Traduire en France en 1830 : nouvelles préoccupations, nouvelles impulsions ?
p. 9-20
Texte intégral
1L’année 1830 est une de celles qui ont marqué l’histoire de l’Europe. Une quinzaine d’années après le Congrès de Vienne, qui avait rétabli en Europe une structure de type absolutiste sous l’égide de la Sainte-Alliance, des troubles affectent de nombreux pays : renversement des Bourbons et instauration d’une monarchie constitutionnelle en France, soulèvement à Bruxelles aboutissant à l’indépendance de la Belgique, jusqu’alors unie au royaume des Pays-Bas, manifestations dans des cantons suisses, insurrections dans plusieurs États allemands (duché de Brunswick, royaume de Saxe) ainsi qu’à Varsovie... À se limiter aux grand traits du « roman national » français, l’année 1830 est d’ailleurs restée mémorable, avec son lot de représentations emblématiques : la bataille d’Hernani (illustrée par le gilet rouge de Théophile Gautier), la conquête d’Alger (vengeant le coup d’éventail du dey d’Alger – qui remonte à avril 1827), les Trois Glorieuses de juillet (Lafayette embrassant le duc d’Orléans dans les plis du drapeau tricolore) ; du seul point de vue français, l’année 1830 est une année agitée, dans laquelle se mêlent effervescence littéraire et agitation politique, l’une et l’autre sous le signe du romantisme.
2L’histoire littéraire française de cette année a évidemment retenu l’ébullition provoquée en février par la pièce de V. Hugo ; elle y a joint, généralement, la publication du roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir, paru en novembre ; d’autres noms connus, ou appelés à le devenir, ont de plus figuré à l’éventaire des libraires ou à l’affiche des théâtres : Musset, Mérimée, Balzac, Alexandre Dumas, Lamartine, Théophile Gautier, Nodier... 1830 est une année de grande productivité littéraire, qui laisse une impression de vitalité.
3En revanche, cette même histoire littéraire n’a guère manifesté d’intérêt pour les œuvres, venues de l’étranger, qui auraient joué un rôle en France pendant cette même année. Dans les rubriques « étranger » ou « littérature étrangère » qui figurent dans les tableaux chronologiques annexés à différentes histoires de la littérature française parues au XXe siècle, n’apparaît, au mieux, qu’une liste de titres, donnés le plus souvent en français, d’œuvres censées avoir été publiées cette année. Deux exemples peuvent être produits : 1) le tome 8 de l’Histoire littéraire de la France 1830-1848, (Éditions sociales, 1977), signale, p. 455, sous la rubrique « littérature étrangère » : « Pouchkine : Le Convive de pierre. / Leopardi : Chant nocturne d’un pâtre errant dans les déserts de l’Asie. / K. Eichendorff : Der letzte Held Von Maranbourg. / Goethe : Poésie et Vérité. / Wergeland (Norvège) : La Création. / Slowacki : Ode à la liberté. » ; 2) le Précis de littérature française du XIXe siècle, sous la direction de Madeleine Ambrière, PUF, 1990, p. 555, indique plus sobrement, sous la rubrique « Étranger : Littérature Histoire, Philosophie, Arts plastique, Musique » : « 1830-1842 : construction du Walhalla de Louis Ier de Bavière. / 1830-1834 : Pouchkine (Russie) : Eugène Onéguine. » Sans examiner ici dans le détail les critères mêmes qui ont présidé au choix des références, on peut faire les observations suivantes : 1) si, en 1830, Pouchkine a terminé Le Convive de pierre et Eugène Onéguine, cette dernière œuvre, augmentée de quelques vers, ne paraîtra intégralement qu’en 1833 et la première ne sera même publiée qu’en 1840, après la mort de l’écrivain (1837) ; 2) le « Canto nottumo di un pastor errante dell’Asia » n’est qu’un des Canti publiés par Leopardi en 1831 ; 3) « Der letzte Held Von Maranbourg » est une graphie erronée pour Der letzte Held von Marienburg, tragédie quelque peu oubliée de J. (non pas « K. ») von Eichendorff ; 4) en 1830, les trois premiers volumes de Aus meinem Leben. Dichtung und Wahrheit (œuvre généralement connue en français sous le titre Poésie et Vérité) ont été déjà publiés (1811-1814), mais le quatrième et dernier ne paraîtra qu’en 1833. Ces observations ne permettent pas seulement de mettre en évidence les difficultés rencontrées lorsqu’il s’agit de citer des œuvres étrangères, elles pointent surtout une pratique des historiens de la littérature française : les œuvres étrangères sont citées indépendamment de leur intégration à la vie littéraire française, c’est-à-dire, en particulier, de leurs traductions ; en effet aucune des œuvres citées ci-dessus n’est disponible en français en 1830, à l’exception de deux volumes de Mémoires de Goethe (titre retenu par le traducteur Aubert de Vitry pour Aus meinem Leben), parus en 1823.
4Les travaux sur l’histoire de la littérature française sont de fait tributaires d’un choix méthodologique persistant qui explique en partie cette situation : mettre l’accent sur les créations et, de ce fait, négliger la réalité des offres de lecture ou de représentation théâtrale. Il en va toutefois autrement dans un ouvrage conçu pour traiter Les Influences étrangères sur la littérature française (1re éd. : 1961) ; son auteur, Philippe Van Tieghem, donne en effet les renseignements suivants1 :
1829-1833. Hoffmann, Contes fantastiques [1814-1822], tr. arrangée p. Loève-Veimars, 20 vol. ; 6 autres entre 1838 et 1848.
1829-1840. W. Scott, Œuvres complètes [1800-1832], tr. p. Defaucompret [sic], 38 vol.
1830. Pétrarque ; Poésies, tr. p. Saint-Geniès ; autres 1841, 1842, 1848.
1830. Klopstock, Goethe, Schiller, Bürger, Poésies allemandes, tr. p. Gérard de Nerval.
5On constate que l’activité des traducteurs n’est pas négligeable, au contraire, quelles que soient par ailleurs les vérifications à mener sur les données rassemblées par Van Tieghem2 – dont on doit de toutes façons rappeler le rôle pionnier qu’il a joué en constituant ce « Tableau chronologique des traductions des principales œuvres étrangères ayant influencé la littérature française »3. Le rôle des œuvres mises à la disposition des lecteurs de langue française – qui dépasse de loin leur influence sur la création littéraire dans cette langue – reste en tout cas encore largement à explorer. L’année 1830 peut servir ici de test, ou de révélateur, le présent article se limitant, conformément à son titre, à la seule situation française.
6Sous l’effet d’une crise financière générale amorcée en 1826, la France connaît alors une baisse de la production d’ouvrages, avant de remonter légèrement à partir de 1831. Dans ce contexte d’ensemble, le pourcentage des traductions par rapport aux œuvres nationales reste à peu près stable, autour de 6 %, avec une tendance à la baisse dont le niveau le plus bas descend à 3,9 % en 18314. Une approche plus précise est fournie par Martyn Lyons, qui a établi une série de tableaux des « best-sellers français » tout au long du XIXe siècle, par tranches chronologiques de cinq années5 ; deux de ces tranches nous intéressent plus particulièrement, de part et d’autre de l’année 1830. La première concerne la période 1826-1830. Le palmarès, établi à partir du tirage global connu (ou estimé), est le suivant, jusqu’au premier auteur étranger cité :
1) Béranger, Chansons
2) Fénelon, Télémaque
3) Fleury, Catéchisme historique (y compris la version Petit Catéchisme historique)
4) La Fontaine, Fables
5) Florian, Fables
6) Defoe, Aventures de Robinson Crusoé
7Puis viennent, parmi les auteurs étrangers :
15) Scott, Ivanhoé
Scott, L’Antiquaire (à égalité)
17) Scott, L’Abbé
Scott, Quentin Durward (à égalité)
…
25) Young, Les Nuits,
…
27) Le Tasse, La Jérusalem délivrée
…
29) Byron, Œuvres
8Soit huit œuvres, toutes « littéraires » (romans et poésie) provenant de cinq auteurs étrangers, représentant deux langues : l’anglais et l’italien. On rappellera que le roman de Defoe date de 1719.
9La seconde période couvre les années 1831-1835 ; en voici le palmarès, établi dans les mêmes conditions :
1) Fleury, Catéchisme historique (y compris la version Petit Catéchisme historique)
2) La Fontaine, Fables
3) Fénelon, Télémaque
4) Béranger, Chansons (comprend Œuvres complètes et Chansons nouvelles et dernières)
5) Saint-Ouen, Histoire de France
6) Florian, Fables
7) Lamennais, Paroles d’un croyant
8) Bérenger, La Morale en action
9) Pellico, Mes Prisons
10) Defoe, Robinson dans son île
...
18) Defoe, Aventures de Robinson Crusoé
...
20) Scott, Woodstock
...
23) Le Tasse, La Jérusalem délivrée
...
26) Scott, Château périlleux
10Soit six œuvres, cinq auteurs étrangers, et les mêmes deux langues : l’anglais et l’italien6.
11Les tableaux fournis par M. Lyons offrent matière à réflexion : on se reportera d’ailleurs aux riches commentaires qu’en fait l’auteur lui-même. En tout état de cause, il suffit de remarquer ici qu’en 1830 deux littératures seulement, l’anglaise et l’italienne, figurent dans le « top 30 » des meilleures ventes françaises, et que W. Scott († 1832) est l’écrivain étranger le plus lu pendant la décennie 1826-1835 ; d’autre part, si S. Pellico bénéficie d’un succès soudain dans la période 1831-1835 (Le mie prigioni a été publié en 1832, et traduit dès 1833 par Octave Boistel d’Exauvillez), c’est un écrivain consacré, Le Tasse († 1595), qui représente très continûment la littérature italienne (La Jérusalem délivrée figure parmi les best-sellers jusqu’en 1845).
12La bibliométrie permet une approche quantitative, qui donne des indications nécessairement globales, et les résultats établis par M. Lyons fournissent des bases nécessaires à toute réflexion sur la part prise par les traductions (littéraires ou non) en France, mais n’ouvrent peut-être pas directement sur les tendances décelables à un moment précis. C’est pourquoi il convient de faire appel à deux autres domaines, où la quantification est plus difficile et peut-être moins significative : celui des revues, celui des cours dispensés dans les établissements d’enseignement. Qu’en est-il des œuvres étrangères traduites ?
13S’agissant d’abord de l’enseignement, il faut observer qu’il ne peut guère d’agir que de l’enseignement supérieur, l’enseignement secondaire français demeurant fermé aux lettres étrangères (en 1830, les œuvres latines, et même grecques, servent essentiellement à des procédures de manipulation linguistique). Or l’année 1830 apporte des innovations, peut-être non pas tant dans le domaine de la traduction à proprement parler que dans celui du contact avec des œuvres traduites. Trois noms retiennent l’attention : Claude Fauriel (1772-1844), François Villemain (1790-1870), Jean-Jacques Ampère (1800- 1864).
14Le plus âgé, Fauriel, traducteur à partir de l’allemand, de l’italien et du grec moderne, prend possession, en octobre 1830, de la première chaire de « littérature étrangère »– l’expression est au singulier – créée en France, à Paris. Cette chaire sera suivie de plusieurs autres, réparties sur le territoire français à partir de 1838, en même temps que l’enseignement des langues vivantes, facultatif en 1830, deviendra obligatoire dans les lycées. Ampère, lui, n’a pas encore tout à fait 30 ans quand il prononce, à l’Athénée de Marseille7, le 12 mars 1830, la leçon d’ouverture de son cours « De l’histoire de la poésie »8. Il y propose d’aller vers une « histoire complète de l’humanité » : « Ce majestueux drame de quarante siècles il sera peut-être donné à l’homme du dix-neuvième siècle de le contempler »9. Pour résumer ainsi la foi de son siècle en lui-même, Ampère n’a pas hésité à mentionner auparavant une série de domaines qu’il aurait pu traiter : le vieil Orient, les épopées indiennes, les traditions héroïques de la Perse, la poésie hébraïque, la poésie arabe, la poésie chinoise, l’Antiquité grecque et latine, pour s’arrêter à l’époque moderne ; il souligne encore, à ce stade, qu’il aurait pu parler des littératures du Midi (les troubadours provençaux, Dante, Cervantès, Camoens), mais qu’il a finalement choisi celles du Nord ; il en donne le panthéon : Shakespeare, Milton, Klopstock, Schiller, Goethe, Byron. Pour les étudier, il déclare qu’il apportera « des traductions aussi exactes et aussi nombreuses qu’il <lui> sera possible »10. Ce cours est remarqué, et Ampère appelé à l’École normale supérieure, où il fait, à la fin de 1830, le premier cours de littérature étrangère de cet établissement11.
15Élu ensuite au Collège de France sur une chaire de littérature française, Ampère, dans son cours inaugural (14 février 1834), rappellera les propos qu’il a tenus à Marseille quatre ans plus tôt ; il ne manque pas d’y mentionner aussi les noms de Fauriel et de Villemain, à qui il rend hommage. En effet Villemain, professeur de littérature française à la Sorbonne, a pris, en 1830, l’initiative de proposer un « Cours de littérature française : littérature du Moyen Âge, en France, en Italie, en Espagne et en Angleterre », qui est publié sous ce titre la même année12. Le texte est précédé d’un « Avertissement des éditeurs » :
Le cours de M. Villemain devait offrir cette année un nouvel intérêt. [...] le professeur se proposait de joindre à cette étude [celle des origines de la langue et de la littérature françaises] une vue comparative des autres langues de l’Europe latine, pendant le [sic] même période.13
16Villemain organise effectivement une suite de 24 leçons, qui intègrent des études sur les littératures romanes (y compris, d’ailleurs, le Portugal) et la littérature anglaise. Une quinzaine d’années plus tard, à l’occasion de la republication de ce cours dans ses Œuvres complètes, Villemain précise lui-même, dans une « Préface » datée d’août 1840 :
Pour la première fois, dans une chaire française, on entreprenait l’analyse comparée de plusieurs littératures modernes qui, sorties des mêmes sources, n’ont cessé de communiquer ensemble, et se sont mêlées à diverses époques.14
17Il entendait ainsi marquer sa place dans un processus sans doute moins tapageur que celui où s’inscrit la bataille d’Hernani, mais qui n’en est pas moins d’une extrême importance pour l’évolution de la société française : l’université entreprend une confrontation sérieuse avec les œuvres venues d’ailleurs.
18Fauriel, Villemain, Ampère sont à l’origine d’un mouvement qui va s’amplifier : inclure la littérature étrangère comme une composante nécessaire du patrimoine culturel français. Leurs cours ne sont sans doute pas des événements aussi impressionnants, sur le moment, qu’une bataille littéraire, mais, du point de vue envisagé ici, ils méritent de prendre place parmi les libérations de toutes sortes qu’apporte l’année 1830.
19L’action de ces trois universitaires est complétée par d’autres personnalités, comme celles de la presse, tel Philarète Chasles (1798-1873), qui a commencé son activité de journaliste dès 1819 et est en passe de devenir en 1830 un « maître de la critique »15. Il écrit dans la Revue britannique (depuis 1825), dans la Revue de Paris (depuis 1829), et a accès au Journal des Débats précisément en 1830. Le 27 mars il y publie son premier compte rendu, qui concerne la traduction des Mémoires de Lord Byron ; dans le numéro du 15 novembre, rendant compte d’un ouvrage anglais consacré à la poésie hongroise, Chasles traduit, sur les versions anglaises, quelques poèmes (par exemple de Michel Vitkovits [Mihály Vitkovicz]), et conclut sur un véritable programme, qui pourrait définir celui de plusieurs de ses contemporains, voire de son époque :
combien d’études nous restent à faire ! […] Sans parler de l’Orient tout entier (carrière à peine entr’ouverte par les efforts de quelques érudits persévérans [sic], et où l’Inde et la Chine offrent à eux seuls [sic] des mondes ignorés de littérature, de poésie et d’histoire) ; croyons-nous connaître non seulement les populations Slaves et Scandinaves, mais les richesses intellectuelles des Portugais et des Espagnols du quinzième et du seizième siècle ? […] Sous nos propres yeux, la littérature des Trouvères, celle de nos ayeux [sic], la poésie gaie des fabliaux reste inexplorée. [...] c’est dans les souvenirs et les antiquités de notre Europe, c’est dans une investigation sincère de toutes les origines et de toutes les littératures, dans leur comparaison et leur appréciation équitable, que l’on trouvera moyen non seulement de renouveler une littérature appauvrie, mais de distinguer et de classer les races humaines et d’éclairer l’histoire.16
20Un tel programme rejoint parfaitement ceux de Fauriel et d’Ampère : la méthode comparative débouche sur une philosophie de la littérature, et elle ne se limite pas aux littératures du présent ; c’est toute une interprétation de l’histoire littéraire du monde qui est enjeu.
21Lorsqu’on 1889 le Journal des Débats fête son centenaire, et publie, à cette occasion, un ouvrage célébrant les grandes figures qui ont marqué la vie du quotidien17, un article de Jean Bourdeau (qui est alors lui-même chargé de la littérature étrangère dans le JDD) est consacré à « La critique des littératures étrangères. Philarète Chasles » ; Bourdeau, qui ouvre son article en rappelant que « L’étude curieuse et attentive des littératures étrangères est assez récente en France »18, considère que Chasles « a été un des premiers et des plus actifs à répandre [en France] le goût de l’exotisme, à inaugurer une nouvelle forme de critique empruntée à l’Allemagne », et il insiste sur « cette insatiable curiosité du critique, errante et vagabonde », qui « s’arrête de préférence sur les esprits du Nord, les excentriques et les humoristes »19.
22À côté du Journal des Débats, des périodiques plus récents s’intéressent aussi aux œuvres venues de l’étranger. C’est le cas de la Revue des Deux Mondes, à laquelle Chasles n’accède qu’en 1833, pour une collaboration d’ailleurs assez limitée. Dans le groupe des principaux périodiques culturels qui apparaissent à cette époque, cette revue, créée en 1829, occupe très vite une place centrale. La « deuxième série », inaugurée en janvier 1830, sous-titrée « Journal des voyages, de l’administration, des mœurs, etc. chez les différents peuples du globe » prévoit, dans une rubrique régulière consacrée à la littérature, de distinguer « littérature française » et « littérature étrangère ».
23La Revue des Deux Mondes n’est évidemment pas la première revue française à s’intéresser à la littérature étrangère. Or, dans un autre « livre du centenaire » consacré à cette revue, Paul Hazard, examinant, à son tour, en 1929, le traitement réservé aux littératures étrangères, met en évidence que le mérite de ce périodique est de « revenir sur les acquisitions antérieures pour transformer une conquête hâtive en une sûre possession »20. Il observe en effet que la première mention d’une œuvre littéraire étrangère est le poème de Bürger, « Lenore », présenté comme « conte fantastique » et traduit par le baron de Mortemart-Boisse dans la livraison d’octobre 1830 : « et, précisément, la Lénore n’est pas une nouveauté, puisque nos préromantiques la donnaient déjà comme l’expression la plus frappante du lyrisme allemand »21. La Revue des Deux Mondes contribue, en quelque sorte, à consolider des découvertes antérieures. Les livraisons de l’année 1830 ne sont pas spécialement riches en traductions ou en études d’œuvres étrangères, et les raisons des choix peuvent surprendre22, mais l’ouverture à l’étranger, déjà suggérée par le titre, est au cœur de l’entreprise dont François Buloz devient officiellement le rédacteur en chef le 1er février 1831 ; une vignette de Tony Johannot illustre à cette époque la couverture ; elle montre deux jeunes femmes, représentant l’Ancien et le Nouveau Monde ; entre elles un arbre, sur le tronc duquel quelques noms sont gravés, de haut en bas : Homère, Dante, Cimabue, Froissait, Goethe, Chateaubriand, Byron, et, un peu plus bas, Cuvier, Humbold [sic].
24À partir de ces quelques éléments, évoqués en guise de toile de fond, est-il possible de poser une question comme : l’année 1830 occupe-t-elle une place particulière dans l’histoire des traductions en langue française ? On sait que toute coupe synchronique, comme tout ce qui devient objet d’étude, cesse d’être banale, et que les chercheurs sont exposés à surestimer tel ou tel aspect.
25Il faut rappeler une des limites du présent article : il n’a été jusqu’ici question que de la seule France ; les traductions réalisées hors de France appartiennent à d’autres contextes, sinon à d’autres systèmes. Quels types de rapports ces traductions entretiennent-elles avec ce qui se passe en France ? Celle-ci importe-t-elle des traductions venues d’ailleurs ?
26Ensuite, le processus même de la traduction n’a pas été abordé directement. C’est précisément un des objectifs du présent Colloque que s’intéresser à la question du « comment traduire » : les traducteurs ont-ils des théories ? Les respectent-ils ? À quoi s’ajoute celle du « pourquoi avoir voulu traduire », question peut-être inséparable de celle, plus délicate à traiter, qui est de s’interroger sur les causes qui laissent certaines (grandes) œuvres non encore traduites.
27Un troisième grand questionnement, déjà mentionné, devrait aussi être approfondi : celui du dilemme « quantitatif/qualitatif »23. Dans l’ensemble des œuvres traduites, il est sans doute nécessaire de distinguer les parts respectives des premières traductions, des retraductions, des rééditions de traductions ; les publics visés doivent être pris en considération : à côté de l’ensemble des belles-lettres, auquel la recherche universitaire s’est le plus consacrée, il y a les quatre autres disciplines distinguées par la Bibliographie de la France : Théologie, Sciences et Arts, Histoire, Jurisprudence24. Les chiffres bruts obtenus par le dépouillement de cette publication doivent être mis en relation les uns avec les autres, et non pris absolument. D’autre part, le rôle des revues et des cours et conférences devrait aussi être intégré à cette recherche, pour mettre en évidence ce qui, dans la masse des œuvres traduites, a plus spécialement retenu l’attention des contemporains.
28Les questions qui précèdent sont de celles que toute histoire des traductions doit affronter, et que le Colloque « Traduire en langue française en 1830 » aborde à des degrés divers.
29L’exploration de l’année 1830 permet de prendre conscience du changement de mentalité qui est en train de s’opérer en France à l’égard des oeuvres traduites. Dans son ouvrage Atlas du roman européen, Franco Moretti dresse un tableau de la part des littératures étrangères dans les cabinets de lectures français ; si on suit (et si on lit bien correctement) les données qu’il y regroupe, l’année 1830 est, après les années 1823/24, celle où le pourcentage d’œuvres étrangères est le plus important sur la période 1810-1860 : un peu plus de 40 % (50 % vers 1823/24)25. Si on traduit en France en 1830, c’est qu’on espère que ces traductions seront lues...
30On a vu, par ailleurs, l’ampleur des programmes envisagés, réalisés partiellement, par les initiateurs universitaires qu’ont été Fauriel, Villemain, Ampère, et les perspectives que suggérait Chasles. Les littératures européennes sont leur préoccupation majeure, en particulier les littératures du Nord, l’Allemagne et l’Angleterre. Mais l’horizon des intérêts s’étend encore davantage au-delà. D’un côté, l’Orient, déjà révélé par d’Herbelot (Bibliothèque orientale, 1697, plusieurs fois réédité au XVIIIe siècle), et Galland (Les Mille et une nuits, 1704-1717), fascine de plus en plus : dans sa « Préface » à son recueil Les Orientales (publié en 1829), Victor Hugo assure que « l’Orient, soit comme image, soit comme pensée, est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations, une sorte de préoccupation générale à laquelle l’auteur de ce livre a obéi peut- être à son insu » ; il y fait également référence à des « textes absolument inédits », traduits par Ernest Fouinet (1799-1845), qui est un des traducteurs du Choix de poésies orientales publié en 1830 par Francisque Michel. D’un autre côté, l’image de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire essentiellement celle des États-Unis, commence à se troubler : « Jusque vers 1830, les Etats-Unis apparaissent surtout comme un pays partagé entre l’héroïsme et l’idylle, et comme une terre d’exotisme », estime R. Guise26. Aux tableaux de Chateaubriand, dont le Voyage en Amérique, composé en partie de morceaux rédigés anciennement, est publié en 1827, succèdent des enquêtes plus rigoureuses et plus récentes, comme les Lettres sur les États-Unis du prince Achille Murat (1830), qui se présentent comme des « Lettres d’un citoyen des États-Unis », qui seront suivies d’une Esquisse morale et pratique des États-Unis de l’Amérique du Nord (1832) et d’une Exposition des principes du gouvernement républicain tel qu ’il a été perfectionné en Amérique (1833). Certes, les traductions de Fenimore Cooper (6 volumes de ses Œuvres paraissent de 1830 à 1833, traduits par Defonconpret) et de Thomas Mayne Reid (Mayne-Reid), dont un premier roman est traduit en 1831, entretiennent encore la tradition « romanesque », mais les États-Unis changent de signe et deviennent une référence d’un nouveau type, ambigu (démocratie/esclavage), marqué par le souci du gain et une certaine rudesse de mœurs.
311830 en France : une année de nouvelles impulsions, de nouvelles questions, suscitées par un appel de l’étranger, de plus en plus entendu – et rendu davantage accessible par les traductions.
Notes de bas de page
1 Ph. Van Tieghem, Les Influences étrangères sur la littérature française (1550-1880), Paris, PUF, 2e éd. 1967, p. 257.
2 Par exemple, le Catalogue des Imprimés de la Bibliothèque nationale de France, qui indique une traduction des Poésies de Pétrarque par Léonce de Saint-Geniès en 1816, ne mentionne aucune traduction de Pétrarque par le même en 1830, mais donne, pour cette année, un Choix de sonnets de Pétrarque traduits en vers par Camille Esménard [du Mazet],
3 Ph. Van Tieghem, op. cit., p. 249-258. Couvre les années 1495-1909.
4 Voir L. D’hulst, « Traduire l’Europe en France entre 1810 et 1840 », dans M. Ballard [éd.], Europe et traduction, Artois Presses Université-Les Presses de l’Université d’Ottawa, 1998, p. 137-157, en particulier p. 142-143 et graphique l, p. 149-
5 M. Lyons, Le Triomphe du livre. Une histoire sociologique de la lecture dans la France du XIXe siècle, Paris, Promodis, 1987, p. 83 sqq.
6 M. Lyons, op. cit., p. 85 et 86.
7 Un Athénée, au XIXe siècle en France, est un établissement d’enseignement privé, qui dispense des cours et des conférences à ses membres.
8 J.-J. Ampère, De L’histoire de la poésie, discours prononcé à l’Athénée de Marseille pour l’ouverture du cours de littérature, le 12 mars 1830, Marseille, Feissat aîné et Demonchy, 1830, 51 p.
9 J.-J. Ampère, op. cit., p. 14.
10 Ibid., p. 49.
11 Cours conservé grâce aux notes prises par Jean-Baptiste Vendryès (promotion 1829), manuscrit conservé à la Bibliothèque des Lettres de l’ENS, (cote : Réserve LH m 35 8°).
12 F Villemain Cours de littérature française Littérature du Moyen Âge en France en ., ., , Italie, en Espagne et en Angleterre, Paris, Pichon et Didier, 1830, 2 vol.
13 Ibid., T. I, V.
14 F. Villemain, Œuvres complètes, Paris, Didier, 1846, T. 9,1.
15 Voir Cl. Pichois, Philarète Chasles et la vie littéraire au temps du romantisme, Paris, Corti, 1965, T. I, « Troisième partie. Un maître de la critique », p. 305 sqq.
16 Journal des Débats, 15 novembre 1830, p. 4. L’article, comme tous les précédents de Chasles, est signé « Cs ».
17 Le Livre du centenaire du Journal des Débats 1789-1889, Paris, Plon, 1889, XIII-630. Cet ouvrage contient une « Table générale des collaborateurs » d’environ 700 noms, p. 597-626.
18 Ibid., p. 478.
19 Ibid., p. 480, 483.
20 P. Hazard, « Les littératures étrangères », Le Livre du Centenaire. Cent ans de vie française à la Revue des Deux Mondes, Paris, Revue des Deux Mondes, 1929, cité dans la réédition de 1989, Jean-Michel Place, p. 121 (P. Hazard traite les années 1829-1848).
21 Ibid., p. 122. Sur les traductions françaises et la réception en France de « Lenore », voir F. Weinmann, « Une chevauchée fantastique entre l’Allemagne et la France. (1) Avant l’apparition de la Lénore en France », dans R. von Kulessa et C. Lombez (dir.), De la traduction et des transferts culturels (Actes du colloque tenu à Fribourg en 2004), Paris, L’Harmattan, 2007, p. 219-230, et « Une chevauchée fantastique entre l’Allemagne et la France. (2) Naissance, triomphe et mort de la Lénore française », dans R. Kahn et C. Seth (dir.). La Retraduction (Actes du Colloque de Rouen, 2006), Presses des universités de Rouen et du Havre (PURH), 2010.
22 La livraison de décembre 1830 contient par exemple, p. 404-408, un texte de Kotzebue, « Les aérostats », traduit par P. Himly…
23 Voir Y. Chevrel, « L’étude de l’opinion en histoire littéraire : le dilemme quantitatif/ qualitatif », Actes du IXe Congrès de l’Association Internationale de Littérature Comparée [Innsbruck, 1979], T. II, Literary Communication and Reception, Innsbruck, 1980, p. 129-133.
24 Catégories reprises par K. Van Bragt, avec la collaboration de L. D’hulst et J. Lambert, Bibliographie des traductions françaises (1810-1840) – Répertoires par disciplines, Presses universitaires de Louvain, 1995, p. 1320.
25 F. Moretti, Atlas du roman européen 1800-1900, Paris, Seuil, 2000, p. 174 (trad. de l’italien par J. Nicolas ; date de la v.o. : 1997).
26 R. Guise, dans Histoire littéraire de la France, par un collectif sous la direction de P. Abraham et R. Desné, Paris, Éditions sociales, T. 7, 1976, p. 94.
Auteur
Est professeur émérite de littérature comparée à l’Université de Paris Sorbonne. Auteur d’ouvrages sur la méthodologie de sa discipline, dont La Littérature comparée, PUF, coll. « Que sais-je ? » (1989, 6e éd. refondue 2009 ; traduit en plusieurs langues), il est spécialiste du naturalisme (Le Naturalisme. Étude d’un mouvement littéraire international, PUF, 1982, 2e éd. 1993) et a également publié et édité des travaux sur les problèmes posés par les œuvres traduites, dont Enseigner les œuvres littéraires en traduction, Versailles, CRDP, 2007. Il dirige actuellement, avec Jean-Yves Masson, une Histoire des traductions en langue française, à paraître en 4 volumes aux éditions Verdier.
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Pour une interdisciplinarité réciproque
Recherches actuelles en traductologie
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2017
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 1
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2011
Le double en traduction ou l’(impossible ?) entre-deux. Volume 2
Michaël Mariaule et Corinne Wecksteen (dir.)
2012
La traduction dans les cultures plurilingues
Francis Mus, Karen Vandemeulebroucke, Lieven D’Hulst et al. (dir.)
2011
La tierce main
Le discours rapporté dans les traductions françaises de Fielding au XVIIIe siècle
Kristiina Taivalkoski-Shilov
2006
Sociologie de la traduction
La science-fiction américaine dans l’espace culturel français des années 1950
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1999