Ivan Khemnitser, fabuliste russe, traduit par Hippolyte Masclet (1830)
p. 49-58
Texte intégral
1Dans sa Bibliographie des œuvres littéraires russes traduites en français1, Vladimir Boutchik ne recense pour 1830 qu’un seul ouvrage, Fables et contes d’Ivan Khemnitser2. Bien qu’à peu près inconnu en France, Khemnitser figure au premier rang des fabulistes russes. Quant à Hippolyte Masclet, les publications françaises l’ignorent ou sont mal informées, à la fois sur sa personne et sur ses travaux3 : le présent colloque offre l’occasion, sinon de combler entièrement ces lacunes, du moins de réparer un peu l’oubli qui enveloppe ses traductions, malgré leur qualité.
2Khemnitser voit le jour en 1745 dans une famille saxonne installée en Russie à la génération précédente. Son père, médecin, le destine à la même profession, mais Ivan quitte la maison familiale à treize ans et s’engage dans l’armée, où il servira douze ans. Plus tard, ses connaissances en minéralogie lui valent d’être recruté à l’École des Mines de Saint-Pétersbourg, où il travaille notamment à établir le catalogue de la bibliothèque. Par l’intermédiaire du directeur, Khemnitser entre dans un cercle littéraire dont les trois grands noms sont Gabriel Derjavine, Nicolas L’vov et Vassili Kapnist. Son premier recueil de Fables et contes paraît en 1779. Deux ans plus tard, ayant abandonné ses fonctions, il reste sans ressources. Ses amis haut placés lui trouvent un poste de consul en Turquie et c’est là qu’il meurt à Smyme en 1784, emporté par une épidémie de peste.
3Aux trente-trois premières fables publiées sans nom d’auteur, Khemnitser ajoute en 1782 trente-six nouvelles pièces. Ces deux éditions n’éveillent pas d’écho. Sa célébrité commence avec le recueil posthume édité en 1799 par N. L’vov et V. Kapnist, qui ajoutent vingt-trois fables tirées des manuscrits du défunt, non sans les altérer. Cette publication lève l’anonymat et inaugure, dans l’essai biographique joint par les éditeurs, la légende d’un Khemnitser dénué de sens pratique, étourdi et distrait, qui vise à lui forger une ressemblance avec La Fontaine. Trente ans plus tard, H. Masclet suivra la même voie dans sa préface, avec des anecdotes sur la distraction prêtée à l’écrivain. La renommée de ce dernier grandit alors en parallèle à celle d’Ivan Krylov (1768-1844), de vingt ans son cadet, qui publie son premier recueil de fables en 1809. En 1873, I. Grot, auteur de la première édition annotée de Khemnitser4, recense trente-trois éditions posthumes (fondées sur celle de 1799) pour la seule première moitié du siècle. La dernière édition annotée, réalisée en Union soviétique, comprend cent-cinq fables, auxquelles s’ajoutent d’autres écrits tels que satires, épigrammes, aphorismes, vers en allemand, sans omettre l’épitaphe que l’auteur s’était préparée dans la langue de Voltaire : « Il est vrai que toujours je me suis vu sans bien / Mais aussi je vécus ne craignant jamais rien »5. Deux tiers des fables sont des créations originales, les autres traduisent ou adaptent des modèles étrangers, l’Allemand Christian Gellert (1715-1769) en particulier.
4Khemnitser passe pour avoir marqué une étape dans le développement de la fable russe, genre très prisé de son temps : « presque tous les poètes russes en écrivirent après les années soixante-dix du XVIIIe et au début du XIXe siècle »6. En élevant son style du registre inférieur au registre moyen, Khemnitser se démarque d’A. Sumarokov (1717-177), et tout en frayant la voie d’Ivan Dmitriev (1760-1837), il garde sa tonalité propre. En 1812, le poète et rhétoricien A. Merzljakov résume ainsi le parcours des fables dans son pays : « Sumarokov les a trouvées chez les simples, dans le bas peuple ; Khemnitser les a emportées à la ville ; Dmitriev leur a ouvert les portes de la société éclairée, éduquée, qui se distingue par le goût et la langue »7. Préfaçant la cinquième édition de Khemnitser en 1820, le fabuliste A. Izmaïlov (1779- 1831) signale comme l’une de ses caractéristiques cette prostodushie, ou naïveté (en français dans le texte) qui le rapproche de La Fontaine8.
5Les dictionnaires biographiques ignorent Hippolyte Masclet le traducteur, qui eut un homonyme dans les armées. Par chance ma recherche, qui puise aux documents disponibles en France, a rencontré celle de V. Rjeoutski, auteur d’une notice biographique fondée sur des archives russes9. Ce recoupement permet de mieux cerner le personnage. Né en 1768 à Douai, Masclet part pour la Russie entre 1785 et 1789 (la date reste à établir). En 1793, il prête à Saint-Pétersbourg le serment de fidélité à la maison royale de France, imposé par oukase et sous peine d’expulsion à tous les résidents français. En 1806, l’émigré prête un autre serment, dit de sujétion à la Russie, et épouse en secondes noces Glatira Ivanovna, née Alymova, veuve d’A. Rjevskij, écrivain officiel, fabuliste lui aussi à ses heures10. Ce mariage avec une dame bien en cour a-t-il favorisé sa carrière ? Toujours est-il que Masclet sert alors comme lieutenant-colonel de l’armée russe. À ce grade militaire, dignité du septième rang dans une titulature (tchin, table des rangs) qui en compte quatorze, correspond le titre civil de Conseiller de cour : Masclet se range donc parmi les officiers supérieurs et les dignitaires. Membre de la Société littéraire russe de Moscou, il publie en 1828 des Fables traduites de Krylov11. La page de titre de sa deuxième publication (1830) laisse ignorer qu’aux textes de Khemnitser fait suite la « Traduction des trois dernières fables inédites de M. Krylof »12 : Masclet devient en quelque sorte le spécialiste français du fabuliste, son traducteur attitré, œuvrant au fur et à mesure des parutions. Ceci vaut également pour le livre édité en 1831 à Marseille, dont la page de titre précise qu’il complète un corpus krylovien antérieur13. En 1830 ou 1831, après avoir vécu en Russie plus de quarante ans, Masclet s’installe à Nice, « retraite sanitaire »14 où il finira ses jours.
6Les traductions réalisées par ses soins se distinguent doublement : d’une part, il pratique et maîtrise la langue russe, d’autre part il traduit littéralement. Les deux points vont de pair dans sa pratique, mais aucun ne va de soi à l’époque, comme le montrent des cas comparables. Dans la préface de son Anthologie russe (1823), Dupré de Saint Maure explique qu’ignorant la langue il s’est servi d’un mot-à-mot français, souvent fourni par les auteurs15. Une partie des Veillées russes d’Héquin de Guerle (1827) adapte en vers le mot-à-mot procuré par une source non identifiée16. L’exemple illustrant le mieux cet usage est d’autant plus significatif que Masclet le connaît et qu’il l’utilise pour faire valoir sa propre démarche : il s’agit des Fables russes tirées du recueil de M. Kriloff et imitées en vers français et italiens par divers auteurs (1825)17. L’ouvrage contient quatre-vingt-six fables, données chacune en russe, en français et en italien, que le comte G.V. Orlov (1777-1826) avait traduites en prose avant d’offrir à ses relations mondaines et littéraires de les versifier. Le titre précise bien « imitées », et chacune des deux sections du livre se place sous l’intitulé « Imitations ». Lémontey explique en introduction que le style de Krylov est intraduisible, mais que « la solidité du fond, l’agrément et l’originalité des détails offraient un canevas commode aux écrivains de toutes les nations » qui ont pu s’en emparer « avec la liberté du talent, et loin des entraves du texte original »18. On ne saurait dire plus clairement qu’imiter signifie s’approprier et réécrire.
7Ce précédent constitue pour Masclet un puissant facteur d’émulation, au plan tant poétique que linguistique. Préfaçant en 1828 ses propres traductions de Krylov, il établit d’emblée la comparaison, conteste fermement le principe de l’imitation-appropriation et formule sa règle : restituer « l’ouvrage de M. Krylof [...] autant que possible, littéralement et tout entier ». Il se propose de traduire vraiment au lieu d’adapter ou de refaire librement, car « la latitude arbitraire que se permet toute imitation ne peut être favorable qu’aux imitateurs, et toujours au désavantage du texte original ». Le dommage causé à l’auteur par l’imitateur étranger s’aggrave quand celui-ci ignore la langue d’origine, car « pour rendre exactement l’esprit de l’auteur russe il fallait nécessairement en connaître la langue ». Deux ans plus tard, sa préface aux fables de Khemnitser reste muette sur le parti adopté – le même pour l’essentiel qu’avec Krylov : Masclet continue dans la voie choisie, mais sans l’expliciter, sans doute parce qu’il n’a cette fois aucun prédécesseur dont se démarquer.
8Les épigraphes postées au seuil des volumes méritent quelque intérêt. Celle tirée de Voltaire (Mélanges historiques) pour précéder Khemnitser plaide l’indulgence, moins à vrai dire pour Masclet lui-même que pour l’écrivain : on ne doit pas juger du « beau tableau » qu’offre celui-ci par la « faible estampe » qu’en tire le traducteur. Par contre, celle empruntée en 1831 à Delille (Discours préliminaire des « Géorgiques ») pour précéder Krylov signale un point de méthode en appelant sur le traducteur un jugement équitable, attentif aux besoins de l’art autant qu’à la rigueur philologique : « Il est injuste de comparer chaque vers d’une traduction au vers qui y répond. C’est sur l’ensemble et l’effet total de chaque morceau qu’il faut juger de son mérite ». Le résultat final montre que Masclet ne s’autorise pas pour autant de grandes libertés avec la lettre des textes.
9La versification de Khemnitser représente fidèlement son temps. Ayant troqué le vers syllabique à la française pour un vers syllabo-tonique mieux adapté à la langue du cru, la poésie russe ne connaît encore quasiment que l’hexamètre et le tétramètre iambiques. À la fin du XVIIIe siècle et à l’époque romantique, le tétramètre domine l’écriture versifiée, des odes de Lomonossov et de Derjaviné aux grands poèmes narratifs (poema) de Pouchkine et de Lermontov (de nouveaux mètres s’introduiront progressivement par la suite). Khemnitser écrit ses fables en vers iambiques de longueur variable, autrement dit en vers mêlés, que le russe appelle ‘libres’ (vol’nye) ou inégaux (nerovnye)19. Si les plus fréquents sont les tétramètres et les hexamètres, il emploie aussi des vers de trois, deux, voire un seul pied. A. Izmaïlov signale les habitudes que lui reprochent ses contemporains : nombre de vers se terminent par des verbes (naglagol ’nye rifmy), et comme ses prédécesseurs il emploie sans nécessité des vers d’un seul pied (odnostopnye stihi) « désagréables à l’oreille »20. D’autres réprouvent des archaïsmes, des accents fautifs, des licences poétiques jugées superflues.
10La place manque ici pour confronter originaux et traductions en vue d’une analyse extensive et approfondie, aussi me bomerai-je à quelques échantillons. Masclet respecte l’alternance de rimes masculines et féminines présente chez Khemnitser (elle dépend en russe de l’accent tonique). Il reproduit le jeu des rimes, tantôt plates, tantôt croisées, parfois embrassées. Mais il n’utilise pas de vers courts. Lorsqu’au milieu du Villageois et son fardeau l’homme rejette sa charge avec une lassitude presque rageuse, l’original présente un dégradé (allant de six à un pied) pourvu d’une valeur imitative qui se perd en français, absorbée par le rythme plus égal de l’octosyllabe. Tandis que l’incipit du Père et son fils contient cinq vers iambiques inégaux (3, 4, 6, 3, 2), la traduction présente deux octosyllabes suivis de quatre alexandrins : l’attaque en devient moins vive. La palette métrique de Khemnitser se trouve partout réduite à ces deux moules, soit qu’en vertu des habitudes de l’époque Masclet ne se juge pas tenu de la restituer, soit qu’il prenne Florian pour modèle, lequel n’emploie que ces deux vers (prédominants aussi chez La Fontaine). Dans le même exemple, le niveau de langue choisi en français altère le parler des personnages, émoussant son côté abrupt, parfois lapidaire ; les particules de l’oralité (nu, uj by) disparaissent, les termes familiers (detina, ditjako) s’effacent au profit d’un lexique plus relevé. La vigueur irrévérencieuse du vocabulaire perd au change dans Le Conseil d’un bon vieillard quand durak (imbécile) est traduit par « sot » et tchinovnih (gens titrés, en référence au tchin étatique) par « s’élever ». De même dans Le Richard et le pauvre, où Masclet fait l’impasse sur prjamaja [...] skotina (vraie bête brute). Adoptant un registre de langue plus homogène que l’original, il aplanit certains reliefs, affadit des tours populaires, édulcore la saveur par moments un peu rude de Khemnitser.
11Sa version aboutit plus d’une fois à étirer légèrement le texte, qu’il ajoute un vers ou allonge un vers existant (Le Cheval et l’âne, Le Conseil d’un bon vieillard). Toutefois ce défaut peut être vu comme le revers d’une qualité. Masclet ne veut pas sacrifier l’effet esthétique du vers à son contenu sémantique. Aussi fait-il des entorses à l’exactitude littérale quand il a besoin de trouver une rime, quitte à ajouter une ligne ou deux pour cela. Traduire « littéralement », puisque tel est son programme, ne signifie pas coller servilement à l’original. Dans la typologie dressée par E. Etkind, sa méthode correspond à la « traduction-recréation »21, où la fidélité d’ensemble prime sur l’exactitude absolue du détail. Mais peu d’exemples s’offrent à lui dont il pourrait s’inspirer, car en 1830 les Français commencent tout juste à traduire des vers russes : durant la seconde moitié du siècle, Mérimée et Tourguéniev traduisent encore en prose les vers de Pouchkine (Le Prophète). À force de traduire la poésie française, son homologue russe a mis au point des constantes dans le transfert des schémas métriques d’une langue à l’autre22, mais il n’y a pas encore de réciproque. Masclet a-t-il connaissance du débat en cours dans les revues littéraires moscovites des années vingt ? Résumé sommairement, ce débat oppose la traduction dite poétique (variante de l’imitation, considérée comme une œuvre littéraire en soi, une création nationale en langue russe) et la traduction dite scientifique (restituant la lettre de l’original, quitte à renoncer à tout système poétique en langue d’arrivée pour rester plus proche de la source). Sa pratique semble vouloir harmoniser les deux principes, comme certains (S. Chevyrev) le proposaient d’ailleurs à Moscou23. Ajoutons pour clore ce bref examen que ce Khemnitser en français se lit avec agrément pour sa langue riche, souple, souvent d’une élégante simplicité.
12A-t-on remarqué ces mérites, et comment l’ouvrage fut-il accueilli ? L’horizon d’attente contemporain semble moyennement favorable. Si l’inventaire des traductions du russe parues entre 1820 et 1830 montre une nette prédominance de la poésie lyrique sur les autres genres, seules les fables peuvent concurrencer quantitativement le lyrisme : Krylov d’abord et surtout, traduit en 1822, 1825 (réédité en 1826), 1828, 1831. Khemnitser arrive donc, pour ainsi dire, dans la foulée du précédent, bien qu’il l’eût précédé en russe. Toutefois ces traductions de Krylov s’éditent à Moscou (1822, 1828, 1830) plutôt qu’à Paris (1825). L’éditeur de Masclet, Auguste Semen, un Français installé dans cette ville, figure certes parmi les meilleurs de Russie pour la qualité des textes et pour celle de la typographie24. Mais si la version Masclet de Krylov rencontre un certain écho, son Khemnitser passe inaperçu en France. Avant de chercher des explications, il y a lieu de se demander à qui le traducteur destinait ses textes. Dans sa préface à Krylov (1828), Masclet prévient que les Russes francophones « pourront seuls juger de la fidélité » de sa traduction. Quant aux lecteurs français, il se satisfera de leur donner (« donner aux étrangers ») « ne fût-ce qu’une faible idée » de la gloire du fabuliste. L’instance d’énonciation se positionne ici du côté russe – celui de l’auteur et celui du lieu d’édition – pour qui la France est l’étranger. En signe de gratitude pour la Russie, sa terre d’accueil, en « hommage que ma reconnaissance offre à cette nation hospitalière et brave », Masclet souhaite que son travail ajoute une « preuve d’admiration que les étrangers accordent aux lumières d’une grande nation qui, depuis un siècle, a fait des pas de géant dans toutes les carrières de la gloire, et qui a, pour ainsi dire, improvisé la perfection de sa langue et de sa littérature comme elle a improvisé sa marine, son artillerie, son commerce et la plus brillante capitale de l’Europe ». Traduire Khemnitser ou Krylov vise censément à compléter la découverte admirative par la France de la Russie nouvelle, un pays qui ajoute les belles-lettres à ses réussites matérielles : « les Russes conviennent que Khemnitser est inférieur à ceux qui l’ont suivi, il n’en fut pas moins pour eux un modèle estimable et très utile. Si j’ai pu réussir à donner aux étrangers une juste idée de ses fables et de ses contes, on reconnaîtra qu’après M. Dmitriev et Krylof, il est encore au Parnasse russe des places honorables ». Toutefois, soit par modestie affectée ou sincère, soit qu’il envisage lucidement le contexte, Masclet paraît douter que ses efforts obtiennent chez ses compatriotes ce résultat et se console en pensant à son tout premier lectorat : « je pense bien que les étrangers n’attacheront à cet ouvrage qu’un intérêt secondaire, mais j’aime à croire que la traduction d’un ouvrage national peut acquérir aux yeux des Russes l’intérêt d’un portrait de famille » (1830)25. Misant sur une audience plus russe que française, le traducteur semble œuvrer en plein paradoxe. Celui-ci semblera moindre si l’on rappelle la place exceptionnelle du français dans les milieux lettrés russes, pour lesquels il n’est pas une langue si étrangère que cela. S’il faut en croire Masclet, le fruit principal de sa traduction serait donc moins d’acclimater ailleurs l’auteur russe que de fortifier chez les Russes l’idée qu’ils ont une littérature digne de ce nom. Dès lors le vrai paradoxe consiste à prendre le détour d’une autre langue pour asseoir en Russie le statut d’un écrivain national... mais ce genre de détour est fréquent dans l’histoire universelle des traductions.
13Le premier obstacle à la réception française des Fables de Khemnitser réside dans l’éloignement géographique et social du traducteur. Masclet manque probablement de relais à Paris parmi les directeurs de revues, les journalistes ou autres intermédiaires26. De plus, rares sont les périodiques parlant des lettres russes. Les recensions, peu nombreuses, prennent du retard, même dans la Revue encyclopédique, seule à s’intéresser régulièrement à la Russie27. Le volume Khemnitser fut-il ou non diffusé par les libraires parisiens ? Peu de livres, sans doute, arrivent de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, mais il faudrait y regarder de près. De façon générale, l’initiative de révéler des écrivains russes n’émane pas du monde littéraire français et revient plutôt à des Russes installés en France qui commanditent le travail, œuvre de « porteplumes français dirigés par des cerveaux russes »28, ou à des Français ayant séjourné en Russie. Selon l’opinion courante, soit il n’y a pas là-bas de littérature, soit elle n’a rien d’original à offrir, copiant son aînée française. En 1828, l’auteur anonyme du panorama « Littérature de la Russie » soutient encore ce point de vue : « l’étude de nos modèles du siècle de Louis XIV entre dans l’éducation de ces septentrionaux nouvellement entrés dans la carrière de la civilisation. Ils ont adopté, autant que le permettait la sauvagerie de leur ciel, notre esprit. Il y a en Russie une espèce de subordination morale à l’égard de la France [...] L’empire des tsars peut atteindre à la suprématie politique, il semble même dans sa destinée d’y parvenir ; mais nous croyons que la supériorité intellectuelle de la France n’a rien à redouter : la France restera longtemps encore l’Athènes du monde »29. De tels attendus sont impropres à stimuler la curiosité, surtout pour un écrivain dont le nom ne sonne même pas russe ! On fera aussi la part du facteur politique, véritablement structurel, qui toujours interfère dès qu’il s’agit du pays des tsars, perçu comme hostile aux libertés et menaçant pour l’ordre européen. Or la date est défavorable : bien qu’un léger mouvement s’ébauche aux abords de 1830 pour donner une idée plus positive du pays et de ses écrivains, l’opinion française n’est pas prête à suivre. Il y a là « autant un phénomène de politique intérieure qu’une position de politique extérieure. Manifester de l’hostilité à la Russie et même à la littérature russe, c’était une manière indirecte de manifester son opposition à la Restauration monarchique et à sa conduite des affaires en général »30. Les efforts réalisés depuis peu, y compris par Masclet, auraient pu à la longue porter leurs fruits, mais ils se trouvent vite annulés par un nouveau soulèvement anti-russe de l’opinion, qui en 1830-1831 sympathise largement avec l’insurrection polonaise.
14Dernier obstacle à l’audience française du volume de 1830 : déjà Khemnitser s’efface devant, ou plutôt derrière Krylov qui va bientôt l’éclipser pour toujours. Lorsqu’en 1837 le Journal des Débats présente les fables kryloviennes dans la version de Masclet, avec neuf ans de retard, l’article fait l’éloge de ce dernier sans dire qu’il a aussi traduit Khemnitser31. Lorsque quinze ans plus tard la Revue des Deux Mondes évoque Khemnitser, c’est en guise de bref préambule à Krylov32. En 1852, l’opuscule d’Alfred Bougeault consacre le cliché figurant dans son titre, Kryloff ou le La Fontaine russe33. Un seul fabuliste russe suffit visiblement à nos compatriotes : Khemnitser est donc voué à disparaître et ne sera jamais retraduit, ni la traduction de Masclet rééditée. Du côté russe, la notoriété du traducteur n’est guère plus visible. Une recension de 1837 approuve sa version de Krylov, qui « n’est pas éblouissante, mais elle est assez fidèle, et les Français peuvent juger de notre Krylov d’après elle »34. Mais, tirant son information du Journal des Débats précité, l’article reconduit l’omission déjà signalée concernant l’autre fabuliste.
15Masclet n’est pas le tout premier en 1830 à présenter Khemnitser aux lecteurs français. Deux anthologies ont déjà fait un pas en ce sens, Dupré de Saint Maure recueillant une fable (1823), Héquin de Guerle en donnant deux (1827)35. Mais son travail reste inégalé par son ampleur, avec quatre-vingt pièces. Sa singularité intrinsèque réside moins dans le choix de la forme versifiée, dont se prévaut également Dupré de Saint Maure quand il affirme dans sa préface, avec un peu d’avance tout de même, que « notre siècle est celui des traductions en vers »36. Elle consiste surtout, alors que dominent les « belles infidèles », fruits de l’imitation ou d’adaptations plus ou moins libres, à vouloir une traduction exacte quoique versifiée. L’initiative marque un jalon précieux dans le domaine des relations littéraires franco-russes et plus spécialement de la traduction poétique.
Notes de bas de page
1 Paris, Librairie G. Orobitg et Cie, 2 fascicules et 3 suppléments, 1935-1943.
2 Fables et contes de J. Khemnitser, traduits par H. Masclet, traducteur des fables de Krylof, Moscou, de l’imprimerie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale, 1830.
3 C. Corbet, « La littérature russe en France. Tentatives de diffusion sous la Restauration », Revue de littérature comparée, n° 137, janvier-mars 1961, p. 61-90, signale Masclet comme traducteur de Krylov (p. 80), sans nommer Khemnitser. Plus tard Ch. Corbet consacre une note à Masclet dans À l’ère des nationalismes : l’opinion française face à l’inconnue russe (1799-1894), Paris, Didier, 1967, p. 197-198 : elle mentionne la traduction de Khemnitser sans s’y arrêter, et donne une date erronée (1837) pour celle de Krylov. Michel Cadot, La Russie dans la vie intellectuelle française (1839-1856), Paris, Fayard, 1967, dit par erreur Masclet « marseillais » (p. 406) et « consul » (dans l’index). H. Van Hoof, Le Dictionnaire universel des traducteurs (Genève, Slatkine, 1993), répertorie Masclet à propos de Khemnitser, mais il omet Krylov.
4 I. Khemnitser, Sotchinenija i pis ’ma [Œuvres et correspondance], éd. Iakov K. Grot, Saint-Pétersbourg, impr. de l’Académie impériale des Sciences, 1873 [comprenant des textes ou ébauches retrouvés dans les papiers de l’auteur, des lettres et une étude biographique par Grot],
5 I. Khemnitser, Polnoe sobranie stihotvorenij [Œuvres en vers complètes], introd. N.L. Stepanov, établissement du texte et notes par L.E. Bobrova et V.E. Vatsuro, Moscou-Leningrad, Sovetskij pisatel’, « Biblioteka poeta-Bol’shaja serija », 1963.
6 M. Tetenyi, « Poésie russe », Le Tournant du siècle des Lumières, 1760-1820. Les genres en vers des Lumières au Romantisme, coll. Histoire comparée des littératures de langues européennes sous les auspices de l’AILC, vol. 3, dir. Gyorgy M. Vajda, Budapest, 1982, p. 483. Voir l’anthologie Russkaja basnja XVIII°-XIX° veka, éd. N.L. Stepanov, Leningrad, Sovetskij pisatel’, 1949, et Helene Imendörffer, Die Geschichte der russischen Fabel in 18. Jahrhundert. Poetik, Rezeption und Funktion eines literarischen Genres, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 1998.
7 Cité dans I. Khemnitser, Polnoe sobranie..., op. cit., p. 103. A.F. Merzljakov, poète, professeur d’éloquence et de versification, fut le premier président de la Société des amateurs de littérature russe, fondée en 1811.
8 A.E. Izmaïlov, Preduvedomlenie [Avertissement], in Basni i skazki I.I. Kh., Saint-Pétersbourg, impr. de N. Gretch, 1820, p. III-VIII.
9 Je remercie Vladislav Rjeoutski de m’avoir communiqué sa notice à paraître dans le Dictionnaire biographique des Français, Suisses, Wallons et autres francophones européens en Russie au XVIIIe siècle.
10 A.A. Rjevskij (1737-1804), écrivain, chantre officiel de Catherine II, vice-directeur de l’Académie des sciences (1771-1773), actif ensuite dans la franc-maçonnerie.
11 Fables de M. J. Krylof, traduites du russe d’après l’édition complète de 1825, par Hippolyte Masclet, Moscou, de l’imprimerie d’Auguste Semen, imprimeur de l’Académie impériale médico-chirurgicale, 1828.
12 Fables et contes de J. Khemnitser, traduits par H. Masclet..., op. cit., p. 147-155.
13 Huitième livre des fables de M.J. Krylof, publié par l’auteur en 1830 et traduit par Hippolyte Masclet, ancien Conseiller de cour au service de l’empereur de Russie et membre honoraire de la Société littéraire russe de Moscou. Pour faire suite à la traduction des sept premiers livres mis au jour à Moscou en 1828, Marseille, imprimerie de Feissat aîné et Demonchy, rue Canebière n° 19, décembre 1831.
14 Ibid., dédicace « À la Société littéraire de Moscou », remerciée par Masclet de l’« accueil indulgent » qu’elle lui a fait en son sein.
15 Anthologie russe, suivie de poésies originales, par P.-J. Émile Dupré de Saint-Maure, Paris, C.-J. Trouvé, 1823. Les résultats sont sévèrement jugés par Ch. Corbet, « La littérature russe en France... », op. cit., p. 69.
16 Les Veillées russes : choix de morceaux traduits ou imités des écrivains les plus distingués de la Russie par Hequin de Guerle, Paris, H. Féret, 1827.
17 Fables russes tirées du recueil de M. Kriloff et imitées en vers français et italiens par divers auteurs ; précédées d’une introduction française de M. Lémontey et d’une préface italienne de M. Salfi. Publiées par M. le comte Orloff. Avec le texte russe, Paris, Bossange, 1825, 2 vol. in-8°.
18 Ibid., p. XXXVIII.
19 Ainsi fait A. Izmaïlov dans son Avertissement à l’édition de Khemnitser (1820), voir supra note 8.
20 Ibidem.
21 E. Etkind, Un Art en crise : essai de poétique de la traduction poétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982, p. 22.
22 Ibid., p. 161.
23 I. Desprès, « Quelques aspects du débat sur la traduction littéraire à Moscou au début du XIXe siècle », Essais sur le discours de l’Europe éclatée, Université de Grenoble, n° 18, 2002, p. 7-19.
24 R.N. Klejmenova, Knijnaja Moskva pervoj poloviny XIX° veka [Le livre à Moscou dans la première moitié du XIXe s.], Moscou, Nauka, 1991, p. 107-110.
25 C’est moi qui souligne par l’italique (F.G.).
26 Par contre, sa traduction de Krylov est commentée favorablement par G. Le Cointe de Laveau dans le Bulletin du Nord, journal scientifique et littéraire publié à Moscou (1828-1829), cahier I, vol. 2, février 1828, p. 181-185.
27 La recension par E. Héreau de l’Anthologie russe paraît dans la Revue encyclopédique après trois ans. Celle par J.-M. Chopin (1829) des poésies de Joukovski paraît cinq ans après l’édition russe à Saint-Pétersbourg.
28 C. Corbet, « La littérature russe en France... », op. cit., p. 74.
29 Cité par Corbet, À l’ère des nationalismes.., op. cit., p. 152.
30 C. Corbet, ibid., p. 139.
31 « Variétés : Les Fables de Kryloff, traduites du russe par M. Hippolyte Masclet, Moscou, imprimerie d’Auguste Semen », Journal des Débats politiques et littéraires, 15 juin 1837.
32 C. de Saint-Jullien, « La littérature en Russie. Ivan Andréévitch Kriloff : Polnoe Sobranie Sotchinenii (Œuvres complètes), 4 vol. in-8°, Spb. », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1852, p. 866-890. Suivant la tendance répandue en Russie, Saint-Jullien dénigre Soumarokov, ce qui tend à valoriser Khemnitser dont il ne dit en effet que du bien (p. 878-879).
33 Kryloff ou le La Fontaine russe, sa vie et ses fables, Paris, Garnier Frères, 1852.
34 Jivopisnoe obozrenie dostopamjatnih predmetov iz nauk, iskusstv, hudojestv, promyshlennosti i obschejitija, Moscou, III, 1837, p. 24. Il faudrait pour étudier la réception russe consulter d’autres périodiques, mais les collections disponibles en France sont lacunaires.
35 Voir supra notes 15 et 16. En 1825, Lémontey signale Khemnitser en préface à Krylov (voir supra note 17) tout en donnant sur lui des renseignements erronés. Jean-Henri Schnitzler ; autre contributeur sur la Russie à la Revue encyclopédique, le mentionne dans Essai d’une statistique générale de l’empire de Russie, Paris, Levrault, 1829, p. 188 et p. 191.
36 En 1824 paraissent deux traductions du grec moderne optant pour des partis différents, Claude Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne (Firmin Didot), pour la prose, et Népomucène Lemercier, Chants héroïques des montagnards et matelots grecs (Urbain Canel), pour les vers.
Auteur
Agrégée de lettres classiques, licenciée de russe, maître de conférences en littérature générale et comparée à l’Université Jean-Moulin Lyon III, a publié de nombreux articles sur les écrits fictionnels et autobiographiques de George Sand et réalisé l’édition critique de Kourroglou ainsi que de Teverino dans les Œuvres complètes de la romancière (H. Champion, 2011). Ses recherches concernent la réception de l’œuvre sandienne en Russie (George Sand et ses contemporains russes : audience, échos, réécritures, L’Harmattan, 2000), les relations intellectuelles entre France et Russie au XIXe s., la littérature russe des XIXe et XXe s. (M. Tsvetaeva, A. Platonov, V Chalamov, B. Pilniak) et divers sujets comparatistes (parallèles littéraires, études de réception, images de l’Inde). Parmi ses dernières publications : « Gogol grotesque : excès et excédents », L’Excès : signe ou poncif de la modernité ?, éd. L. Verdier et G. Bonnet (Kimè, 2009) ; « Lignes d’ombre d’Amitav Ghosh ou le roman de l’étranger proche », La Production de l’étrangeté dans les littératures postcoloniales, éd. B. Bijon et Y. Clavaron (H. Champion, 2009) ; « De Consuelo à Crime et Châtiment », George Sand, intertextualité et polyphonie I. Palimpsestes, échanges et réécritures, éd. N. Harkness et J. Wright (Bern, Peter Lang, 2010) ; « Les romans indiens de Louis Bromfield, ou l’aventure en miettes », dans Les Cahiers de la SIELEC, n° 7 (Paris-Pondichéry, Kailash, 2011). Elle est membre du jury du Prix Russophonie, créé à Paris en 2007 et décerné chaque année pour la meilleure traduction du russe vers le français.
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