Les tensions de jeu entre la marionnette et le marionnettiste
p. 97-108
Texte intégral
1Il existe un moment fascinant dans Le Conte d’hiver de Shakespeare : le passage de la mort à la vie de la reine Hermione. La fidèle Paulina, vingt ans après la mort de la reine, demande au roi Léontes de venir voir la statue qu’un sculpteur de génie vient d’effectuer de sa femme. Elle le prévient :
Disposez-vous à voir
La vie moquée avec autant de vie
Qu’en trouve pour moquer la mort le plus doux sommeil.
2Arrive alors le moment tant attendu où l’inanimé va changer d’état, et la statue prendre vie :
C’est l’heure, descendez. Cessez d’être pierre, approchez,
Frappez d’étonnement tous ceux qui vous regardent, venez,
Je vais combler votre tombe : oh, venez, revenez,
Léguez votre torpeur à la mort ; de la mort
La précieuse vie vous délivre ! Elle bouge, vous le voyez.
3Hermione, en effet, descend de son piédestal, et Léontes s’avance vers elle, en s’écriant :
Si c’est de la magie, qu’être magicien
Soit aussi légitime que se nourrir.1
La puissance de l’inanimé
4L’art joue des pouvoirs de l’inanimé et de sa relation mystérieuse avec le vivant. Toute création ne consiste-t-elle pas à donner vie ? Ce moment du Conte d’hiver n’est-il pas métaphorique de l’enjeu premier du théâtre : l’incarnation, cette inscription du souffle dans la matière. On peut même parler ici de résurrection : aussi surprenant que cela soit, la reine Hermione, de statue de marbre, avance sur la scène parmi les vivants, pour le plus grand étonnement de tous. Scène d’enchâssement et de théâtre dans le théâtre comme les aime Shakespeare, cette « magie » renvoie au pouvoir fondamental de l’art et à celui très particulier du théâtre, dont Ariane Mnouchkine aime volontiers à dire qu’il est un « art sorcier »2. Durant le cycle des Shakespeare, elle définissait ainsi sa recherche : « Nous sommes en train de ressusciter des hommes et des femmes qui sont couchés sous des dalles de pierre, dans des comtés anglais que nous n’avons même jamais visités, et nous devons les invoquer. Par Shakespeare, ils sont vivants »3.
5Si l’art de l’acteur est un « art médiumnique »4, le masque, pour Mnouchkine, est un formidable outil pour avancer dans cette voie de l’incarnation. Il est la figure de l’ancêtre, et du revenant. Il est l’équivalent de la statue d’Hermione. Simple bout de bois sculpté, rigide, aux yeux évidés, quand l’acteur le chausse, il « descend de son socle » pour se mettre à « vivre » : il prend l’acteur par la main et l’amène loin au-delà de lui-même, loin en lui- même, là où, comme dans les rêves, vivent ensemble les vivants et les morts. L’inanimé du masque permet à l’acteur de quitter les limites de son « moi », de se désincarner pour s’éveiller aux forces de l’invisible.
6Sommes-nous si loin que cela du rapport de l’acteur-marionnettiste avec la marionnette ? Lui aussi doit laisser agir la figure inanimée, sans imposer sa volonté, en se mettant tout entier à son écoute. Accepter de se retirer pour qu’elle surgisse, la marionnette, comme tout à l’heure le masque. La puissance de l’inanimé révèle alors l’essence du vivant.
7Je pense à cette anecdote rapportée par Craig. Il avait, comme l’on sait, une belle collection de marionnettes – et de masques – dans son école de l’Arena Goldoni à Florence, et il aimait observer la manière dont ses visiteurs s’emparaient d’une marionnette. Il apprenait ainsi beaucoup, raconte-t-il, non sans malice, dans ses mémoires5, sur leur caractère. Cette marionnette souffrait le plus souvent des mouvements impulsifs qui lui étaient imposés. Or, nous dit Craig, « vous n’avez pas à faire bouger la marionnette ; vous n’avez qu’à la laisser bouger d’elle-même : l’art est là »6. L’inanimé comme révélateur de l’humain : marionnette, masque ou statue semblent nous interroger sur cette relation ambiguë que le créateur entretient avec sa créature.
Dessin d’Edward Gordon Craig représentant une sur-marionnette, 1907

« Une inquiétante étrangeté »7
8Cette tension entre forces contraires, et cette prise de pouvoir de l’inanimé sur l’animé peuvent être source d’angoisse. Dans la nouvelle L’Homme au sable d’Hoffmann, publiée en 1817, nous suivons la progression des sentiments amoureux d’un jeune homme, Nathanaël, envers la belle Olympia qu’il idéalise et qui s’avère être, lorsqu’il arrive enfin à la voir de près, un simple automate : à mesure qu’il nourrissait sa fiancée, privée de vie, de ses sentiments d’amour sublimé, il vidait sa propre existence jusqu’à sombrer dans la folie et la mort. L’angoisse va croissant à mesure que l’inanimé prend le pas sur le vivant.
9Cette fascination exercée indifféremment par la marionnette, le masque, le pantin, la poupée, l’automate, le mannequin – fascination entretenue par le romantisme allemand – tient à cette « inquiétante étrangeté » avec laquelle la vie apparaît quand elle est au contact de l’inorganique. Sentiment qui proviendrait, selon le père de la psychanalyse, d’un narcissisme de mort. Une interpénétration troublante opère alors entre la vie et la mort, l’âme et le corps, l’illusion et la réalité, la marionnette et le marionnettiste.
10Ces couples d’opposition ont le pouvoir de faire circuler comme un frisson métaphysique. Cette présence de vie en scène de ce qui devrait appartenir à la mort, cette tension dynamique entre inorganique et organique, a été l’enjeu de multiples tentatives scéniques propres aux avant-gardes européennes, d’abord théorisées par Maeterlinck qui voulait qu’on élimine l’acteur de la scène pour que la vie ne soit rendue que par l’absence de vie, ensuite poursuivies par Craig, les dadaïstes, le mouvement futuriste, Schlemmer, jusqu’au « théâtre de la mort » de Kantor, et qu’on retrouve aujourd’hui dans le trouble qui émane des spectacles d’Ilka Schönbein, laquelle excelle à nous faire perdre tout repère entre fiction et réalité, corps de la créature marionnettique confondu avec celui de l’actrice jusqu’à une sorte d’hybridation propre aux rêves. Nous assistons alors, comme l’écrit Jacques Jusselle, « à des jeux troublants, semant la confusion entre manipulant et manipulé, le double lui-même paraissant parfois devenir le moteur de l’animation »8.
Le triomphe de la marionnette : Tambours sur la digue du Théâtre du Soleil9
11Ce trouble naissant des frontières indécises entre l’animé et l’inanimé donne force et saveur au spectacle du Théâtre du Soleil, Tambours sur la digue. La recherche singulière menée par la troupe et Ariane Mnouchkine sur cet entre-deux, et cette tension de jeu entre la marionnette et son manipulateur, mérite qu’on s’y arrête.
12Avant Tambours sur la digue, Mnouchkine avait déjà eu l’idée de ce travail sur la poupée-marionnette pour la réalisation de son film La Nuit miraculeuse10, dans lequel les héros de la Révolution sont représentés par des poupées de cire d’une exposition qui, le temps d’une nuit fantastique, se réveillent et se mettent à revivre les débats ayant conduit à la Déclaration des droits de l’homme. Dix ans plus tard, elle reprend cette idée d’incarner des marionnettes pour essayer de toucher ce qui serait l’essence même de l’art du théâtre.
13On voit au début du spectacle des manipulateurs qui portent avec un soin extrême des mannequins figés dans des postures. On s’interroge alors : ces poupées ne seraient-elles pas vivantes ? D’autant que les serviteurs en noir qui les soutiennent, plus qu’ils ne les manipulent, apparaissent de loin comme leurs ombres portées. Mnouchkine aime à entretenir durant tout le spectacle ce trouble premier : l’incertitude des frontières entre le vivant et la marionnette. La tête de la marionnette, encadrée par de faux cheveux, est figée comme un masque, mais son regard brille intensément, d’une vie d’autant plus fiévreuse qu’il perce les bandes de tissu rigidifiant le visage. Fascination redoublée par le contact des mains vivantes des manipulateurs qui viennent caresser, amoureusement pourrait-on dire, les mains rigides des marionnettes.
Tambours sur la digue d’Hélène Cixous, Renata Ramos Maza et Duccio Bellugi, Théâtre du Soleil, 1999.

14Peu à peu, nous comprenons qu’il n’y a ici que du vivant, et que la distinction entre marionnette et manipulateur n’est que de l’ordre de la fiction dramaturgique. Mais justement, c’est le fait que cette tension de jeu entre la marionnette et son manipulateur soit jouée qui la rend encore plus fascinante. Car ici la marionnette triomphe, mais dans l’absence… Elle devient un rôle à assumer. Elle s’autonomise par le fait qu’elle est jouée par un acteur, tout en mettant en scène le rapport de dépendance entre l’inanimé de son être de bois, et l’humain qui la joue et la manipule à la fois.
15On a voulu voir dans ce spectacle un emprunt direct au théâtre de marionnette japonais le nyngyô-jôruri ou bunraku. Il est vrai qu’Ariane Mnouchkine affectionne cette forme traditionnelle. Mais mis à part l’inscription de l’histoire dans le cadre du Japon, et le recours à son style de costume architecturé et fortement contrasté, Mnouchkine et ses comédiens ont recours à des transpositions scéniques qui se retrouvent dans d’autres types de théâtre oriental. Ainsi, les entrées des personnages, leur « apparition » devrait-on dire, comme leur sortie, font plutôt référence au théâtre nô, ainsi que leur démarche glissée qui rappelle le Shité masqué s’avançant sur la scène comme un fantôme flottant. Quant à la gestuelle, elle n’obéit pas à des codes de jeu précis, mais correspond plutôt à une invention des comédiens jouant les marionnettes qu’ils sont allés observer lors d’un voyage en Asie, précédant les répétitions, dans un des quatre pays suivants : la Corée, le Vietnam, Taiwan ou le Japon.
16Si Ariane Mnouchkine affirme qu’elle a besoin des formes du passé, que c’est là la richesse enfouie du théâtre, elle travaille avec ses comédiens à « rêver » ces formes, avec la plus grande liberté, plus qu’à les reproduire. Sa commedia dell’arte, par exemple de L’Âge d’or11, n’était en rien une reconstitution historique, et ses emprunts au théâtre japonais ou indien dans le cycle des Shakespeare n’étaient guère plus de l’ordre de la copie. Ces formes de jeu traditionnelles ne servaient à la troupe que de point d’appui, de référence pour créer de nouvelles transpositions et métaphores scéniques. L’objectif a toujours été pour Mnouchkine l’invention, à chaque spectacle, d’une forme nouvelle, composite, provenant autant de l’observation et de la connaissance des théâtres traditionnels, orientaux la plupart du temps, que de l’imaginaire des comédiens. Ce n’est ni la fidélité aux formes théâtrales, ni l’exactitude dans le style de jeu qui sont recherchées, mais le pouvoir de création d’une forme inouïe, hybride, propre à ce « pays des merveilles »12 dont parle Meyerhold, et qui fascine toujours Mnouchkine.
17D’ailleurs, comment le Théâtre du Soleil aurait-il pu faire autrement ? Dans le bunraku japonais, chaque poupée de plus d’un mètre de haut est animée par trois manipulateurs qui évoluent à vue sur la scène. Le maître manipulateur – dont le visage est à découvert dans les pièces historiques – anime de sa main gauche la tête de bois peint, coiffée de vrais cheveux, en actionnant de petits leviers pour articuler les yeux, les sourcils et la bouche, et le bras droit de la poupée. Mais pour maîtriser cet art, il lui aura fallu au moins une vingtaine d’années de travail. Et pas moins de la moitié pour le second manipulateur qui actionne la main gauche, et un peu moins pour celui qui s’occupe des pieds.
Tambours sur la digue d’Hélène Cixous, Duccio Bellugi Vannuccini et Sava Lolov, Théâtre du Soleil, 1999.

18Mnouchkine a proposé, dès le départ, à sa troupe de se référer au style des marionnettes afin sans doute de pousser plus avant la recherche formelle sur le masque, engagée depuis des années. Avec le masque, l’acteur a recours à une marionnettisation de son corps ; il ressent dans son jeu ce dédoublement propre à l’art de la marionnette : il est à la fois le manipulateur et la marionnette, à la fois dedans et dehors. Il joue son masque en intégrant la conscience d’un regard extérieur, celui du public, et en contrôlant tous les signes émis par son corps13. En demandant à l’acteur de jouer cette fois la marionnette, Mnouchkine a voulu aller plus loin dans cette voie d’une écriture poétique corporelle, et tendre vers ce que Claudel a nommé « le masque intégral » : « La marionnette, c’est le masque intégral et animé, non plus le visage seulement, mais les membres et tout le corps »14.
19Mnouchkine a non seulement pris des libertés avec le bunraku, mais elle a même inversé ses codes : ici, il n’y a que du vivant, et la performance ne vient pas des manipulateurs mais de la marionnette qui, jouée par un acteur, est devenue autonome jusqu’à pouvoir parler. Et le travail de la manipulation, si complexe dans le bunraku, n’est intervenu que dans les dernières semaines des répétitions. Ce n’est en effet qu’une fois que les acteurs avaient fini par « trouver » leur marionnette, que les kôkens, ces manipulateurs voilés de noir inspirés du bunraku, ont été introduits dans le spectacle.
Les leçons de la marionnette
20Quoiqu’il n’y ait que du vivant qui commande au vivant sur la scène du Soleil, Tambours sur la digue est entièrement basé sur les pouvoirs de la marionnette et la puissance de l’inanimé. En questionnant ainsi la spécificité du théâtre, Mnouchkine se place dans la lignée directe de Meyerhold qui a vu dans la marionnette le maître de l’acteur, et ne cessera de faire, de 1913 à 1939, l’apologie de son « monde enchanteur, de ses gestes expressifs, soumis à une technique particulière, magique, avec une raideur qui est déjà devenue plastique »15.
21Déjà Kleist, dans son célèbre essai Sur le théâtre de marionnettes, publié en 1810, remarquait qu’un des avantages de la marionnette était qu’elle « écartait toute affectation »16 : alors que l’acteur peut si facilement se laisser engluer dans le pathos, tout en elle, gestes et mouvements, s’en dégage pour tendre vers le symbole. De plus, ses mouvements ont la grâce mystérieuse de ce qui échappe aux lois de la pesanteur, quand elle saute ou tourbillonne par exemple avant de sortir de scène par un bond prodigieux. Claudel, cent ans plus tard, le dira pareillement :
La marionnette n’est pas comme l’acteur humain prisonnière du poids et de l’effort, elle ne tient pas au sol, elle manœuvre avec une égale facilité dans toutes les dimensions, elle flotte dans un élément impondérable comme un dessin dans le blanc, c’est par le centre qu’elle vit, et les quatre membres avec la tête, en étoile autour d’elle, ne sont que ses éléments d’expression, c’est une étoile parlante et rayonnante, interdite à tout contact.17
22La marionnette est « le modèle de l’homme en mouvement »18, voilà ce qui explique que Tambours sur la digue soit dédié à Jacques Lecoq, ce pédagogue qui a formé Mnouchkine et qu’elle considère comme l’un de ses maîtres. Dans ce spectacle, l’art du geste est premier. Jouer une marionnette demande à l’acteur une grande maîtrise de son corps, plus même que le jeu du masque, car il est nécessaire de savoir articuler, dissocier le mouvement avec précision en faisant ressortir les attitudes. Chaque sentiment demande à être traduit méticuleusement par l’attitude et la gestuelle. Il convient aussi de varier la tension corporelle pour que l’inertie alterne avec l’élan, la détente avec la vigueur. Et dessiner toujours avec précision les lignes de son corps, tenir les immobilités, renforcer le point de départ et le point d’arrivée de chaque geste. La marionnette apprend à l’acteur à montrer ce que l’on joue, sans identification. Elle lui demande d’extérioriser ses sentiments en les « écrivant » dans l’espace avec netteté, en gardant le visage impassible. Elle initie à l’épique car elle vient toujours en scène pour raconter une histoire : Mnouchkine met en scène d’ailleurs le moment où, ayant fini une scène, la marionnette s’arrête, comme épuisée, exsangue, redevenant simple poupée… alors, le manipulateur la soulève doucement et l’amène en coulisse.
23La marionnette ne commande pas seulement au style de jeu. L’esthétique de la représentation dans son entier est définie par son artificialité même. La scénographie en dépend : espace d’apparition, tentures de soie, mer de tissu, accessoires apportés à vue, herbes dessinées graphiquement pour composer un tableau dans lequel aucun réalisme ne peut s’immiscer…
24La marionnette porte avec elle une éthique du jeu et un positionnement spécifique de l’acteur. Celui-ci doit quitter totalement son corps quotidien et sa personne privée, délaisser son « moi » et ses revendications égotiques pour rejoindre ce qu’Hélène Cixous appelle « l’âme-marionnette de l’acteur »19, et qui est une terre étrangère en soi, proche de l’origine, de l’archaïque, de l’insoupçonné, de l’étrange.
25S’il est si difficile de donner vie par le mouvement à la marionnette, il est encore plus complexe de trouver sa voix. Comment parle une marionnette ? Quel grain de voix peut-elle avoir ? Quelle langue est la sienne ? Antoine Vitez pensait que les balbutiements lui convenaient mieux que l’éloquence, comme si l’élaboration du langage entrait en contradiction avec son archaïsme. Hélène Cixous – qui a écrit le texte de Tambours sur la digue en recourant, sur la recommandation de Mnouchkine, à un effet de ruse fictionnelle consistant à laisser la parole à un vieux poète chinois, mort il y a de cela plusieurs siècles, Hsi Xou a cherché, dans de nombreuses versions, à se rapprocher de la langue de la marionnette. Elle s’est mise alors, elle aussi, à son école pour apprendre une langue plus concentrée, resserrée, proche de l’intensité du poème. Mais, en scène, le lyrisme expansif de son écriture tout comme le phrasé appuyé des acteurs avaient du mal à trouver la juste stylisation pour s’accorder à l’ensemble plastique et musical. La beauté visuelle du spectacle magnifiée par la musique de Jean-Jacques Lemêtre, jouant sur les effets percussifs, les cordes et le hautbois – l’emportait sur le texte et son mode de diction emphatique. Comme si la mise en tension, par leur écart, de l’animé (souffle et voix) et de l’inanimé (marionnette), prenait plus de sens et de force dramatique que la recherche de leur fusion. Ainsi, dans le bunraku, comme dans de nombreuses formes traditionnelles orientales, les éléments visuels et sonores jouent de leur radicale séparation : le récitant-chanteur, le gidayu, est placé sur le côté, près du joueur de shamisen, et assume la fonction de transposer par la voix - en parcourant les divers registres du parlé-chanté – tous les personnages de la scène.
La marionnette et son double
26Ce bunraku « fantasmé », pour reprendre le titre d’un article de Georges Banu20, n’est pas sans rappeler la sur-marionnette rêvée par Craig. Comment se la représenter d’ailleurs ? Comme une marionnette à fils, à tige, manipulée à vue, ou bien comme une simple métaphore de l’acteur parvenu à la maîtrise de son corps ? La question de la manipulation, ou de la totale autonomie de la marionnette, est fondamentale. Jusque tard dans la création, Mnouchkine semblait pouvoir se passer de manipulateurs, jusqu’au moment où elle en a ressenti le manque. Et ce fut surtout, comme nous l’apprend Jean-François Dusigne, « dans les scènes où une marionnette tuait ou bien mourait »21. Comme si la marionnette, dans cette charnière entre la vie et la mort, avait besoin de son double, de son ombre portée. Comme s’il fallait revenir à l’essentiel de son statut qui réside dans le fait d’être manipulée, et donc dans cette tension essentielle entre l’animé et l’inanimé.
27Mnouchkine s’est alors rendu compte qu’il était urgent de réintroduire les manipulateurs. La première du spectacle a dû être retardée de plusieurs mois, mais cela aura permis d’une part de développer la plastique et la poétique du spectacle – par des portés superbes notamment, des suspensions, des bonds en avant… –, et d’autre part d’ouvrir une brèche vers cette dimension sacrée propre à cette « descendante des antiques idoles de pierre » qui, pour citer Craig, « ne rivalisera pas avec la vie, mais ira au-delà ; […] ne figurera pas le corps de chair et d’os, mais le corps en état d’extase, […] et tandis qu’émanera d’elle un esprit vivant, se revêtira d’une beauté de mort »22.
Tambours sur la digue d’Hélène Cixous, Théâtre du Soleil, 1999.

28C’est cette tension entre l’animé et l’inanimé qui fonde le mystérieux pouvoir de l’art de la marionnette : d’un côté elle est l’âme, la part de l’infinie, invisible et intérieure, mais d’un autre côté elle a besoin d’une figure extérieure concrète qui l’anime. Comment montrer qu’elle est blessée, qu’elle saigne, qu’elle va à terre et se meurt ? L’être du dehors doit trouver les signes accomplis par l’être du dedans. Cette tension a évidemment une valeur tragique, existentielle, mais aussi politique dans le spectacle du Théâtre du Soleil : elle nous montre que les êtres humains sont soumis à des forces qu’ils ne maîtrisent pas. La marionnette semble triompher dans ce spectacle de l’acteur-manipulateur, jusqu’à s’autonomiser, mais montre en même temps le fait même d’être manipulé. Et en tire tous les enseignements possibles. Qui sont ces ombres noires placées derrière elles : les dieux, les forces du destin, des puissances extérieures, ou intérieures ? La marionnette et son manipulateur, dans toute l’ambiguïté de leur relation, nous fascinent par leur pouvoir d’interrogation : de qui sommes-nous donc la marionnette ? Et quel est cet arrière-monde auquel nous n’avons pas accès ?
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Citations extraites de la scène 3 de l’acte V du Conte d’hiver de Shakespeare, traduction Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, coll. « Folio Théâtre », 1996, p. 204-205.
2 Ariane Mnouchkine, L’Art du présent, entretiens avec Fabienne Pascaud, Paris, Plon, 2005, p. 7.
3 Ibid., p. 17.
4 Ibid.
5 Edward Gordon Craig, Ma vie d’homme du théâtre, traduction de Charles Chassé, Grenoble, Arthaud, « Clefs du savoir, clefs de l’aventure », 1962.
6 Edward Gordon Craig, « Puppets and poets », in The Chapbook, n° 20, A monthly Miscellany, février, Londres 1921, p. 18. Traduction personnelle de l’auteur.
7 Titre d’un essai de Freud (« Das Unheimliche », 1919), dans Sigmund Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, traduction de Bertrand Féron, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985.
8 Jacques Jusselle, Ilka Schönbein. Le corps : du masque à la marionnette, Paris, éd. THEMAA, coll. « Encyclopédie fragmentée de la marionnette », vol. 3, 2011, p. 14.
9 Tambours sur la digue, sous forme de pièce ancienne pour marionnettes jouée par des acteurs d’Hélène Cixous, mise en scène A. Mnouchkine, Théâtre du Soleil, 1999. Tambours sur la digue…, film d’Ariane Mnouchkine avec le Théâtre du Soleil, texte d’Hélène Cixous, coproduction Théâtre du Soleil, Bel Air Media, Arte France, ZDF Theaterkanal, SCÉREN-CNDP, 2002, Arte vidéo.
10 La Nuit miraculeuse, film d’Ariane Mnouchkine, sur un scénario d’A. Mnouchkine et
H. Cixous, commande de l’Assemblée Nationale pour le bicentenaire de la Déclaration des droits de l’homme, 1989, VHS.
11 L’Âge d’or, création collective du Théâtre du Soleil, 1975.
12 Vsevolod Meyerhold, Écrits sur le théâtre, t. I (1891-1917), traduction, préface et notes de Béatrice Picon-Vallin, nouvelle édition revue et augmentée, Lausanne, éd. La Cité, L’Âge d’Homme, 2001, p. 184
13 Voir Guy Freixe, Les Utopies du masque sur les scènes européennes du XXe siècle, Montpellier, L’Entretemps, coll. « Les voies de l’acteur », 2010 (partie V : « L’Âge d’or du masque », p. 159-203).
14 Paul Claudel, « Bounrakou », in L’Oiseau noir dans le Soleil levant, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1974, p. 209.
15 Vsevolod Meyerhold, cité par Béatrice Picon-Vallin, « À la recherche du théâtre – Le Soleil de Et soudain des nuits d’éveil à Tambours sur la digue – Les longs cheminements de la troupe du Soleil », in Théâtre/Public, n° 152, mars-avril 2000, p. 11.
16 Heinrich von Kleist, Sur le théâtre de marionnettes, traduction et présentation de Roger Munier, éd. Traversière, Paris, 1981, p. 38.
17 Paul Claudel, « Bounrakou », op. cit., p. 209.
18 Edward Gordon Craig, « Puppets and Poets », op. cit., p. 12.
19 Hélène Cixous, « Le théâtre surpris par les Marionnettes », in Tambours sur la digue, sous forme de pièce ancienne pour marionnettes jouée par des acteurs, Théâtre du Soleil, 1999, p. 115-124.
20 Georges Banu, « Nous, les marionnettes… Le bunraku fantasmé du Théâtre du Soleil », in Alternatives théâtrales (Le Théâtre dédoublé), n° 65-66, 2000, p. 68-70.
21 Jean-François Dusigne, Le Théâtre du Soleil. Des traditions orientales à la modernité occidentale, SCÉREN-CNDP, Paris, 2003, p. 40.
22 Edward Gordon Craig, De l’art du théâtre, traduction de Geneviève Séligman-Lui, introduction de Jacques Rouché, Paris, La Nouvelle Revue Française, 1920, p. 82.
Auteur
Université de Besançon
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