Précédent Suivant

Théâtre, traduction et déracimilation. Marco Micone et l’expérience de l’écriture cathartique

p. 95-112

Résumé

Cet article analyse l’expérience d’écriture du traducteur italo-canadien Marco Micone comme un phénomène de catharsis identitaire et culturelle. Micone approche la traduction comme une manière de récupérer le capital littéraire (et linguistique) manquant : le travail traductologique sur le théâtre engagé l’aide à dépasser le traumatisme causé par l’émigration. Je propose ici le néologisme « dér-ac-imilation », pour expliquer le fait que les étapes de l’écriture miconienne passent à travers trois phases : le déracinement (raison pour laquelle il aborde l’écriture) ; l’acceptation (du nouveau contexte phénoménologique, grâce au pouvoir cathartique de l’écriture théâtrale) ; et finalement, l’assimilation, qui ne suppose guère la suppression du passé immigrant mais qui, au contraire, existe dans la mesure où celui-ci reste incorporé dans le présent. Cet article offre une réflexion sur la traduction comme espace littéraire où renégocier et redéfinir le paradigme identitaire, sans nécessairement renoncer à la culture source, pour mieux s’intégrer dans la société d’accueil. Ce serait une assimilation qui voit dans la traduction, et donc, dans l’apport de nouveau capital littéraire et symbolique (dans ce cas, la traduction de pièces engagées italiennes), un moyen pour l’émigré d’ennoblir et de réhabiliter sa figure. Un véritable passeport qui lui donnerait le droit de circuler ailleurs et d’exporter sa propre « marchandise intellectuelle culturelle ».

Entrées d’index

Mots-clés : autotraduction, Marco Micone, identité migrante, écriture bilingue, déracimilation


Texte intégral

Dans la construction de l’identité migrante, identité en mouvement, sculptée par un processus d’acculturation où interviennent le modèle de politique d’immigration de la société d’accueil, les facteurs associés à la « migrance » et les « horizons d’attente », la composante linguistique s’avère fort importante. (Mata Barreiro 2006 : 211)

1Dès l’amorce de son article concernant l’espace identitaire québécois dans l’écriture migrante, Carmen Mata Barreiro accorde à la langue un rôle et une dimension déterminants dans le processus d’acculturation de l’émigré à la recherche de son identité. De fait, elle prononce, en quelques lignes, certains des mots clés de l’écriture post-migratoire, à savoir la construction du soi, l’acculturation et la fragmentation linguistique. Toutefois, ce qui émerge en lisant la citation ci-dessus, c’est l’idée que l’expérience migratoire est un événement douloureux (expliqué par la présence du terme “migrance”) et subi par le sujet, dont le sentiment d’échec est soulagé, voire édulcoré, par l’acceptation de la part de la société d’accueil qui, avant de l’abriter, exige sa naturalisation. Et si cette même expérience était disséquée en partant d’un point de vue constructiviste, à savoir celui du migrant qui transforme sa diversité linguistique en discrimination privilégiée ? Le plurilinguisme acquerrait alors une autre valeur, celle d’un atout, ainsi que d’une richesse symbolique et culturelle, permettant au migrant le libre passage d’un genre d’écriture à l’autre. Dans cet article, nous envisagerons les cas d’étude littéraire de Marco Micone, véritable représentant de cette conversion de l’hétérogénéité linguistique en différentiation privilégiée.

2Le travail de Marco Micone, écrivain et traducteur d’origine italienne, émigré au Québec à la suite de la dépression économique des années 1950, s’avère un parfait exemple de production et de recréation des belles-lettres issues d’une forme d’émigration ennoblie. Plus précisément, son passé1 nous a encouragée à réfléchir à la figure de l’écrivain-traducteur émigré, à la valeur ajoutée qu’une double identité littéraire pourrait apporter, mais surtout à la vision de la traduction et de l’autotraduction comme expressions d’une double écriture de rattrapage. Si traduire de sa propre langue maternelle (de l’italien au français) signifie à la fois raccourcir la distance avec la terre d’origine et accumuler son propre capital littéraire ancestral, s’autotraduire (du français à l’italien) devient alors la métaphore d’un nouveau départ, d’un dégagement du soi qui ne symbolise guère un deuxième déracinement, mais la recherche d’un véritable achèvement par la langue.

3En partant de l’activité de Micone en tant qu’écrivain, nous tâcherons d’expliquer pourquoi cet auteur privilégie la forme théâtrale comme exercice créatif, traductologique et autotraductif. Nous chercherons ensuite à expliquer la relation qui existe entre la quête identitaire et la pratique de la traduction allographe, un rapport qui contribue à accélérer le processus de consécration et d’accumulation de capital littéraire. Ici encore, nous nous intéresserons au discours de la réécriture sous la forme d’autotraduction et de retraduction2 en tant qu’étapes évolutives de l’œuvre et de l’écrivain lui-même. Enfin, nous avancerons l’hypothèse qui voit dans l’approche traductologique (de l’italien au français, et vice-versa) une voie inédite vers une nouvelle forme d’intégration socio-culturelle que nous avons appelée la déracimilation3.

4En revanche, notre travail ne vise pas, à tout le moins pour l’instant, à analyser l’écriture miconienne de façon critique, ni à disséquer de manière contrastive les textes sources et cibles, notamment les originaux et leurs traductions (de l’italien au français) ainsi que les autotraductions (du français à l’italien et vice-versa) produites par Micone. Au cœur de notre projet demeure la volonté d’expliquer comment l’écriture, la traduction et l’autotraduction acquièrent une valeur à la fois personnelle et sociale pour Marco Micone en tant qu’émigré. Ce dernier, en adoptant différentes typologies d’écriture, réussit à s’exprimer en pleine créativité, à se délivrer des souffrances causées par la migration et finalement, à s’affirmer en société sans renoncer à ses propres racines. Ainsi, notre analyse explique comment l’écriture et l’ (auto) traduction peuvent être réinterprétées, voire relues, en tant que catalyseurs d’une réinsertion sociétale réussie. Plus précisément, nous expliquerons comment l’auteur, en passant d’un genre d’écriture à l’autre (Oustinoff 2001), finit par s’enraciner culturellement, socialement, linguistiquement et économiquement dans la société d’accueil. Toutefois, cette inscription dans la terre d’arrivée est loin d’être un processus dépourvu de chagrin. Au contraire, elle présuppose le passage par une phase de déracinement, ensuite d’intégration, et enfin d’assimilation. Nous précisons que, dans le cas de Marco Micone, le concept d’assimilation n’est pas à entendre comme l’abandon total, violent et imposé de la culture de départ (en l’occurrence italienne), mais plutôt comme une rencontre des deux cultures de l’auteur, celle de départ et celle d’arrivée, en évolution constante. Comme Alejandro Portes l’affirme,

Soft assimilation [...] promotes the ultimate goal of integration. It encourages knowledge and respect of mainstream culture, laws, education, and language. It typically leads to gradual and voluntary integration. [...]. Soft assimilation promotes hybridity. (Portes 2001, cite par Brinkerhoff 2009: 222)4

5Ainsi, l’assimilation que nous évoquons dans le cas de Micone est une forme souple d’assimilation qui promeut l’hybridité et vise à intégrer (de plus en plus volontairement) l’individu à la culture, à la langue et au système du pays d’accueil. Et Micone d’ajouter qu’aucune culture ne peut être entièrement absorbée par une autre, ni ne peut éviter que cette dernière subisse des transformations elle aussi. La culture des immigrés, ou bien la « culture immigrée », comme il l’appelle pour lui donner un statut socio-culturel (Micone 1994), « est une culture de transition qui, à défaut de pouvoir survivre comme telle, pourra, dans une situation d’échange interculturel véritable, féconder la culture québécoise et ainsi s’y perpétuer » (Micone 1994 : 204). En raison de cette définition de la culture immigrée, L’Hérault (2006) définit Micone, quelques années plus tard, comme figure emblématique d’une culture en transition, et véritable représentant du passage de l’interculturel, soit la rencontre des cultures, au transculturel, à savoir, la double transformation des deux cultures en contact.

6Ce passage de l’interculturel au transculturel est sans aucun doute enrichi par un travail ainsi que par une expérience de terrain qui transparaît dans toute sa production littéraire. Il s’inspire de la réalité contingente qui l’entoure. En fait, certains des protagonistes de ses histoires sont des personnages qui ont réellement vécu la souffrance de l’abandon du pays natal, la déperdition linguistique, l’inégalité entre l’homme et la femme – héritage de la culture italienne des années 1960 (Novelli 2000). Cela nous a encouragé à examiner le rôle que son riche parcours biographique et professionnel – d’écrivain dramaturge à autotraducteur, en passant par traducteur-adaptateur de pièces théâtrales, et enseignant de littérature italienne au Cégep Saint-Laurent de Montréal, jusqu’à son engagement politique – pouvait jouer en relation avec l’écriture, la traduction et l’autotraduction. Par conséquent, l’adoption d’une approche interdisciplinaire pour l’étude de sa production littéraire s’avère fort adéquate. Ainsi, nous avons sélectionné une approche psychologique, inspirée de la théorie de Breuer et Freud (1957 [1895]), pour expliquer comment et dans quelle mesure l’activité de dramaturge lui a permis de dépasser – à la manière d’une purification (catharsis) physique et mentale réalisée par le dialogue (soit les mots) – le sentiment de déracinement lié à sa condition d’émigré.

7Ensuite, nous avons adopté une approche anthropologique pour analyser les étapes de l’écriture miconienne du point de vue de l’agent auteur/ (auto) traducteur même. Enfin, nous avons épousé une perspective constructiviste (Harzig et Juteau 2003) qui nous a permis de voir dans la construction des relations sociales une façon pour l’émigré de reconstruire et (re)négocier sa diversité linguistique et culturelle. Autrement dit, en ce qui concerne l’approche anthropologique, le fait de positionner au centre de notre recherche le sujet, à savoir l’agent auteur/ (auto) traducteur et non l’objet, soit l’ (auto) traduction, nous a permis d’examiner la façon dont l’acte du traduire agit sur la vie du migrant en modifiant, en influençant et en modelant son identité sociale et individuelle. À tout cela, Loredana Polezzi (2012) ajoute aussi que la pratique de la traduction devient nécessairement un instrument de contrôle, étant donné que les traducteurs se transforment en témoins de l’expérience migratoire, des pratiques multilingues et du discours social de l’époque. Néanmoins, nous précisons que ce dernier aspect ne fera pas l’objet de notre analyse, car pour l’heure, notre étude orientée vers l’agent écrivain/ (auto) traducteur émigré se limite à disséquer les effets que l’ (auto) traduction provoque sur l’individu (voir Bachmann-Medick 2006).

8Pour ce qui est de la perspective constructiviste qui sous-tend notre analyse et qui complète l’approche anthropologique adoptée, nous envisagerons comment Micone réussit à construire son identité individuelle et sociale par le biais de sa profession. Pendant la phase de la construction identitaire individuelle, Micone utilise les différentes formes de l’écriture pour repenser son italianité, récupérer le canon littéraire perdu par le biais de la traduction de pièces théâtrales italiennes, et finalement réédifier son identité d’outre-mer (en Italie) par l’autotraduction (du français à l’italien). Il va sans dire que cette construction s’inspire de son propre parcours biographique, en relation avec son nouvel environnement sociétal. De la reconstruction identitaire individuelle découlera, en conséquence, la reconfiguration d’une identité sociale qui est, elle aussi, « le produit d’une négociation constante entre les attributions identitaires provenant d’autrui et l’identification subjective de l’individu » (Pilote et Magnan 2012).

La première étape : l’écriture théâtrale

9« J’ai longtemps eu peur de ne pas avoir suffisamment de mots » (Micone 2009). C’est ainsi que Marco Micone justifie son approche de la langue et son initiation aux belles-lettres, c’est-à-dire par le chevauchement de l’écriture et de la traduction. Alors qu’il fréquentait l’école élémentaire en Italie, raconte-t-il, son maître l’obligea à acheter un carnet noir (Micone 2009) dans lequel il devait transcrire et traduire tous les mots en dialecte du Molise5 qu’il utilisait, en italien standard. Ce carnet noir devint à la fois son premier dictionnaire et son exemplaire d’autotraduction, le corrélatif objectif d’une incapacité linguistique tangible, s’intensifiant après sa migration au Québec. En fait, en plus de parler le dialecte avec ses parents et l’italien avec ses amis du quartier, Micone doit faire face à la réalité bilingue de la terre d’accueil, caractérisée par le français et l’anglais, deux langues apprises à l’école. Toutefois, au lieu de chercher un abri dans la frontière ethnique incarnée par son italianité, et de ne communiquer qu’avec son groupe d’appartenance avec lequel il partage une ascendance commune, que ce soit à cause de la langue, des coutumes, des ressemblances physiques ou de l’histoire vécue, Micone élabore sa propre façon de s’exprimer, soit par l’écriture. Celle-ci, en fait, se transforme en champ de bataille où affronter la désagrégation familiale, la diaspora humaine et, surtout, l’hétéroglossie. Micone comprend que pour construire son identité italo-québécoise, il doit promouvoir la rencontre et l’interaction entre son italianité et la culture du pays d’accueil, car comme Danielle Juteau l’affirme, « l’ethnicité est engendrée dans le rapport à autrui » (Juteau 1999 : 18). Donc, la solution réside dans la constitution d’un nouveau rapport social avec l’altérité.

10S’il commence par écrire du théâtre, c’est en partie à cause de l’insécurité qu’il ressent par rapport à la langue française, insécurité elle-même reliée à la situation babélienne dans laquelle il a vécu depuis son adolescence. Mais c’est aussi pour régler des comptes avec sa communauté d’accueil, le pouvoir et l’autorité paternelle qui lui avait imposé d’émigrer, qu’il décide de prendre la parole. L’écriture théâtrale, en particulier le recours au drame incarné par sa Trilogia (1996), lui permet de s’abandonner à un processus de catharsis, soit de purification littéraire à travers l’exercice du dialogue. À ce propos, Breuer et Freud, s’inspirant du concept aristotélicien de catharsis – soit de régénération de l’esprit au moyen des passions telles que la terreur et la pitié suscitées au sein de la tragédie – avaient forgé le terme d’« abréaction » (Breuer et Freud 1957 [1895]) pour indiquer le processus thérapeutique comportant une purification, c’est-à-dire une décharge émotionnelle menant à la libération des sentiments dysfonctionnels par le biais du dialogue. Le sujet, en évoquant et en répétant les impressions perturbantes et traumatiques par l’exercice de la parole, peut abréagir, soit exprimer l’émotion refoulée ou oubliée, qui devient alors capable d’amorcer un revécu à fonction cathartique. Revivre le souvenir au moyen de l’écriture, qui dans le cas miconien devient une technique psychodramatique, signifie opérer une relation de transfert qui nécessite une pré-traduction des sentiments en parole, consécutivement en écriture, et finalement en proxémie. Au fur et à mesure que l’expérience douloureuse est réélaborée et retraduite en signes (inter) sémiotiques, la catharsis se dégage sous la forme de processus actif de transfert et de modulation des émotions. Le texte écrit ou traduit, ainsi que la représentation artistique, offre à Micone une distance esthétique qui lui permet de réfléchir à son passé, de reconnaître le conflit interpersonnel gênant et de l’envisager par l’écart affectif et temporel.

11Donc, la catharsis que l’auteur expérimente à travers sa dramathérapie a lieu en même temps qu’il rédige ses pièces de théâtre. Cette purification passe par la médiation des dialogues écrits qui aident Micone à revivre, mais aussi à dépasser, toutes ses inquiétudes et ses anxiétés. La traduction de ses malaises en images et paroles l’oblige à opérer un processus mnésique de rattrapage du passé, car la catharsis, coïncidant avec l’acquisition d’une distance esthétique, d’une position de non-différence (soit d’imperturbabilité), catalyse la conquête de l’équilibre entre la conscience et l’émotion. Si d’un côté l’écriture théâtrale l’aide à dépasser le sens de déracinement, de l’autre, elle amplifie son insécurité linguistique. C’est dans une atmosphère de confusion babélienne, où les personnages s’expriment par des néologismes constituant une nouvelle langue, que Micone met en scène des réalités autobiographiques, notamment l’arrivée et l’installation de deux générations d’une famille d’immigrants italiens à Montréal dans Gens du silence (1982) ; le conflit entre l’héritage immigrant et la culture d’accueil dans Addolorata (1984), et enfin, le devenir québécois, avec toutes les difficultés d’adaptation que cela comporte, dans Déjà l’agonie (1988). D’une part, Micone se conforme au théâtre québécois engagé des années 1980 en se solidarisant avec le citoyen québécois qui, comme lui, subit une certaine forme d’assimilation. D’autre part, comme le note Dufiet,

le théâtre donne directement la parole aux personnages-locuteurs puisqu’aucun narrateur ne gouverne, ni ne narrativise leurs propos. À l’inverse du roman, le théâtre ne peut séparer les deux catégories poétiques de la vision – qui voit ? –, et du langage – qui parle ? (Dufiet 2006 : 35)

12En recourant au théâtre, Micone choisit le genre littéraire qui incarne par excellence l’accord entre l’idiome et l’expression individuelle, le corps et la langue dont la puissance évocatoire invite le récepteur à participer. Ce grand pouvoir de mimesis accordé au théâtre, soit d’identification du spectateur/ lecteur avec les actants, lui permet de s’auto-interroger et de stimuler la réflexion d’autrui autour de la problématique concernant la fragmentation, l’exclusion sociale, l’éclatement identitaire et la schizophrénie linguistique. La représentation de la réalité à laquelle le spectateur assiste au théâtre comporte un pacte : le spectateur sait que tout ce qui se passe sur scène n’est que fiction, mais il feint d’y croire (Dufiet 2006). En se laissant transporter par cette simulation du réel, il prend conscience de l’existence d’un non-lieu, soit l’espace habité par l’immigré. Il s’agit donc d’un théâtre doublement édifiant. D’une part, il assure à Micone une place d’honneur parmi les dramaturges affiliés au Québec et lui donne l’occasion d’acculturer ses compatriotes et de sensibiliser les autochtones au thème de la culture hybride. D’autre part, il lui permet d’entreprendre une thérapie faite de mots à même de lui donner le courage d’affronter son passé, de dépasser le sentiment de déracinement et, finalement, d’envisager le rapport conflictuel avec la figure paternelle, un autre thème envisagé dans sa dramaturgie et d’inspiration autobiographique. Micone, en fait, rejoint son père, qui habitait déjà Montréal, à l’âge de treize ans et après sept ans de séparation. Il va sans dire qu’il avait beaucoup idéalisé cette rencontre qui, malheureusement, s’avère traumatisante : « mon père représentait tout ce qui était traditionnel, tout ce qui était frein à l’émancipation d’une personne normale » (Novelli 2000 : 167)6. Ainsi, cette première expérience de distance esthétique et d’écriture cathartique lui a fait comprendre qu’« aussi longtemps que les mots de [s]on enfance évoqueront un monde que les mots d’ici ne pourront pas saisir, [il restera] un immigré » (Micone 1992b : 15). C’est pourquoi il part chercher les mots qui lui manquent pour compléter son identité dans la traduction. Néanmoins, bien qu’il affirme avoir abordé l’écriture théâtrale pour obvier au problème de l’insécurité linguistique, nous trouvons derrière ce besoin de remédier à la confusion babélienne une volonté de construire un nouveau je, une nouvelle identité italo-québécoise. L’écriture, qui semblait être la seule voie de fuite, la seule possibilité pour se situer dans un lieu, pour « ordonner Temps et [Milieu] afin de trouver une forme de sérénité » (Cubeddu 2006 : 71) n’est pas arrivée à construire un espace, au moins littéraire, où se positionner. Le détournement vers la traduction se métamorphose alors en une deuxième stratégie, cependant moins douloureuse, car d’un côté, elle n’exige aucun autobiographisme et de l’autre, elle traduit la fluctuation d’une culture à l’autre, le « mouvement incessant des frontières ethniques » (Juteau 1999 : 26) et linguistiques.

La deuxième étape : la traduction

13En ce qui concerne le passage à la traduction (de l’italien au français, et, dans un seul cas, de l’anglais au français), Micone continue à traduire des pièces de théâtre car elles incarnent la forme littéraire la plus adéquate pour envisager les thèmes du déracinement spatial et culturel. En fait, il n’accepte de traduire que les textes qui lui permettent, tantôt de compléter son apprentissage à distance de la culture italienne, tantôt de garder la fonction énonciative du théâtre, le véritable cœur du discours social. Comme Brisset l’affirme en effet,

la réflexion sur la traduction théâtrale est inséparable d’une réflexion sur le discours social qui lui est contemporain. S’interroger sur les conditions de la traduction théâtrale amène à analyser [...] comment le projet du traducteur est induit et en même temps inhibé par l’ordre du dicible – de l’opinable – qui caractérise un état de société. (Brisset 1993 : 11)

14C’est donc par le biais des traductions et des adaptations de pièces telles que La locandiera (1993) et Les femmes de bonne humeur (2000) de Goldoni, ou les Six personnages en quête d’auteur (1992) de Pirandello que Marco Micone expérimente la première étape d’un bonheur retrouvé. Tout d’abord, il faut souligner que ses dialogues théâtraux se nourrissent des problématiques sociales de son époque. En effet, ceux-ci ne se déroulent guère dans un contexte anachronique, mais s’inspirent de la réalité, mettant en scène les drames québécois de l’assimilation du français par l’anglais, de la condition de subordination de la femme, de l’émargination et de la résistance à tout ce qui est étranger (Laliberté et Monière 2004). Chez Micone, le capital littéraire italien portant sur ces thèmes devient l’instrument de cette bataille culturelle. Autrement dit, ces adaptations représentent le prolongement de l’engagement socio-politique qui formait la base de son premier projet d’écriture, soit la recherche de l’égalité universelle et de l’intégration.

15Cela dit, nous estimons que dans le contexte migratoire, la traduction joue le rôle de lien entre la culture et l’ethnicité : elle donne accès à la culture historique de l’ethnie minoritaire (en l’occurrence italienne), en se rendant à la fois accessible et perméable à l’ethnie majoritaire (québécoise). La traduction devient l’espace de la rencontre, une sorte de frontière ethnique qui « [possède] deux faces, interne et externe. Celles-ci se construisent simultanément, dans le rapport aux autres (dimension externe) et dans le rapport à l’histoire et à la culture (dimension interne) » (Juteau 1999 : 21). Traduire la culture italienne en français signifie accorder l’accès des autres à la face interne de la frontière culturelle où l’histoire, la communalisation et les relations intracommunautaires italiennes demeurent. Dans ce mouvement incessant des frontières ethniques, le traducteur retrouve les traces de son identité, de son tissu existentiel, de sa langue maternelle. Le rapprochement de cette langue/culture signifie alors pour l’immigré une reconstruction du lien affectif interrompu par la migration. C’est donc par cette activité de récupération et d’exportation qu’il introduit son identité dans un contexte étranger, soit québécois : il devient visible, observable en tant qu’auteur et traducteur militant. Autrement dit, Micone lutte pour se réapproprier sa culture d’origine et pour que certains textes canoniques italiens soient légitimés et consacrés dans le panorama littéraire francophone. Le processus de réappropriation et d’assimilation du patrimoine national permet ainsi « de regagner, par l’accumulation initiale de ce capital que la traduction rend possible, l’ancienneté manquante » (Casanova 2002 : 10). Bref, en brisant le silence de son ethnie minoritaire, il donne une voix à cet univers fait d’histoires d’inégalité et d’abnégation.

La troisième étape : le retour à l’écriture et la transition vers l’autotraduction

16Par le biais de ses traductions, Marco Micone revient à son projet initial, à savoir l’écriture. Contrairement à Trilogia, le récit Le figuier enchanté est clairement présenté comme autobiographique et fait la preuve du rattrapage de l’italianité de l’auteur. Si Gens du silence avait déjà acquis une légitimité en étant traduit dans une grande langue littéraire telle que l’anglais (Voiceless People, 1984), c’est avec ses (auto) traductions en italien de l’ouvrage Le figuier enchanté (Il fico magico, 2005) et de Trilogia que Micone complète sa consécration littéraire d’outre-mer. Son retour métaphorique en Italie lui permet « non seulement d’être reconnu littérairement hors des seules frontières nationales [le Canada et le Québec], mais, bien plus encore, de faire exister, au sein même de son univers national, une position internationale » (Casanova 2002 : 14). Or, son engagement littéraire incarne de manière métaphorique le franchissement des frontières domestiques et transnationales. Que signifie donc pour un écrivain italien émigré de se faire traduire et de s’autotraduire ? S’agit-il d’une reconnaissance internationale ou plutôt d’un retour à la patrie qui lui revient de droit ? Nous affirmons que dans le cas spécifique de Micone, ses traductions et ses autotraductions lui ont permis de sortir de l’opacité ou de l’entre-deux littéraire. Il a réussi à édifier un espace (littéraire) où les concepts d’identité (frontière ethnique interne) et d’altérité (frontière ethnique externe) peuvent coexister. Qui plus est, en transférant son capital littéraire du Québec à l’Italie et vice-versa, il a achevé son processus d’apprentissage de la culture italienne et, en adaptant librement les sujets théâtraux de Goldoni et Pirandello (pour en citer quelques-uns), il a gagné en visibilité et en autonomie.

17Toutefois, il faut souligner que le processus de consécration de cet écrivain dans le champ littéraire international a été accéléré par ses autotraductions, car Micone se tourne vers cette activité pour se réécrire. En s’apercevant de la mauvaise interprétation que la critique a faite de sa première version de Gens du silence, considérée comme une dénonciation du Québec raciste vis-à-vis des non-francophones – alors qu’il voulait mettre en relief la difficulté des Italiens à s’installer dans le nouveau contexte –, Micone décide de réécrire entièrement l’ouvrage et d’exporter cette dernière version. Sa visée est donc de s’assurer de la bonne circulation de ses idées. Il désire simplement raconter de manière véridique le drame du déracinement et la perception de ce dernier par la société d’accueil. C’est pourquoi il adopte des stratégies précises :

changer le titre, le nom des personnages, les situations vécues par ces derniers : tout en disant la même chose. L’impossibilité de vivre dans le pays d’origine, la rencontre de l’étranger, les rêves brisés [...]. Pour la première fois, j’entendais les personnages parler leur langue et non la mienne. Pour la première fois [...] des personnages se sont imposés à moi. (Micone 2009)

18Comme Micone le souligne, ce sont les mots qui changent, mais pas le sens. Se traduire signifie avoir la possibilité de se corriger, de mieux s’exprimer. Ce faisant, « les lecteurs (spectateurs) italiens auront une image des émigrés moins univoque, moins idéalisée, plus conforme à la réalité. Une réalité ni tout à fait d’ici ni tout à fait d’ailleurs » (Micone 2009).

19Qui plus est, l’autotraduction, dans sa valeur instrumentale, joue le rôle du miroir plat : elle sert comme instrument de vérification, dans la mesure où elle permet d’instaurer une distance critique, « distance provoquée d’abord par le hiatus temporel entre les deux entrées en écriture, mais surtout par la différence inhérente aux langues » (Sardin-Damestoy 2002 : 55). Le reflet ou l’écho du texte original, qui renvoie à l’écrivain le texte en cours de traduction, rendent possible le moment d’objectivation au moyen duquel le double atteste le surgissement d’un point de vue, l’origine d’un jugement. De cette seconde naissance (palingénèse), l’ouvrage ressort métamorphosé, non pas dans ses détails, mais dans son apparence générale. L’autotraduction se comprend alors comme une prolongation du principe de création originel : elle capte l’intérêt d’un nouveau public (italien), consacre l’auteur à nouveau et fait sortir l’original de l’oubli.

20Ce qui est particulier dans l’autotraduction est le fait que l’agent, dans son double rôle d’écrivain et de traducteur, devient une entité sacralisée en société qui peut pratiquer une traduction hautement créative. Par conséquent, l’image du traducteur devient de plus en plus invisible – « l’oubli du traducteur est en quelque sorte un compliment ! » (Lévesque 1994 : 25). Il serait fascinant, d’un point de vue traductologique, d’examiner comment et si effectivement l’autotraduction efface la hiérarchie entre texte premier et texte second. Il serait encore plus intéressant, du point de vue psychologique, de comprendre si l’auteur-traducteur se perçoit plus comme un créateur que comme un régénérateur.

21Comme Tanqueiro l’affirme, l’autotraduction est un espace privilégié où littérature et traduction convergent (Tanqueiro 2007). Elle est traduction (car l’original précède la réécriture et l’auteur ne modifie que la structure de surface), mais une traduction qui ne sera pas susceptible d’être mise en question parce que la figure de l’écrivain demeure sacrée. Autrement dit, l’ autotraduction littéraire est une activité par laquelle le traducteur « peut recréer ce que l’on aurait cru fixe, inamovible (son œuvre), tout en respectant certaines contraintes qui font de l’autotraduction une traduction » (Vázquez, Tanqueiro et López López-Gay 2007 : 93).

22Selon une lecture anthropologique, ce travail sur le texte source est susceptible d’être interprété comme un principe évolutif de l’œuvre et du soi. Le travail sur l’original devient un double travail sur l’origine, une tentative de sortie d’une impasse identitaire visant à dépasser une certaine conception de la migration qui en ferait une condition stagnante. L’autotraduction servirait donc à « traduire » l’évolution d’une condition sociale et personnelle. Chez Micone, l’autotraduction devient ainsi un nouvel original mais qui conserve son intention auctoriale (Oustinoff 2001 : 13)7. Ce qui évolue, par contre, c’est le point de vue interprétatif. Dans l’original de Gens du silence, l’auteur fait ressortir son identité et ses origines, donc il met en relief sa frontière ethnique interne. Par contre, dans sa traduction en italien Non era per noi (dans Micone 2005), il passe à l’altérité. Aux dialogues où les Franco-québécois s’attardent à critiquer les mœurs des immigrés italiens (Gens du silence), il fait suivre des dialogues où les Italiens immigrés se moquent d’eux (Non era per noi). Son autotraduction s’enrichit du point de vue des immigrés italiens qui, en prenant la parole, explicitent les thèmes qui demeuraient sous-entendus dans la version originale.

23Il existe deux raisons qui expliquent ce changement de perspective. La première est de nature temporelle. Rainier Grutman (2007) établit une distinction entre la traduction simultanée et la traduction retardée. L’autotraduction de Micone étant retardée, elle lui permet de réfléchir aux possibles métamorphoses encourues entre la société d’accueil et les migrants. Par conséquent, le hiatus temporel favorise la révision des mutations socio-culturelles. La deuxième raison est de nature linguistique. Micone écrit Gens du silence en français, une langue avec laquelle il entretient un rapport rationnel, voire polémique. Le passage du français à l’italien, c’est-à-dire de Gens du silence à Non era per noi, marque la redécouverte d’un versant nouveau : son ancien rapport affectif et intime avec sa langue maternelle. La liberté recherchée dans ses traductions allographes arrive lorsqu’il se réconcilie avec ses racines. Nous voyons donc comment son écriture traduit la fluctuation et la communication constante entre la frontière ethnique majoritaire et minoritaire et, dans cet entre-deux, le dramaturge reformule l’original tout en travaillant sur le thème de l’origine.

24Quoi qu’il en soit, c’est lorsque Micone traduit Non era per noi de l’italien au français (Silences, 2004) que nous pouvons parler de reformulation identitaire définitive chez l’auteur. Contrairement aux œuvres précédentes, Silences est caractérisée par une grande fidélité à l’auto traduction italienne. Son existence même en dépend. Comme Micone l’affirme, « Non era per noi est devenue Silences. Une retraduction qui n’existait pas sans la version italienne où pour une rare fois il y a adéquation entre mes personnages et leur langue » (Micone 2009). Cette adéquation révèle la découverte d’un nouvel équilibre entre origine et original, une redécouverte identitaire « qui intègre l’altérité et l’ailleurs au soi et à l’ici » (Juteau 1999 : 177).

La déracimilation

25Nous avons vu comment cette thérapie de l’écriture en général, qui fait revivre mais non oublier, a aidé l’auteur à construire un espace, même s’il est fictionnel, où l’étrangeté et l’identité peuvent coexister.

26Par l’écriture, Micone esquisse son projet d’intégration qui voit dans l’art théâtral et dans la récupération du patrimoine littéraire italien traduit en français, un espace imaginaire où renégocier les rapports sociaux et finalement reconstruire l’identité du migrant à travers l’exercice de la lettre. Ainsi, le cas littéraire représenté par Marco Micone nous permet de réfléchir à la figure de l’écrivain émigré qui convertit ses diverses compétences linguistiques – originairement vécues comme une frustration – en discrimination privilégiée. C’est donc par son plurilinguisme qu’il échappe à l’homogénéisation de la culture dominante. Si le sens de déracinement causé par la migration l’amène à aborder l’écriture, l’approche miconienne de la traduction devient l’espace littéraire où repenser et réélaborer sa condition d’émigrant éternel. Cela dit, nous estimons que le processus d’intégration socio-culturelle de Micone est révélé par les différentes étapes d’écriture abordées, soit la création des pièces de théâtre – dont le pouvoir thaumaturgique de la catharsis aide l’auteur à se délivrer du sens de déracinement causé par la migration ; la traduction – en tant que moment d’acceptation du nouveau contexte et de rattrapage du patrimoine littéraire grâce auquel il peut renégocier et réélaborer sa condition de migrant, et finalement, l’autotraduction – coïncidant avec la phase de dér-ac-imilation, qui trouve dans la traduction son antécédent. Ce que nous entendons par ce néologisme – contenant les trois étapes d’intégration socio-culturelle de l’auteur, à savoir le sentiment de déracinement, la phase d’acceptation et d’assimilation souple, c’est que Micone inaugure la construction de son identité et de son intégration au moment où il aborde la pratique de la traduction comme lieu de transition entre la frontière interne et externe.

27Si l’écriture théâtrale exprime donc pour Micone son expérience de fragmentation et d’exclusion sociale, le fait de revenir à sa langue et à sa culture maternelles par la traduction et, successivement par l’auto traduction, lui permet de compléter sa quête identitaire, mais surtout, de mettre le patrimoine littéraire et le capital symbolique de sa culture d’origine à disposition de la société d’accueil. De cette façon, son italianité ne représente plus un obstacle à l’intégration au nouveau contexte. Au contraire, elle devient la voie qui favorise cette transition et le facteur à partir duquel repenser la condition du migrant. Son italianité, qui représentait au départ la source d’une insécurité linguistique frustrante et une barrière communicative vis-à-vis de la communauté d’accueil, devient le stratagème pour reformuler l’intégration sociale de manière égalitaire et participative. Le retour à la langue maternelle, assuré par la pratique de la traduction, lui permet de revenir à la terre d’accueil avec son capital symbolique, donc sa « marchandise littéraire » à échanger. Comme Sylvie Fortin l’affirme en effet,

le processus d’intégration revêt un caractère à dimension sociale et est articulé selon trois dimensions : l’intégration économique, l’intégration sociale et l’intégration normative et symbolique. Il est question de ressources matérielles, relationnelles et identitaires et l’absence de l’une ou l’autre de ces ressources modifie le processus en cours. (Fortin, 2000 : 19)

28C’est pourquoi nous estimons que la traduction marque l’initiation du processus de déracimilation, car par contraste avec la première étape correspondant à l’écriture théâtrale où l’auteur prend conscience de sa condition, la phase coïncidant avec l’approche de la traduction, et successivement avec l’autotraduction, représente le carrefour, ou encore l’espace de convergence et de réalisation des formes d’intégration mentionnées ci-dessus. L’ (auto) traduction, ainsi que l’écriture théâtrale, mènent l’auteur à une intégration économique car elle devient l’exemple tangible de son insertion dans le monde du travail et dans la société. Elle représente le produit d’un engagement dont tous peuvent bénéficier, une marchandise littéraire qu’il échange avec la société d’accueil tout en préservant ses racines. Comme Fortin et Renaud le soulignent, « l’environnement de travail s’avère une importante source de liens de sociabilité – plus encore que le quartier de résidence ou le milieu des études. C’est dire combien la participation au marché du travail et la socialisation semblent liées » (Fortin et Renaud 2004 : 40). Bref, cette participation contribue à l’intégration sociale de l’individu puisqu’elle inscrit l’auteur dans un réseau de sociabilité qui garantit sa visibilité et sa libre expression. Enfin, elle le guide à l’intégration symbolique qui « s’exprime par la reconnaissance sociale du migrant, de la place qu’il occupe et de l’utilité de cette place au sein d’un système. Elle permet la reconnaissance identitaire, l’adhésion à un système de valeurs » (Fortin 2000 : 19). Partant, l’insertion de Micone dans les structures culturelles, sociales et économiques lui assure l’intégration qui « ne suppose pas la suppression du passé immigrant mais l’incorporation de celui-ci dans le présent » (Fortin 2000 : 4).

29Donc, l’expérience éclectique de Micone (en tant qu’auteur, traducteur, autotraducteur et enseignant) vise à nous démontrer comment l’adoption d’une approche littéraire dyadique (soit l’écriture et la traduction) incarne la volonté de l’auteur de revivre et de disséquer consciemment l’hybridité culturelle et linguistique qui lui permet à la fois de récupérer ses origines, de les réinterpréter en considération du nouvel espace habité et finalement, d’élaborer une approche personnalisée de l’intégration qui n’implique guère un clivage avec ses origines. Si du point de vue linguistique la traduction incarne l’espace de la connivence de deux mondes, deux langues et deux cultures, c’est justement par cette expression de l’écriture que Micone renégocie son transit dans la société d’accueil, c’est-à-dire en acceptant de s’intégrer intellectuellement et successivement de s’assimiler aux normes sociales en échange de la libre circulation de sa marchandise littéraire.

30Dans la perspective constructiviste (Harzig et Juteau 2003) d’un moi complexe italo-québécois, son affiliation au contexte est plausible à condition que les sentiments de déracinement et d’appartenance à une ethnie minoritaire ne soient pas reniés. En fait, comme Barth le souligne,

il est clair que des frontières persistent, en dépit des flux de personnes qui les franchissent. En d’autres termes, les distinctions de catégories ethniques ne dépendent pas d’une absence de mobilité, [...] d’interaction et d’acceptation sociale, mais sont tout au contraire les fondations mêmes sur lesquelles sont bâtis des systèmes sociaux plus englobants. L’interaction dans un tel système social ne conduit pas à sa liquidation par changement et acculturation ; les différences culturelles persistent malgré le contact inter-ethnique et l’interdépendance entre les groupes. (Barth 1995 : 204-205)

31Donc, la préservation de la différence culturelle devient la conditio sine qua non du processus de déracimilation (à savoir d’intégration) qui s’accomplit tout en déterminant une assimilation/intégration individualisée visant plutôt à l’auto-affirmation de l’individu qu’à sa standardisation, voire à son homogénéisation.

Conclusion

32Nous pouvons constater que l’itinéraire tracé par les étapes de l’écriture miconienne dessine la recherche d’une forme identitaire qui nécessite l’altérité pour être récupérée. Quelle est donc la valeur ajoutée que cette écriture peut apporter ? Dans le cas spécifique de Micone, la traduction lui a permis de se réconcilier avec ses origines et de récupérer le capital littéraire manquant. Pourtant, c’est avec l’autotraduction qu’il termine sa quête identitaire ; il complète sa recherche personnelle par le biais du point de vue des autres. Son autotraduction devient une autre-traduction, où nous entendons l’autre comme l’altérité, l’ouverture à la frontière ethnique/culturelle externe. C’est pourquoi nous affirmons que les parcours de création et de traduction miconiens nous amènent à saisir une vérité anthropologique : dans le processus de formation du migrant, la construction de l’identité fait appel à l’altérité, et que cette altérité soit italienne ou francophone, elle nécessite « l’autre » pour se définir.

Bibliographie

Bibliographie

Références

BACHMANN-MEDICK Doris, 2006, « Meanings of Translation in Cultural Anthropology », HERMANS Théo (éd.), Translating Others, vol. 1, Manchester, St Jerome Publishing, p. 33-42.

BARTH Fredrick, 1995 [1969], « Les groupes ethniques et leurs frontières », POUTIGNAT Philippe et STREIFF-FENART Jocelyne (éd.), Théorie de l’ethnicité, Paris, Presses Universitaires de France, p. 203-249.

BENEDUCE, Roberto, 2004, Frontiere dell’identità e della memoria. Etnopsichiatria e migrazioni in un mondo creolo [Frontières de l’identité et de la mémoire. Ethnopsychiatrie et immigration dans un monde créole], Milano, Franco Angeli.

BENSIMON Paul, COUPAYE Didier et LECLERCQ Guy (éd.), 1987, Palimpsestes n° 1, Traduire le dialogue. Traduire les textes de théâtre.

BREUER Josef and FREUD Sigmund, 1957 [1895], Studies on hysteria, New York, Basic Books.

BRINK. ERHOFF Jennifer M., 2009, Digital Diasporas. Identity and Translational Engagement, New York, Cambridge University Press.

BRISSET Annie, 1993, « L’identité en jeu ou le sujet social de la traduction », VIGOUROUX-FREY Nicole (éd.). Traduire le Théâtre aujourd’hui ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 11-21.

CASANOVA Pascale, 2002, « Consécration et accumulation de capital littéraire. La traduction comme échange inégal », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 144, p. 7-20.

CUBEDDU Stefania, 2006, « Questa sera si recita a soggetto. Le théâtre des Italiens de Montréal », FERRARO Alessandra et DE LUCA Anna Pia (éd.). Parcours migrants au Québec. L’italianité de Marco Micone à Philippe Poloni, Udine, Forum, p. 67-73.

DUFIET Jean-Paul, 2006, « Le “plus que français” ou la représentation de la langue italienne dans “Trilogia” de Marco Micone », FERRARO Alessandra et DE LUCA Anna Pia (éd.), Parcours migrants au Québec. L’italianité de Marco Micone à Philippe Poloni, Udine, Forum, p. 33-46.

FORTIN Sylvie, 2000, Pour en finir avec l’intégration..., Montréal, Groupe de recherche ethnicité et société, CEETUM, Université de Montréal. Document de travail, 35 pages, [En ligne], https://depot.erudit.org/handle/000937dd, page consultée le 12 déc. 2015.

FORTIN Sylvie et RENAUD Jean, 2004, « Stratégies d’établissement en contexte montréalais : une diversité de modalité ? », RENAUD Jean, GERMAIN Annick et LELOUP Xavier (éd.), Racisme et discrimination. Permanence et résurgence d’un phénomène inavouable, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 31-59.

GLISSANT Édouard, 1996, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard.

GRUTMAN Rainier, 2007, « L’auto-traduction : dilemme social et entre-deux textuel », Atelier de traduction n° 7, Dossier : l’autotraduction, p. 219-229.

HARZIG Christine and JUTEAU Danielle (éd.), 2003, The Social Construction of Diversity, Oxford/NewYork, Berghahn Books.

HIBBS Solange et MARTINEZ Monique (éd.), 2006, Traduction, Adaptation, Réécriture dans le monde hispanique contemporain, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail.

HURLEY Erin, 2004, « Devenir Autre. Languages of Marco Micone’s “culture immigrée” », Recherches théâtrales au Canada, vol. 25, n° 1, P- 1-24.

JUTEAU Danielle, 1999, L’ethnicité et ses frontières, Montréal, Presses de l’Université de Montréal.

LACHANCE André, 1999, « Marco Micone. L’immigration – Ni traduire ni trahir », Recto/Verso, mai-juin, 1999. [En ligne], http://archives.vigile.net/99mai/micone.html, page consultée le 22 décembre 2015.

LAGARDE Christian, 2001, Des écritures « bilingues ». Sociolinguistique et littérature, Paris, L’Harmattan.

LALIBERTÉ Robert et MONIÈRE Denise (éd.), 2004, Le Québec au miroir de l’Europe, Québec, Association Internationale des études québécoises (AIÉQ).

LÉVESQUE Solange, 1994, « Traduire, c’est émigrer : entretien avec Marco Micone », Jeu : revue de théâtre, n° 70, p. 17-30.

L’HÉRAULT Pierre, 2006, « Entre essai et autofiction : l’indécision générique dans l’écriture de Marco Micone », FERRARO Alessandra et DE LUCA Anna Pia (éd.), Parcours migrants au Québec. L’italianité de Marco Micone à Philippe Poloni, Udine, Forum, p. 21-32.

MATA BARREIRO Carmen, 2006, « Identité migrante : langues et espace identitaire québécois dans l’écriture migrante », GEORGEAULT Pierre et PAGÉ Michel (éd.), Le français, langue de la diversité québécoise. Une réflexion pluridisciplinaire, Montréal, Québec Amérique, p. 211-234.

MICONE Marco, 1994, « L’identité immigrée », DREYFUS Simone, JOUVE Edmond, PILLEUL Gilbert (éd.), Les écrivains du Québec : actes du quatrième colloque international francophone du Canton de Payrac organisé à Nadaillac-de-Rouge (Lot) du 1er au 4 septembre 1994, Paris, ADELF.

– , 2006, « L’italianité : une voie vers l’universel », FERRARO Alessandra et DE LUCA Anna Pia (éd.), Parcours migrants au Québec. L’italianité de Marco Micone à Philippe Poloni, Udine, Forum, p. 15-20.

– , 2009, « Écrire et traduire entre deux langues et deux cultures », entretien avec Molise d’Autore.

MONTINI Chiara, 2009, « Bilinguisme et autotraduction : le décentrement dans l’œuvre de Samuel Beckett », In-Traduções, vol. 1, n° 1, p. 1-10.

NOVELLI Novella, 2000, « Pour une nouvelle culture et une langue de la migration. Entretien avec Marco Micone », VAUCHER GRAVILI Anne et MOSSETTO Anna Paola (éd.), D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec. Actes du Séminaire international du CISQ à Venise (15-16 octobre 1999), Venezia, Supernova Edizioni, p. 163-182.

OUSTINOFF Michaël, 2001, Bilinguisme d’écriture et autotraduction, Montréal, L’Harmattan.

PICHÉ Victor et RENAUD Jean, 2002, « Immigration et intégration économique : peut-on mesurer la discrimination ? », CÔTÉ Roche et VENNE Michel (éd.). L’annuaire du Québec 2003, Québec, Éditions Fides, p. 146-152.

PILOTE Annie et MAGNAN Marie-Odile, 2012, « La construction identitaire des jeunes francophones en situation minoritaire au Canada : négociation des frontières linguistiques au fil du parcours universitaire et de la mobilité géographique », Canadian Journal of Sociology, vol. 37, n° 2, p. 169-195.

PIVATO Joseph, 2000, « Five-Fold Translations in the Theatre of Marco Micone », Canadian Theatre Review, n° 104, p. 11-15.

POLEZZI Loredana, 2012, « Translation and Migration », Translation Studies, vol. 5, n° 3, p. 245-256.

PORTES Alejandro, 2006, « Institutions and Development : A Conceptual ReAnalysis », Population and Development Review, n° 32, p. 233-262.

PUCCINI Paola, 2010, « Autotraduction et identité : le cas de Marco Micone », FERRARO Alessandra et NARDOUT-LAFARGE Élisabeth (éd.), Le proche et le lointain. Autour de Pierre L’Hérault, Udine, Forum, p. 167-182.

SARDIN-DAMESTOY Pascale, 2002, Samuel Beckett auto-traducteur ou l’art de l’« empêchement », Arras, Artois Presses Université.

SIMON Sherry, 1983, « Speaking with Authority : The Theatre of Marco Micone », MICONE Marco, Two Plays : Voiceless People, Addolorata, trad. Maurizia Binda, Toronto, Éditions Guemica, p. 165-178.

TANQUEIRO Helena, 2007, « L’autotraduction comme objet d’étude », Atelier de traduction n° 7, Dossier : l’autotraduction, p. 101-110.

VÁZQUEZ, Francesc P., TANQUEIRO Helena et LÓPEZ LÓPEZ-GAY Patricia (AUTOTRAD), 2007, « L’autotraduction littéraire comme domaine de recherche », Atelier de traduction n° 7, Dossier : l’ autotraduction, p. 91-100.

VENUTI Lawrence, 2008 [1995], The Translater ’s Invisibility. A History of Translation, 2nd edition, London, Routledge.

VIGOUROUX-FREY Nicole, 1993, Traduire le théâtre aujourd’hui ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Corpus

MICONE Marco, 1982, Gens du silence, Montréal, Québec/Amérique.

– , 1984, Addolorata, Montréal, Éditions Guernica.

– , 1988, Déjà l’agonie, Montréal, L’Hexagone.

– , 1992a, Six personnages en quête d’auteur (inédit).

– , 1992b, Le figuier enchanté, Montréal, Boréal.

– , 1993, La locandiera (trad. de l’original de Carlo Goldoni, 1753), Montréal, Boréal.

– , 1996, Trilogia, Montréal, Vlb éditeur.

– , 1997, Two Plays : Voiceless People, Addolorata [1984, 1988, 1991], trad. Maurizia Binda, Toronto, Guemica.

– , 2000, Les femmes de bonne humeur, Montréal, Vlb éditeur.

– , 2004, Silences, Montréal, Vlb éditeur.

– , 2005, Il fico magico, trad. Marco Micone e Marcella Marcelli, Isernia, Cosmo Iannone Editore.

Notes de bas de page

1 Micone débarque à Montréal en 1958, à l’âge de treize ans. Il part de Montelongo (ville de la région du Molise, en Italie) avec sa mère et son frère, afin de rejoindre son père qui gagnait sa vie à Montréal depuis déjà sept ans.

2 Lorsque nous parlons d’autotraduction et de retraduction, nous entendons le passage du français à l’italien.

3 Le terme déracimilation est un néologisme que nous avons créé. Il contient les trois étapes d’intégration socio-culturelle de Micone, c’est-à-dire, le sentiment de déracinement, la phase d’acceptation du nouveau contexte phénoménologique et finalement l’assimilation qui peut amener aussi à l’intégration. Ce néologisme naît de la fusion entre le préfixe « der » du lexème « déracinement », le thème « ac » du mot « acceptation » et finalement, les désinences « imil-ation » évoquant les étapes d’intégration et d’assimilation.

4 « L’assimilation souple [...] a pour finalité ultime l’intégration. Elle encourage l’apprentissage et le respect des normes courantes de la culture d’accueil, de ses lois, de son système d’enseignement, de sa langue. Elle débouche typiquement sur une intégration progressive et volontaire. L’assimilation souple promeut l’hybridité ».

5 Le Molise est la région d’origine de Micone en Italie.

6 Micone se réfère surtout à l’ignorance des immigrés italiens, facilement manipulables par ceux qui avaient intérêt à ce que la communauté demeure ghettoïsée et marginalisée. Il s’agit aussi de la non acceptation par l’homme de l’émancipation de la femme, ainsi que de la division sexuelle du travail (Voir Novelli 2000, en entretien avec Micone).

7 Pour Micone, l’identité opérale et l’intention auctoriale correspondent aux thèmes de l’immigration et de la quête identitaire.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.