1830 chez les Cherbuliez, libraires-éditeurs genevois : la première traduction française de Kleist
p. 137-160
Texte intégral
I
1Les Cherbuliez sont une dynastie genevoise de libraires-éditeurs qui a donné à la Suisse depuis plus de deux siècles un grand nombre d’hommes et de femmes de lettres ou de responsables politiques. Le plus connu d’entre eux fut, à la fin du XIXe siècle, Victor Cherbuliez (1829- 1899), académicien français, romancier aujourd’hui oublié. Mais c’est par le Journal d’Amiel surtout que survit le souvenir de la librairie Cherbuliez, « au haut de la Cité », où le diariste genevois s’approvisionnait en lectures.
2La principale raison de nous intéresser à l’activité de cette famille dans le cadre de ce colloque tient à la parution, en 1830, simultanément à Genève et à Paris, de la première traduction, en trois volumes in-12°, d’un choix de récits de Kleist sous le titre Michael Kohlhaas le marchand de chevaux et autres contes. Avant de l’étudier, nous la replacerons d’abord dans son contexte.
3Il s’agit de la première publication en volume d’une traduction de Kleist en langue française, et fort probablement de l’entrée de cet auteur dans notre langue. La tentative resta sans lendemain, en dépit d’une réédition en 1832 : en effet, il faudra attendre 1886 et 1887 pour voir paraître d’autres traductions du seul Michael Kohlhaas. On nous permettra d’en dire quelques mots, car cela n’est pas sans intérêt pour l’histoire des traductions de littérature allemande en français. Il s’agira en effet d’éditions scolaires destinées aux lycéens, toutes suscitées par l’inscription de la nouvelle de Kleist au programme d’allemand des classes de seconde (comme on l’apprend par la consultation des volumes concernés) : chez Hachette, un in-16 de 449 pages avec une double traduction due à Louis Koch, agrégé d’allemand, professeur au lycée Saint-Louis, présentée conformément au principe de la collection formulé dans son long intitulé : « Les auteurs allemands expliqués d’après une méthode nouvelle par deux traductions françaises, l’une littérale et juxtalinéaire, l’autre correcte et précédée du texte allemand » ; ou encore, à la librairie Delalain frères, une édition en deux volumes, l’un comprenant le seul texte allemand « accompagné de notes et remarques et précédé d’une introduction biographique et littéraire, par l’abbé I. Beffeyte [, ...] et l’abbé J. Peyrègne [...] » (131 pages + 16 pages de préface), et l’autre (96 pages) présentant une traduction française par les mêmes auteurs. (Chez Garnier frères, une « édition classique annotée par Louis Schmitt, professeur d’allemand au lycée Condorcet », plus réduite, ne comporte aucune traduction.)
4Ce rapide survol est pour nous l’occasion de constater que c’est bien par l’enseignement de l’allemand que Kleist a commencé de trouver un public en France, et que son entrée dans la conscience littéraire française a été somme toute tardive. La première traduction en volume de La Cruche cassée par Alfred de Lostalot date en effet de 1884 (Paris, Firmin-Didot, édition illustrée de 34 bois gravés), la première traduction de Das Kätchen von Heilbronn de 1905 (traduction de René Jaudon, éditions H. Jouve, sous le titre La Petite Catherine de Heilbronn ou l’épreuve du feu. Grand drame historique de chevalerie en cinq actes), la première traduction du Prince de Hambourg de 1920 (même traducteur, même éditeur que la pièce précédente, sous le titre Le Prince Frédéric de Hombourg). Les traductions de René Jaudon seront encore réutilisées par Armel Guerne en 1956 pour compléter sa remarquable anthologie Les Romantiques allemands parue chez Desclée De Brouwer.
5Je n’ai pu, il est vrai, me livrer à des sondages relatifs aux parutions en revues pour préparer la présente contribution : mais tout indique que la tentative des Cherbuliez est demeurée sans véritable écho. La notice d’introduction du premier volume contient pourtant une analyse brève mais enthousiaste des principales pièces de Kleist, et elle aurait donc dû inciter les traducteurs, si le succès avait été au rendez-vous, à poursuivre par un volume de théâtre. Or ils ne s’y sont pas risqués.
6Il faut à présent dire quelques mots de la dynastie Cherbuliez. Le fondateur en est Abraham Cherbuliez, pour lequel les archives de la Société Genevoise de Généalogie indiquent les dates suivantes : 1765-1847. De son épouse, née Louise-Sara Comuaud, il eut plusieurs enfants dont certains sont répertoriés dans le providentiel Meyers Konversationslexikon du XIXe siècle :
Marie Cherbuliez (1793-1863), qui semble être l’aînée, romancière, auteur notamment d’un roman intitulé Annette Gervais qui a sans doute eu un certain succès en Suisse (traduit en allemand en 1843, mais absent du catalogue de la BnF) et d’ouvrages pour la jeunesse ;
André Cherbuliez (1795-1874), d’abord précepteur, puis professeur de latin à Genève, auteur d’un Essai sur la satire latine paru à Genève en 1829, plus tard homme politique, titulaire de différentes responsabilités ministérielles (il est le père du romancier Victor Cherbuliez dont il a été question plus haut) ;
Antoine-Elisée Cherbuliez (1797-1869), le plus connu des frères, juriste et théoricien politique, auteur de livres sur les grands problèmes politiques et sociaux (Richesse ou pauvreté, Paris, 1841 ; Essai sur les causes de la misère tant morale que physique et sur les moyens d’y porter remède, Paris, 1853) ;
Andrienne Cherbuliez, née en 1804, à laquelle certaines sources attribuent le prénom d’Adrienne (ce qui semble bien être une erreur) dont il ne m’a pas été possible de découvrir la date de décès1 ;
enfin, le probable cadet, Joël Cherbuliez (1806-1870), qui reprit la librairie paternelle. C’est à Andrienne et Joël qu’est due la traduction de Kleist publiée en 1830 par leur père (il est difficile de dire à quelle date précise Joël a repris la direction de la librairie, et il est probable que la transition ait été progressive jusqu’à la mort d’Abraham Cherbuliez en 1847). Le frère et la sœur ont donc, à cette époque, respectivement vingt-quatre et vingt-six ans.
7Cette même année 1830 est celle de la publication d’une autre de leurs traductions : en quatre volumes de même format que leur Kleist, ils publient Les Matinées suisses de l’écrivain suisse de langue allemande Heinrich Zschokke (1771-1848), qui fut l’un des amis de Kleist : très certainement c’est à lui qu’ils doivent leur découverte du poète et dramaturge allemand. Joël et Andrienne Cherbuliez traduiront en tout douze volumes des Matinées suisses : quatre autres en 1831 et les quatre derniers en 1832, lesquels comprennent également une traduction française de la longue nouvelle historique de Ludwig Tieck Dichterleben et de la nouvelle de Johanna Schopenhauer Anton Solario der Klempner (Antoine Solario le chaudronnier).
8La maison d’Abraham Cherbuliez (dont le premier nom fut « Librairie Manget & Cherbuliez, au haut de la Cité ») est d’abord une librairie au sens traditionnel du terme : elle édite des catalogues de livres nouveaux et anciens. C’est aussi une maison d’édition, mais les ouvrages qu’elle publie ne sont pas prioritairement littéraires. Par exemple, en 1832, elle édite le Catalogue détaillé des plantes vasculaires qui croissent naturellement aux environs de Genève de Georges-François Reuter. Mais la littérature y a sa place : Abraham Cherbuliez publie par exemple en 1824 la traduction des dix premières odes du grand poète national grec André Calvos2, exilé de Grèce en Italie puis expulsé d’Italie et réfugié à Genève en 1821. Ce fait est important et suffirait à lui seul à assurer à Cherbuliez une place en tant que libraire dans l’histoire des traductions en langue française.
9En 1829, Joël Cherbuliez a publié une parodie du roman de Hugo Le Dernier jour d’un condamné, qui connaissait un succès retentissant : Le lendemain du dernier jour d’un condamné (Paris, Th. Ballimore, 1829) ; elle restera (semble-t-il) sa seule tentative personnelle dans le domaine littéraire (ses autres textes connus, notamment un article sur le Parti radical en Suisse paru dans la Revue des Deux Mondes, et ses collaborations au bi-hebdomadaire genevois Le Fédéral3, porteront sur des problèmes politiques) ; nous savons par la généalogie genevoise que Joël Cherbuliez a épousé une demoiselle Félicité Ballimore : l’éditeur de sa parodie hugolienne est donc son (futur ?) beau-père ou beau-frère. La librairie Cherbuliez de Genève et la librairie Ballimore de Paris sont associées dès 1829 pour la publication d’une importante traduction de l’Histoire de la littérature ancienne et moderne de Friedrich Schlegel4 due à William Duckett (1768-1841), poète anglais séjournant à Paris et traduisant à l’occasion de l’allemand en français, auteur d’une grammaire anglaise rédigée en français, publiée à Paris en 1828. Ballimore et Cherbuliez lancent ensemble cette même année 1829 une revue dirigée par Antoine-Elisée Cherbuliez intitulée L’Utilitaire, journal de philosophie sociale, qui publiera sa « deuxième année » (sic) – laquelle est aussi la dernière – en... 1831. Les volumes de traductions de Kleist qui font l’objet de notre étude contiennent une publicité pour ce journal placée à la fin du deuxième volume. La librairie Cherbuliez ouvre une antenne à Paris en 1830 (avant cette date, les livres édités à Genève sont présents à Paris grâce à la co-édition) et s’installe au 57 rue de Seine5, comme nous l’apprend le Supplément au catalogue de la librairie d’Abraham Cherbuliez édité en 1830.
10En 1833, Joël Cherbuliez deviendra le rédacteur en chef d’une importante revue publiée par la librairie de son père, le Bulletin littéraire et scientifique, revue critique des livres nouveaux publiés pendant l’année, dont le premier numéro paraît en mars 1833 et qui poursuivra sa publication avec régularité jusqu’en décembre 1850.
11C’est dans ce contexte que prend place la publication de la traduction de Kleist que je vais maintenant m’attacher à décrire, en réservant pour une autre occasion l’analyse des traductions de Zschokke, qui ont évidemment pour nous une moindre importance, cet auteur étant aujourd’hui, sinon entièrement oublié, du moins considéré comme mineur.
II
12La publication d’un nouvel auteur en français implique presque toujours une présentation de celui-ci, surtout quand il s’agit d’un auteur mort : Andrienne Cherbuliez et son frère se plient à la règle et rassemblent dans leur préface un certain nombre de renseignements sur l’auteur dont ils francisent le prénom en Henri6 de Kleist, comme c’est bien sûr la règle à l’époque. Ils doivent leurs informations à la lecture de la préface de Ludwig Tieck parue en tête de l’édition allemande de 1825, la première édition qui fit vraiment découvrir en Allemagne l’œuvre de Kleist. La préface des Cherbuliez présente la vie de l’auteur, cite trois de ses lettres, décrit brièvement sa personnalité, et analyse plusieurs de ses pièces de théâtre en présentant en particulier et en dernier lieu Le Prince de Hambourg comme son chef-d’œuvre. Cette préface, quoique parfois un peu vague, est dans l’ensemble assez juste pour une première approche des traits caractéristiques de Kleist (la mélancolie, notamment). Elle évoque par exemple l’importance de la fameuse « crise kantienne », bien qu’elle n’en indique guère les véritables raisons (les préfaciers l’attribuent au manque de formation philosophique de Kleist, ce qui est pour le moins une explication un peu courte). Le récit des nombreux voyages du poète est abrégé mais la chronologie est exacte et souligne avec justesse l’importance du séjour parisien de 1801. Elle contient trois extraits des lettres parisiennes de Kleist : la fin de la lettre du 21 juillet 1801 à Wilhelmine von Zenge, faussement présentée comme une lettre « à l’un de ses amis », où le poète raconte une tempête sur le Rhin ; la lettre du 15 août 1801 à la même ; enfin la lettre à Marie von Kleist du 17 septembre 1801.
13Le suicide de Kleist en compagnie de son amie Henriette Vogel est présenté comme une décision rationnelle et folle en même temps, d’une manière qui s’efforce d’en atténuer le côté pathologique : les préfaciers parlent de « sa mort volontaire et subite, qui ne fut point commandée par la passion ni le désespoir », ce qui est un peu contradictoire. L’amie demande à Kleist de la tuer parce qu’elle souffre d’une maladie incurable (ce qui est exact : Henriette Vogel souffrait d’une tumeur, mais cela n’a sans doute pas constitué le motif de sa décision). Il est dit que le poète a « poignardé » son amie alors qu’il utilisa en réalité deux pistolets. Peu importe : cette mort précoce est pour les auteurs de la notice l’occasion de déplorer en Kleist quelqu’un qui promettait plus qu’il n’a tenu. Et quand ils présentent Le Prince de Hombourg (présentation simplificatrice qui fait de la pièce un pur et simple éloge de la sagesse du Prince électeur !) ils déplorent que Kleist n’ait pas donné toute sa mesure : « D’après ce drame on pouvait concevoir de hautes espérances sur Kleist, un nouveau génie se serait montré sur le théâtre allemand ».
14Bien qu’elle ne soit pas dépourvue de valeur, cette « Notice » n’est donc pas, de notre point de vue, la meilleure introduction à la lecture de Kleist qu’on puisse souhaiter, puisqu’elle minimise son importance et le présente comme un poète qui n’a pas donné toute sa mesure : mais elle est révélatrice, songeons-y, de la lenteur avec laquelle Kleist s’est imposé comme un auteur majeur, y compris en Allemagne où, en 1830, personne ne l’aurait encore placé parmi les plus grands. Ce peut être pour nous l’occasion de réfléchir au fait qu’à l’époque romantique, partout en Europe, le modèle du grand auteur est resté celui du créateur à l’œuvre abondante : il faut attendre le XXe siècle pour voir un Nerval ou un Baudelaire prendre place à côté de Victor Hugo (sans parler de Rimbaud ou de Lautréamont, dont la reconnaissance a sans doute été décisive pour ce changement de point de vue), un Keats à côté de Byron ou de Shelley... Le traitement réservé à Kleist est donc un traitement d’époque : un traducteur de 1830 n’oserait sans doute pas présenter comme un auteur premier plan, surtout s’il est le premier à le traduire, un écrivain dont le théâtre se réduit à sept pièces et l’œuvre narrative à huit nouvelles.
15Examinons maintenant les caractéristiques matérielles de l’édition de Kleist publiée par les Cherbuliez.
16D ’ abord, le format choisi : trois petits volumes in-12° de format 18,5 x 11 cm. Chaque page contient une moyenne de 22 lignes de 37 à 40 signes maximum. Ce qui signifie qu’en utilisant l’unité de compte actuelle du « feuillet » de 1500 signes, chaque « page » de ces volumes représente à peine plus d’un demi-feuillet. À ce compte, Michel Kohlhaas n’a pas semblé devoir tenir en un seul volume : présenté en premier, il occupe la totalité du tome 1 (qui, il est vrai, est le plus mince des trois, car il ne comporte que 148 pages) et s’achève en tête du tome 2 dont il occupe les trente premières pages. Cette coupure est délibérée puisque ce second tome compte 196 pages. Le tome 3 en comporte 212. Il était donc parfaitement possible de faire tenir entièrement Kohlhaas dans le premier volume, ce qui eût rééquilibré l’ensemble, mais cela n’a pas été fait. Faut-il y voir la conséquence de la décision du libraire de ne pas vendre les trois volumes séparément ? C’est plus que probable, la plus longue nouvelle de Kleist étant présentée comme le texte-phare de cette traduction dont le titre est Michel Kohlhaas le marchand de chevaux et autres contes d’Henry de Kleist. Il est à noter que la pratique de la multiplication de volumes de petit format pour un même ouvrage est dans la tradition, depuis le XVIIe siècle, de l’édition des romans qu’on destine à un public avant tout désireux de se divertir et qui refuse les livres lourds et peu maniables.
17Voici, à la suite de Kohlhaas, les « contes » (puisqu’ils sont présentés comme tels en faux-titres des trois tomes : Contes d’Henry de Kleist) retenus par les Cherbuliez :
18Tome 2 :
La Marquise d’O …
– Le Tremblement de terre du Chili
19Tome 3 :
La Fête-Dieu ou le pouvoir de la musique : il s’agit de la nouvelle de Kleist intitulée Sainte Cécile ou le pouvoir de la musique
Les Amours de Saint-Domingue (Die Verlobung in St Domingo devrait être traduit Les fiançailles à Saint-Domingue ou, comme on le fait le plus souvent, Les fiancés de Saint-Domingue)
L’Enfant trouvé
Le Jugement de Dieu : il s’agit de la traduction de la nouvelle intitulée Der Zweikampf, titre dont la traduction littérale est Le Duel.
20On trouve donc dans cette édition sept des huit récits ou nouvelles de Kleist. Il ne manque que La Mendiante de Locarno (Das Bettelweib in Lokarno) pour qu’on puisse parler de « contes complets » par rapport aux deux volumes d’Erzählungen publiés par Kleist en 1810 et 1811. Aucune explication n’est donnée sur cette omission, qui ne peut être due, par conséquent, qu’à un jugement de valeur négatif (La Mendiante n’est pas citée du tout) : les traducteurs ont dû juger La Mendiante sans intérêt.
III
21Il faut maintenant tenter de rendre compte de la traduction en elle-même. Je m’efforcerai, ce faisant, de rester fidèle à la règle que les collaborateurs de notre Histoire des traductions en langue française s’accordent à reconnaître comme essentielle pour une « observation critique » des traductions : le principe de « neutralité bienveillante » que nous empruntons à la définition freudienne de l’écoute analytique. Le jugement que nous portons doit en effet être le plus distancié possible, comme j’espère m’y être efforcé en rendant compte de la préface des traducteurs.
22L’examen du texte réserve une première surprise : les plus longues nouvelles ont été découpées en chapitres courts, alors que les récits de Kleist se présentent tous d’une seule coulée. Dans la version des Cherbuliez, Michel Kohlhaas comporte huit chapitres, La Marquise d’O… est découpée en sept chapitres, Les Amours de Saint-Domingue sont découpés en quatre chapitres et Le Jugement de Dieu en trois chapitres.
23La lecture intégrale révèle que ce découpage est assez bien fait : le saut d’un chapitre à l’autre correspond incontestablement aux grandes articulations du récit de Kleist, surtout dans La Marquise d’O… dont l’intrigue est vraiment complexe. Seuls les récits les plus courts sont donc présentés d’une seule coulée.
24Cette pratique de découpage correspond certainement au désir d’un maximum de lisibilité. Elle a pour prolongement naturel (et cohérent) un découpage des chapitres eux-mêmes en paragraphes courts. Les paragraphes très compacts de Kleist n’ont d’ailleurs été complètement respectés dans aucune édition française7, jusqu’à la récente traduction intégrale des Œuvres complètes de Kleist dirigée par (et en grande partie due à) Pierre Deshusses aux éditions Gallimard-L’ Arpenteur.
25Mais le souci de parvenir à une plus grande lisibilité ne se traduit pas seulement par des décisions d’ordre typographique. Il a entraîné les traducteurs plus loin encore.
26Avant même un examen plus approfondi procédant par sondages au fil du texte, on peut constater d’évidentes altérations du style de Kleist, qui montrent que les traducteurs se sont livrés à un travail qui, en termes modernes, relève de l’adaptation plus que de la traduction. Prenons par exemple le début de La Marquise J’O… Dans la narration kleistienne, discours indirect et discours direct alternent avec régularité, avec toutes les subtilités supplémentaires que permet l’usage du subjonctif 1 en allemand. Or les traducteurs ont la plupart du temps choisi de passer la totalité des discours rapportés au style direct. Cela commence dès la publication dans les journaux de l’annonce insolite par laquelle s’ouvre le récit de la Marquise d’O… :
In M…, einer bedeutenden Stadt im oberen Italien, ließ die verwitwete Marquise von O…, eine Dame von vortrefflichem Ruf, und Mutter von mehreren wohlerzogenen Kindern, durch die Zeitungen bekannt machen: daß sie, ohne ihr Wissen, in andre Umstände gekommen sei, daß der Vater zu dem Kinde, das sie gebären würde, sich melden solle; und daß sie, aus Familienrücksichten, entschlossen wäre, ihn zu heiraten. Die Dame, die einen so sonderbaren, den Spott der Welt reizenden Schritt, beim Drang unabänderlicher Umstände, mit solcher Sicherheit tat, war die Tochter des Herrn von G..., Kommandanten der Zitadelle bei M… Sie hatte, vor ungefähr drei Jahren, ihren Gemahl, den Marquis von O…, dem sie auf das innigste und zärtlichste zugetan war, auf einer Reise verloren, die er, in Geschäften der Familie, nach Paris gemacht hatte.8
Voici la traduction de ces premières lignes par les Cherbuliez9 :
La Marquise d’O… étant, à son insu, devenue enceinte, le père de l’enfant qu’elle mettra au monde est invité à se déclarer ; des considérations de famille ont décidé la marquise à l’épouser, quel qu’il soit. S’adresser strada della Misericordia, à M.
Tel est l’avis que fit insérer dans les journaux une jeune veuve habitante de M…, ville de la Haute Italie, qui jouissait d’une bonne réputation, et était mère de plusieurs enfants, dont l’éducation avait été très-soignée. Cette dame, qui osa faire un acte si singulier, si propre à l’exposer à la risée du monde, était la fille de M. de Géri, commandant de la citadelle de M… Depuis trois ans environ elle avait perdu son époux, le marquis d’O…, qu’elle chérissait tendrement. Dans un voyage qu’il faisait à Paris pour des affaires de famille, une cruelle maladie l’avait enlevé.
27On a ici un bon échantillon des procédés qui seront mis en œuvre tout le long de la nouvelle, et appliqués systématiquement dans les trois volumes. Il s’agit, par un passage au style direct, de donner plus de nervosité au récit, de le rendre plus haletant (le découpage en brefs paragraphes va de toute évidence dans le même sens). Mais rédiger eux-mêmes la petite annonce passée par la marquise dans le journal, au lieu de rendre compte de sa teneur comme le fait Kleist, oblige les traducteurs à inventer une adresse qui n’existe pas dans le texte-source (« S’adresser strada della Misericordia, à M. »), ce qui n’est évidemment pleinement choquant – et prête en fait plutôt à sourire – qu’aux yeux du lecteur qui connaît le texte original. On touche ici à un problème crucial de l’analyse des traductions : une traduction n’est vraiment destinée qu’à des lecteurs qui ont besoin d’elle pour accéder à l’œuvre et qui sont donc forcés d’accorder leur confiance au traducteur – une confiance sûrement jamais totale, s’ils sont vraiment des lecteurs, mais qui comporte aussi un consentement tacite pour que l’accès au texte, d’« impossible », devienne possible, ce « contrat » élémentaire passé avec le lecteur pouvant être interprété par les traducteurs comme le devoir de rendre « accessible » le texte non seulement linguistiquement, mais stylistiquement et donc aussi esthétiquement. Ici, nos traducteurs ont jugé que l’effort nécessaire pour résoudre la difficulté stylistique posée par la première phrase ne valait pas le risque de rendre la première phrase un peu trop solennelle et donc rébarbative. Ils ont donc simplifié en réordonnant entièrement tous les éléments informatifs nécessaires à l’exposition, mais (notons-le) sans en omettre aucun.
28Une autre caractéristique qui apparaît d’emblée, et qui n’est pas liée à cette décision stylistique, est le refus de conserver les initiales systématiquement employées par Kleist pour tous les personnages : la marquise d’O… reste elle-même (les traducteurs n’ont pas osé changer le titre), mais son père et sa mère, Monsieur et Madame de G. deviennent M. et Mme « de Géri ». Les noms de lieux, eux, resteront abrégés (M..., P... et V...), mais plusieurs autres personnages reçoivent des noms complets inventés par les traducteurs, de manière pas toujours très cohérente : le comte F. qui a violé la marquise pendant son sommeil s’appelle Fitorowski au début de la nouvelle (p. 53, puis p. 103 au début du chap. 5 et encore p. 107) mais devient « Fitorouski » à la fin du récit (p. 141 : l’ouvrier-typographe avait-il épuisé tous ses « W », lettre rare en français ?). Son oncle K… devient le général Krakolof. Ici, notre neutralité bienveillante vacille : sommes-nous en droit de ne pas trouver ces noms phonétiquement très heureux10 ? Un effet voulu par Kleist en tout cas (et qui resterait à définir11), celui d’accumuler les initiales, est détruit.
29Il résulte de ces décisions cumulées que le récit devient stylistiquement proche, nous semble-t-il, du conte curieux « à la française » typique du XVIIIe siècle (dont Le Diable amoureux de Cazotte ou, dans un genre plus bref encore, Point de lendemain de Vivant Denon constituent de merveilleux modèles), alors même que la mode, en 1830, était en train de changer. Courts paragraphes, chapitres permettant d’interrompre facilement la lecture correspondaient-ils vraiment encore à une demande pressante du public ? Ce serait à discuter. Notons en tout cas que ces décisions sont en harmonie avec le format du livre.
30Le procédé de passage des dialogues au style direct est appliqué systématiquement. L’altération est moins spectaculaire dans Kohlhaas où les dialogues sont effectivement plus nombreux que dans une nouvelle comme La Marquise d’O… Pour montrer à quel point l’effet produit change la nature même du récit, nous citerons encore un extrait de celle-ci. Il s’agit du moment où le général russe, mis au courant des dangers courus par celle-ci pendant la prise de la citadelle, fait venir le comte F... et ordonne une enquête. Nous soulignerons dans le texte allemand les éléments qui ne sont pas traduits (ou déformés) et dans le texte de la traduction française, ceux que les traducteurs sont en revanche obligés d’ajouter du fait de leur parti-pris de passage au style direct :
Der General fragte, was vorgefallen sei; und als man ihn von dem frevelhaften Anschlag auf die Tochter desselben unterrichtete, zeigte er sich auf das äußerste entrüstet. Er rief den Grafen F... bei Namen vor. Nachdem er ihm zuvörderst wegen seines eignen edelmütigen Verhaltens eine kurze Lobrede gehalten hatte: wobei der Graf über das ganze Gesicht rot ward; schloß er, daß er die Schandkerle, die den Namen des Kaisers brandmarkten, niederschießen lassen wolle; und befahl ihm, zu sagen, wer sie seien? Der Graf F... antwortete, in einer verwirrten Rede, daß er nicht im Stande sei, ihre Namen anzugeben, indem es ihm, bei dem schwachen Schimmer der Reverberen im Schloßhof unmöglich gewesen wäre, ihre Gesichter zu erkennen. Der General, welcher gehört hatte, daß damals schon das Schloß in Flammen stand, wunderte sich darüber; er bemerkte, wie man wohl bekannte Leute in der Nacht an ihren Stimmen erkennen könnte ; und gab ihm, da er mit einem verlegenen Gesicht die Achseln zuckte, auf, der Sache auf das allereifrigste und strengste nachzuspüren.
– Comment donc cela ? monsieur, » reprit le général12.
M. de Géri raconta les événements de la nuit, et les injures auxquelles la marquise avait été exposée indignèrent le général, qui, s’avançant au centre de ses officiers, appela à voix haute :
« Comte Fitorowski ! »
Le comte s’avança. Après un court éloge adressé à sa conduite, éloge qui couvrit de rougeur la figure du comte, il ajouta :
« Je veux punir d’une manière exemplaire les misérables qui déshonorent ainsi le nom de l’empereur. Nommez-les moi, monsieur le comte.
– Je ne saurais le faire, répondit le comte d’une voix mal assurée, tandis que sa contenance dénotait son trouble ; à la lueur des réverbères du château, il m’a été impossible de les reconnaître.
– Mais, dit le général, d’autant plus surpris d’une telle réponse, qu’il savait fort bien que, dans ce moment-là, le château était tout en feu, il me semble qu’on reconnaît facilement les gens à leur voix, quelque noire que soit la nuit. » Puis, secouant la tête, d’un air mécontent : « Monsieur le lieutenant, je vous prie de faire à ce sujet les perquisitions les plus sévères. »
31Pour le lecteur non germanophone, la comparaison avec une bonne traduction courante, celle de G. La Flize, épargnera de longues explications :
Le général demanda ce qui s’était passé, et, quand on lui eut fait le récit de l’ignoble attentat commis contre la marquise, il entra dans la plus violente indignation. Il fit avancer le comte F. en l’appelant par son nom ; il le félicita d’abord en quelques mots de ce qu’avait eu de chevaleresque sa conduite personnelle, ce qui couvrit de rougeur son visage, et il conclut en lui donnant l’ordre de faire fusiller les misérables qui avaient mis cette flétrissure sur le nom de l’empereur. Il lui enjoignit de dire qui ils étaient. Le comte répondit d’une voix mal assurée qu’il n’était pas à même de donner leurs noms : il lui avait été impossible de reconnaître leurs visages sous la lueur douteuse des réverbères de la cour. Le général, qui avait appris qu’à ce moment le château était déjà en flammes, se montra surpris ; il fit remarquer combien il est peu difficile de distinguer à leur voix, dans la nuit, des gens qu’on connaît bien, et il le chargea, en haussant les épaules d’un air gêné, de faire à ce sujet l’enquête la plus minutieuse et la plus sévère.
32Le parti-pris oblige J. et A. Cherbuliez à de nombreux ajouts de détail, quand par ailleurs leur traduction est d’une grande imprécision (autre trait sur lequel nous reviendrons plus loin). Le général, à la fin de cette scène, secoue la tête alors que dans le texte allemand il hausse les épaules, sans qu’on voie la raison d’une telle modification ; la traduction correcte de l’expression de son visage est un air « embarrassé » (mit einem verlegenen Gesicht) et non pas « mécontent » (dans ce passage, le général lui-même passe de l’indignation colérique à la gêne de celui qui soupçonne une histoire peu avouable, subtilité qui échappe à nos traducteurs).
33Notre engagement de neutralité bienveillante doit nous conduire, au lieu de simplement nous indigner de ces défaillances, à essayer de comprendre les raisons des choix stylistiques des traducteurs ; il me semble que l’explication par le simple désir de lisibilité ne suffit pas. J’aimerais émettre l’hypothèse à mon avis plus féconde qu’ils se sont laissés influencer par le fait d’avoir présenté Kleist dans leur préface, non sans raison, comme étant en premier lieu un auteur dramatique : ils ont donc essayé de faire de ses récits (et en particulier de La Marquise d’O… où les modifications sont les plus spectaculaires) autant de « drames racontés13 », avec par conséquent le plus possible de dialogues, et l’ajout d’indications de « mise en scène » destinées à placer le lecteur autant que faire se peut en position de spectateur (des précisions comme : « s’avançant au centre de ses officiers » ou : « Le comte s’avança », dans le passage que nous venons d’étudier, sont de cet ordre). En soi, ce n’est pas là une mauvaise intuition : Kleist emploie en effet très volontiers, surtout dans La Marquise d’O…, le vocabulaire du théâtre, utilisant volontiers le mot Auftritt14 par exemple, et construisant en effet son récit en fonction de grandes « scènes » d’une grande intensité dramatique. Naturellement, cette explication « positive » des altérations apportées au texte ne nous empêchera pas de reconnaître que l’ampleur, la noblesse du style de Kleist, son goût très allemand de la belle période goethéenne, ont sans doute effrayé nos traducteurs qui ont souhaité « alléger » la narration. Ce problème de la « lourdeur » éventuelle du grand style narratif s’est posé à tous les traducteurs français travaillant sur des auteurs de l’époque du classicisme allemand, et, encore au XXe siècle, par exemple dans la traduction d’un auteur comme Thomas Mann, a conduit certains traducteurs à débiter les longues périodes en phrases plus brèves.
IV
34Les modifications qui viennent d’être signalées sont les plus immédiatement visibles. Mais des « sondages » effectués en différents endroits des trois volumes ont révélé qu’elles n’étaient pas les seules et que la traduction dans son ensemble posait de nombreux problèmes : simplifications qu’on est en droit d’estimer abusives car elles appauvrissent le texte, détails omis par les traducteurs – sans doute dans un souci d’allègement – et parfois, suppression délibérée de plusieurs phrases ou même de passages entiers qui sont résumés plus que traduits. Enfin, dans certains cas, les traducteurs, malgré leur bonne connaissance de l’allemand, semblent ne pas avoir vraiment compris le texte, en avoir écrasé les subtilités ou même compromis assez gravement la bonne compréhension. Je donnerai ici quelques exemples seulement de chacun de ces cas.
1) Omissions de détails et simplifications abusives
35Dans La Marquise d’O…, quand la mère de la marquise, convertie à la cause de sa fille, a presque réussi à convaincre son mari de l’innocence de celle-ci, nous lisons chez les Cherbuliez qu’elle revient voir la marquise en disant de lui : « Il est impossible d’être plus incrédule ». Or le texte allemand contient à cet endroit une allusion répétée à l’incrédulité de saint Thomas que rien n’obligeait à couper : « solch ein Thomas, [...] solch ein ungläubiger Thomas !15 » Les traducteurs suppriment ainsi une allusion évangélique qui est très importante pour comprendre l’arrière-plan religieux du récit.
36Or d’autres omissions vont dans le même sens, comme si les traducteurs étaient gênés du parallèle entre la situation incompréhensible de la marquise et le cas de la Vierge Marie, pourtant évident, et que Kleist souligne à travers les paroles de la sage-femme convoquée pour examiner la marquise. Ce parallèle, qui ne comporte pas d’ironie scabreuse de la part de Kleist, s’inscrit dans une interrogation qui traverse toute son œuvre sur l’opposition entre la vérité accessible par la foi et l’impuissance de la raison à engendrer autre chose que le doute (pour croire à l’innocence de la marquise, il ne faut pas écouter les arguments de la raison qui indiquent qu’elle est coupable, il faut accorder foi à ses propos et croire en elle). Dans le premier dialogue de la marquise avec sa mère où elle l’informe de sa grossesse, la jeune femme s’exprime ainsi chez les Cherbuliez : « Puisse l’empire des bienheureux s’ouvrir un jour à moi comme mon âme s’ouvre à la vôtre ! Je ne vous ai rien caché, ma mère. » Mais dans le texte allemand il est très précisément question de la Rédemption chrétienne : « Môge das Reich der Erlösung einst so offen vor mir liegen, wie meine Seele vor Ihnen, rief die Marquise. Ich verschwieg Ihnen nichts, meme Mutter.16 » L’expression « l’empire des bienheureux », trop vague, diminue la valeur strictement chrétienne, à ce moment, des paroles de la marquise.
37Examinons un autre passage où la traduction opère subtilement de manière à atténuer l’enjeu religieux de l’aventure de la marquise. Quand celle-ci, ayant rompu avec ses parents, s’enferme dans sa propriété à la campagne, Kleist commente ainsi ses pensées :
Nur der Gedanke war ihr unerträglich, daß dem jungen Wesen, das sie in der größten Unschuld und Reinheit empfangen hatte, und dessen Ursprung, eben weil er geheimnisvoller war, auch göttlicher zu sein schien, als der anderer Menschen, ein Schandfleck in der bürgerlichen Gesellschaft ankleben sollte.
38Citons la traduction de G. La Flize comme exemple d’une bonne compréhension de ce passage :
Seule, une pensée lui était intolérable : c’est que le jeune être qu’elle avait conçu en toute innocence et en toute pureté et dont l’origine, à cause du mystère plus grand qui l’entourait, avait par cela même une sorte de caractère plus divin que celle des autres hommes, dût porter sur son front une flétrissure dans la société bourgeoise.
39Comparons avec la traduction des Cherbuliez :
Une seule pensée lui était insupportable : l’enfant auquel elle avait donné l’être dans la pureté et l’innocence de son cœur, et dont l’origine, justement parce qu’elle était mystérieuse, lui semblait divine, se verrait rejeté de la société comme le fruit du déshonneur.
40La traduction de 1830 supprime plusieurs choses, mais surtout les comparatifs de supériorité (« mystère plus grand », « caractère plus divin que les autres hommes ») qui font pourtant tout le sens de ce passage, vu l’intertexte évangélique.
41Nous avons signalé ces altérations car elles nous semblent révéler quelque chose de la gêne des traducteurs face au sujet scabreux traité par Kleist. D’autres altérations n’ont pas autant de sens et relèvent de la désinvolture, du refus de traduire avec précision. La tonnelle du jardin de la marquise devient un pavillon, par exemple.
42Signalons quelques cas, toujours dans La marquise d’O…, où les traducteurs ont remplacé les indications du texte par d’autres qu’ils jugeaient sans doute plus appropriées : quand par exemple le comte F... s’approche en cachette de la marquise réfugiée dans sa maison de campagne, après avoir réussi à entrer dans le jardin malgré la défense, les Cherbuliez écrivent : « il aperçut la marquise, vêtue de deuil ». Mais dans le texte allemand elle est « in ihrer lieblichen und geheimnisvollen Gestalt », qu’il faut au moins traduire par « il aperçut sa silhouette gracieuse et pleine de mystère » : il n’est pas question de deuil. De telles interventions ne sont pas rares (on vu plus haut comment le général au début du récit hoche la tête au lieu de hausser les épaules).
43Cette désinvolture (pour prononcer un mot qui nous fait abandonner notre neutralité) conduit parfois à certaines incohérences qui gênent un lecteur attentif. Quand, par exemple, le père de la marquise reçoit une lettre de sa fille lui demandant de lui adresser l’homme qui se présentera au jour fixé par la petite annonce, il déchire la lettre, puis en rassemble les morceaux, et y appose un cachet afin de les lui renvoyer pour toute réponse. Chez les Cherbuliez, le commandant froisse simplement la lettre, de sorte que le lecteur ne comprend pas pourquoi, trois lignes plus loin, elle est en morceaux.
2) Coupes
44Les traducteurs se sont livrés bien des fois à des coupes importantes dans le texte afin de l’alléger et d’accélérer la narration. Citons, là aussi, quelques exemples particulièrement frappants. Il y en a assez peu dans La marquise d’O…, où les coupes n’excèdent jamais une phrase17.
45Il y en a revanche un bon nombre dans certains passages de Michel Kohlhaas, sans que nous puissions évaluer avec précision l’ampleur totale des suppressions, et cela alors même que les modifications d’ordre stylistique sont dans l’ensemble moindres que celles que nous avons repérées dans La marquise d’O… Pour donner un relevé complet des coupes, il faudrait procéder à une comparaison intégrale entre la version Cherbuliez de Kohlhaas et le texte original. Contentons-nous de noter qu’on les trouve par exemple en nombre particulièrement élevé dans la scène où le marchand de chevaux décide de vendre ses biens à son voisin, le bailli : ce sont en particulier les réactions de Lisbeth, la femme de Kohlhaas, qui sont simplifiées à l’extrême. Voici un passage qui fera comprendre ce que le lecteur y perd :
Lisbeth, sein Weib, erblaßte bei diesen Worten. Sie wandte sich, und hob ihr Jüngstes auf, das hinter ihr auf dem Boden spielte, Blicke, in welchen sich der Tod malte, bei den roten Wangen des Knaben vorbei, der mit ihren Halsbändern spielte, auf den Roßkamm, und ein Papier werfend, das er in der Hand hielt.
46Ce passage est ainsi condensé chez les Cherbuliez :
Lisbeth pâlit à ses mots, et se détournant, elle jeta sur son plus jeune enfant qui jouait derrière elle un regard où se peignit la mort.
47Alors qu’une traduction correcte18 possible est celle-ci :
À ces mots, Lisbeth, sa femme, pâlit. Elle se détourna, prit dans ses bras son dernier-né qui jouait sur le plancher derrière elle, et ses regards où se peignait la mort quittèrent les joues rouges de l’enfant qui jouait avec ses colliers pour se porter sur le maquignon et un papier qu’il avait à la main.
48On voit que c’est la qualité picturale de la narration qui pâtit de ces modifications. Kleist brosse ici un tableau de genre, une scène domestique, que les traducteurs ne jugent pas utile de faire voir au lecteur. Un peu plus loin, la suppression d’une réplique du bailli qui, au cours de la négociation, prend la mère à témoin, va dans le même sens, celui d’un refus du pittoresque. Il s’agit d’accélérer la narration, d’ôter le superflu.
49Dans d’autres nouvelles, les coupes sont encore plus importantes. Dans Le Duel, par exemple, le chambellan accueille Littegarde chassée de chez elle et lui demande ce qui lui est arrivé :
Meine teuerste Littegarde! rief er, indem er aufstand, und sie vom Fußboden erhob: « was ist Euch widerfahren? » Littegarde, nachdem sie sich auf einen Sessel niedergelassen hatte, erzählte ihm, was vorgefallen; welch eine verruchte Anzeige der Graf Jakob der Rotbart, um sich von dem Verdacht, wegen Ermordung des Herzogs, zu reinigen, vor dem Gericht zu Basel in Bezug auf sie, vorgebracht habe; wie die Nachricht davon ihrem alten, eben an einer Unpäßlichkeit leidenden Vater augenblicklich den Nervenschlag zugezogen, an welchem er auch, wenige Minuten darauf, in den Armen seiner Söhne verschieden sei; und wie diese in Entrüstung darüber rasend, ohne auf das, was sie zu ihrer Verteidigung vorbringen könne, zu hören, sie mit den entsetzlichsten Mißhandlungen überhäuft, und zuletzt, gleich eine Verbrecherin, aus dem Hause gejagt hatten. Sie bat Herrn Friedrich, sie unter einer schicklichen Begleitung nach Basel zu befördern, [...] 19
50Voici à quoi se réduit ce passage dans la traduction des Cherbuliez :
« Ma chère Littegarde, s’écria-t-il en la relevant, que vous est-il arrivé ? »
Littegarde, après s’être assise, lui raconta tout ce qui s’était passé, puis elle le pria de la faire accompagner jusqu’à Bâle, et de...[...]
51Les traducteurs ont jugé superflu de reproduire le résumé des événements écoulés (alors que ce résumé n’est pas forcément sans intérêt pour le lecteur, à ce moment d’une action qui a été riche en rebondissements : mais il n’est en effet pas indispensable du strict point de vue de la compréhension du récit). Ne nous hâtons pas de dire que ce genre de coupes ne serait plus permis de nos jours : elles sont courantes dans la traduction des romans pour le grand public. Simplement, on ne se les permet plus avec un classique de la littérature (mais Kleist, aux yeux des Cherbuliez, n’a pas encore cette stature).
52Un dernier exemple suffira pour faire comprendre l’ampleur des suppressions opérées par les traducteurs. Dans les derniers paragraphes du Tremblement de terre du Chili, Don Fernando, qui a recueilli l’enfant des deux malheureuses victimes de la vindicte populaire après avoir perdu lui-même son propre fils, n’ose pas avouer à sa femme la mort de celui-ci. Les traducteurs ont coupé les phrases qui racontent comment la pauvre femme finit par apprendre la vérité, mais pour autant épouse pleinement la décision de son mari d’adopter l’enfant orphelin. L’effet de cette coupe est particulièrement réducteur, et précipite encore un peu plus, assez malencontreusement, un dénouement qui dans le texte de Kleist est déjà remarquablement rapide, au point que bien des critiques le donnent comme un exemple limite d’accélération du récit. Voici le texte allemand suivi d’une traduction moderne satisfaisante puis de la version des Cherbuliez :
Er übernachtete auch bei Don Alonzo, und säumte lange, unter falschen Vorspiegelungen, seine Gemahlin von dem ganzen Umfang des Unglücks zu unterrichten; einmal, weil sie krank war, und dann, weil er auch nicht wußte, wie sie sein Verhalten bei dieser Begebenheit beurteilen würde; doch kurze Zeit nachher, durch einen Besuch zufällig von allem, was geschehen war, benachrichtigt, weinte diese treffliche Dame im Stillen ihren mütterlichen Schmerz aus, und fiel ihm mit dem Rest einer erglänzenden Träne eines Morgens um den Hals und küßte ihn. Don Fernando und Donna Elvire nahmen hierauf den kleinen Fremdling zum Pflegesohn an; und wenn Don Fernando Philippen mit Juan verglich, und wie er beide erworben hatte, so war es ihm fast, als müßt er sich freuen.
53Version des Cherbuliez :
Il passa la nuit chez don Alonso, rêvant aux moyens d’instruire son épouse de toutes ces horreurs. Lorsqu’il lui en fit le récit quelque temps après, cette digne dona répandit des larmes abondantes sur le triste sort de son enfant et de ces malheureuses victimes du fanatisme religieux. Don Fernando adopta le petit étranger, et dans la suite, lorsqu’il considérait Philippe, et réfléchissait à la manière dont il avait eu cet enfant, il lui semblait presque qu’il dût s’en réjouir.
54Traduction de G. La Flize, à titre de comparaison :
Il passa également la nuit chez don Alonzo, et longtemps il se donna de fausses raisons pour ne pas mettre tout de suite sa femme au courant de l’étendue de leur malheur ; tantôt c’était à cause de son état de santé et tantôt à cause de l’incertitude où il était du jugement qu’elle porterait sur son attitude lors de l’événement. Cependant, peu après, informée par une visite de tout ce qui s’était passé, cette femme admirable épancha en pleurs silencieux sa douleur de mère et, un matin, une dernière larme brillant encore dans ses yeux, elle vint se jeter au cou de son mari et l’embrassa. Don Fernando et donna Elvire prirent alors le petit étranger comme fils adoptif et, quand don Fernando comparait Philippe avec Juan et pensait à la manière dont ces deux enfants lui étaient venus, son cœur éprouvait comme une envie de se réjouir.
55Comme on le voit, on ne peut véritablement parler de traduction chez les Cherbuliez, mais plutôt d’une sorte de résumé qui gomme de nombreuses subtilités et banalise le récit de Kleist. Ce qui est coupé, en effet, n’est nullement superflu ; la coupe va de pair avec des changements de détail que nous aurions pu aussi bien étudier sous la rubrique précédente. Chez les Cherbuliez, don Fernando, après des hésitations dont la raison n’est pas donnée, raconte lui-même à sa femme ce qui s’est passé alors que chez Kleist c’est une tierce personne inconnue qui le lui apprend. Donna Elvire reste étrangère à la décision d’adoption, imposée unilatéralement par son mari. Ce dénouement va de pair avec une méconnaissance complète, par les traducteurs, des enjeux du récit, notamment de la relation entre Josephe, la mère disparue, et donna Elvire : Josephe (Josépha chez les Cherbuliez) a donné le sein à son enfant lorsque donna Elvire était blessée. Les traducteurs savaient-ils que tout le dénouement avait été jugé choquant, au point que le volume des récits de Kleist fut refusé par la censure viennoise ? Ils évitent en tout cas soigneusement de dire que le père compare son enfant mort avec celui qu’il vient d’adopter. Mais leur méconnaissance des enjeux du récit va plus loin encore : elle relève d’un problème de compréhension du texte que nous allons étudier maintenant.
3) Incompétence des traducteurs : mauvaises interprétations et contresens
56Bien que les sondages que j’ai pratiqués n’aient pas révélé beaucoup de contresens à proprement parler – seulement quelques points dont je parlerai en dernier – dans bien des cas la subtilité de la pensée de Kleist a manifestement dépassé l’horizon de compréhension des traducteurs d’une manière qui confine au contresens, pour des raisons qui tiennent peut-être à leur manque de formation philosophique, mais aussi à un manque de travail, je n’hésite pas à le dire.
57Dans Le Tremblement de terre du Chili, qui n’est pas seulement une critique de l’intolérance mais aussi une interrogation quasi leibnizienne sur les voies de la Providence, un passage particulièrement important est celui où les survivants du tremblement de terre s’entraident, et où Jeronimo et Josephe, les deux amants persécutés, rencontrent don Fernando et son épouse : les deux couples sont la providence l’un de l’autre et le tremblement de terre, en général, est l’occasion de voir fleurir, il est vrai pour peu de temps, une humanité qui semble lavée du péché originel. Dans la campagne environnante, toutes les classes sociales sont confondues, « comme si le malheur commun qui les avait accablés en eût fait une seule famille » ; la traduction de cette phrase, bien qu’amputée d’un membre de phrase, est correcte20. Il n’en va pas de même d’un passage qui, peu après, verse dans le charabia :
Mais il n’y avait pas une personne à qui il ne fût arrivé quelque touchante aventure, ou bien qui n’eût montré quelque passion généreuse, en sorte que dans tous les cœurs la douleur était mêlée d’un certain sentiment de satisfaction ; et en somme si le bien général avait diminué considérablement d’une part, il était hypothétique qu’il n’avait pas moins été accru de l’autre.
58J’ai commencé par citer cette traduction sans donner d’abord le texte allemand afin que chacun puisse vérifier par lui-même ce qu’a de peu compréhensible cette dernière phrase, qui déforme doublement le texte : d’abord parce que l’emploi de l’expression « il était hypothétique » est éminemment confus, ensuite parce que nul ne peut s’apercevoir qu’il s’agit d’une pensée qui, à ce moment, traverse l’esprit de Josephe. Voici le texte allemand, suivi comme précédemment d’une traduction plus exacte :
Ja, da nicht einer war, für den nicht an diesem Tage etwas Rührendes geschehen wäre, oder der nicht selbst etwas Groβmütiges getan hätte, so war der Schmerz in jeder Menschenbrust mit so viel süßer Lust vermischt, daß sich, wie sie meinte, gar nicht angeben ließ, ob die Summe des allgemeinen Wohlseins nicht von der einen Seite um ebenso viel gewachsen war, als sie von der anderen abgenommen hatte.
59Traduction de G. La Flize :
Oui, il n’y avait là personne à qui il ne fût arrivé quelque chose d’émouvant ou qui n’eût accompli, quant à soi, une action généreuse, de sorte qu’au fond de tous les cœurs la douleur se mêlait à une joie si douce qu’aux yeux de Josephe il était impossible d’évaluer si la somme du bien-être commun ne s’était pas accrue d’un côté dans la mesure exacte où de l’autre elle s’était amoindrie.
60On mesure, je pense, sans autre commentaire, la distance qui sépare la traduction des Cherbuliez d’une traduction estimable comme est celle de G. La Flize, choisie ici par commodité, mais qui n’est pas la seule bonne traduction existante. Peut-être cet exemple aurait-il dû figurer sous la rubrique précédente, mais il me semble qu’ici les traducteurs ont entièrement méconnu l’enjeu du texte pour des raisons qui tiennent à leur manque de sensibilité aux nuances et à leur désir de passer au plus vite à autre chose : soit que la pensée exprimée ici leur ait paru choquante, soit qu’ils ne l’aient pas comprise. « Mit soviel süßer Lust » devient « un certain sentiment de satisfaction » ; ce qui devrait être lu comme la pensée intime d’un personnage devient une remarque formulée de l’extérieur par le narrateur ; enfin la formulation de cette pensée sur le mode du doute est gommée par la confusion de l’expression française. Il me semble avoir le droit de parler pour le moins d’un travail bâclé.
61Les véritables faux sens et contresens, je l’ai dit, m’ont paru plus rares, et je dois aussi à l’honnêteté du compte rendu de redire que la traduction de Michel Kohlhaas m’a paru dans l’ensemble plus soignée que celle des récits plus courts, les modifications dans la présentation des dialogues étant moins nombreuses (mais c’est aussi parce que Kohlhaas contient davantage de passages au style direct). On rencontre tout de même des erreurs révélatrices d’ignorances. Par exemple, les traducteurs n’ont pas bien compris le sens du mot der Burgvogt, qui est en effet assez rare. Au début de Kohlhaas, ils le traduisent par « le châtelain » alors qu’il s’agit du portier du château, ou du gardien. Comme il ne semble pas qu’en français (même en Suisse francophone) le mot « châtelain » ait jamais servi à désigner un personnage subalterne, on doit conclure à une erreur qui vient aussi d’une insuffisante attention au récit. En effet, au château se trouve aussi le Junker de Tronka, que Joël et Andrienne Cherbuliez traduisent légitimement par « seigneur » alors qu’aujourd’hui la plupart des traducteurs laissent le mot Junker (mais s’ils le peuvent, c’est que la réalité qu’il désigne est mieux connue du lecteur moderne au point d’être entrée dans la langue française21). La traduction par « seigneur » est possible et correcte, mais le lecteur a du mal à comprendre comment dans un château, le « châtelain » et le « seigneur » peuvent être deux personnages différents... Or cette traduction par « châtelain » vient sans doute de ce qu’un synonyme de Burgvogt employé par Kleist lui-même à un autre endroit du récit est le mot Kastellan, qui peut désigner le portier mais aussi l’intendant du château : lorsqu’il apparaît (lorsque la femme de Kohlhaas lui apprend en rougissant qu’elle connaît le Kastellan du château qui était amoureux d’elle avant leur mariage, et qu’elle pourra donc lui demander de porter la requête), nos traducteurs transcrivent ce mot par le mot « castellan »22 qui, certes, existe en français, mais qui n’a pas ce sens. Littré nous apprend qu’il désignait « autrefois en Pologne [les] dignitaires qui venaient après les palatins », régnant sur une « castellanie ». Le sens allemand du mot, directement importé du latin médiéval castellanus, et qui désigne un personnage bien moins important, est inconnu du lecteur français (à moins qu’il ne faille, ici chercher du côté des mots en usage en Suisse, mais mes recherches en ce sens n’ont rien donné).
62Je terminerai par un contresens franchement comique, pour dérider mon lecteur peut-être accablé par ce qui précède.
63Vers la fin de La Marquise d’O…, au moment l’héroïne apprend l’identité de son violeur, on se souvient qu’elle prend la fuite. A cet instant, par un subtil renversement de la thématique de l’annonciation angélique qui a entouré jusque là son aventure à ses propres yeux, elle a l’impression d’être en présence du diable. À portée de sa main se trouve un vase rempli d’eau bénite. Au moment de sortir, elle y plonge la main et fait un geste d’exorcisme en direction de sa famille accourue :
Diesem Mann, Vater, sprach sie, als jene noch unter dem Eingang waren, kann ich mich nicht vermählen! griff in ein Gefäβ mit Weihwasser, das an der hinteren Tür befestigt war, besprengte, in einem großen Wurf, Vater und Mutter und Bruder damit, und verschwand.
64Aucun doute n’est permis sur le geste, l’accusatif « in ein Gefäß » indiquant bien qu’elle plonge la main dans le bénitier et effectue une aspersion lustrale. Or dans la traduction des Cherbuliez, c’est... tout le contenu du vase qu’elle jette à la tête de la famille :
« Cet homme, mon père, dit-elle au moment où ils entraient, ne peut être mon époux. » Puis, saisissant un vase d’eau bénite placé derrière la porte, elle en arrosa son père, sa mère et son frère, et disparut23.
65Le comique involontaire de ce contresens, auquel ne contribue pas peu la maladresse du verbe « arroser » est, à un moment aussi intense de la narration, particulièrement malheureux. Il est vrai qu’il est surtout perceptible au lecteur qui a sous les yeux le texte allemand.
V
66La conclusion de notre « observation critique » de la traduction de Kleist par Joël et Andrienne Cherbuliez sera donc pessimiste : force est de constater que nous avons été conduits à constituer une liste de défauts, pour certains fort graves, et que nous n’avons que bien peu de qualités à reconnaître à cette traduction même si nous avons essayé de souligner la valeur dramaturgique des adaptations pratiquées sur La marquise d’O… Les traducteurs ont manifestement surtout souhaité rendre Kleist plus accessible au lecteur français (mais « plus accessible » par rapport à quoi ? à sa difficulté de lecture en allemand même, où en effet il n’est pas le prosateur le plus aisé ?). Ce faisant, ils ont détruit une grande partie de ce qui fait la magie de son art de conteur, le caractère envoûtant du continuum narratif, ainsi que nombre des allusions qui permettent d’en saisir l’arrière-plan métaphysique, entièrement gommé alors qu’il est essentiel (et c’est certainement le défaut le plus grave de cette traduction). L’écriture de Kleist est donc en grande partie vidée de sa substance.
67Il faudrait aussi, sans doute, pour rester fidèle à notre vœu initial de « neutralité bienveillante », décrire les qualités de cette traduction : la principale et la seule véritable est hélas de remplir le contrat minimal d’une traduction dans le domaine romanesque, à savoir de communiquer le contenu du récit et d’en respecter le déroulement (ce qui ne va pas toujours de soi quand on sait que des tentatives de remodelage radical n’ont pas été si rares). Mais il est finalement assez peu surprenant que cette traduction n’ait pas réussi à faire entrer Kleist dans la langue française, et qu’elle ait été oubliée : rien du style grandiose de l’auteur, capable si fréquemment de recourir au sublime qui est l’un des points cruciaux de la poétique du romantisme, n’y est vraiment préservé. On a donc l’impression de lire un petit auteur de « contes curieux » comme il en existe tant dans notre littérature du XVIIIe siècle : or cela, justement, nous l’avons déjà, et ce qui aurait pu intéresser les lecteurs français chez Kleist dès 1830, ce qui les intéressera quand ils le découvriront, c’est qu’il n’y a justement dans la littérature française rien de tel que Kleist, comme il n’y a rien de tel que Novalis ou Hölderlin. Si déformante qu’ait été sa traduction, un Loève-Veimars aura bien mieux réussi à faire percevoir au public français l’irréductible originalité de Hoffmann, suscitant dès lors une vogue d’imitations des contes fantastiques – preuve que l’importance d’une traduction se juge malgré tout aussi à l’écho qu’elle a su éveiller.
Notes de bas de page
1 La BnF fonde sa notice et l’indication de la date de naissance sur le dictionnaire bibliographique de Joseph-Marie Quérard, Charles Louandre et Félix Bourquelot, La Littérature française contemporaine 1827-1844 (Paris, Daguin, 1848).
2 La Lyre, odes en grec moderne, par A. Calbo, avec un vocabulaire à la fin. À Paris, chez Lecointe et Durey, libraires, et à Genève, chez Ab.m Cherbuliez, libraire, MDCCCXXIV. (La traduction est fort probablement de Calvos lui-même.)
3 Journal conservateur publié du 16 mars 1832 au 13 octobre 1846. Les positions conservatrices de Joël Cherbuliez semblent être devenues de plus en plus évidentes avec le temps, mais sa prise de position en faveur de la peine de mort dès sa parodie du roman de Hugo semble un indice précoce de cette orientation. Le frère aîné, André, est un adversaire déclaré du socialisme, et ses écrits tentent d’apporter une solution conservatrice au problème de la pauvreté.
4 Il s’agit de la traduction des conférences données par Friedrich Schlegel à Vienne en 1812 et publiées chez Brockhaus en 1815 : Geschichte der alten und neuen Literatur.
5 Si les numéros n’ont pas changé, ce qui serait évidemment à vérifier, c’est aujourd’hui l’une des adresses des éditions du Seuil...
6 Le prénom est Henri dans leur préface mais, sur les pages de faux-titre et de titre ainsi que sur les couvertures des volumes (sauf la couverture du tome 1), il est orthographié « Henry ».
7 Il est à noter d’ailleurs que dans ce genre de décisions d’ordre typographique, la responsabilité de l’éditeur peut être plus grande que celle du ou des traducteurs. Le traducteur se voit souvent imposer une typographie différente de celle de l’original, toujours au nom de la « lisibilité », et encore plus au nom de prétendues « habitudes différentes d’un pays à l’autre », comme si cela n’avait pas de conséquences sur le texte. Cela peut aller jusqu’à la normalisation de la ponctuation alors même que la ponctuation du texte original différait fortement des « habitudes » des lecteurs. Cette note est inspirée par notre expérience de traducteur habitué à combattre pied à pied pour exiger le respect de certaines « aberrations » typographiques (points de suspension au nombre de six ou sept, tirets suivant une virgule, etc. – sans parler de paragraphes toujours jugés trop longs, comme le sont d’ailleurs, à l’étranger, ceux de Proust). Dans le cas des Cherbuliez, on peut supposer que les traducteurs, étant de la même famille que leur éditeur, n’ont pas subi de contrainte extérieure de ce type et que la responsabilité des décisions peut leur être effectivement attribuée.
8 Nous citons le texte allemand d’après l’édition courante que voici : H. von Kleist, Werke in einem Band, hgb. von Helmut Sembdner, München, Carl Hanser Verlag, 1966 (nombreuses rééd.). Le début d’une citation en retrait indique un début de paragraphe dans les éditions citées.
9 Et ici en note, pour le lecteur non germaniste, la traduction de G. La Flize (Kleist : La Marquise d’O...[Le tremblement de terre du Chili, etc.] trad. M.-L. Laureau et G. La Flize, introduction par Antonia Fonyi, Paris, Flammation, coll. GF n° 586, 1990) que nous utiliserons comme point de comparaison commode et qui a l’avantage de rester près du texte : « À M..., ville importante de la Haute-Italie, la marquise d’O…, une dame veuve d’excellente réputation, mère de plusieurs enfants parfaitement élevés, fit connaître par la voix de la gazette que, sans s’expliquer comment, elle se trouvait enceinte, que le père devait se présenter pour reconnaître l’enfant qu’elle mettrait au monde et que, pour des considérations de famille, elle était résolue à l’épouser. La dame qui, dans l’étau d’une situation implacable, faisait avec une telle tranquillité un geste si étrange, était la fille du seigneur de G..., gouverneur de la citadelle de M… Il y avait à peu près trois ans qu’elle avait perdu son mari, le marquis d’O…, pour lequel elle avait l’attachement le plus profond et le plus tendre, dans un voyage qu’il faisait à Paris pour affaires de famille ».
10 Selon les recherches de Heinz Politzer, il s’agit du général Korsakov ; l’action se passe entre Modène et Plaisance en 1799, la villa de la marquise se trouve à Vignola. « Krakolof » n’est pas un nom russe attesté.
11 Imaginons un traducteur de Kafka inventant un nom de famille à Joseph K ! En tout cas, la première raison de taire les noms propres est donnée par Kleist dans le sous-titre de sa nouvelle, que nos traducteurs omettent entièrement de traduire : il s’agit en effet d’un récit « d’après un événement réel dont le théâtre (Schauplatz) a été déplacé du nord vers le sud ».
12 Nous respectons strictement la typographie de la traduction étudiée.
13 Au sens où Novalis disait du Conte de Goethe qu’il est un « opéra raconté », ce qui est également une magnifique intuition.
14 Qui désigne une « scène » et, au sens propre, indique l’entrée d’un personnage.
15 « Non, c’est un vrai saint Thomas, dit-elle [...], un vrai saint Thomas incrédule ! »
16 Traduction de G. La Flize : « “Puisse le royaume du Rédempteur ouvrir devant moi ses portes aussi largement que mon âme s’ouvre devant vous !” s’écria la marquise. “Mère, je ne vous ai rien caché” ».
17 Mais les suppressions ne sont pas toujours aisées à interpréter. Par exemple, quand la mère de la marquise lui fait porter un billet où elle lui fait part de la décision de la chasser de la maison paternelle, Kleist donne le texte du billet puis le commente d’une phrase qui est importante puisqu’elle montre qu’en écrivant ce billet, la mère a obéi à son mari mais le désapprouve : « – Der Brief war inzwischen von Tränen benetzt ; und in einem Winkelstand ein vermischtes Wort : diktiert.– ». (« La lettre était toutefois baignée de larmes, et dans un coin, se trouvait ce mot brouillé : Dicté »). Nos traducteurs ont omis cette phrase : pourquoi ?
18 Je cite ici aussi la traduction de G. La Flize : Michel Kohlhaas, d’après une ancienne chronique, trad. de G. La Flize, édition présentée par Antonia Fonyi, Paris, éd. Flammarion, coll. GF n° 645, 1992.
19 Traduction de G. La Flize (voir note 8) : « “Ma bien chère Littegarde !” cria-t-il en se dressant pour la relever, “que vous est-il arrivé ?” Littegarde, qui s’était laissée tomber sur un siège, lui fit le récit de son malheur. Elle lui dit comment le comte Jacob Barberousse l’avait mise en cause de façon infâme devant le tribunal de Bâle, pour se laver des soupçons relatifs au meurtre du comte ; comment à cette nouvelle son vieux père, souffrant déjà de malaises, avait été frappé d’apoplexie foudroyante et avait succombé en quelques minutes dans les bras de ses fils ; comment enfin ceux-ci, dans leur fureur exaspérée, sans entendre ce qu’elle pouvait présenter pour sa défense, l’avaient terrifiée par un déluge de brutalités et enfin l’avaient chassée de la maison comme une criminelle. Elle priait le seigneur Friedrich de l’aider à se rendre à Bâle avec une escorte convenable et, là, […] ».
20 « als ob das allgemeine Unglück ailes, was ihm entronnen war, zu einer Familie gemacht hätte ». Le texte dit plus précisément : « comme si le malheur commun avait fait une seule famille de tout ce qui lui avait échappé ». « Was ihm entronnen war » n’est pas traduit.
21 Le Robert (édition 1980) indique que le mot Junker entre dans la langue française à la fin du XIXe siècle et en donne l’étymologie : contraction de « junger Herr ».
22 Tome 1, p. 52 de la traduction, à la fin de ce qui, dans leur découpage, est le chapitre III.
23 Le lecteur non germaniste comparera avec la traduction de G. La Flize : « “Père, dit-elle, quand ils étaient encore dans l’entrée, avec cet homme là, il m’est impossible de me marier !” Elle plongea la main dans un vase d’eau bénite fixé à la porte du fond, aspergea d’un grand geste son père, sa mère et son frère et disparut ».
Auteur
Ancien élève de l’École Normale Supérieure, est professeur de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne et directeur du Centre de Recherche en Littérature Comparée. Directeur de collections aux éditions Verdier depuis 1991, traducteur d’une quarantaine de livres (de l’allemand, de l’anglais et de l’italien), il est l’auteur d’ouvrages et d’études sur la poésie et le théâtre européens des 19e et 20e siècles. Il anime à l’université Paris-Sorbonne le séminaire « Histoire des traductions et traductologie » en collaboration avec Jean-René Ladmiral et co-dirige avec Yves Chevrel l’Histoire des traductions en langue française à paraître aux éditions Verdier à partir d’octobre 2012.
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