, il y a des « traces » partout : c’est pourquoi Derrida déconstruit d’abord toute opposition binaire et conséquemment toute différence entre l’original et sa/ses traduction(s), et propose le terme de « transformation » qu’il préfère à celui de traduction. Vidal Claramonte nous explique en 1995 que, pour Derrida, l’épisode de la Tour de Babel reflète l’incommunication entre les hommes, l’impossibilité de la traduction, le manque et le défaut de compréhension ; mais aussi l’impossibilité d’arriver à un résultat harmonieux, unique et cohérent.
46Il est vrai aussi que dans les œuvres de Derrida « Babel » signifie curieusement « confusion » et la confusio linguarum, c’est aussi la confusion des architectes qui n’ont pas terminé la construction de cette Tour. « Babel » fait appel aussi au Père, à Dieu ; et Dieu est le Verbe, l’origine du langage, la langue originelle pure et l’origine des langues.
47Dans toute sa réflexion, Derrida va considérer la traduction comme une œuvre certes nécessaire mais aussi à la fois interdite : nécessaire et impossible ; cette nécessité de communiquer est indispensable mais se convertit en un désir irréalisable pleinement.
48Pour Derrida « Babel » va donc signifier l’ambiguïté, la multiplicité, la confusion, la polysémie, l’ambivalence, etc., et il va même jusqu’à affirmer que pour lui Dieu est le premier déconstructionniste.
49On comprend aussi que la déconstruction ne ferme pas toutes les portes : le traducteur ne doit pas pourchasser le sens avant tout, il doit être surtout capable de transmettre l’essence du texte, le message, et sa musicalité. Lorsqu’on a compris avec Derrida que tout change en permanence, que même l’unité d’un texte n’est jamais définitivement acquise, on admet quelque part avec lui que la traduction ne pourra jamais être une représentation fidèle, elle ne fait et ne peut que « jouer » avec le signifié qu’elle ne peut pas fixer car c’est un processus qui modifie l’original de façon constante. Et c’est cela qu’il faudrait comprendre lorsque Derrida parle d’« itérabilité ». La traduction donc n’est qu’une collaboration entre l’acteur et le traducteur, qu’il appelle la « double union » qui peut conduire au « double-bind » ou au « border-line » du traducteur. Derrida affirme même que la relation intrinsèque entre le signifié et le signifiant se trouve toujours rompue par la traduction car il y a violation de l’essence même du terme, voire de la métaphysique du langage.
50C’est pourquoi nous pensons que l’impossible traduction, cet « entre-deux » que nous traitons ici, peut s’expliquer, dans la mesure où finalement traduire ne consiste plus à s’ajuster ou à se plier à une seule norme, mais plutôt à négocier une multiplicité de normes pour arriver à des résultats insatisfaisants, complexes, mais aussi corrects d’autres fois… bien que le « correct »– selon Hermans – dépasse le champ de la traduction, impliquant chez le traducteur l’évaluation de son langage et de celui de l’autre, de la relation entre les langues, l’idiomaticité, les identités, en somme tout ce qui véhicule aussi de l’idéologie et de l’épistémologie dans tout acte traductif.
51Nous voyons donc, avec les sémioticiens et les déconstructionnistes, que traduire n’est pas chose aisée. On pourrait encore songer à l’idée de « traductions correspondantes », avec tout un bouquet de significations possibles : pertinence, transposition, expression d’une « réponse », un dialogue plus qu’une copie conforme mais là encore nous allons préférer la notion de « traduction relevante » introduite par Derrida lui-même.
52« Relever » ici signifiera porter au-delà, « relevant » est lui-même un adjectif transfuge de l’anglais et en voie d’accréditation en langue française et on peut dire que, comme la traduction elle-même, son usage flotte encore entre plusieurs langues mais on le comprend comme ce qui convient, ce qui paraît approprié, comme ce qui est de nature à « relever » l’œuvre traduite au sens hégélien de l’« Aufhebung » du texte traduit : avec tout le travail de deuil inhérent à la traduction et l’opération de mémoire qui rachète, assurant ainsi la survie de l’œuvre traduite.
53Cette traduction « relevante » dont parle Derrida rend l’œuvre accessible malgré son « étrangèreté », elle ne se contente pas de rendre le son de l’original, elle « le donne à entendre » au-delà d’une simple restitution. La traduction « relevante » que nous propose Derrida est, dans ce cas-là, marquée d’une paradoxale fidélité infidèle. Mais comme il est toujours urgent de traduire, interrogeons une autre approche théorique et voyons ce qu’en l’occurrence les cognisciences nous proposent. Il s’agira là d’une vision prospective, de promesses non encore réellement théorisées, mais constituant néanmoins des apports fondamentaux sur la construction du sens, sur la compréhension et sur la traduction bien sûr.
54On peut dire qu’en ce XXIe siècle, la traductologie est un domaine de la recherche fondamentale mais elle est aussi objet de recherche appliquée. Les recherches actuelles impliquent aussi les neurosciences et la psychologie cognitive. L’accent est plus que jamais mis sur le processus, sur le problème de la compréhension et de la construction du sens qui donne lieu à la reformulation.
55D’autres éléments seront étudiés tels que le fonctionnement de l’attention, des différentes mémoires (de travail, sémantique, procédurale à court/moyen/ long terme), etc. Les capacités cognitives du traducteur ne sont pas innées – même si on peut parler d’un don, d’une disposition pour la traduction – ni l’élaboration de ses stratégies de traduction. Avec les cognisciences apparaît tout dernièrement un nouveau champ de recherche qui place le traducteur en tant qu’entité cognitive comme facteur essentiel de l’acte traductionnel. Les approches théoriques qui émergent dans ce domaine des neurosciences sont à découvrir car elles sont très prometteuses, certes, mais ceci devrait faire l’objet d’un autre article.
Conclusion
56Convoquer une traductologie réaliste et pertinente devient de plus en plus urgent. Tout comme nous demander si l’entre-deux ne devrait pas être envisagé comme point de départ à toute traduction « relevante ». Penser et admettre que tout texte est riche de ses innombrables virtualités de sens en attente d’activation par le lecteur et le traducteur : partir du postulat que l’original n’est jamais immobile. On comprend alors que la traductibilité s’étend inévitablement à ce qui excède le sens transmissible ou le message communicable, un « supplément » dans notre langage, un je ne sais quoi d’indicible qui insiste précisément dans l’œuvre pour se faire entendre et que le bon traducteur prend en charge. Il assure aussi grâce à sa créativité la « survie » de l’œuvre, et peut-être sa « gloire ».
57Dans une espèce d’« hospitalité langagière » on traduit donc tout en comprenant que toute traduction est risquée, négociable, condamnée à se contenter d’une équivalence présumée, non fondée sur une identité de sens démontrable. Elle suppose et impose plutôt un patient travail de « construction de comparables ». Il s’agit simplement de peser, de négocier, de « construire des équivalences » comme l’affirmait Paul Ricœur. Ainsi, on comprend vite qu’il faut faire le deuil de la traduction parfaite et/ou définitive.
Bibliographie
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Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
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