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Desiderio Navarro et la traduction de la théorie critique russe à Cuba

p. 75-94

Résumé

Desiderio Navarro est un polytraducteur cubain qui a traduit depuis les années 1960 un énorme volume de textes théoriques russes et d’Europe de l’Est. Il l’a fait malgré les obstacles qui lui ont été imposés par la doxa néostalinienne en ex-URSS et à Cuba. Navarro a également publié une œuvre critique inspirée des nombreux textes théoriques qu’il a traduits. Cet article a pour but d’explorer les questions relatives à la trajectoire du traducteur et à l’appropriation de la théorie à travers la traduction, et de montrer comment les textes traduits par Navarro représentent, d’un côté, une lutte permanente contre des doxas tant nationales qu’internationales, et de l’autre, un effort soutenu de diffusion des nouvelles théories et de stimulation de la création théorique et artistique à Cuba.

Entrées d’index

Mots-clés : Desiderio Navarro, Cuba, traduction post-coloniale, activisme, transculturation


Texte intégral

1Desiderio Navarro est un polytraducteur1 cubain qui, malgré les obstacles qui lui ont été imposés par la doxa néostalinienne en ex-URSS et à Cuba, a pu traduire, depuis les années 1960, un grand volume de textes théoriques russes et d’Europe de l’Est à teneur critique envers l’orthodoxie marxisante. Navarro a également publié une œuvre théorique inspirée de son travail de traduction. Entre 2006 et 2007, à la suite de la retraite de Fidel Castro pour raisons de santé, un vigoureux échange de courriels eut lieu entre des intellectuels cubains de différentes générations qui protestaient contre une contre-offensive de la doxa idéologique et politico-culturelle du gouvernement de Raúl Castro (voir Garcia Hernández 2007). Navarro y a joué un rôle-clé comme promoteur et comme organisateur de la contestation des intellectuels, mais aussi, et ensuite, comme intermédiaire entre ces derniers et le pouvoir en place (Navarro 2007b).

2L’exemple de Navarro représente un cas d’étude particulièrement riche pour qui veut analyser l’engagement politique et culturel d’un traducteur opérant dans des circonstances parfois favorables, parfois contraires aux objectifs qu’il se trace2. D’abord, sa carrière de traducteur et d’intellectuel engagé est marquée par deux tendances fondamentales : d’un côté, une lutte permanente contre des doxas tant nationales qu’internationales, et de l’autre, un effort soutenu de diffusion des nouvelles théories et des idées afin de stimuler la création théorique et artistique à Cuba. Par ailleurs, Navarro s’approprie la théorie critique russe par la traduction dans un contexte géopolitique bien particulier : les facteurs culturels et le positionnement socio-politique représentent donc des éléments clés dans le façonnement de son profil idéologique et intellectuel. On notera finalement le rôle séminal des traductions des textes théoriques russes produites par Navarro pour le monde hispanophone : la connaissance des travaux (en traduction directe du russe), d’auteurs tels que Lotman, Bakhtine, Uspenski, Meletinski, etc. au Mexique, en Espagne et, cas curieux, aussi au Brésil, est due en bonne partie à son activité de traducteur-théoricien (voir Lotman & Navarro 1996, 1998, 2000 ; Machado 2007 ; Navarro 2009, vol. 1 : vii-viii). Bien que Navarro soit l’auteur de près de 115 traductions de textes théoriques russes, nous nous focaliserons, dans le cadre de cette étude, sur les 33 textes qui composent l’anthologie de traductions El Pensamiento Cultural Ruso en Criterios. 1972-20083, publiée en 2009 par Navarro. Parmi les auteurs traduits figurent Bakhtine, Medvedev, Lotman, Ivanov, Meletinski et Groys, pour un total d’environ vingt auteurs représentatifs de la théorie littéraire et linguistique critique de l’espace russo-soviétique du XXe siècle.

3Malgré son rôle majeur comme traducteur et comme intellectuel engagé, à Cuba comme dans le monde hispanophone, Navarro demeure singulièrement méconnu au Canada et en Amérique du Nord. Il en va de même de la plupart des pays d’Europe4, où, pourtant, l’œuvre de Navarro a été reconnue en 2009 par l’octroi du prix de la Fondation Prince Claus des Pays-Bas. Notre étude vise donc avant tout à combler une lacune de l’histoire récente de la traduction dans les Amériques. En particulier, nos analyses devraient permettre de mieux comprendre les chemins parfois insoupçonnés que suit la traduction des théories dans certains pays, et de constater son influence en Amérique latine. Pour ce faire, nous partons de l’analyse des 33 textes de l’anthologie mentionnée. Cette dernière constitue la culmination d’un travail de traduction de plusieurs décennies. Œuvre représentative de l’engagement intellectuel et politique de Navarro autant que de ses pratiques de traduction, cette anthologie comporte par ailleurs de nombreux paratextes qui permettent de suivre l’évolution professionnelle du traducteur et sa transformation progressive en traducteur-théoricien.

4Par cette étude, nous comptons par ailleurs montrer, non seulement la faisabilité, mais la pertinence d’une analyse inspirée de la pensée complexe (Morin 2008) pour aborder des sujets d’histoire contemporaine qui relèvent d’une réalité souvent paradoxale. Dans son œuvre séminale La Méthode, Edgar Morin nous invite en particulier à dépasser les dualismes traditionnels : dans le cas de la traduction, il s’agit sans doute des dichotomies texte source/ texte cible et auteur/traducteur, qui ont déjà été mises à mal dans le contexte du « virage culturel » en traductologie, mais aussi de l’opposition traditionnelle entre accommodement et résistance envers les structures du pouvoir. Cette dernière a elle-même été récemment remise en cause par les traductologues s’attachant à la figure du traducteur comme activiste social (Basalamah 2005 et 2010 ; Tymoczko 2010). En effet, comme Maria Tymoczko l’a affirmé, une approche de la traduction en termes d’activisme permet de dépasser et de complexifier la thématique usuelle de la résistance au pouvoir, ou aux normes idéologiques en place :

thinking about translation and activism has moved beyond a focus on binaries in this domain as it has in most other areas of inquiry in translation studies, and thus it has moved beyond the focus on resistance. (Tymoczko 2010: viii)

5Ainsi, plutôt que de continuer à entretenir les dualismes traditionnels, nous suivrons plutôt une démarche de « reliance » telle que proposée par Morin (2008, vol. 2 : 2233-2242), c’est-à-dire fondée sur la capacité de distinguer, puis de relier ce qui a été distingué. Cette approche a pour avantage de tenir compte de deux des principes de base de « l’organisation vivante » selon Morin (2005 [1990] et 2008) à savoir le dialogisme et la récursivité. Le principe dialogique est, selon Morin, ce qui « permet de maintenir la dualité au sein de l’unité » (2005 [1990] : 99). Appliqué à l’étude des activités de Navarro comme traducteur, théoricien et activiste, ce principe permet de rendre compte des paradoxes que peut présenter la trajectoire intellectuelle et politique du traducteur. La récursivité, pour sa part, se définit comme « processus où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui les produit » (Morin 2005 [1990] : 99-100). Cette notion nous permettra à son tour d’aborder les relations complexes entre, d’une part, les activités de Navarro comme traducteur de théories, et, d’autre part, la genèse même de sa propre pensée théorique. Principes disruptifs remettant en cause une approche linéaire de la causalité et ainsi, la pensée linéaire en tant que telle, ils permettent d’articuler une causalité complexe, ou « autogénérée/générative » (Morin 2008, vol. 1 : 354). Comme on le montrera ici, il s’agit d’outils théoriques féconds pour saisir, non seulement les contradictions, mais aussi les nouveaux phénomènes créatifs qui marquent la pratique de la traduction engagée dans les débats des sociétés d’aujourd’hui.

6Une telle approche nécessite, tout comme la complexité du cas à l’étude, une démarche à facettes multiples. Puisque Morin lance un appel radical à « extravaguer de façon transdisciplinaire » (Morin 2008 : 22), nous nous permettons ici de transgresser les limites disciplinaires pour adopter des outils d’analyse divers, mais qui nous paraissent complémentaires. Tout d’abord, pour mieux comprendre le positionnement intellectuel, politique et traductologique de Navarro dans le recueil de 2009 ici à l’étude, nous appliquons le concept bourdieusien de « trajectoire », concept dynamique qui englobe la « série des positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations » (Bourdieu 1994 : 88). Nous analyserons aussi la signification sociale de la traduction en termes de « capital symbolique », notion définie par Bourdieu comme « une espèce d’avance que le groupe et lui seul peut accorder à ceux qui lui donnent le plus de garanties matérielles et symboliques » (1972 : 238). Ces concepts nous permettront de suivre et d’expliquer les différentes prises de position du traducteur tout au long de son parcours.

7Dans un second temps, pour explorer la dynamique de « reliance » entre les activités de Navarro comme théoricien, traducteur et activiste, nous reprendrons aux études postcoloniales le concept ortizien de « transculturation », c’est-à-dire le processus graduel de transition d’une culture à l’autre par appropriation et transformation des éléments culturels. Si ce principe a déjà été intégré aux études de la traduction dans une optique historique et postcoloniale (Bastin 2010 ; Tymoczko2007 : 125 ; Gentzler 2008), son application au cas de Navarro permettra par ailleurs d’élargir une réflexion qui s’est généralement centrée sur les expériences asiatiques et africaines (voir en particulier Pratt 2008). Nous posons ainsi que, pour Navarro, la traduction des théories russes non-orthodoxes à Cuba a représenté, et représente encore, une forme de traduction transculturelle avec une intentionnalité performative bien définie. Mais les circonstances et les enjeux particuliers de cette pratique sont indissociables de l’histoire politique et intellectuelle cubaines – dont les méandres et contradictions appellent à leur tour une vision complexe, non-linéaire et non-disjonctive de l’histoire et du rôle que peut y jouer le traducteur engagé.

Navarro, traducteur de théorie critique russe : trajectoire intellectuelle et politique

8Afin de mieux situer les enjeux de l’anthologie de théorie russe de 2009, il est inévitable de nous pencher sur la « trajectoire » de Navarro. Cette dernière est en effet indissociable du processus de changement social dans lequel il s’engage activement en tant que jeune homme. Si la trajectoire se définit comme une « série des positions successivement occupées par un même agent » (Bourdieu 1994 : 88), cette dernière est, dans son cas, de nature nettement réactive par rapport aux positions successivement occupées à leur tour par le pouvoir révolutionnaire vis-à-vis des intellectuels cubains.

9Desiderio Navarro est né le 13 mai 1948 à Camagüey, province centre-orientale de Cuba à longue tradition culturelle et intellectuelle. D’origine métisse, il a été éduqué dans un milieu catholique des plus conservateurs et a développé, comme la plupart des intellectuels nés dans les années 1940 et 1950 à Cuba, un esprit de résistance à l’imposition de dogmes religieux. Après 1959, Navarro s’intègre à la réorganisation de la vie culturelle dans sa province natale. Il entreprend des études universitaires qu’il doit interrompre à cause des campagnes anti-catholiques orchestrées dans les centres d’études supérieures à Cuba, sous les auspices du processus « d’approfondissement de la conscience révolutionnaire » (voir Navarro 2007c). Commence alors son autoformation dans le domaine des langues, ce qui va lancer sa carrière de traducteur. À partir de 1968, il s’installe à La Havane.

10La formation intellectuelle de Navarro est un processus double. D’un côté, il y a son engagement dans le tourbillon révolutionnaire, qui va entrainer chez lui un certain endoctrinement marxiste, et la présence visible dans ses premières publications, de certains éléments d’orthodoxie (voir Navarro 1975). De l’autre côté, il s’engage aussi dans l’esprit de contestation de nombreux intellectuels cubains vis-à-vis du dogmatisme qui s’instaure progressivement dans la vie sociale cubaine. C’est cet esprit qui prévaut dans l’activité traductionnelle et sociale de Navarro dès la fin des années 1960 et jusqu’à nos jours. Navarro sera un intellectuel critique vis-à-vis de la situation nationale, et un intellectuel nationaliste vis-à-vis de la situation internationale, en particulier en ce qui concerne les relations de Cuba avec les États-Unis et le monde occidental.

11Dans un texte de 2007 intitulé « La política cultural del período revolucionario : memoria y reflexión », Navarro définit quatre périodes fondamentales de la politique gouvernementale relative à l’activité critique de l’intellectuel dans le domaine public :

On peut dire que les interventions et les espaces critiques « des années 1960 » (1959-1967) ont été effacés « dans les années 1970 » (1968-1983) ; les « erreurs » politico-culturelles commises contre ces interventions et espaces dans les « années 1970 » ont été superficiellement reconnues, et immédiatement effacées dans les « années 1980 » (1984-1989) ; et finalement, les nouvelles interventions et espaces critiques des « années 1980 » ont été effacés dans les années 1990. (Navarro 2007b : 21-22)5

12Sous la plume de Navarro, la ligne directrice et constante de la politique castriste concernant le rôle des intellectuels dans la société cubaine est claire : il s’agit de les garder sous pression en permanence, pour empêcher par tous les moyens une participation active et critique dans les affaires sociales. Toute action entraîne néanmoins aussi une réaction. Navarro, dès le début des années 1970, va y participer avec la création de la revue Criterios.

13L’année 1968 est une année charnière. Elle ouvre une période de profonds changements, d’abord d’ordre économique, avec une vague importante de nationalisations, et l’application d’une politique « d’aggravation de la lutte de classes »6 inspirée des principes néostaliniens alors aussi appliqués en Chine et en Union Soviétique. Cette « ofensiva revolucionaria » (offensive révolutionnaire) va laisser une marque indélébile sur la population cubaine. Dans le domaine politico-culturel, l’État prend le monopole des activités, et impose à toute autre sphère de la société une sorte de dépossession de son rôle social. Ce sont bien sûr les intellectuels critiques, même ceux qui étaient favorables aux changements révolutionnaires, qui vont devenir les cibles de la nouvelle politique culturelle. Commence alors ce que l’intellectuel cubain Ambrosio Fornet qualifiera de « Quinquennat gris » (Fornet 2007 : 25-46). Il ne faut pas oublier que ces événements ont lieu à Cuba après le Printemps de Prague, où la participation des intellectuels avait été décisive (voir aussi Navarro 2006 : 13).

14C’est dans ce contexte, extrêmement délicat du point de vue politique, dans un climat de rapports de force très tendus entre le pouvoir et les intellectuels critiques, que Navarro va créer la revue Criterios au mois de février 1972. Cette dernière paraît d’abord comme section de la revue La Gaceta de Cuba, puis comme bulletin indépendant, et finalement, à partir de 1982, comme revue à part entière. Suit une modeste production éditoriale, lancée par une première anthologie de traductions : Textos y contextos, en 1986 ; y succédera la collection éditoriale de Criterios. Cette publication permettra de partager la centaine de traductions produites par Navarro avec d’autres revues culturelles cubaines ; elles seront ainsi incorporées à des anthologies de diverses maisons d’édition cubaines. On notera par ailleurs que Navarro en tant qu’auteur et critique ne réussira à publier à Cuba ses ouvrages que tard et sporadiquement (voir Navarro 1986, 1989 et 2006). À cette époque et le plus souvent, ces publications paraissent à l’étranger, notamment en Espagne et au Mexique.

15Criterios se voulait, de manière plus ou moins cryptique – Navarro parlera plus tard de « crypto-polémiques » (2009 vol. 1 : xxvi) – une continuation de la revue universitaire Pensamiento Crítico. Cette dernière avait été interdite en 1971 suite à l’application, par le gouvernement cubain, de directives soviétisantes dans les centres d’enseignement universitaire et dans la vie culturelle du pays en général, qui s’étaient traduites par une répression massive de la diversité théorique représentée par Pensamiento Crítico. En préface à l’anthologie objet de la présente étude, Navarro souligne le « lien de parenté » et la continuité qui a eu lieu entre les deux revues :

Ceux qui ont vu dans la ressemblance sémantico-lexicale une relation de famille entre les noms de Criterios et Pensamiento Critico ne se sont pas trompés. Ceux qui ont vu une relation de catalyse dans l’apparition de Criterios, sept mois seulement après la disparition de Pensamiento Critico, ne se sont pas trompés non plus. (Navarro 2009, vol. 1 : xxvi)

16Les traductions d’œuvres d’auteurs russes dissidents – souvent publiées de concert avec des textes plus orthodoxes – deviennent alors pour Navarro la seule option viable pour donner une voix à la diversité théorique qui marque de fait le monde socialiste. Dans un contexte où, d’une part, n’est accepté que le discours célébrant l’orthodoxie soviétique, et où, d’autre part, les théoriciens officiels du pavonato7 cubain ignorent totalement les débats théoriques réels se déroulant dans les pays socialistes, la revue lui permet de publier les textes clés du formalisme russe, de la sémiotique soviétique et du néostructuralisme tchèque (Navarro 2007b : 16).

17En 1974, la revue vit sa première fermeture, avec l’arrivée à Cuba des conseillers culturels soviétiques, porteurs de l’orientation « politiquement correcte ». Criterios, qui refait surface sous la tutelle de l’organisme professionnel semi-officiel de l’Union Nationale des Écrivains et Artistes de Cuba vers la fin des années 1970, est menacée à nouveau de disparition en 1980, lorsque la direction de cette institution prend connaissance d’un article de Navarro critiquant le réalisme socialiste dogmatique. Ce n’est qu’en 1983 qu’une autre institution, la Casa de las Américas, prend Navarro et la revue Criterios sous son aile, lui permettant de travailler et de subsister.

18Durant la deuxième moitié des années 1980, et au cours d’une période qui coïncide avec ce que Navarro a appelé les « nouvelles interventions et espaces critiques des années 1980 » (Navarro 2007b : 21-22), Criterios a facilité l’organisation de dizaines de conférences et de rencontres à caractère national et international, avec la participation de chercheurs reconnus comme Lotman, Jameson, Culler, Prince, Pavis, Ivanov et Pfister. Le réseau international de Criterios et de Navarro était bien établi vers la fin des années 1980, ce qui va devenir vital pour la survie du projet pendant la décennie suivante. La traduction de la théorie culturelle critique russo-soviétique permet alors à Navarro de créer les conditions d’une résistance d’abord théorique, puis à teneur plus artistique et sociale, au fur et à mesure que ses traductions étaient étudiées et reprises dans l’enseignement universitaire, par des professeurs et par des étudiants, et notamment au sein d’un centre de hautes études moins pénétré par le dogmatisme régnant, l’Institut Supérieur des Arts.

19Les années 1990 sont marquées par ladite « période spéciale en temps de paix », appellation qui cache la profonde crise socio-économique suivant la perte de la relation privilégiée avec l’URSS. C’est dans ce contexte politique international et national que se dessine un changement qualitatif majeur dans le travail de Navarro et la revue Criterios. Deux textes programmatiques témoignent du passage graduel de Navarro de la position cryptique décrite précédemment à une critique plus ou moins ouverte. Il s’agit d’abord de la conférence donnée en 1989 dans le contexte des Deuxièmes Rencontres internationales de Criterios, et intitulée « Criterios : Una ventana al mundo » ; puis d’une seconde conférence, présentée le 28 février 2002, à la Casa de las Américas, à La Havane, à l’occasion du 30e anniversaire de la revue et du 80e anniversaire de luri Lotman : « Criterios in médias res publicas ». Navarro se livre, dans ces textes, à une critique approfondie du « leitmotiv » de Castro – « à l’intérieur de la révolution tout, contre la révolution rien » (Castro 1961) –, qui guide alors la politique culturelle cubaine. Navarro décrit les relations troubles depuis les années 1960 entre la classe politique et les intellectuels à Cuba. Il y établit la chronologie d’une rencontre échouée entre politiciens, qui considèrent l’intellectuel comme « un Autre idéologique réel qui les interpelle dans l’espace public sur des affaires nationales extraculturelles et politiques » (Navarro 2006 : 13). Le traducteur, ici déjà de plus en plus théoricien, y consacre l’année 1968 comme celle de la rupture entre les politiciens « révolutionnaires » au pouvoir et les intellectuels, favorables aux changements sociaux, mais par ailleurs critiques.

20Cette prise de position politique ne va pas sans conséquences. Navarro perd le local promis en 2000 par le pouvoir cubain pour donner à la revue Criterios une certaine stabilité institutionnelle (Navarro 2002 : 12). Cependant, en 2003, il franchit un nouveau pas. Il réussit, sans aide matérielle de l’Etat, mais en bénéficiant de la vague de création de nouvelles ONG, à en créer une. Avec une autorisation générale, mais contrôlée par le pouvoir, apparaît ainsi le Centre théorico-culturel Criterios, sous les auspices de l’institut Cubain des Arts et de l’Industrie Cinématographique et de la Casa de las Américas. Puisqu’il faut à tout prix garder un lien institutionnel avec l’État, ces deux institutions vont lui servir de support officiel, afin d’éviter qu’on le considère comme un « électron libre » et qu’on lui interdise tout simplement de se constituer en personne publique. Profitant par ailleurs du soutien des organismes internationaux qui deviennent, dans les années 1990, d’importants acteurs dans la matérialisation de projets culturels alternatifs8, le Centre va développer une intense activité de traduction, des conférences avec des chercheurs invités, cubains et étrangers, et des concours dans différents domaines des arts.

21L’année 2007 est décisive pour Criterios et pour Navarro. Les deux sont clairement investis d’un capital symbolique considérable. Cela dit, dans les conditions cubaines, un tel capital ne constitue pas une garantie de sécurité pour la réussite et la continuation d’un projet culturel, et Navarro sait doser son discours critique selon les circonstances, et compter sur des appuis stratégiques dans les sphères du pouvoir. Grâce à ces derniers, Navarro joue un rôle de médiateur entre le pouvoir et le milieu intellectuel et artistique, dont il orchestre les débats. Le cycle de conférences organisé par le Centre Criterios va ainsi représenter le point culminant de la réflexion autour de La politique culturelle pendant la période révolutionnaire, pour reprendre le titre de l’ouvrage issu des discussions (Navarro 2007b). Dans le contexte de ces conférences, Navarro va offrir ce qui constitue sans doute sa contribution la plus importante au questionnement théorico-politique cubain. Dans « ¿Cuántos años de qué color ? Para una introducción al Ciclo » (« Combien d’années et de quelle couleur ? Pour une introduction au Cycle »), Navarro distingue quatre modèles de société et de culture, qui selon lui, s’opposent entre eux, non « seulement au niveau macrosocial, mais souvent à l’intérieur même d’un seul individu » (Navarro 2007b : 19-20) :

1. Ce que Marx appela le « communisme de caserne » (monisme artistique : exigence d’un art apologétique et non critique, l’artiste peut être seulement un amuseur, celui qui ornemente ou illustre des thèses) ;
2. Le socialisme démocratique (dialogue artistique, avec l’inclusion d’un art critique et social et son encouragement) ;
3. Le capitalisme d’État ou socialisme de marché (pluralisme artistique, qui exclut l’art critique et social, et inclut une ouverture à la mondialisation américano-centrique et l’encouragement de la culture destinée au marché transnational et national) ;
4. Le capitalisme néolibéral (soumission de l’art au marché transnational et national ; neutralisation et récupération d’un éventuel art critique-social pour le marché). (Navarre 2007b : 20)

22Navarro prône pour sa part la deuxième option, celle d’un « socialisme démocratique », où l’artiste et l’intellectuel récupéreraient leur rôle perdu d’élément critique et de médiateur/conciliateur du débat social. Son intervention constitue une contribution théorique majeure au débat des intellectuels cubains de 2007 pour deux raisons principales. D’abord, en présentant les quatre modèles de société et de culture en lutte à Cuba à ce moment, Navarro s’attaque en effet au sujet politique le plus global et aigu pour les Cubains en posant la question suivante : quel modèle de société sommes-nous en train de construire ? Par ailleurs, sa conférence aura une influence importante dans les débats intellectuels ultérieurs, que ce soit à Cuba (Arango 2010), chez les Cubains exilés ou en Amérique latine (Chaguaceda 2010).

23Pour revenir sur la trajectoire de Navarro, on notera que sa transition, depuis la description des rapports entre le pouvoir et l’intellectuel critique (Navarro 2006 [2000]), jusqu’au questionnement sur le modèle de société proprement dit, est tout à fait cohérente avec sa trajectoire d’intellectuel critique et de traducteur. Plus encore, ses activités de traduction de théories, d’une part, et d’activisme social, de l’autre, sont étroitement liées. Indépendamment de son positionnement politique personnel, qu’il déclare être toujours marxiste, Navarro continue à profiter du capital symbolique du marxisme dans le contexte cubain, tout en en préconisant une version critique, ouverte au débat. On peut sans doute reconnaître cette relation critique envers la doxa staliniste dans son choix de publier son anthologie de textes théoriques russes El Pensamiento Cultural Ruso en criterios. 1972-2008 en 2009, dans un contexte de débat intellectuel à Cuba sur l’héritage socialiste, et au moment même où la Russie était le pays invité d’honneur au Salon international du livre de La Havane. À cette époque, la nostalgie pour le stalinisme jouit à Cuba d’un support populaire, support qui n’a fait d’ailleurs qu’augmenter depuis cette date9. Dans ce sens, il s’avère que Navarro a été prophétique.

De traducteur de théories à traducteur-théoricien : transculturation et activisme anti-néocolonial

24Tournons-nous à présent vers la transformation du traducteur en traducteur-théoricien, telle qu’en témoigne la publication du volume de 2009. Comme évoqué plus haut, il importe d’en offrir ici une vision complexe, c’est-à-dire de « reliance » entre le travail de traduction et la vie socio-politique et culturelle cubaine dans laquelle Navarro devient progressivement un acteur incontournable. Ainsi, l’analyse des problématiques sociologiques, et en particulier la dimension de « capital culturel » de l’anthologie doit s’associer à une perspective plus large, celle des processus d’appropriation (Bastin et al. 2004 et Bastin 2010) et de transculturation qui marquent la pratique de la traduction dans le contexte postcolonial. C’est par cette approche multiple qu’on rendra compte ici des aspects identitaires et traductologiques de l’activité de Navarro, mais aussi du contexte socio-culturel et politique dans lequel il opère, et avec lequel il interagit de façon dynamique.

25À bien des égards, la publication en 2009 de l’anthologie El Pensamiento Cultural Ruso en criterios constitue une réponse symbolique de Navarro à ses opposants d’autrefois, désormais détenteurs d’un capital symbolique à la baisse, mais forts encore d’un pouvoir réel. La préface de l’ouvrage représente une réinterprétation de l’histoire culturelle cubaine dans laquelle Navarro a pris une part active. À Cuba, alors que les représentants du pouvoir développent un discours de « rectification », Navarro note comment cette dernière s’est souvent transformée en un oubli programmé du passé, ou, pour citer Navarro lui-même, en une « administration de la mémoire et de l’oubli » (2006 : 26), qui de fait assurait la continuation des mêmes tendances, bien qu’avec d’autres fonctionnaires, d’autres mots pour le dire et dans d’autres circonstances.

26Utilisant la terminologie bourdieusienne, qu’il s’approprie d’ailleurs en traduisant pour Criterios de nombreux textes du sociologue français, Navarro analyse les rapports de force qui marquent le champ culturel cubain. Il y fait justice aux apports d’autres intellectuels cubains, tels Roberto Fernández Retamar et Basilia Papastamatiu, qui ont eux aussi lutté contre l’imposition du réalisme socialiste dans le mouvement littéraire cubain (Navarro 2009, vol. 1 : xix). Navarro va jusqu’à montrer, en étudiant par exemple la réception de l’œuvre de Bakhtine à Cuba, que le monde éditorial cubain empêchait la publication des œuvres de cet important théoricien russe. Navarro qualifie ces acteurs de la vie culturelle de l’île de « stalinistes cubains qui n’avaient jamais accepté la réhabilitation [des intellectuels russes à l’époque de Brejnev] » (Navarro 2009, vol. 1 : xxi).

27La critique de Navarro ne se limite pas à la politique culturelle cubaine. On y trouve aussi une analyse de sa position envers l’ethnocentrisme ambiant, dans sa version russocentriste. L’ethnocentrisme avait déjà inspiré certains autres de ses textes théoriques (Navarro 2007a : 151-188), mais dans celui-ci il cible pour la première fois les typologies et périodisations proposées par certains professeurs cubains et soviétiques qui, selon lui, appliquent de façon arbitraire des formules toutes faites, issues de la culture russe, aux processus et phénomènes culturels proprement cubains. Navarro révèle ainsi son visage d’auteur anti-néocolonial, c’est-à-dire d’auteur critique engagé pour dénoncer l’emprise prolongée des anciens pouvoirs coloniaux en Amérique latine10. Mais il ne s’affiche pas seulement comme le représentant d’un anti-néocolonialisme officiel, pour ainsi dire, vis-à-vis des États-Unis ; il s’oppose aussi, et surtout, au néocolonialisme culturel exercé par l’empire soviétique à Cuba.

28Outre les questions de positionnement politique soulevées par l’anthologie de 2009, le traducteur doit y relever le défi de l’extrême complexité du texte théorique. S’imposent le souci du détail terminologique, la nécessaire connaissance de l’œuvre du philosophe ou du théoricien que l’on traduit et de son contexte, de l’œuvre d’autres théoriciens avec lesquels l’auteur entre en dialogue, ainsi que la connaissance de l’histoire de la philosophie, ou de l’histoire de la théorie. L’appareil paratextuel que doit produire le traducteur pour rendre explicites des significations qui sont implicites dans les langues et textes de départ est souvent indispensable. Ces éléments sont par ailleurs nécessaires pour rendre compréhensibles des significations au départ destinées à un lectorat savant, donc restreint, parce que, comme le constate Sherry Simon, « il y a dans la logique même de leur écriture [celle des théoriciens qu’on traduit] un refus de la transparence qui se répercute dans l’activité de la traduction » (Simon 1991 : 11). Le traducteur n’a alors d’autre choix que de produire des « sens nouveaux », mais comment y parvient-il ? Quelles sont les circonstances (temps et espace) de ce « mouvement de transfert » ? Quelles sont les implications, par exemple, des « traductions tardives », et des concepts « intraduisibles » ? (Simon 1991 : 11-12).

29Pour analyser les questions qui précédent, l’approche complexe peut ici encore se révéler pertinente. L’image préférée de Morin pour expliquer le principe de la récursion organisationnelle est celle du tourbillon, où chaque moment est à la fois produit et producteur. Il s’agit d’un principe qui nous semble applicable au processus de la traduction en général. Le traducteur ne peut pas s’empêcher de faire des allers-retours entre les textes-langues-cultures de départ et d’arrivée, introduisant consciemment ou non des éléments d’une triade dans l’autre. Il est particulièrement applicable néanmoins, à la traduction de théories et à la théorisation. On peut penser que, plus la triade est complexe (comme c’est le cas de la théorie), plus le principe de récursivité sera présent. Un exemple est ici révélateur. Nous avons constaté que, du point de vue quantitatif, l’appareil paratextuel augmente dans les dernières traductions de cette anthologie. Ainsi, dans le premier volume de l’anthologie, qui réunit 16 traductions récentes (années 1993-2008), on compte 58 notes du traducteur. Le deuxième volume contient 17 traductions des années 1972-1993 : elles comptent 46 notes du traducteur. Il en est de même pour la teneur des notes du traducteur : dans les traductions plus récentes, on y trouve davantage de références provenant d’autres langues que l’espagnol et le russe. Ce n’est pas seulement l’érudition du traducteur qui a augmenté avec les années, c’est son approche de la traduction des théories qui a évolué en se complexifiant. Ainsi, dans ce processus récursif, Navarro est devenu autant un expert traducteur des théories qu’un théoricien outillé des idées par lui traduites, en fonction d’une critique politico-sociale engagée. Mais on ne saurait dissocier les liens interdépendants et récursifs qui se tissent, chez Navarro, entre théorie et traduction, de la constitution d’une identité que l’on définira ici comme transculturelle et anti-néocolonialiste.

30Dans son essai mondialement célèbre, Contrapunteo cubano del tabaco y el azúcar, (Controverse cubaine entre le tabac et le sucre), Fernando Ortiz signalait que :

le terme de transculturation exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à une autre, non seulement parce qu’il consiste en l’acquisition d’une culture différente, ce que désigne précisément le mot anglo-américain acculturation, mais aussi parce que le processus implique aussi nécessairement la perte et l’affaiblissement d’une culture précédente, ce qu’on pourrait appeler une déculturation partielle, et entraîne aussi la création de nouveaux phénomènes culturels qui pourraient être définis comme phénomènes de néoculturation.11

31Reprenant la réflexion de Mary Louise Pratt sur le phénomène de la transculturation, Maria Tymoczko a depuis longtemps souligné le rôle de la traduction comme processus d’« insertion » des éléments d’une culture dans une autre (Tymoczko 2007 : 125). Mais pour analyser le contexte plus particulier des Amériques, nous retiendrons plutôt ici les trois dimensions de la transculturation telles qu’identifiées par Edwin Gentzler (2008 : 4). La première est la dimension psychologique ; elle porte sur l’identité nationale des Cubains, une identité transculturelle qui est le produit d’une histoire commune aux Antilles : conquête, esclavage des Africains, plantation, industrie sucrière, immigration européenne, caribéenne et autres. La deuxième est la dimension socio-politique ; dans le cas cubain, elle est directement liée au contexte actuel de l’Île. Le trait qui la caractérise le mieux, sa ligne géopolitique générale en quelque sorte, est l’anti-néocolonialisme, mouvement de résistance politique, mais également intellectuelle, à la condition néocoloniale qu’ont tout autant produite l’impérialisme états-unien que l’influence soviétique. Cette notion synthétise un type de pensée omniprésent dans le discours politico-culturel cubain du dernier demi-siècle. Comme on l’a vu plus haut, dans le cas de la production théorique de Navarro, on a affaire à un anti-néocolonialisme nationaliste, d’une part, et à un marxisme critique, de l’autre. La troisième dimension, que Gentzler nomme la dimension géographique, reste implicite dans le cas de Navarro, parce qu’il appartient à une culture frontalière (border culture), tel que la définit Gentzler (2008 : 3) à propos des sociétés des Caraïbes. Il s’agit en effet de cultures fortement influencées et en permanente interaction avec le grand voisin du Nord, mais aussi tiraillées – du moins dans le cas de Cuba – par la conscience de leurs racines et de leur appartenance identitaire au sous-continent latino-américain.

32Pour revenir à la dimension d’« insertion » inhérente au processus de transculturation, on ne peut ignorer l’accent mis par de nombreux traductologues spécialistes du sous-continent latino-américain sur la perspective de la traduction-appropriation comme « tendance dominante de la traduction en Amérique latine » (Bastin et al. 2004 et Bastin 2010)12. Cette notion d’appropriation constitue ici l’élément principal qui nous permet de faire le lien entre transculturation et traduction. Mais on soulignera aussi la dimension performative (Tymoczko 2007 : 125) de cette appropriation, non pas dans le sens formel (la création de nouveaux styles littéraires, par exemple), mais dans celui d’une mobilisation de la pensée critique réceptrice de ces traductions. En mettant en valeur ces différents aspects (identité collective, anti-néocolonialisme, appropriation, performativité), on éclaire l’importance et le rôle de la traduction dans le processus de transculturation à Cuba, réalité éminemment complexe et qu’on ne saurait lire autrement qu’en termes de réseau et de « reliance ».

33Pour ce qui concerne le façonnement d’une identité transculturelle collective, on peut dire que la traduction contribue globalement à l’instruction massive de la population cubaine depuis 1959, en renforçant l’intégration des différents secteurs sociaux. Cependant, c’est la traduction des théories, dont Navarro est en quelque sorte la figure de proue, qui contribue en grande partie au développement d’une intelligentsia critique ou d’une critique citoyenne. On soulignera ici l’importance du contexte social cubain, et plus particulièrement du rapport de force pour ainsi dire inhérent au processus de transculturation, où un groupe social ou une culture a tendance à dominer l’autre (voir Benessaieh 2010 : 3). Dans le cas de Cuba, une petite bourgeoisie « révolutionnaire », essentiellement descendante des criollos blancs, impose sa culture et sa ligne politique au reste de la population, dont 34,9 % est d’ailleurs composée de Noirs et de Métis13.

34En termes d’intentionnalité performative, les traductions de Navarro prennent une envergure croissante avec le temps. Comme on l’a vu, Navarro veille à établir les alliances qui lui permettent, à lui et au Centre Criterios, de subsister. En parallèle, son positionnement critique, toujours établi en relation avec le contexte de la révolution cubaine, conjugue un activisme de résistance à l’extérieur du pays à un activisme de critique à l’intérieur du pays. L’impact de cette activité de traduction engagée, porteuse d’un positionnement anti-néocolonial, est lui-même fortement lié aux circonstances historiques changeantes, et aux tendances du développement socio-culturel de la société au cours des dernières décennies du XXe siècle et ce début du XXIe siècle.

35Ainsi se dessinent les contours d’un positionnement anti-néocolonial qui est loin d’être unidirectionnel ou monochrome. Si Navarro fait la promotion d’une idéologie marxiste anti-dogmatique, son discours rejoint aussi l’une des idéologies fondamentales – et non moins problématiques – dans le cas de Cuba, à savoir, le nationalisme. Comme le note Guy Scarpetta,

Il faut d’abord noter que la notion même de nationalisme est pour le moins ambiguë : il y a le nationalisme des colonisateurs qui répriment et celui des colonisés qui s’affranchissent, il y a un nationalisme porteur d’espoir, de libération, et un autre (parfois le même) susceptible de reconduire de nouveaux asservissements, de nouvelles aliénations. (1981 : 22-23)

36Si le discours idéologique nationaliste est abondamment utilisé par les acteurs de la vie politique cubaine, indépendamment de leur couleur politique, la notion est aussi ambiguë en ce qui concerne sa variante culturelle. Comme le note Wolfgang Welsch, la notion même de nationalisme culturel est menacée par un processus de transculturalité14 en cours, d’abord et intensément dans les pays développés, mais peu à peu aussi à l’échelle mondiale :

Cultures were to reside strictly within themselves and be closed to their environment. But as we know, such folk-bound definitions are highly imaginary and fictional; they must laboriously be brought to prevail against historical evidence of intermingling; and they are, moreover, politically dangerous, as we are today experiencing almost worldwide. (Welsch 1999: 195)15

37Ces remarques, sans doute pertinentes pour l’analyse de n’importe quel nationalisme, s’appliquent plus particulièrement au cas de Cuba, où le discours nationaliste a permis, d’une part, d’accroître la conscience nationale du peuple cubain et le rayonnement international de sa culture, tout en contribuant, d’autre part au repli identitaire, à l’archaïsation de la pensée et à un certain retard du débat social.

38Les intellectuels cubains de l’Île (Navarro y compris) sont encore loin de reconnaître les limites de leur positionnement socio-politique anti-néocolonial, nationaliste et marxiste – qu’il s’agisse d’ailleurs de marxisme orthodoxe ou critique. Navarro, comme les autres, se rattache à une vision acritique des valeurs nationalistes, suivant la règle non écrite, mais tacitement respectée, selon laquelle sur l’autel de l’unité nationale, et devant la menace extérieure, réelle ou supposée, on sacrifie le débat sur ce que le terme de « nation » veut réellement dire.

Conclusion

39La pensée et l’action de Navarro, matérialisées dans sa traduction-appropriation des théories russes, ont contribué à la formation de la conscience critique de plusieurs générations d’intellectuels et d’artistes cubains. Ces textes ont stimulé et favorisé le changement social à Cuba et ils sont aujourd’hui indissociablement reliés à la condition transculturelle de l’identité cubaine. Dans ce sens, les traductions de Navarro ont été porteuses, non seulement de transculturation, mais bien de néoculturation (Ortiz 1991 [1940] : 90). Ces traductions ont été produites et diffusées par Navarro, parfois avec succès, plus souvent en se heurtant à des obstacles, mais toujours avec la volonté de continuer, parce que l’alternative aurait été la soumission et l’échec de son projet de vie. De plus, il avait une responsabilité morale envers tous ceux qui trouvaient une source d’inspiration intellectuelle dans son travail et dans les idées par lui traduites. Il est important aussi de noter que le travail de Navarro et de Criterios n’a pas encore eu d’égal ou même de relève à Cuba.

40Le contexte historique et culturel cubain, l’histoire de la traduction à Cuba, la trajectoire du traducteur, le corpus étudié, le travail du Centre théorico-culturel Criterios et sa projection internationale sont autant d’éléments qui s’établissent dans une relation récursive avec l’identité transculturelle du traducteur. Cette relation s’étend à d’autres facteurs, tels le positionnement sociopolitique du traducteur et son activisme social, lui-même étroitement lié aux principaux enjeux socio-culturels du pays. Sans ces conditions, l’œuvre de Navarro aurait été autre ou n’aurait pas existé. Les approches méthodologiques ici utilisées pour aborder la trajectoire traductive de Navarro et les conditions de production de son anthologie de la pensée russe ont donc été nécessairement diverses et complémentaires. En ce sens, notre étude répond à l’appel, lancé par Morin, à « extravaguer de façon transdisciplinaire » (Morin 2008 : 22) pour pratiquer une réforme de la pensée qui ne peut pas émerger du respect des normes établies.

41Un bilan d’actualisation s’impose. Après la publication de l’anthologie étudiée (2009), Navarro continue aujourd’hui à diffuser des pensées qui permettent de saisir la complexité de la réalité. À Cuba, aujourd’hui, ce sont 3003 textes traduits en espagnol par Navarro, ou fournis par leurs auteurs dans leurs langues originales (anglais, français, etc.), qui circulent gratuitement. Dans le cadre du 40e anniversaire de la revue Criterios (2012), Navarro a créé un nouveau Service informatif bimensuel diffusé grâce à sa liste de courriels. Il s’agit dans ce cas-ci d’une actualisation de la pensée culturelle européenne qui cristallise cette année (Navarro 2015) dans deux premiers volumes intitulés : Denken Pensée Thought Myśl... E-zine de Pensamiento Cultural Europeo16. Un Service informatif sur la pensée culturelle de l’Amérique du Nord en est encore au stade de la recherche de sources de financement. Ces éléments pointent vers la reconnaissance, au sein du débat intellectuel, du rôle anti-dogmatique et mobilisateur de la traduction des théories à Cuba, et par extension en Amérique latine.

42Notre étude montre enfin que le traducteur peut échapper à une dichotomie sans issue apparente, et qui est le produit de la pensée binaire, selon laquelle il devrait, soit devenir un instrument du discours impérialiste, soit y opposer une résistance féroce et partisane. À travers la traduction des théories, le traducteur fournit une vision critique de la réalité (extérieure et intérieure) et prévient la construction de ces « identités meurtrières » (Maalouf 2001 [1998]) qui font des ravages dans les pays du Tiers monde, renforçant les processus de dépendance et de sous-développement. Dans la sphère nationale ou locale, le traducteur peut ainsi intervenir comme médiateur dans le rapport de forces internes entre l’intellectuel critique et le pouvoir, faisant connaître à travers son travail les expériences et la pensée d’autrui. Ce type d’intervention contribue à la formation des valeurs civiques, des connaissances scientifiques et des acquis culturels, phénomènes qui, à leur tour, favorisent sans doute une adaptation-interaction non conflictuelle avec un monde qui se globalise et se particularise tout à la fois. C’est bien ce que désigne Welsh lorsqu’il propose la notion de transculturalité pour montrer comment le façonnement de l’identité locale et de l’identité cosmopolite se fait toujours de manière complémentaire et simultanée (Welsch 1999 : 205). Cette réalité paradoxale ne cessera de se présenter à notre porte. Autant la laisser entrer une fois pour toutes.

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Notes de bas de page

1 Polytraducteur parce que Navarro traduit de 14 langues : anglais, français, allemand, italien, russe, polonais, hongrois, tchèque, croate, slovaque, roumain, bulgare, Slovène et portugais. Voir : <http://www.criterios.es/autores/desiderio.htm>, page consultée le 18 déc. 2015.

2 À ce titre, il nous semble ici indispensable de tenir compte, d’emblée, des postulats traductologiques qui appellent à la visibilité des points de vue du chercheur, de sa formation, de sa filiation politique et des idéologies qui le motivent (Tymoczko 2007 : 11-12). Considérant que, pour le lecteur, la visibilité idéologique du chercheur est aussi importante que le sujet d’étude en lui-même, nous présentons ici une vision ouvertement critique de l’histoire contemporaine de Cuba. Le traducteur et l’œuvre ici analysés, tout autant que nous-mêmes comme auteur de ces lignes, sommes tributaires de cette réalité et portons sur elle un regard critique. Même si nos lectures et sources d’inspiration ont pu être similaires, nous le faisons cependant à partir de positions et d’appartenances générationnelles différentes, ce qui, du moins en principe, devrait constituer un facteur de complémentarité.

3 On respecte ici et ailleurs dans le présent texte l’orthographe du titre de l’anthologie de Navarro, qui n’est pas sans une intention bien définie.

4 Hormis le cas de l’Espagne, parce que c’est justement dans ce pays (et pas à Cuba) que le site Web de la revue Criterios que Navarro dirige est hébergé depuis sa création. C’est surtout en Espagne que Navarro a pu publier plusieurs de ses traductions et travaux théoriques à une époque où publier à Cuba était pratiquement impossible pour lui (Colón Rodríguez 2011 : 46).

5 Toutes les traductions en français de Navarro ou d’autres sources en espagnol sont les nôtres.

6 Selon l’expression de Staline dans son opposition à Boukharine (Staline 1983 [1929]). Cette politique générale « d’aggravation de la lutte des classes durant la construction du socialisme », et le besoin de combattre sans pitié les « ennemis du peuple », sera reprise à Cuba par Castro, dans un contexte de réorientation géopolitique de la révolution cubaine et d’alliance militaire, économique et idéologique avec l’Union soviétique.

7 Nom donné à la période 1971-1976 d’après le nom de famille de Luis Pavon Tamayo, qui était le Président du Conseil national de la culture. L’appellation joue avec la signification de « pavo », « paon » en français, donc on pourrait dire que le terme « pavonato » en français serait la « paonnerie », par allusion directe à la docte ignorance des théoriciens officiels de cette période.

8 On peut citer les cas de la Fondation Ludwig de Cuba, qui promeut les arts plastiques cubains <http://www.aflfc.org/esp/quienessomos/ludwig.html> (page consultée le 25 oct. 2015), ou du Centre d’Art contemporain Wifredo Lam, organisateur des Biennales de La Havane et d’importantes expositions d’art du Tiers monde <http://www.bienalhabana.cult.cu/?secc=comite_organizador > (page consultée le 25 oct. 2015), comme les cas les plus représentatifs de cette considérable influence extérieure dans la vie culturelle cubaine. L’Etat cubain ne leur donne plus l’assistance financière indispensable pour la réalisation de ces projets culturels, et ils doivent chercher ailleurs les sources de financement nécessaires à leurs activités.

9 Les célébrations plutôt timides du 130e anniversaire de Staline en 2009 (Voir : « Russie : célébration du 130e anniversaire de Staline », sur : <http://www.ladepeche. fr/article/2009/12/21/741620-russie-celebration-du-130e-anniversaire-de-stalin e. html> (page consultée le 23 octobre 2015), ont été suivies d’une véritable revendication officielle de nos jours, où c’est le Kremlin même qui récrit l’histoire (Voir : « De Poutine à Staline, la nostalgie camarade... », sur : <http://www.liberation.fr/planete/2014/11/16/de-poutine-a-staline-la-nostalgie-camarade_1144220> (page consultée le 23 octobre 2015). Voir aussi Mizrokhi 2009.

10 À Cuba, l’anti-impérialisme est une des « colonnes vertébrales » de la politique extérieure du pays (voir : <http://www.cubaminrex.cu/es/ministerio> (page consultée le 25 octobre 2015), mais le terme anti-néocolonialisme me semble plus adéquat dans le contexte du présent texte, parce qu’il permet d’identifier d’autres facettes de la condition étudiée, et non seulement l’antagonisme avec les États-Unis. Il permet également d’envisager une autre condition, post-néocoloniale, en continuité-rupture avec la première.

11 « Entendemos que el vocablo transculturación expresa mejor las diferentes fases del proceso transitivo de una cultura a otra, porque este no consiste solamente en adquirir una distinta cultura, que es lo que en rigor indica la voz angloamericana acculturation, sino que el proceso implica también necesariamente la pérdida o desarraigo de una cultura precedente, lo que pudiera decirse una parcial desculturaciôn, y, ademàs, significa la consiguiente creación de nuevos fenómenos culturales que pudieran denominarse de neoculturación » (Ortiz 1991 [1940] : 90).

12 Bastin peaufine sa définition dans les deux articles cités, précisant qu’il s’agit d’une : « modalité créative de la traduction qui a tendance à consolider l’identité de la collectivité à laquelle appartient le traducteur » (Bastin, Echeverri et Campo 2004 : 72).

13 « White 65.1 %, mulatto and mestizo 24.8 %, black 10.1 % (2002 census) ».

14 Concept à différencier de celui de transculturation. Welsch en lignes générales définit la transculturalité comme le résultat d’une « différentiation interne et complexe des cultures modernes », qui apporte à ces dernières un élément de « réseautage externe » qu’elles ne possédaient auparavant. Nos nouvelles cultures se caractérisent par une « hybridation » croissante, où les échanges constants, qu’ils soient matériels ou virtuels, constituent désormais la norme (1999 : 197-198).

15 « Les cultures étaient censées se tenir à leurs propres limites et se cantonner à leur propre environnement. Mais, nous le savons bien, ces définitions strictement nationales sont de nature éminemment imaginaire et fictive : il faut un effort permanent pour leur faire donner tort à la réalité historique, qui est celle du mélange [interculturel] ; et elles sont par ailleurs politiquement dangereuses, nous en voyons aujourd’hui la preuve à peu près partout dans le monde » (notre traduction).

16 Un troisième volume de cette série devait paraître à la Foire internationale du livre de La Havane, en février 2016.

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