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Avant-propos

p. 9-14


Texte intégral

1La toile de X. Froissart trouve parfaitement sa place en première de couverture du présent ouvrage car on y voit une Tour de Babel, symbole, faut-il le rappeler, du besoin de traduire, mais une Tour de Babel qui change un peu de ses représentations classiques en ce qu’elle apparaît déformée. Or, n’est-il pas nécessairement question de déformation lorsqu’on évoque la traduction et a fortiori le double en traduction ? Car il s’agit rien moins que de produire un texte second, un texte d’arrivée qui serait une sorte de reflet du texte de départ et qui, en tant que tel, impliquerait par conséquent des déformations. Des « tendances déformantes », Berman1 en a d’ailleurs dénombré une douzaine, qu’il récuse assez violemment. Car Berman était l’un des chantres, avec Meschonnic, de la traduction littérale, celle que Ladmiral appelle sourcière et qu’il oppose à la traduction cibliste. Berman, lui, préféra parler de traductions éthique et ethnocentrique. Deux conceptions opposées de la traduction qui remontent aux balbutiements de la théorie, en l’occurrence à Cicéron, et qui furent relayées par saint Jérôme et par de nombreux théoriciens à leur suite et ce jusqu’à aujourd’hui.

2Le double est en effet omniprésent dans la théorie de la traduction, et trouve peut-être son paroxysme dans la théorie contemporaine sous forme, entre autres, d’oppositions dualistes vraisemblablement héritées du structuralisme saussurien : aux dichotomies restées célèbres telles langue/parole, signifiant/ signifié, diachronie/synchronie, etc. succèdent, nous l’avons vu, les traductions éthique/ethnocentrique, sourcière/ cibliste, de Berman et Ladmiral, auxquelles nous pouvons ajouter les traductions décentrement/annexion de Meschonnic, sémantique/communicative de Newmark, les équivalences formelle/dynamique de Nida, les verres colorés/transparents de Mounin, les traductions fluide/ résistante de Venuti, etc. Il existe presque autant de dichotomies que de théoriciens. Jean Peeters en dresse un tableau récapitulatif dans La Médiation de l’Étranger, et ajoute à juste titre à la suite de celui-ci que non seulement les théoriciens concernés conçoivent la traduction en termes antagonistes mais qui plus est :

prennent parti pour l’une seulement, A. Berman pour la traduction « éthique », H. Meschonnic pour celle qui « décentre », J.R. Ladmiral pour celle qui est « cibliste » et E.A. Nida pour la « dynamic equivalence ». [Il finit son commentaire en nuançant ses propos concernant P. Newmark dont il dit qu’il est] plus prudent, préférant néanmoins la traduction « communicative ». (Peeters 1999 : 268)

Cette position, ou pourrions-nous dire, cette posture, est en outre parfaitement résumée par Anthony Pym qui écrit :

Il n’y aurait donc que deux mouvements possibles, l’un vers l’intérieur et l’autre vers l’extérieur. Ces deux mouvements ne sauraient se confondre à aucun moment. Le traducteur doit forcément travailler dans un sens ou dans l’autre. On ne saurait avancer et reculer en même temps. (Pym 1997 : 35)

J.R. Ladmiral, lui-même auteur d’une dichotomie restée célèbre, est revenu ces derniers temps sur celle-ci à l’occasion de colloques et journées d’études visant à revisiter les concepts de source et cible, mais continue néanmoins à affirmer qu’on ne peut être sourcier et cibliste à la fois et aime à répéter que les sourciers n’ont raison que pour des raisons ciblistes…

3Cette réflexion sur la traduction en ou bien… ou bien… n’est-elle pas quelque peu simpliste ? Rend-elle véritablement compte de la complexité du phénomène que certains des théoriciens cités jugent pourtant parfois insaisissable, aporétique (pour reprendre le terme utilisé par Ladmiral lui-même dans le titre d’un de ses nombreux articles2) ? Pour Yves Gambier, il s’agit là, de « faux dilemmes, [d’]antagonismes catégoriques, [de] typologies rudimentaires »3.

4Le concept de traduction nous échappe d’ailleurs tellement que certains, et non des moindres, se sont interrogés sur la possibilité même de traduire. Edmond Cary, dès le premier entretien de son cours de 1955 publié 30 ans plus tard grâce à Michel Ballard sous le titre Comment faut-il traduire ?4, se pose la question « La traduction est-elle possible ? ». Mais le symbole le plus représentatif peut-être de cette opposition binaire entre possibilité et impossibilité de traduire reste George Mounin lui-même. Non seulement celui-ci devait poser la même question que Cary dès le premier chapitre de son ouvrage de 1955 intitulé Les Belles Infidèles, mais il écrivait huit ans plus tard dans l’introduction à la quatrième partie de sa thèse publiée sous le titre Les Problèmes théoriques de la traduction :

On a dressé jusqu’ici l’inventaire, aussi objectivement et aussi complètement que possible, de toutes les observations de la linguistique contemporaine qui semblent asseoir définitivement l’opinion que la traduction n’est théoriquement pas possible. Il reste à considérer pourquoi et comment, et surtout dans quelles mesures et dans quelles limites, l’opération pratique des traducteurs est, elle, relativement possible. (Mounin 1963 : 191)

On le voit, Mounin pose déjà le problème de l’articulation de la théorie à la pratique. Aux théoriciens de l’impossibilité s’opposent bien entendu ceux qui, se fondant sur la pratique réussie, estiment au contraire que tout est traduisible, considérant que la traduction est communication transculturelle et que par conséquent, en dernier recours, l’explication constitue la traduction (cf. Nida, Newmark, Seleskovitch).

5Nous souscrivons donc pleinement à ce que dit Yves Gambier lorsqu’il écrit :

La pensée en « ou bien / ou bien » n’a que faire de la subtilité du concret, de la complexité des faits : voilà une des raisons motivées qui font que la théorie est (ou a été ?) laissée à des experts, entérinant et renforçant l’opposition supposée entre théoriciens et praticiens. (Gambier 1986 : 165)

6L’entre-deux n’est-il pas possible, la voie médiane souhaitable ? La traduction n’est-elle pas elle-même compromis, négociation ? Des deux pôles faut-il choisir l’un au détriment de l’autre ? Michel Ballard a, dans un article, lui-même reproché à « certaines théories d’être délibérément ou non trop partiales »5. Nous récusons nous aussi cette opinion largement répandue selon laquelle il n’existerait que deux manières de traduire : c’est nier tout d’abord les différents types de traduction mais aussi et surtout le traducteur en tant qu’agent.

7Nous espérons que les contributions qui suivent apporteront des éléments de réponse à la question posée dans l’intitulé et aux questions connexes que celle-ci soulève, tout en contribuant à une approche scientifique et réaliste de la traduction, qui articule théorie et pratique.

8 Zorah Hadj-Aissa part de son expérience d’enseignante de traduction et d’interprète de conférences internationales pour présenter et illustrer, à travers plusieurs approches théoriques, le problème de l’intraduisibilité ou de la traductibilité des textes, et ceci à différents niveaux de compréhension et de reformulation. Elle évoque notamment la notion de troisième code et de langue de traduction, la problématique de l’itérabilité du sens, la sémiosis de C.S. Pierce et aborde enfin les cognisciences.

9À travers l’étude de la nouvelle traduction de Adventures of Huckleberry Finn, réalisée par Bernard Hoepffner en 2008, Corinne Wecksteen s’attache à montrer comment la problématique qui entoure la traduction renvoie inexorablement au thème du double, et surtout de l’entre-deux. Il s’agit de voir tout d’abord la façon dont ce phénomène de l’entre-deux peut s’appréhender dans la personnalité même du traducteur et par sa position à cheval entre les langues et les cultures. C’est ensuite le statut du traducteur comme écrivain et comme double de l’auteur qui est interrogé, par le biais de la notion de créativité. Enfin, la dernière partie de l’article se focalise plus particulièrement sur l’observation de corpus, et souligne la façon dont le traducteur manipule et sape la langue d’arrivée, pour essayer de donner à entendre l’oralité enfantine et de faire ressentir au lecteur français en quoi ce roman a véritablement été novateur pour la littérature américaine.

10La contribution de Karen Bruneaud-Wheal porte plus particulièrement sur la double-contrainte pesant sur le traducteur littéraire, lorsque celui-ci est confronté à une « écriture-déviance » (Folkart 1991 : 170), et plus spécifiquement à une stylisation idiolectale du discours. Dans la traduction de sociolectes littéraires, c’est-à-dire de faits de langue dits « non standard », le traducteur subit doublement la pression de ce paradoxe qui lui demande de choisir entre adéquation et acceptabilité. Pour comprendre comment le traducteur parvient à résoudre ce dilemme, Karen Bruneaud-Wheal a choisi d’analyser le parcours de traduction de Maurice-Edgar Coindreau à travers son traitement d’un idiolecte spécifique, celui de l’idiot du Bruit et de la fureur (Faulkner 1938). L’intérêt de ce type de stylisation discursive pour la traductologie est double : la traduction de « sociolectes littéraires » focalise un certain nombre de difficultés inhérentes à la traduction en général et elle oblige le traducteur à adopter une position socio-idéologique par rapport au texte traduit. Le traitement de l’écriture-déviance représente donc un point de départ privilégié pour étudier l’action du traducteur et les choix idéologiques et politiques que celui-ci peut être amené à faire.

11La démarche d’Alina Pelea consiste en un regard, double, sur les avatars de la traduction française d’un conte roumain, adressée, tour à tour, du moins en apparence, à des lecteurs très différents. Elle s’interroge sur la/les manière(s) dont l’illustration et les autres éléments de la stratégie éditoriale compensent les pertes que le texte subit inévitablement lors du passage à une autre langue et dont la présentation paratextuelle peut orienter la lecture. Plus encore, l’appartenance à une collection peut, par un effet d’accumulation et par sa diversité, surmonter les problèmes insolubles de la traduction. Le choix des auteurs et des textes aussi bien que la variété et la complémentarité des stratégies de traduction et des illustrations sont autant de facteurs qui interviennent dans la réception de l’ensemble de la collection comme de chacune de ses composantes et, implicitement, à un autre niveau, dans la réception de la culture source.

12L’article d’Anda Radulescu se propose de montrer comment les traductions successives d’un même poème ne font qu’augmenter l’intérêt des lecteurs étrangers pour le texte-source. Chaque variante traduite vient avec quelque chose d’insolite, éclaire, complète et offre un autre point de vue sur une œuvre, renforçant ainsi la capacité de celle-ci d’être polyphonique, ouverte à d’autres interprétations. Par l’acte de traduction il se crée une relation étroite entre l’auteur (créateur de premier degré) et son traducteur (créateur du deuxième degré), qui devient le co-partenaire, le « double » de l’auteur. L’empathie auteur-traducteur constitue un point de départ nécessaire pour la bonne transmission du message artistique, mais cela ne veut pas dire qu’on peut tout transférer dans la langue étrangère parce qu’on trouve toujours les moyens de dire « presque la même chose ». Le but de son analyse est de voir comment quatre traducteurs roumains ont trahi un texte baudelairien, en l’occurrence le poème « Une Charogne », quels sont les procédés de prédilection dont ils se sont servis et dans quelle mesure, finalement, ce qu’ils ont offert aux lecteurs roumains rappelle l’original.

13Michaël Oustinoff, lui, attaque la problématique du double et de l’entre-deux sous l’angle de l’auto-traduction. Les auto-traductions de Beckett, comme celles de Nabokov, ne sauraient être les copies conformes de l’original, car toute traduction « relevante », pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, est à relier à la chute du « corps verbal », où il faut voir « l’énergie essentielle de la traduction ». C’est dans le cadre de cette « réinstitution » du corps verbal que doivent être replacées l’œuvre trilingue (et pas seulement bilingue) que constitue Fin de Partie/Endgame/Endspiel de Beckett et la Lolita auto-traduite en russe par Nabokov. Toute traduction est, par nature, inscrite dans l’entre-deux du dédoublement comme l’explique Julien Green dans Le Langage et son double, creuset nécessairement créateur et nullement passif qui apporte au texte (auto-) traduit les conditions de sa « survie » (Derrida). Lire une œuvre en traduction, que celle-ci soit auctoriale ou allographe, n’est pas une opération stérile parce que redondante : elle est au contraire fondamentalement transformatrice et féconde.

14Franck Barbin part de sa propre expérience pour remettre en question les stratégies mises en place habituellement pour traduire les questionnaires. Il faut dire que peu de traducteurs s’intéressent réellement à cette tâche, si bien qu’elle est souvent réalisée par des spécialistes d’autres disciplines. La méthodologie souvent adoptée les empêche de voir certains dysfonctionnements (ambiguïtés, incompréhensions, etc.) qui auraient pu être détectés plus tôt, car le traducteur a tendance à rectifier de lui-même les erreurs manifestes qui ne sont pas ainsi véritablement discutées. Il est donc essentiel de faire dialoguer le(s) traducteur(s) et les spécialistes disciplinaires. L’exemple développé ici permet de sortir de la dualité classique entre texte de départ et texte d’arrivée dans laquelle un texte établi une fois pour toutes ne peut souffrir aucune déformation (ou trahison) lors de sa traduction. Franck Barbin montre que le rôle du traducteur ne se limite pas à fournir une version française du questionnaire de départ et que les chassés-croisés incessants entre le texte de départ et le texte d’arrivée tiennent davantage d’un remaniement constant des deux questionnaires, d’un enrichissement mutuel de ces deux versions interdépendantes. La trame de départ est ainsi modulée en fonction d’impératifs de recherche (réponses à provoquer chez les répondants) mais aussi d’impératifs d’intercompréhension culturelle (compréhension différente d’un pays à l’autre).

15Enfin, Alice Defacq aborde la question du double du point de vue de l’adaptation. En 1961, le librettiste Joseph Stein, le compositeur Jerry Bock et le parolier Sheldon Harnick décidèrent d’écrire une comédie musicale basée sur l’œuvre littéraire de Sholem Aleichem, Tevye the Dairyman. Le projet aboutit trois années plus tard, soit en 1964, et devint Fiddler on the Roof. L’article propose de découvrir la réécriture d’un texte second, un texte destiné à la scène musicale, par rapport à un texte de départ. L’adaptation de l’œuvre littéraire Tevye the Dairyman en comédie musicale, Fiddler on the Roof, se fit en plusieurs étapes. Le titre du texte source fut reformulé pour le genre musical, les personnages subirent des modifications selon leur rôle dans l’histoire, une langue orale fut réécrite par rapport à une langue livresque et un double fut produit, à savoir un livret musical en deux actes par rapport à une œuvre littéraire renfermant huit livres. Les diverses modifications faites par le librettiste, en collaboration avec le compositeur et le parolier furent apportées afin de respecter les règles et les valeurs de la comédie musicale. Cependant, l’idée finale est de montrer que malgré ces différentes transformations, le librettiste Joseph Stein, le compositeur Jerry Bock et le parolier Sheldon Hamick restèrent fidèles à l’écrivain Sholem Aleichem, puisqu’ils créèrent un texte cible qui entretient des relations d’équivalence avec le texte source.

Notes de bas de page

1 A. Berman, « La traduction comme épreuve de l’étranger », in Texte, n° 4, 1985, p. 67-81.

2 J.R. Ladmiral, « La traduction, un concept aporétique ? », in F. Israël (éd.), Identité, altérité, équivalence ?, Paris/Caen, Lettres Modernes / Minard, collection « Cahiers Champollion », n° 5, 2000, p. 117-144.

3 Y. Gambier, « Théorie / Pratique : une fausse alternative. Pour un concept dynamique de la traduction, in Meta, vol. 31, n° 2, Montréal, 1986, p. 165.

4 E. Cary, Comment faut-il traduire ?, Presses Universitaires de Lille, 1985.

5 M. Ballard, « Créativité et traduction », in Target, 9 : 1, 1997, p. 88.

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