La traduction et les disciplines en 1830 : vers une étude intégrée
p. 35-48
Texte intégral
Introduction
1C’est devenu une lapalissade d’affirmer que les études de traduction sont une « interdiscipline1 », c’est-à-dire une discipline qui emprunte une partie de ses concepts et de ses méthodes à d’autres sciences humaines, telles que la linguistique, la sémiotique, les études littéraires, la sociologie, la psychologie ou encore les sciences de l’information : des emprunts qui comblent des lacunes ou qui ouvrent de nouvelles directions de recherche. Dans les deux cas, il est entendu que ces emprunts servent l’étude même de la traduction envisagée comme un processus autant que comme l’œuvre issue de ce processus.
2Cela étant, l’on sait également que cette double spécificité ne confère aucune prérogative institutionnelle à l’interdiscipline chargée d’étudier la traduction, – à laquelle s’intéressent donc, parallèlement, les disciplines dont les études de traduction cherchent à intégrer des concepts et des méthodes. Il suffit de consulter les programmes des colloques, les tables des matières des revues et des ouvrages spécialisés de linguistique cognitive ou appliquée, par exemple, de sciences sociales ou encore de littérature comparée, pour constater qu’ils ne se réfèrent pas toujours à une discipline reconnue et institutionnalisée sous l’appellation « études de traduction » (ou traductologie, translation studies, etc.). À plus forte raison, le rôle supposé central ou fédérateur des études de traduction se trouve affaibli lorsque le concept de traduction s’étend de manière à recevoir une portée anthropologique ou intersémiotique, comme c’est fréquemment le cas depuis plusieurs années : pensons au trope de la « traduction culturelle » qui investit très largement le discours culturel de notre temps (cf. L. D’hulst 2008).
3Quant aux études dites « descriptives » de la traduction, qui s’attachent plus particulièrement à la traduction-texte et à sa mise en perspective historique, elles doivent également compter avec un nombre grandissant de disciplines qui appliquent à la traduction une pluralité de perspectives différentes sinon concurrentes. Ainsi, l’histoire du livre et de l’édition ou l’histoire sociologique des échanges interculturels procurent au chercheur et notamment à l’historien de la traduction un appareil conceptuel et méthodologique précieux, qui complète sur des points essentiels les démarches traductologiques à caractère herméneutique : la prise en compte de tous les agents impliqués dans la production et la distribution des traductions, l’analyse des contraintes politiques et économiques qui pèsent sur les échanges culturels, les logiques nationales et internationales du marché du livre, etc. (voir notamment J. Heilbron et G. Sapiro).
4N’empêche que nous sommes, pour l’heure, en présence de démarches faiblement intégrées. Si nous avons vu s’amplifier, par exemple, la place prise par des données statistiques dans l’élaboration et la description des répertoires de traductions étudiés par les historiens (voir e.a. Peter France en 2006), si les chiffrages des paramètres pris en compte au cours du recensement bibliographique (auteur, traducteur, éditeur, genre, etc.) ont su engendrer des interrogations nouvelles, comme l’ont bien montré, par exemple, les travaux de Franco Moretti et de Biaise Wilfert-Portal, il faut reconnaître aussi que l’articulation de ces données avec l’outillage habituel des historiens demeure souvent prudente voire hésitante2.
5Il n’en ira pas autrement pour cette contribution, qui s’attache aux données bibliographiques relatives aux œuvres traduites en France en 1830. Ces données ont été recueillies et ordonnées à une époque où la sociologie des échanges interculturels n’avait guère encore trouvé d’applications au domaine de la traduction. Issu d’un projet de recherche lancé au début des années 1980 sur l’histoire des traductions en France entre 1800 et 1850, le recensement bibliographique des traductions s’appuyait sur une conception de la traduction inspirée des théories contemporaines de la communication3. Il s’agissait donc de rendre compte de l’interaction entre les paramètres constitutifs de la traduction-communication, pour autant, bien entendu, que la fiche bibliographique donnât accès à cette interaction ; concrètement : l’auteur, le traducteur, l’éditeur, l’imprimeur, le genre, le format, la collection.
6Or, si le recensement s’est naguère appuyé sur un modèle communicationnel, c’est aussi parce que ce dernier se laissait intégrer à une théorie fonctionnelle de la traduction, dite « systémique4 », sur laquelle nous reviendrons plus loin. Les analyses bibliographiques qui suivent cherchent en premier lieu à prolonger et à approfondir cette mise en perspective fonctionnelle de la traduction ; les hypothèses et interrogations qu’elles engendrent visent donc à étayer des savoirs historiques sur les relations interlittéraires entre la France et les littératures environnantes ou plus éloignées, y compris des savoirs qui puisent dans la comparaison générique, discursive et stylistique entre les œuvres traduites et leurs originaux. Corrélativement, elles ne peuvent manquer de montrer aussi les limites d’une interdisciplinarité qui n’intègre que partiellement les acquis des théories sociologiques.
Les sources
7La Bibliographie de la France, instrument du dépôt légal institué par Napoléon en 1810, reçoit, au long du XIXe et pendant une bonne partie du XXe siècle, la forme d’un périodique hebdomadaire recensant l’ensemble des monographies publiées en France. Les informations fournies par les couvertures et les pages de titre permettent ainsi d’identifier les traductions, imitations ou versions lorsqu’elles sont explicitement présentées comme telles, et cela pour les cinq disciplines distinguées par la Bibliographie en 1810 (Théologie, Jurisprudence, Sciences et Arts, Belles-Lettres et Histoire). Elles permettent également de comparer les traductions entre elles ainsi qu’aux ouvrages dits originaux en français5, d’après un faisceau de points de vue : fréquences relatives (genres, éditeurs, collections, formats, etc.), titrologies, modes de présentation des œuvres (originales et traduites), des signataires (auteurs et traducteurs), des genres, etc. L’ouvrage de Katrin Van Bragt paru en 2005, également disponible sous une forme électronique qui permet des interrogations à la fois ponctuelles et combinées (Van Bragt 2006) procure sans doute, à ce jour, les résultats les plus détaillés pour la période 1810-1840 ; il recense au total près de 12 000 titres traduits.
8Cette source, aussi riche qu’elle soit, ne se targue pas, pour autant, de rendre compte de l’ensemble des traductions parues en France. Ainsi, la Bibliographie ne recense pas toujours les retirages et notamment les retirages réalisés en province (où sont souvent situées les presses des ouvrages populaires et religieux). Ensuite, même si 1830 n’est pas au regard de l’édition une date aussi importante que 1836, l’an Ier de La Presse qui inaugure une reconfiguration majeure du paysage de la librairie, elle voit naître des revues littéraires et culturelles qui ont joué un rôle essentiel dans le transfert et la diffusion des littératures et cultures étrangères en France. Or, la Bibliographie ne recense pas les traductions parues en revue, – ni d’autres catégories de traductions, comme les pièces jouées sur scène sans être distribuées sous une forme publiée. Toute interrogation du répertoire des traductions doit être consciente de ces limites6.
9Une troisième mise en garde s’impose, conséquence d’une interdisciplinarité peu élaborée : si l’analyse des données chiffrées ne peut tenir lieu de l’analyse des œuvres traduites, à plus forte raison, le langage des chiffres – fréquences, proportions relatives ou moyennes – est à lui seul incapable de renseigner le chercheur sur les modes et degrés d’intégration littéraire, culturelle ou scientifique des cultures étrangères en France. Certes, la multiplication des paramètres pris en considération ainsi que la comparaison – lorsqu’elle est possible – des données relatives aux traductions avec celles qui concernent les ouvrages originaux en langue-cible permettent de dépasser les anciens clivages entre les notions d’influence et de succès. Mais en tout état de cause, il nous faudra, pour mieux comprendre le rôle des traductions au sein de la culture française, resserrer les liens entre l’histoire des traductions et l’histoire des transferts culturels.
10Enfin, dernière précision, la notion de traduction est à traiter avec circonspection en 1830 (comme d’ailleurs en amont et en aval de cette date) : la page de titre ne permet pas toujours de l’identifier comme telle, soit qu’elle cherche à faire passer la traduction pour une œuvre originale (pseudo-originale), soit au contraire qu’elle cherche à faire passer une œuvre originale pour une traduction (pseudo-traduction), soit enfin – cas beaucoup plus fréquent – que la seule dénomination ne permet guère de la distinguer au plan formel des pratiques voisines que sont l’imitation, la traduction libre ou la version scolaire7. Nous avons essayé de tenir compte des deux premières situations en constituant le répertoire des traductions en 1830 ; quant à la question des dénominations, nous avons accepté comme « traductions » celles qui se présentent comme telles, sans préjuger bien entendu de la correspondance réelle entre les dénominations et les usages traductifs8.
Analyses
1. 1830 : une année faste ?
11L’année 1830 marque-t-elle un tournant ? La question a été fréquemment débattue en relation avec la culture, la littérature ou l’histoire9, moins couramment en relation avec la traduction ou avec les transferts interculturels. Certes, la seconde moitié des années 1820 donne à voir d’assez nombreuses déclarations de traducteurs et de critiques qui paraissent adopter, en les agençant avec les principes plus anciens d’exactitude et même de littéralité, les thèses sur l’originalité qui font le miel des manifestes romantiques10. Il y a donc une rhétorique du discours explicite sur la traduction, à ne pas confondre, bien entendu, avec les méthodes et pratiques concrètes du traduire ainsi qu’avec l’ethos discursif du traducteur, où s’expriment notamment ses attitudes (de bienveillance, de modestie, de censeur, etc.) face au texte original. En fait, seule une analyse patiente des procédures et normes de la traduction permet de découvrir et de décrire avec quelque précision tout l’implicite de la traduction.
12S’ajoute que les évolutions des discours explicites et implicites s’accompagnent de mutations sur d’autres plans : les attitudes changent à l’endroit des langues anciennes et modernes, à l’endroit d’auteurs, de genres ou d’œuvres contemporains et plus anciens, une nouvelle génération de traducteurs fait son apparition, etc.
13Il y a peut-être lieu d’ouvrir l’enquête bibliographique par une interrogation sur la production traductive dans son ensemble. 1830 n’est pas une année faste, si on la compare avec les années qui précèdent, cependant qu’elle dépasse de loin les trois années qui suivent : en 1830 paraissent 446 traductions, total inférieur à celui des années 1825 à 1829 (de 532 à 512), mais supérieur à celui des années 1831 à 1833 (de 244 à 375). Qu’est-ce à dire ? On peut sans doute invoquer la crise de l’édition provoquée au milieu de l’année par les événements révolutionnaires : l’évolution des traductions suit globalement celle des œuvres françaises11.
14Or, comme le thème du volume est la traduction en 1830 et non l’évolution de la traduction au cours d’une période définie, nous substituerons à l’habituelle comparaison en diachronie une comparaison en synchronie, ou au moins les bases d’une telle comparaison, en fournissant des données chiffrées pour l’ensemble des disciplines, avant de comparer les principales catégories distinguées par la fiche bibliographique. Ce regard jeté sur la traduction proprement dite, sans l’associer d’emblée soit à son original soit aux œuvres originales contemporaines de langue française, est peut-être salutaire : il invite à comprendre les traductions nées au sein d’une culture-cible comme des ensembles doués d’une cohésion relative, au gré des genres dont elles relèvent ou des conceptions et méthodes qu’elles partagent.
15Selon I. Even-Zohar, il vaut mieux parler, en relation avec les traductions d’œuvres littéraires, de « littérature traduite » (translatée ! literaturé), un sous-système de la littérature réceptrice avec laquelle les traductions ne se confondraient pas à part entière : ainsi, la poésie traduite, le théâtre traduit ou le roman traduit ne se laisseraient simplement subsumer sous les genres correspondants de la culture réceptrice, non seulement grâce à leur qualification partagée de « traductions », mais également grâce à des traits génériques, discursifs et stylistiques partiellement distincts de ceux que l’on peut relever dans les œuvres françaises contemporaines. Corrélativement, les catégorisations contemporaines des traductions, en recueils ou en collections, sont peut-être autant d’indices d’une spécificité qui justifie – au moins à titre provisoire – l’examen comparé du corpus des traductions.
2. Palmarès des disciplines
16Voyons pour commencer la fréquence des traductions réparties selon les principales disciplines distinguées par la Bibliographie de la France :
- Belles-Lettres, romans et contes : 99
- Belles-Lettres, poétique et poésie : 55
- Théologie, apologistes, mystiques, traités divers : 49
- Théologie, liturgie : 28
- Histoire, histoire ancienne et moderne : 28
- Sciences et arts, éducation et livres d’éducation : 24
- Histoire, biographie et extraits : 18
- Belles-Lettres, théâtre : 17
17En 1830, la prééminence des Belles-Lettres est incontestable ainsi que celle des genres narratifs qu’elles hébergent : le nombre de traductions d’œuvres narratives double presque celui des traductions de recueils de poésie, lequel est trois fois supérieur à celui des traductions de pièces de théâtre12. Cherchons maintenant à affiner ces premières données, à commencer par la répartition globale des langues traduites pour l’ensemble des disciplines.
3. Langues-sources
- Anglais : 142
- Latin : 114
- Allemand : 62
- Italien : 32
- Grec : 30
- Espagnol : 15
18À comparer cette liste avec celle que Peter France a pu établir en 2006 à partir de ses recherches dans des catalogues de librairies du Royaume-Uni, de l’Irlande et des États-Unis, on peut être frappé des différences importantes entre les volumes (251 traductions contre 440), ce qui s’explique sans doute en partie par l’usage de sources moins exhaustives que la Bibliographie de la France ainsi que par la couverture du seul domaine littéraire :
- Français : 103
- Allemand : 33
- Latin : 31
- Grec : 22
- Italien : 16
- Espagnol : 10
19D’autre part, que les premières places soient dans les deux cas occupées par l’anglais et le français paraît confirmer les hypothèses formulées naguère par Franco Moretti sur la structure croisée des transferts culturels entre la France et le Royaume-Uni. On notera en revanche la place plus modeste des traductions du latin, une langue qui conserve en 1830 une place éminente en France.
4. Genres « Belles-Lettres »13
20Si l’on croise maintenant les langues et les deux premières catégories des Belles-Lettres, les proportions sont les suivantes :
- Roman anglais : 71 titres
- Poésie latine : 21 titres
- Poésie anglaise : 5 titres
21Ces chiffres confirment les proportions générales des grandes disciplines ; quant à la prépondérance très nette du roman anglais, elle est imputable à un seul auteur, comme on le verra ci-après.
5. Palmarès des auteurs
- Walter Scott : 51 titres
- Christoph von Schmid : 17 (Sciences et arts, éducation et livres d’éducation)
- [Anonyme] : 16 (surtout en Belles-Lettres et en Histoire)
- Alphonse de Liguori : 10 (Théologie)
- Bible : 9
- Imitation de Jésus-Christ : 5
- Homère : 5
- Shakespeare : 5
- Cicéron : 4
- James Fenimore Cooper : 4
- Horace : 4
- Ovide : 4
- George Byron : 4
- Heinrich Zschokke : 4
- Oliver Goldsmith : 3
- Virgile : 3
- Tacite : 3
- Sophocle : 2
- Goethe : 1
- Cervantes : 1
- Salomon Gessner : 1
- August Lafontaine : 1
22On voit bien que 1830 constitue une année phare pour les traductions de l’auteur écossais, qui domine de loin le paysage de l’édition des traductions (51 titres sur 71 pour le roman anglais, mais couvre également plus de 11 % de l’ensemble des 440 titres). L’année 1830 est donc une véritable « année Scott », et il conviendrait sans nul doute de revenir sur les relations entre ces traductions et l’ensemble de la production romanesque en langue française.
23On notera d’autre part que Virgile, le poète le plus traduit avant 1830, est désormais distancé avec netteté, mais également que le premier poète contemporain, Byron, ne le devance que d’un titre. À quoi s’ajoute que les poètes latins pris dans leur ensemble continuent à dominer le genre poétique en traduction.
6. Traducteurs
24Il est logique que les traducteurs de Scott soient les plus prolifiques, cependant que la totalité des titres scottiens sont pris en charge par deux traducteurs seulement, Albert Montémont et Auguste Defauconpret.
- Auguste Defauconpret : 33 titres (Cooper et surtout Scott)
- Albert Montémont : 19 (Scott)
- François-Adolphe Loève-Veimars : 5 (romans allemands)
- Pierre Doré s.j. : 4 (livres religieux)
- Arnaud Berquin : 3 (sciences et arts, éducation)
- Jean Brignon s.j. : 3 (livres religieux)
- Jean Cohen : 3 (romans anglais et allemands)
- Paul Jérémie Bitaubé : 2
- Voïart, Élise : 2
- Jacques Delille : 0
25On notera que des traducteurs contemporains occupent le devant de la scène et qu’ils se spécialisent : ainsi, à une exception près (une traduction d’Horace), Montémont traduit à partir de l’anglais, et presque uniquement des œuvres de Scott. Quant à Defauconpret, c’est, toutes catégories confondues, le traducteur le plus fécond de la période 1816-1834 (326 traductions de l’anglais, deux de l’allemand, une du néerlandais). Il serait intéressant de comparer la trajectoire de ces deux traducteurs, qui ont souvent traduit avec des collaborateurs (le nom de certains d’entre eux apparaît sur les pages de titre). Plus généralement, se pose la question de savoir s’il existait autour de 1830 des « réseaux » de traducteurs et si les normes de traductions y étaient débattues, transmises, inculquées et sous quelle forme. À noter que Jacques Delille, le modèle de la traduction poétique de l’Empire et de la Restauration n’est pas réédité (il le sera cependant à partir de 1832).
7. Modes de présentation des traductions
26À un moment où la traduction se trouve étroitement associée au renouveau littéraire, il n’est pas indifférent de tenir compte des présentations des traductions sur les pages de titre. Au simple recours au nom ou au verbe s’ajoute accessoirement une qualification par des adjectifs et des adverbes :
- « Traduction nouvelle » : 51 titres
- « Traduction littérale » : 17
- « Imité » (et formes dérivées) : 11
- « Traduction libre » : 3
27L’expression « traduction nouvelle » l’emporte sur toutes les autres : elle s’applique à plus de 11 % des traductions parues en 1830, surtout dans la catégorie des Belles-Lettres (42 occurrences contre 5 en Théologie et 3 en Histoire). Les cinq années précédentes et suivantes affichent des écarts importants :
- 1826 : 20
- 1827 : 36
- 1828 : 24
- 1829 : 21
- 1830 : 51
- 1831 : 26
- 1832 : 20
- 1833 : 13
- 1834 : 22
- 1835 : 31
28L’usage de l’épithète « nouvelle » est-il dès lors le signe d’un tournant des conceptions et des méthodes ? Marque-t-il le déclin des imitations ? Nous savons, certes, que l’idée se popularise sous la plume des traducteurs et des critiques de 1830, mais également que les pratiques traductives ne se conforment pas d’emblée, loin s’en faut, à ce qui paraît devenir une norme fortement valorisée et valorisante. Reste à savoir dans quelle mesure l’évolution s’étend à l’ensemble des genres littéraires en traduction, mais également à quel point elle relève de stratégies éditoriales ciblées sur certains genres ou auteurs à succès. On ajoutera à ce propos que nos répertoires ne recensent pas les versions non publiées des poésies lyriques chantées dans les salons ni les versions non publiées des pièces montées sur scène. Une prise en compte de ces deux dernières catégories aurait vraisemblablement modifié les proportions entre les traductions et les imitations, dont le succès est en réalité patent et continu, tout au long du siècle (voir à ce propos l’ouvrage de L. Hutcheon paru en 2006).
8. Aspects du paratexte
29Les traductions forment-elles des ensembles configurés par les éditeurs en « collections » particulières ? Et quels sont les principaux éditeurs, lieux d’édition et d’impression des traductions ?
– Collections
- « Œuvres de Walter Scott » : 41 titres (différents éditeurs et traducteurs)
- « Bibliothèque choisie » : 6
- « Bibliothèque latine-française » : 5
- « Nouvelle bibliothèque universelle des romans pour la ville et la campagne » : 5
30Seules les « Œuvres de Scott » et la « Bibliothèque latine-française » sont exclusivement constituées de traductions ; à noter que dans les deux cas, le terme de « traduction » n’apparaît pas dans le titre.
– Éditeurs de traductions
- Auguste Delalain : 27 titres (uniquement des auteurs classiques)
- Furne : 25 (uniquement Byron et Scott)
- Levrault : 16 (surtout Schtnid)
- Périsse : 15 (uniquement des livres religieux)
- Lecointe : 13
- Gosselin : 10 (uniquement auteurs allemands et anglais)
- Séguin : 6 (uniquement livres religieux)
- Risler : 6 (uniquement des livres religieux)
- Pigoreau : 6
- Méquignon-Havard : 6
- Urbain Canel : 6
- Rusand : 5 (uniquement livres religieux)
- Pancoucke : 5 (auteurs latins)
- Delaunay : 5
- Fournier : 4
- Firmin Didot : 2
- Brunot-Labbe : 1
- Arthus-Bertrand : 1
31On peut relever une certaine concentration d’auteurs, de genres ou de disciplines auprès d’un nombre réduit d’éditeurs, dont plusieurs comptent parmi les principaux éditeurs des œuvres littéraires contemporaines.
– Lieux d’édition
- Paris : 338
- Lyon : 25
- Strasbourg : 14
- Avignon : 9
32La domination de Paris, très considérable, s’étend à l’ensemble des disciplines ; elle concerne également les lieux d’impression :
- Paris : 318
- Lyon : 28
- Strasbourg : 17
- Avignon : 12
- Lille : 5
- Angers : 4
Épilogue
33À replacer 1830 dans une trajectoire qui couvrirait une décennie au moins, on serait sans doute en mesure de relever quelques tendances plus générales : le lent déclin des lettres classiques, l’émergence prudente d’une littérature nouvelle plus ou moins contemporaine, le glissement des genres littéraires aux genres non littéraires, surtout aux approches de 1840, la montée de la prose et de la prose mineure en particulier, surtout celle destinée aux enfants, la mise en place d’une nouvelle génération de traducteurs. À ce seuil de généralité, la France traduite se laisse aisément comparer à l’Angleterre traduite, comme l’attestent notamment les travaux de Peter France. L’année 1830 occupe peut-être une place-clef dans cette évolution. Ses traductions révèlent sinon un tournant du moins plusieurs tendances nouvelles, telles que la montée du roman anglais contemporain, le succès des traductions de Scott ou le prestige croissant de la catégorie « traduction ». Bien d’autres constats seraient possibles si l’on se donnait les moyens d’affiner les critères d’interrogation de la banque de données.
34De quelles logiques relèvent ces glissements ? Sont-ils corrélatifs, et comment, de changements plus larges au sein des lettres et de la culture françaises ? Questions trop vastes voire aléatoires en l’état actuel de nos connaissances. Sans doute révèlent-elles l’un des défis auquel fait désormais face l’historien des traductions : parvenir à un agencement adéquat de l’analyse des chiffres avec celle des œuvres. Avec l’avènement de larges corpus électroniques de textes et la mise au point de nouvelles méthodes d’analyse discursive, on peut espérer que l’histoire de la traduction disposera à terme de moyens plus amples pour réaliser ses ambitions interdisciplinaires.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir, parmi d’autres, les études de M. Snell-Hornby (1994), I. Kurz (1995), W. Wilss (1999) et A. Chesterman (2002) citées dans la bibliographie ci-après.
2 On notera certes, en retour, que les analyses sociologiques ont fréquemment tendance à s’arrêter au seuil de l’œuvre proprement dite et que la visée interdisciplinaire des études de traduction n’est donc pas toujours mutualisée.
3 Ces théories ont font l’objet de nombreuses discussions. Pour un état des lieux récent, on peut se reporter à l’ouvrage de J. Munday (2008).
4 Pour une présentation détaillée, voir notamment N.F. Chang (2002).
5 Ou en d’autres langues, en puisant bien entendu dans d’autres sources bibliographiques.
6 Il serait évidemment utile de comparer les données relatives aux monographies avec celles des quotidiens et des revues, – dont il est question ailleurs dans ce volume.
7 Pratiques très largement répandues à l’époque, comme le rappelle opportunément la contribution de Patrick Berthier dans ce volume. Voir également, pour les traductions poétiques de l’allemand, la synthèse de C. Tombez parue en 2009.
8 Nous suivons en cela une démarche courante en études descriptives de la traduction, en nous référant plus précisément à la notion de « assumed translation » selon la définition de G. Toury (1995).
9 Voir notamment le numéro spécial de la revue Romantisme (1980, n° 28), et singulièrement les contributions de Maurice Agulhon et de James S. Allen.
10 On trouvera des exemples dans le recueil de paratextes que nous avons publié en 1990.
11 Á noter que la moyenne des traductions par rapport à l’ensemble des œuvres publiées au cours des trente années couvertes (1810-1840) s’élève à 6,9 %, comme nous l’avons déjà montré dans un article paru en 1998.
12 Comme nous avons pu le montrer en 1998, le poids relatif des traductions au sein des disciplines changera au cours de la décennie, au point que les traductions des Belles-Lettres perdront en 1840 la première place au profit des Sciences et Arts, éducation et livres d’éducation.
13 Les désignations génériques ne sont pas toujours mentionnées dans les titres (poésies, poèmes, romans, contes, nouvelles, fables, etc.).
Auteur
Est professeur ordinaire de littérature francophone moderne et de traductologie littéraire à la Katholieke Universiteit Leuven (Belgique). Ses recherches portent actuellement sur les sujets suivants : les littératures francophones de Belgique et des Caraïbes (voir e.a. Les études littéraires francophones, état des lieux, Lille, P.U. Lille, 2003 et Caribbean Interfaces, Amsterdam, Rodopi, 2007 ; la traduction littéraire (e.a. une édition critique du Faust de Goethe traduit par Nerval, Paris, Fayard, 2002, et la co-responsabilité d’une Histoire des traductions en langue française, volume XIXe siècle, à paraître en 2012 chez Verdier) ; la médiation interculturelle, notamment celle qui est occasionnée par la migration (recherche en cours ; voir http://www.kuleuvenkortrijk.be/nl/Onderzoek/Letteren/chir/chir_fr). Il est membre de l’équipe éditoriale de la revue Target. International Journal of Translation Studies et co-directeur de la collection « Traductologie » (Arras-Presses-Université).
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Pour une interdisciplinarité réciproque
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2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
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2012
La traduction dans les cultures plurilingues
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2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
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