Les cadres de la polémique judéo-chrétienne : dynamiques relationnelles de l’Antiquité à l’entrée dans la modernité
p. 35-77
Texte intégral
1Le philosémitisme que nous entendons étudier dans les chapitres suivant émerge dans le contexe d’une montée en puissance de la haine anti-juive dans les sociétés chrétiennes à partir du dernier tiers du XIXe siècle. À la fois extension de l’antijudaïsme de l’Église et réponse aux formes de haines antijuives portées par le christianisme, le philosémitisme a constitué une voie originale de pensée chrétienne du Juif et du judaïsme. De ce fait, toute tentative de saisir l’originalité du philosémitisme catholique de la période 1870-1965 ne peut faire l’économie d’un détour par l’imaginaire chrétien du Juif, dans ce qu’il a de sédimenté et de problématique. L’imaginaire chrétien du « Juif » porté par le catholicisme inter-conciliaire est en effet le produit de différentes constructions d’ordre théologique héritées des périodes précédentes.
2Aussi, convient-il d’aborder l’histoire que nous souhaitons écrire en commençant par dégager les éléments de la dynamique relationnelle dont Juifs et chrétiens héritent à la période contemporaine. Dans cette partie propédeutique à notre étude du philosémitisme en contexte moderne, nous nous posons la question de ce dont hérite l’époque contemporaine en termes de posture d’esprit et de contingences d’appréciation. C’est une longue durée qu’il nous faut interroger, à la recherche d’un certain nombre de lieux communs et de permanences dans la manière dont Juifs et chrétiens se considèrent les uns les autres.
1/ Judaïsme et christianisme : une construction relative
3Aborder la question du philosémitisme catholique suppose de s’interroger sur les modalités d’un affrontement et d’une réconciliation entre chrétiens et Juifs. Or, très largement, affrontement et réconciliation se sont déroulés sur le terrain d’une lecture historique et théologique des origines chrétiennes. Né concomitamment au mouvement de rapprochement initié entre Juifs et chrétiens à la fin des années 1940, l’histoire des relations judéo-chrétiennes s’est, elle aussi, bâtie sur la base d’une certaine lecture des origines, laquelle est venue à son tour déterminer les avancées du dialogue entre Juifs et chrétiens. Il existe de ce fait une structure circulaire entre compréhension des origines chrétiennes, discours historien sur l’état des relations judéo-chrétiennes dans le temps, et capacité à avancer dans le dialogue judéo-chrétien. Chacun de ces trois éléments est lié aux deux autres du fait d’une connivence impliquant tout ensemble vision théologique et vision historique, sans que soit toujours faite la différence entre ces deux points de vue.
4Cette structure circulaire de la compréhension a largement alimenté un cercle vertueux du dialogue dès l’entre-deux guerres, grâce à la redécouverte des liens historiques entre judaïsme et christianisme, et par le biais d’une lecture à la fois théologique et historienne de la judéité de Jésus. Cependant, ce cercle vertueux montre aujourd’hui ses limites, à la fois dans le domaine du dialogue judéo-chrétien et dans celui de la recherche historienne. Le dialogue s’essouffle en même temps que la recherche piétine, ce qui appelle l’historien à questionner les présupposés théologiques de sa compréhension historienne et la validité factuelle des perspectives théologiques ordinairement avancées dans les milieux du dialogue. En un mot : il est demandé à l’historien de repérer et de dépasser les contingences de pensée qui président habituellement à l’élaboration de son domaine de recherche.
5La recherche actuelle implique indistinctement historiens juifs, chrétiens, agnostiques, voire athées. Et si l’appartenance confessionnelle peut à l’occasion orienter les interrogations de ces chercheurs, elle n’entame en rien leur grande cohésion autour d’un certain nombre de perspectives déterminantes pour le débat historien. Pour la majorité de ces historiens, la divergence judéo-chrétienne est uniquement comprise comme une séparation ; tandis que la séparation est essentiellement perçue en termes de violence chrétienne à l’encontre du Juif. À aucun moment, les jeux d’influence réciproque entre judaïsme et christianisme ne sont vraiment évalués. Domine globalement la perspective d’une société chrétienne de persécution, telle que Robert Moore l’a modélisée dans ses travaux1. Les polémiques juives à l’encontre des chrétiens sont largement ignorées, ou alors conçues comme une réaction à une persécution religieuse, pourtant tardive2. Sont occultés les échanges et les controverses que Juifs et chrétiens ont développés et développent encore entre eux.
6Tout regard neuf sur la relation judéo-chrétienne ne peut faire l’économie d’un retour sur les origines de la différenciation entre Juifs et chrétiens. Tout particulièrement, l’historien se doit de considérer la prégnance des schémas apologétiques sur sa manière de penser et d’écrire l’histoire de la relation judéo-chrétienne. Renouveler son regard lui impose dès lors d’interroger les visions théologiques mises à mal par les avancées de la recherche historienne, mais encore façonnantes de la manière dont Juifs et chrétiens conçoivent la construction historique du judaïsme et du christianisme. Somme toute, la difficulté réside dans le fait que les découvertes de la recherche historienne s’inscrivent encore, nolens volens, dans des visions théologiques construites et répétées pendant deux millénaires – et par conséquent, admises comme historiquement recevables par la seule force de l’habitude.
7Au cœur de ces perspectives théologiques, qui retardent une compréhension équilibrée de la dynamique judéo-chrétienne, il faut compter tout particulièrement le narratif théologique, qui fait du christianisme le successeur historique du judaïsme. Cette perspective tient plus d’une forme amoindrie de la théologie de la substitution que de la vérité historique3. Or, l’affirmation selon laquelle le christianisme succéderait au judaïsme ordonne la manière dont Juifs et chrétiens conçoivent leur relation, et se substitue aux données concrètes de l’histoire.
8Ordinairement reprise par les historiens, cette perspective enregistre cependant un nombre croissant de critiques depuis une vingtaine d’années. Dès les années 1990, des travaux ont commencé à présenter le christianisme comme une gestion en continuité avec les préceptes du judaïsme ancien. Daniel Boyarin, tout particulièrement, met en cause l’idée de deux entités distinctes, juive et chrétienne, dans les premiers siècles de l’ère commune. De son côté, Guy Stroumsa a pu montrer à quel point le monde palestinien a été touché par la destruction du Temple : la fin du sacrifice a conduit la communauté judéo-chrétienne à substituer Jésus au Temple, à redécouvrir la notion de sacrifice à travers le sacrifice pascal ; tandis que la communauté juive a remplacé le Temple par l’étude4. Le christianisme a nourri sa stratégie de rupture par un déplacement de la proclamation théocentrique du Royaume de Dieu par Jésus vers la proclamation christocentrique de Jésus devenu Christ. Dans les deux cas, les conditions historiques de la fin du Ier siècle ont conduit Juifs et chrétiens à chercher une nouvelle cohérence de leur foi, en l’absence de l’élément ordonnateur de leur vie religieuse. Aussi, peut-on admettre la perspective avancée par Daniel Boyarin : « le judaïsme et le christianisme, tels qu’ils émergent finalement de l’Antiquité tardive, ne sont finalement pas deux espèces d’un même genre ; la différence entre eux consiste dans leur compréhension asymétrique de ce qu’est le judaïsme »5. Il est historiquement faux (ou en tout cas très simplifié) de dire que le « christianisme » est né du « judaïsme ». Le christianisme fut une extension et une réinterprétation du judaïsme antique, de la même façon que le judaïsme rabbinique fut une extension et une réinterprétation de ce même judaïsme ancien. Nés au même moment et dans un même milieu, judaïsme rabbinique et christianisme opérèrent une différenciation sur la base d’une racine commune réinterprétée de deux manières différentes.
9La difficulté majeure réside essentiellement dans la capacité encore limitée à appréhender l’historicité du judaïsme rabbinique en relation et en « conversation avec son image miroir », à savoir : avec le christianisme tel qu’il se construit durant les premiers siècles de son existence6. Habituellement conçue comme une séparation, la divergence judéo-chrétienne peut aussi être envisagée à la manière d’une construction relative. Si judaïsme et christianisme entrent en conflit, c’est à l’intérieur d’un langage commun et d’une dialectique qui les lient irrémédiablement l’un à l’autre. C’est ainsi que Jacob Neusner, explorant le développement doctrinal du judaïsme rabbinique, a pu faire cette découverte : « Pour chaque doctrine du judaïsme correspond un point de contention avec le christianisme »7. Judaïsme rabbinique et christianisme agissent comme les deux pôles dialectiques d’un couple critique, les deux éléments primordiaux d’un couple où chacun organise son sens vis-à-vis de l’autre. Non pas que chacun fonde ou trouve son sens dans l’existence de l’autre. Le judaïsme fonde son sens dans une interprétation personnelle de la Torah, tandis que le christianisme décentre les mécanismes interprétatifs traditionnels au judaïsme, et les refonde dans l’événement Jésus-Christ. Pour autant, chacun des deux membres de ce couple critique a orienté l’ensemble de sa doctrine en relation et en réaction à la doctrine de l’autre.
10Le peuple hébreu, ensemble originairement composite, s’est progressivement coulé dans le moule d’un monothéisme exclusif et pluraliste, formé de sectes innombrables aux accents doctrinaux fortement contrastés. Cependant, l’intégration culturelle dans le judaïsme de certains modes de pensée de la philosophie grecque a déterminé plusieurs siècles à l’avance la manière dont Juifs et chrétiens ont géré leur différenciation. Jacob Neusner et Bruce Chilton défendent l’idée que christianisme et judaïsme rabbinique empruntent l’un et l’autre à la philosophie grecque un certain mode argumentaire, lequel avance que si une proposition est vraie, toute autre proposition contraire est fausse8. Refus de l’Autre, dépréciation de l’Autre, invalidation de l’Autre : l’idée de vérité exclusive est culturellement marquée par la pensée grecque. Elle suppose ainsi que la vérité est unique et indivisible. Fondement dialectique des polémiques entre Juifs et chrétiens, ce mode argumentaire a permis l’émergence synchrone du couple orthodoxie / hérésie dans l’ensemble juif et l’ensemble chrétien.
11L’idée d’une vérité religieuse unique aurait peut-être pu s’accommoder de la multiplicité des traditions orales. La mise par écrit de l’interprétation scripturaire était interdite dans le judaïsme ancien. Garante de la pluralité du judaïsme biblique, cette interdiction a cependant dû être transgressée devant la nécessité de sauvegarder le judaïsme suite à la destruction du Second Temple. De fait, la mise en place de l’orthodoxie juive s’est faite concomitamment à la mise par écrit de certaines traditions interprétatives et par la fermeture du corpus canonique juif. Le recours à l’écrit a ainsi fermé un certain nombre d’interprétations scripturaires sur des formules résolument orientées vers la valorisation de soi et la négation de l’autre. Cette structure élémentaire, commune au judaïsme et au christianisme, fut déterminante pour l’histoire des relations judéo-chrétiennes.
12L’une des contributions majeures à l’histoire des relations judéo-chrétiennes a récemment été faite par Daniel Boyarin, lequel a questionné les raisons pour lesquelles des « frontières » sont apparues entre Juifs et chrétiens. Jugeant peu crédible l’existence d’une conscience totalement définie de l’être juif et de l’être chrétien durant les premiers siècles de notre ère, Daniel Boyarin a étudié la constitution progressive de ce que l’on appelle rétrospectivement judaïsme et christianisme, à la recherche d’une frontière formulée entre les deux ensembles religieux. Contribution à la fois provocante et stimulante, le travail de Daniel Boyarin permet d’expliquer pourquoi Juifs et chrétiens ont continué un temps à fréquenter indifféremment les lieux de culte des uns et des autres. Cette approche a le mérite de souligner toute la dynamique relationnelle qui unit Juifs et chrétiens dans la composition de leur identité respective. Relation de proximité et volonté de différenciation servent de moteur à la formation mutuelle des deux religions pendant les premiers siècles de l’ère commune. Se développent ainsi des « polémiques explicites et déclarées, ainsi qu’un large panorama d’expressions qui inclut, particulièrement du côté juif, des allusions, ambiguïtés, dénis et réfutations, mais aussi, à l’occasion, une internalisation et des accords tacites », comme le remarque Jacob Israel Yuval9. De son côté, Marc Hirshman a dégagé des parallèles très éclairants entre d’une part Le dialogue avec Tryphon de Justin Martyr, ou les homélies d’Origène, et d’autre part la littérature midrashique des premiers siècles10. Au-delà des différences très profondes qui font la spécificité des travaux de Neusner, Boyarin, Yuval ou Hirshman, chacun s’accorde à souligner la grande réactivité des écrits rabbiniques aux propositions chrétiennes. Accompagnant le mouvement juif et chrétien de canonisation des Écritures entamé au IIe siècle, la clarification doctrinale se traduit par une organisation argumentaire propre à invalider la voie choisie par l’autre. C’est ainsi que la définition de l’orthodoxie – juive ou chrétienne – passe largement par le rejet de l’Autre.
13Ce rejet de l’Autre est essentiellement porté par un certain type de littérature, de type apologétique. Dans son introduction au volume dédié aux « aspects de la propagande religieuse dans le judaïsme et le christianisme primitif », Elisabeth Schüssler Fiorenza remarque le grand désintérêt de la recherche actuelle pour la propagande missionnaire et l’apologétique, et l’erreur concomitante qui consiste à considérer les documents de l’Antiquité chrétienne à l’aune des seuls conflits internes au christianisme11. La recherche historienne qui a porté sur les premiers temps du christianisme n’a pas vraiment posé la question d’une influence des choix rabbiniques sur la stratégie de légitimation chrétienne par la rupture. Les conséquences de ce grand désintérêt des historiens pour les dynamiques relationnelles ne se limitent cependant pas au seul domaine de l’histoire antique. La compétition judéo-chrétienne pour la possession des Écritures se fit sur fond de compétition missionnaire pour gagner le monde gentil au judaïsme ou au christianisme12. Cette « concurrence missionnaire », loin de s’éteindre avec la conversion de Constantin au IVe siècle, se perpétua jusqu’aux abords du XIIe siècle. À notre connaissance, seul Bernhard Blumenkranz a relevé les éléments propres à la concurrence missionnaire entre Juifs et chrétiens au Moyen Âge, dans sa fameuse thèse : « Juifs et chrétiens dans le monde occidental 430-1096 ». Loin de la modélisation de la société médiévale en une « société de persécution », Blumenkranz insiste sur la concurrence pour la foi que se livrent les communautés juives et chrétiennes jusqu’aux abords du XIIe siècle. La différence entre entreprise missionnaire juive et entreprise missionnaire chrétienne est alors « une différence de degré, et non pas de nature »13, l’une et l’autre communautés pouvant requérir les moyens permis par la force à l’encontre d’individus socialement fragilisés ou économiquement inférieurs. « Le Judaïsme du haut moyen âge, comme tout organisme en bonne santé, ne se contentait pas de maintenir, de surnager, de survivre, de durer, mais il voulut augmenter encore ses forces, s’agrandir, s’enrichir de nouveaux apports ». Et à ce titre, les Juifs « se réservaient d’exercer leur mission dans les bourgs et les hameaux, dans les villes et les provinces qu’ils habitaient », nous rappelle Blumenkranz14.
14« L’apologétique et la propagande missionnaire fonctionnaient comme les deux faces d’une même pièce », insiste encore Elisabeth Schüssler Fiorenza, laquelle tend à démontrer qu’« une telle littérature développait une apologétique sophistiquée pour renforcer ses propres membres et convaincre les lecteurs gentils de la foi juive [ou chrétienne] »15. Cette solidarité de l’expression apologétique et du discours missionnaire a marqué pour longtemps le devenir des relations judéo-chrétiennes, et explique en grande partie l’orientation des discours d’invalidation de la validité religieuse de l’autre.
15Les premiers croyants à suivre le message laissé par Jésus ont relu et réécrit le judaïsme de leur temps à l’aune de l’événement christique. Si, dans un premier temps, leur interprétation du judaïsme fut admise comme une variation parmi d’autres de la pensée mosaïque, assez vite, la nécessité de faire l’unité autour d’une seule doctrine a conduit les sages réunis à Yabne à exclure l’interprétation chrétienne des possibilités du judaïsme à construire16. Cependant, on ne peut soutenir que le judaïsme rabbinique fut la synthèse de l’ensemble du judaïsme qui le précéda. Le christianisme s’est construit à la manière d’un développement radical de l’une des potentialités du judaïsme antique, de la même façon que le judaïsme rabbinique en a constitué une autre potentialité. La différenciation entre judaïsme et christianisme s’est organisée à travers l’interprétation des Écritures, tandis que chacune des deux communautés a affirmé constituer l’Israël authentique. D’un côté, le discours juif, incapable de reconnaître le fait chrétien au sein du monde juif, a progressivement exclu les judéo-chrétiens de la Synagogue, en même temps qu’il a argumenté son authenticité au nom d’une fidélité avec la foi des Pères. De l’autre, le discours chrétien a cherché à se démarquer de son concurrent juif, et a produit la vision d’un « nouvel Israël », continuateur unique de l’« Israël déchu »17.
16La période, qui s’étend des débuts de l’ère chrétienne jusqu’au XIIe siècle et au-delà, sert de matrice aux polémiques modernes entre Juifs et chrétiens. Passé cette période, peu d’arguments nouveaux viennent s’ajouter à une liste globalement restreinte. Justin Martyr fut à l’origine de deux énoncés qui ont constitué avec le temps le fondement de toute lecture chrétienne de la permanence juive. À la suite de Justin Martyr, le christianisme a soutenu l’idée que les Juifs avaient tué Jésus ou l’ont livré à la mort ; dans le même ordre d’idée, la destruction de Jérusalem en l’an 70 fut considérée par le christianisme comme la conséquence directe du rejet / de la mort de Jésus. Reprenant l’affirmation deutéronomique que les souffrances et la destruction endurées par le peuple juif sont la conséquence de ses péchés18, l’apologétique chrétienne a forgé l’un des éléments les plus percutants de son argumentaire anti-judaïque.
17La notion de « vrai Israël » développée par l’Église supposait la caducité de la Torah (de la Loi et de son enseignement), la messianité de Jésus, le rejet des Juifs et l’élection des Gentils. Accusé par les chrétiens d’être légaliste, ritualiste et particulariste19, le judaïsme rabbinique fut dès lors conçu à la manière d’une antithèse au christianisme (ce dernier se définissant comme une voie spirituelle et universaliste, naturellement supérieure au judaïsme). Le christianisme reprenait ainsi à son compte une antienne de la critique juive du pharisaïsme (le pharisaïsme constituant la base du judaïsme rabbinique qui se développe en concurrence avec le christianisme naissant). S’appuyant sur une interprétation renouvellée des Écritures, le christianisme a pu en outre argumenter de la supériorité de sa foi en recourant à des éléments conjoncturels, telle la progression rapide du nombre des chrétiens.
18En réponse à cet argumentaire chrétien, l’apologétique juive avança l’idée que seuls les Juifs conservent authentiquement l’enseignement de la Loi et des Prophètes. La continuité entre la Loi écrite et la Loi orale depuis le temps de la révélation mosaïque constitua l’argument apologétique majeur du judaïsme rabbinique contre le christianisme. Le Midrash insista tout particulièrement sur la continuité de la révélation juive, lorsqu’il avança l’idée que toutes les prophéties faites à l’ensemble des visionnaires de la Bible ont été révélées à Moïse sur le mont Sinaï (Shemot Rabba, 29,6, vers le Xe siècle). Selon cette perspective, le développement oral de la Loi était inscrit en creux dans la révélation offerte à Moïse : « Ce n’est que lorsque les événements l’exigeaient, qu[e les prophéties faites à Moïse] ont été connues du peuple d’Israël grâce aux prophètes », souligne encore Christian Yohanan Lambert, lequel continue : « Il est important de préciser que, dans cette conception du judaïsme, la révélation du Sinaï fut totale, même si le récit qui est conservé par la Bible ne le montre pas »20. Pour le judaïsme rabbinique, la Torah écrite est illisible sans le recours à la Torah orale, cette dernière venant dévoiler le sens inscrit dans les Écritures. Parallèlement, l’apologétique juive s’attaqua à la doctrine chrétienne de l’Incarnation, ne niant pas l’existence de Jésus dans la majorité des cas, mais réduisant l’existence de Jésus à ses seules dimensions humaines. Les étapes de la naissance virginale et de la résurrection furent ainsi discutées et réfutées de génération en génération21. Ces expressions apologétiques ont par ailleurs pu s’exprimer sous des formes plus populaires, à l’exemple des Toledoth Yeshu : une parodie des Évangiles produite dans les premiers siècles de notre ère et augmentée à chaque nouvelle rédaction22.
19Un double mouvement émerge progressivement entre le Ier et le XIIe siècle, où chacun exalte les mérites de sa propre foi et dénigre la vitalité religieuse de l’autre. Ce double mouvement alimente la divergence judéo-chrétienne, laquelle suppose la mise en place de deux systèmes religieux aux points d’achoppement bien précis, qui figurent autant de collisions remettant en cause l’ensemble du système doctrinal de l’autre. La confrontation judéo-chrétienne polarise un certain nombre d’énoncés halakhiques ou dogmatiques, et détermine dans une certaine mesure la manière dont la foi juive et la foi chrétienne se sont construites à partir de la destruction du Second Temple. Le nom juif est lu dans l’Église à la lumière de la révélation chrétienne ou en contrepoint à celle-ci. Mais le nom chrétien n’échappe pas à ce schéma dans la pensée juive. Se mettent en place, dès les origines de la divergence judéo-chrétienne, deux stratégies de légitimation nettement distinctes dans leurs mécanismes. Au judaïsme de se proclamer « véritable Israël », de s’affirmer en continuité totale avec le judaïsme antique, à travers la perpétuation de sa branche pharisaïque. Au christianisme de se déclarer « nouvel Israël », en rupture avec les anciennes traditions. Pour autant, de part et d’autre, l’emphase mise sur la continuité ou sur la rupture sert avant tout à justifier un choix interprétatif original des traditions du judaïsme ancien.
20Tout en nous inscrivant dans la perspective défendue de manière différente par Neusner ou Yuval, nous remarquons que cette double construction en miroir a donné lieu à deux discours de légitimation aux mécanismes propres, qui sont comme l’expression de deux vécus religieux forts différents. Ainsi, le christianisme n’a pas été seul à affirmer l’authenticité de sa foi. Les disputations chrétiennes du Moyen Âge sont connues23. Elles ont laissé à l’historien des textes chrétiens très argumentés. Moins connu est le versant juif de ces textes, à l’exemple du Vikkuah ha-RaMBaN qui relate en hébreu le débat tenu en 1263 à Barcelone autour du Talmud. Des textes de réfutation ont aussi été produits au sein du judaïsme, et tout particulièrement dans l’Espagne aux abords de la période moderne. Le caractère apologétique de ces textes a néanmoins été peu étudié. Bernard Lazare, dans son Antisémitisme, son histoire et ses causes, en dresse pourtant une liste suffisamment précise, dès la fin du XIXe siècle. Quant à la Jewish Encyclopaedia (rédigée à peine plus tard, au début du XXe siècle), elle identifie effectivement un certain nombre de ces textes comme éminemment anti-chrétiens.
21La critique juive de la foi chrétienne a ainsi accompagné le développement du judaïsme dans sa version rabbinique. Plusieurs textes jalonnent la construction de cette critique anti-chrétienne. On peut citer le Sefer bitul ikre ha-Notsrim (« Livre de la réfutation des dogmes des chrétiens », 1398) de Hasdaï Crescas, qui s’attaque point par point aux catégories théologiques chrétiennes, alors même que l’Espagne moderne s’engage dans un large mouvement de conversion des Juifs au christianisme24. Le fameux Al Tehi Ka-Aboteka (« Ne soit pas comme tes pères ») de Profiat Duran (XIVe siècle), un texte hautement satirique de la foi chrétienne, publié pour la première fois à Constantinople en 1554 et traduit en allemand au XIXe siècle. Ce texte fut suivi du Kelimmat ha-Goyim, une critique des dogmes chrétiens rédigée en 1397. Pour la même période, le premier livre du Ezer ha-Dat de Isaac Ben Joseph ibn Pulgar démontre la supériorité de la religion juive sur le christianisme (XIVe siècle ; imprimé à Frankfort sur le Main en 1855). Plus tardif enfin : le Tractado de la Verdad de la Ley du hollandais Saul Levi Morteira (1596-1660). Les textes circulent alors du sud vers le nord25. À ceux-ci, il faudrait ajouter les midrashim tardifs des XVIe et XVIIe siècles, lesquels servent de véhicules à la polémique anti-chrétienne, du fait même de l’orientation discursive des doctrines défendues26. Durant cette période allant du XIIe au XVIIe siècle, l’écriture juive se diversifie et quitte la stricte interprétation biblique pour entrer dans les procédés d’écriture chrétienne : elle commence à combattre
22la doctrine de l’Église sur son propre terrain, autrement dit sur le terrain du discours philosophique27.
2/ Le juif : un contre-modèle radical pour la pensée chrétienne
23Le premier point de ce chapitre a tendu à démontrer que, habituellement conçue comme une séparation, la divergence judéo-chrétienne peut aussi être envisagée à la manière d’une construction relative. « Related Strangers » selon l’expression de Stephen G. Wilson28, christianisme et judaïsme, en tant qu’ensembles religieux distincts, sont nés au gré de l’histoire de leur relation. Les études les plus innovantes penchent dans ce sens. Elles mettent l’accent sur la différentiation radicale de ce qui va apparaître avec le temps comme deux communautés distinctes. Cette approche a le mérite de souligner toute la dynamique relationnelle qui unit Juifs et chrétiens dans la composition de leur identité respective. C’est ainsi que nous pouvons soutenir avec Daniel Marguerat l’affirmation selon laquelle « le judaïsme antique n’a pas eu un héritier, mais deux : le christianisme et le judaïsme unifié d’après 70 »29. Discours juif et discours chrétien se constituent l’un contre l’autre pendant ces premiers siècles de l’ère chrétienne. Chacun de ces deux discours se structure autour de l’invalidation religieuse de l’autre. Qu’en est-il maintenant du discours chrétien d’invalidation du judaïsme ?
24L’Église originelle a intégré en son sein la masse des Gentils. De fait, elle s’est largement vécue jusqu’à aujourd’hui selon la perspective paulienne. Elle affirme son enracinement dans le judaïsme, mais dans un judaïsme auquel elle se serait substituée, dans un judaïsme qu’elle aurait « accompli » à travers la personne de Jésus ressuscité. La théologie de la substitution avance l’idée que l’Église prend la place du peuple d’Israël dans la réalisation du plan divin de salut. L’Église, auto-proclamée « véritable Israël », remplace alors l’« Israël par la chair », châtié par la destruction du Temple, la perte de l’indépendance nationale et la dispersion à travers le monde. Mise en place par plusieurs Pères de l’Église dès les premiers siècles du christianisme, cette perspective théologique nie à l’« Israël par la chair » toute vitalité religieuse après la venue du Christ. Le fondement scripturaire de cette affirmation repose sur les fameuses paroles de Jésus à Capharnaüm : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes, je ne suis pas venu abolir mais accomplir » (Mt 5,17)30. « Accomplir », c’est-à-dire « accomplir les Écritures ». L’Église comprend cet « accomplissement » comme une substitution, c’est-à-dire comme la substitution de l’Église (ou « nouvel Israël ») à un Israël déchu qui aurait perdu toute sa vitalité religieuse – et partant de là, toute sa validité – de par son refus du Christ.
25Du fait de cette parenté, et malgré toutes les tentations marcionisantes qui ont pu traverser son histoire, l’Église ne s’est jamais vraiment départie d’un discours sur les Juifs. Ce discours nous est connu pour le Moyen Âge par le biais de plusieurs textes de nature polémique : conversations familières ou amicales, comme le rapporte Gilbert de Crispin (v. 980-1040), évêque de Westminster31 ; confrontations et disputes dont l’enjeu est de montrer la supériorité de sa foi ; pamphlets de toute nature. Mais nombreux sont aussi les théologiens qui, à l’exemple d’André de Saint-Victor (mort en 1175), incorporent ce que « disent les Hébreux » (c’est-à-dire, dans son cas, ce que dit Rashi) dans leur propre exégèse32. Loin d’être une société fermée, la société chrétienne antique et médiévale admet le Juif en son sein. Il n’est pas jusqu’aux Pères de l’Église qui ne se soient enrichis des thèses de l’exégèse rabbinique33. C’est ainsi que des échanges entre les communautés juives et chrétiennes sont décelables au moins jusqu’au XIIe siècle (voire jusqu’au XVe siècle pour des cas plus spécifiques, comme la Russie)34.
26Construits l’un contre l’autre, judaïsme et christianisme continuaient à se reconnaître d’une même parenté. Préparant le chemin pour la venue du Messie, mais refusant dans un même temps de le reconnaître en la personne de Jésus, le peuple juif a cependant été jugé infidèle par l’Église naissante. Concomitant avec un discours sur les origines, le discours chrétien sur l’infidélité juive a soutenu l’idée que la communauté chrétienne s’était substituée au peuple d’Israël dans sa mission rédemptrice. Dans cette perspective, l’Église fut présentée comme le Verus Israel : le « véritable Israël », continuateur spirituel de l’Israël antique.
27La conception d’un « nouvel Israël » identifié au peuple chrétien appelait à la conservation d’un « ancien Israël » assimilé au peuple juif ; d’un « ancien Israël » coupable de déicide, frappé de rejet et de dispersion, maudit et condamné au galout, à l’exil35 ; d’un Israël qui devait demeurer en même temps un « peuple témoin » (saint Augustin, Tractatus Adversus Judaeos), observateur aveugle de la réussite de l’Église. Saint Augustin « exigeait cependant qu’on traite les Juifs correctement et qu’on leur dise : “Venez, marchons ensemble dans la lumière du Seigneur”. Malheureusement c’est son idée de peuple-témoin humilié qui domina dans la suite de l’Histoire, et non ses appels à la bienveillance », souligne Yohanan Elihai36. Les éléments accusatoires se sont en effet progressivement déplacés du champ théologique vers le champ éthique ; ils sont devenus condamnatoires. L’Église, en rupture avec le judaïsme, s’est progressivement constituée contre le « mal juif » (Jean Chrysostome), jusqu’à faire du Juif un être vile, perfide et démoniaque. Ces trois dimensions du Juif mythique, nous les retrouvons recyclées à chaque époque, servant de justifications aux pires calomnies et aux pires exactions. Carol Iancu a bien démontré la diffusion de ces « mythes fondateurs », leur assemblement cohérent autour d’un mythe ordonnateur – le « crime du déicide »37. Travaillant dans le même sens, Marie-France Rouart a souligné l’utilisation de ces stéréotypes discriminatoires dans la littérature populaire38.
28À force de condamnation et de caricature, l’Église s’est aliénée l’intime compréhension de ses racines juives. Elle a perdu de vue ce qui paraît aujourd’hui une évidence : « Jésus est né Juif, a vécu Juif, est mort Juif », pour reprendre une expression tripartite courante. À cela, les raisons sont multiples. Saint Paul, qui rappelle le lien indéfectible de l’Église avec le peuple juif, fait du Christ de la foi un événement intelligible en dehors de toute référence au contexte historique précis de l’incarnation de Jésus. Pour Paul, Jésus Messie se substitue à la Loi et devient l’unique médiateur du Salut. Ce faisant, Paul affirme l’universalité de l’événement Jésus en même temps qu’il le dégage de son contexte historique précis. Le chemin était alors tout tracé pour une utilisation caricaturale des « Juifs bibliques » par le christianisme. Le christianisme, depuis les Pères de l’Église, a utilisé le peuple juif à la fois comme « peuple témoin » de la réussite chrétienne et comme contre-modèle au christianisme. Peuple maudit car déicide, « ennemi de la chrétienté » devenu au cours des âges « bête immonde » chargée de toutes les laideurs et de tous les péchés, le peuple juif a été pensé en termes de repoussoir théologique pour le christianisme.
29La construction de l’Autre comme contre-modèle théologique était commune aux Juifs et aux chrétiens. Ainsi, les débats rabbiniques ont-ils eux aussi fini par évoquer le nom chrétien comme contradictoire avec le nom juif (le Juif converti au christianisme apparaissant progressivement comme perdu pour sa communauté d’origine)39. Chacun des deux systèmes religieux s’est défini dans l’exclusion théorique de l’autre. Cependant, le christianisme, engagé dans un processus de gentilisation, a fini par valoriser l’idée de rupture sur celle de substitution. À ce titre, la démarche de Marcion fut exemplaire plutôt qu’exceptionnelle ; elle marqua l’une des tentations fortes du christianisme jusqu’au XXe siècle : celle d’un rejet pur et simple de l’idée de parenté.
30Le Juif est marqué du saut de l’altérité, d’une altérité formée au sein-même de la relation pluriséculaire que tissent Juifs et chrétiens. L’altérité est au cœur même de la construction historique du judaïsme. Réponse à l’universalisme chrétien, l’altérité juive fut institutionnalisée et instrumentalisée par le christianisme à ses propres fins. Ainsi, si le judaïsme s’est historiquement institué dans l’altérité, le christianisme a fait de cette altérité la figure du rejet de l’idée chrétienne. L’idée d’altérité peut en effet se décliner de trois manières différentes : en altérité radicale (l’autre comme négation de moi-même), en altérité assimilative (l’autre comme un autre moi-même), ou en altérité relative (l’autre en relation avec moi-même). Or, dans un climat gommant toute trace d’articulation entre la foi juive et la foi chrétienne, l’altérité juive fut essentiellement considérée à la manière d’une altérité radicale par la pensée chrétienne, d’une altérité irréconciliable avec le christianisme, car opposée à lui.
31La foi juive, présentée par l’Église comme dépassée par l’événement christique, en est venue à être entendue comme l’antithèse du christianisme. Le rejet théologique de la foi juive confirme en effet a contrario la validité de la foi chrétienne et légitime la doctrine de l’Église. À l’origine d’une présentation dialectique faisant de l’Église un modèle de foi, opposé au peuple d’Israël infidèle, l’idée de Verus Israel s’est néanmoins recomposée à partir du XIIe siècle autour d’une utilisation du nom juif comme contre-modèle moral à l’Église. Cette dégradation visible dans la représentation chrétienne de la Synagogue correspond à la période d’affirmation de l’autorité de l’Église en Occident et à la constitution d’une chrétienté aux dimensions de l’Europe.
32L’art médiéval témoigne des glissements successifs qui s’opèrent dans la représentation chrétienne du Juif. Le discours ecclésiastique met progressivement l’accent sur la destination didactique de l’art. Ainsi, le synode d’Arras de 1205 énonce-t-il que ce que les gens simples ne peuvent saisir par le biais de l’écriture, ils doivent l’appréhender par le biais de la figuration40. Afin de faciliter l’enseignement de la doctrine chrétienne, l’art chrétien utilise donc la figure juive dans une position de contre-modèle (théologique et bientôt moral) de l’Église41.
33Le Moyen Âge, qui aime à utiliser la symétrie dans les arts, se plait jusqu’au XIe siècle à représenter l’Église et la Synagogue entourant à un même niveau le Christ. Mais de plus en plus, la Synagogue apparaît dévalorisée et aveugle. Ses traits se confondent avec ceux du diable. Le Juif est diabolisé, c’est-à-dire, si on suit la racine de ce mot : séparé et soumis à l’accusation. L’art chrétien renforce ainsi les motifs dépréciateurs, et utilise la représentation de la Synagogue dans les scènes de la Passion42. Il figure le Juif à la manière d’un contre-chrétien. La Bible moralisée de saint Louis, achevée vers 1234, renforce encore la symétrie entre Juifs et chrétiens et la transporte dans le domaine moral. Elle ajoute à l’opposition classique entre le peuple chrétien (qui écoute le prêtre) et le peuple de l’ancienne alliance (qui s’en détourne), des illustrations faisant du Juif le contre-modèle à toute vertu chrétienne43.
34Moment de dégradation de la relation entre Juifs et chrétiens, le XIIe siècle consacre la victoire de la représentation anti-christique du Juif sur sa représentation anté-christique. « L’enseignement du mépris » (Jules Isaac) se structure alors autour d’une véritable pédagogie du mépris. Le Juif apparaît comme l’ennemi archétypal du Christ et des chrétiens44. Au IVe siècle, Jean Chrysostome désignait déjà les Juifs comme étant « hostiles à Dieu ». Il émet le premier l’idée que les Juifs sont collectivement et solidairement responsables de la mort de Jésus – idée encore désignée sous le vocable de « déicide » par Pierre Chrysologue au Ve siècle. Cependant, en ce XIIe siècle, âge d’or du christianisme, le système théologique chrétien a valeur de morale. L’art ne pouvant restituer tout l’équilibre du discours chrétien, et notamment la notion de peuple témoin, c’est dans la direction de la haine antijuive que se développe le sentiment populaire.
35Somme toute, l’inimitié théologique entre Juifs et chrétiens ne conduisait pas automatiquement à la violence physique. Les mouvements populaires antijuifs qui ont ponctué en Europe l’histoire des relations judéo-chrétiennes jusqu’à l’instauration des ghettos n’ont pas empêché la controverse verbale de se perpétuer. Cependant, les conditions propres au XIIe siècle chrétien ont conduit à une dégradation remarquable des relations judéo-chrétiennes. Le christianisme, devenu religion d’empire au IVe siècle, souhaitait transposer dans le domaine social les principes théologiques qui le gouvernaient. L’incapacité religieuse prêtée aux Juifs devait donc s’accompagner d’une certaine invisibilité sociale susceptible de redoubler l’invalidité religieuse. Néanmoins, cette idée d’une traduction sociale des vérités religieuses ne put vraiment s’opérer qu’avec l’apogée d’une société chrétienne occidentale vers le XIIe siècle. L’idée se développe alors qu’être hors de l’Église, c’est être hors de la société. Jacques Maritain commente :
Et ce type particulier de civilisation temporelle qu’était la chrétienté médiévale a produit un certain type d’antisémitisme, religieux de nature, – parce que la chrétienté médiévale était une civilisation « sacrale », dans laquelle le Juif n’était pas membre de la cité temporelle ; il y était toléré (au contraire de l’hérétique) mais en tant qu’ennemi potentiel, du fait de son refus de reconnaître le Christ.45
36Au terme de ce point consacré aux dynamiques relationnelles entre Juifs et chrétiens de l’Antiquitié à la constitution des ghettos européens, il nous faut souligner le caractère essentiellement subordonné du discours chrétien sur les Juifs. Depuis le XIIe siècle tout particulièrement, l’Église a cessé de parler du Juif réel. Le discours sur le Juif est devenu une manière commode de parler des vérités de l’Église. Le Juif (en tant que type existentiel forgé par la pensée chrétienne) a été instrumentalisé en tant que figure rhétorique de l’antichrétien. Subordonné à la démonstration de la vérité chrétienne, ce discours devait conduire l’Église catholique de la deuxième moitié du XIXe siècle à utiliser encore une fois le nom juif pour légitimer sa propre position dans un monde en cours de sécularisation.
3/ L’Église anti-moderne et anti-juive à la fin du XIXe siècle
37Le discours chrétien sur le Juif a historiquement accompagné un mouvement pendulaire entre protection et persécution, l’un et l’autre pôles devant à terme favoriser la conversion des Juifs au christianisme. Amour et violence ont constitué dans l’histoire chrétienne les deux faces d’un même discours sur le Juif. Complémentaires l’une à l’autre, ces deux faces ont continué à agir de concert lors de l’érection de quartiers réservés et imposés aux Juifs en Allemagne, Espagne, France et au Portugal à partir du XIIIe siècle. Généralisée en Italie entre le XVIe et le XVIIe siècle, à l’appel notamment du pape Pie V (1504-1572), la formation des ghettos a concrétisé le fantasme chrétien, présent dès la période constantinienne, de traduire la vérité de l’Église dans le domaine social. Cependant, placer les Juifs dans un quartier réservé et clos ne modifia pas en profondeur le type d’arguments échangés par les Juifs et les chrétiens dans leurs passes d’armes ; au mieux, cela permit d’organiser l’effort chrétien de conversion, avec une tension variable selon les périodes. Car si les ghettos marquèrent le triomphe du discours séparatiste et restrictif de l’Église, ils accompagnèrent aussi toute la stratégie de conversion des Juifs pendant la même période46. Il faut remarquer avec David Kertzer que « la conversion des juifs était en fait l’une des pièces maîtresses de la vision millénariste de l’Église, puisque selon la foi chrétienne les juifs seraient convertis à la fin des temps, lors de la seconde venue du Messie »47. C’est ainsi que la Maison des Catéchumènes, fondée plus tôt par Paul III (1468-1549), est devenue la pierre angulaire du ghetto romain. Offrant une formation théologique chrétienne à ceux qui voulaient quitter la juiverie et accepter le baptême, elle a symbolisé les conceptions d’une époque. Jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, jusqu’à sa dissolution définitive en 1870, à la faveur de l’unité italienne, le quartier juif de Rome connut différentes réglementations plus ou moins restrictives, au gré des papes et de leur politique d’isolation ou de conversion des Juifs48. Dernier ghetto à tomber en Europe occidentale, le ghetto romain disparaît en même temps que s’effondrent les États pontificaux en 1870. Les derniers éléments qui permettaient de « marquer la différence »49 tombent, tandis que les Juifs, émancipés, deviennent partout « invisibles » dans les sociétés ouest-européennes. Les Juifs, libérés des ghettos européens, intègrent ainsi un monde marqué profondément par la Contre-Réforme. L’Église catholique s’y considère comme source unique et incontestable de la morale et du Salut. Elle est une société vraie et parfaite qui se définit dogmatiquement comme unique et vraie religion (Syllabus, XIX). C’est une Église aux affirmations triomphalistes, qui jette l’anathème sur tous les fruits de la modernité politique, au nombre desquels figure en bonne place l’émancipation juive. Pour l’Église, l’émancipation juive en Europe, qui s’étend de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, remet en cause une vision et une organisation du monde, admises depuis le milieu du Moyen Âge, et qui confinaient dans les ghettos les communautés juives, en leur conférant un statut humiliant de subordonné.
38Défi posé aux sociétés occidentales, la modernité a impliqué un ensemble de bouleversements sociaux, politiques, idéologiques et intellectuels, à l’origine d’une modification en profondeur du paysage temporel et spirituel occidental. En lien avec ce que nous avons dégagé plus tôt dans notre essai, nous nous proposons maintenant d’explorer le rejet catholique de l’idée de modernité à la recherche des éléments explicatifs d’une aggravation des phénomènes d’exclusion et d’incompréhension entre Juifs et chrétiens dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
39Le discours anti-juif de l’Église s’est développé dans un contexte précis, qui fut celui de la « Question juive ». L’expression est datée. Elle a été popularisée par Bruno Bauer et son essai Die Judenfrage (1843), et plus encore par la réplique que Karl Marx a publiée sous le même titre. La « Question juive » renvoie sous la plume de Bauer aux bouleversements qu’occasionne « l’abandon par les Juifs eux-mêmes de leur essence »50, c’est-à-dire au phénomène d’émancipation que les Juifs expérimentent en Europe centrale dans la première moitié du XIXe siècle. Bauer souligne l’échec du projet, aussi bien chrétien que libéral, de « régénération de la race juive » : un projet à comprendre comme une normalisation de la vie juive – normalisation qui peut aussi être entendue comme une assimilation totale au corps national et une disparition de la particularité juive dans le creuset des sociétés modernes. Appelée aussi « problème juif », ce que l’on nomme la « Question juive » est significatif du malaise des sociétés modernes face à la persistance de l’existence juive dans la période post-révolutionnaire. La « Question juive » traduit le malaise des sociétés modernes face à une normalisation juive qui ne peut vraiment se réaliser que dans la suppression d’elle-même51.
40Au fondement de la Question juive, se situe un problème de définition identitaire induit par le processus moderne de fragmentation. Ce processus intervient au terme de près de deux millénaires d’histoire chrétienne, et prend appui sur une distinction bien précise, apparue à l’intérieur du fait chrétien. Cette distinction est concomitante à l’émergence d’une identité chrétienne singulière vers le IIe siècle de notre ère. En effet, la définition de la notion de christanismos se fait alors en dehors des cadres précédemment référents de gens et d’ethnos. Le chrétien est « ni Juif, ni Grec ». L’appartenance au christianisme se définit par la seule reconnaissance d’un cadre doctrinal : le cadre doctrinal chrétien. La définition identitaire du chrétien est théologique. Elle n’est pas conditionnée par la naissance, l’appartenance à un territoire ou la pratique d’une langue. En un mot : le christianisme se définit comme une religion.
41Cette définition du christianisme comme religion a induit certaines distinctions qui se sont autonomisées dans le contexte de recomposition moderne des identités. En effet, cette définition d’une troisième voie identitaire a contribué à différencier pouvoir temporel et pouvoir spirituel, jusqu’à leur séparation définitive entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe. Alors que foi et nation reformulent en Occident leurs relations réciproques dès la fin du XVIIIe siècle, la notion de religion prend un sens nouveau. Circonscrite au domaine privé, la notion de religion se construit dans un contexte de fragmentation des relations entre foi et nation.
42La modernité a souvent été étudiée en tant que dépassement critique de formes de pensée antérieures. L’accent a été mis, dans la majorité des cas, sur la rupture opérée avec les modes de pensée associés, induits ou portés par le christianisme. Cependant, tout en qualifiant la modernité de phénomène post-chrétien, philosophes et historiens n’ont accordé que peu d’attention à la dimension justement post-chrétienne de la modernité52 – c’est-à-dire aux continuités sous-jacentes à toute stratégie de rupture. La société moderne, tout en se dégageant progressivement des schémas valorisés par le christianisme, n’en a pas moins produit une organisation de la pensée reposant sur des éléments préexistants, c’est-à-dire propres, entre-autres, au christianisme. Ces éléments furent atomisés, rendus indépendants les uns aux autres. Néanmoins, ils ne peuvent être compris que dans un substrat culturel chrétien.
43Au nombre de ces éléments fondamentaux qui ne font sens que dans une société (post-) chrétienne, il faut compter la double distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre l’être religieux et l’être national53. Cette distinction, toute particulière au fait chrétien, ne se retrouvait pas dans le judaïsme traditionnel. Cette identité juive intégrale, celle qui précéda les temps de l’émancipation, supposait une compréhension synthétique, à la fois nationale et religieuse, du judaïsme. L’identité juive intégrale ignorait les distinctions nées dans le christianisme ; ces mêmes distinctions qui s’autonomisent et se reconstituent autour des valeurs d’universalité propres à la période moderne. Et si certaines distinctions modernes commencent à s’insinuer au sein des communautés juives à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, à la faveur d’une première translation des Lumières philosophiques dans la Haskala juive54, elles restent le fait d’une petite minorité. Il faut attendre la Révolution française pour que la césure entre appartenance nationale et appartenance religieuse s’impose dans les judaïcités européennes. L’enjeu en était alors l’accès à la citoyenneté des États modernes, comme le rappelle encore le fameux discours du comte de Clermont-Tonnerre devant les États généraux de décembre 1789 : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation, et tout accorder aux Juifs comme individus ».
44Le mouvement d’émancipation initié par la Révolution française a mis fin à la majorité des ghettos en Europe. Il a permis aux Juifs d’entrer de plein droit dans la société civile et politique moderne. Sommés de se couler dans des distinctions inédites, les Juifs émancipés ont vécu de diffèrentes manières la césure entre appartenance nationale et appartenance religieuse : dans le déni de leur identité juive (et jusqu’à la haine de soi) ou à travers des compositions identitaires jamais totalement satisfaisantes. Accompagnant l’assimilation des Juifs au corps indifférencié des citoyens des nations occidentales, la reformulation de l’identité juive s’est ainsi opérée sur plusieurs registres forts différents, brisant de ce fait l’unité anthropologique des temps pré-modernes.
45La situation née de l’émancipation juive est à l’origine d’un éclatement entre différentes manières et différents degrés de vivre sa judéité, conduisant à terme à une implosion de l’identité juive en une myriade de singularités identitaires. L’émancipation des Juifs, leur normalisation au sein d’ensembles nationaux modernes, a favorisé la distinction entre conceptions religieuses et conceptions nationales de la judéité. Ces deux types de conception divergent tout au long de notre période d’étude, s’affrontent ou se côtoient, sans toujours se recouper. Que l’on considère, pour s’en convaincre, le descriptif donné en 1931 par Julien Weill dans son ouvrage de présentation du judaïsme :
Au judaïsme religieux, de croyance et de pratique, n’adhère certes, de façon effective, qu’une partie seulement de ces millions d’hommes. Au judaïsme sans épithète appartiennent toutefois, tant qu’ils n’en sont pas formellement séparés, tous les fils d’Israël qui éprouvent encore la force, la douceur ou la vertu de certains lieux moraux et sentimentaux : piété historique à l’égard d’un passé glorieux ou douloureux, respect du nom, devoir de solidarité à l’égard des frères d’origine qui souffrent encore pour leur qualité – ou leur « tare » – de juifs, là où continue à sévir l’antisémitisme […]. Se réclament encore du judaïsme – d’un judaïsme d’ailleurs fort évolué, bien que pour certains ce soit le judaïsme « intégral » – ceux qui, imbus de conceptions récentes datant du développement du sionisme, entendent se placer surtout sur le plan ethnique, national ou culturel, n’accordant plus qu’une place secondaire, quand ils lui en reconnaissent une, à l’élément proprement religieux.55
46Conjointement à cette polymorphie identitaire, l’émancipation a rendu les Juifs invisibles en tant que Juifs. Là où la société d’Ancien Régime distinguait chacun selon son appartenance religieuse, la société moderne n’a vu que des citoyens d’une même nation. Or, l’invisibilité juive, associée à une certaine polymorphie identitaire, eut ses conséquences sur la reformulation du discours catholique sur le Juif. Polymorphie et invisibilité juives ont été ressenties comme un danger pour l’Église catholique, soucieuse de perpétuer son influence sur les sociétés européennes. Dans la représentation catholique du Juif, ces deux éléments se sont traduits par un sentiment d’ubiquité juive des plus irrationnels. Le Juif, cette catégorie de la pensée chrétienne, symbole de l’éternel antagoniste de l’Église, a été perçu comme un ennemi invisible, partout à l’œuvre pour miner l’influence de l’Église56.
47Considérée dans sa dimension politique, la modernité a ouvert la voie à l’émancipation des Juifs et à une mise en cause de la place de l’Église, et de la religion en général, dans les sociétés occidentales. Ces deux traits typiques de la modernisation politique ont largement avancé ensemble au XIXe siècle. Les acteurs politiques du camp libéral n’ont pas hésité à défendre le principe d’une émancipation juive dans leur lutte contre la puissance temporelle catholique. Avançant l’idée que l’émancipation juive est un révélateur de la modernité politique, ils ont été combattus sur ce terrain par la puissance catholique romaine. Étendard de la modernité politique pour les Libéraux, le Juif a ainsi servi de cible dans le combat catholique contre les idées modernes. Installée dans une mentalité de forteresse assiégée, considérant son combat comme celui des forces du bien contre celles du mal, l’Église catholique a hissé sa lutte contre l’influence juive au rang de combat exemplaire de l’anti-modernité. Elle a mobilisé la figure du Juif, catégorie théologique de l’anti-chrétien, au sein d’un discours anti-juif d’un nouveau type : le discours antisémite. Traduction politique de l’antijudaïsme théologique, l’antisémitisme catholique révèle toute la difficulté de l’Église catholique à admettre son éviction du pouvoir de décision politique en Europe. Il apparaît comme la traduction sociale et politique d’un ensemble de positions de l’Église qui ne font plus sens en contexte moderne.
48Parce que le Juif pouvait apparaître comme le premier bénéficiaire et le premier acteur d’une modernité dissolvante de la « vérité chrétienne », l’opposition catholique à l’émancipation juive devait donner à l’Église les moyens de lutter contre les idées modernes. Entre judaïsme historique et mouvements modernes d’émancipation, la pensée catholique de la deuxième moitié du XIXe siècle a souhaité voir une continuité évidente. Le rejet du nom juif apparut ainsi symptomatique d’autres rejets qui manifestaient tous un refus de la modernité. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’antisémitisme catholique s’associe à la défense des intérêts chrétiens dans les domaines politiques, sociaux, économiques et financiers. Mais dans un monde qui s’éloigne du réfèrent chrétien, il permet aussi que s’opère un essai de définition de l’identité chrétienne en vis-à-vis d’une identité juive fantasmée. Car, « si on se pose en s’opposant, dit-on, on se définit déjà – et l’on a besoin de savoir qui l’on est – en traçant ses contours par rapport à un autre, qui est différent. C’est un procédé d’identification que de stéréotyper les voisins », souligne Sylvaine Marandon57. Or, à la différence des autres stéréotypes nationaux, le stéréotype juif hérite d’un long passé d’invectives et d’injures, incapable de se récapituler mais seulement de s’amplifier. Si les stéréotypes relèvent de la facilité de pensée, ils révèlent aussi les lieux communs véhiculés sur l’Autre et ordinairement admis par l’ensemble de la société. Le stéréotype juif était si largement admis qu’il ne souffrit aucune remise en cause parmi les catholiques avant la première moitié du XXe siècle. Seules, les persécutions de l’Allemagne nazie ont fait sentir tout son manque d’à-propos. Pour la grande majorité, le stéréotype juif était une calomnie qui avait la force d’une évidence.
49Ubiquité sociale, duplicité, puissance et corruption morale définissent le nom juif à la fin du XIXe siècle, alors même que l’image du Juif se fige dans la conscience populaire autour des termes de « banquier » ou de « marchand d’espèces »58. La famille Rothschild offre un nom sur lequel se greffe l’image même de la haute-finance et du capital, tandis que le Juif personnifie dans le langage courant l’idée de la domination financière. Loin d’adjoindre la figure juive à l’idée de Finance, l’Église associe la Finance à la figure juive. L’argent ne se reconnaît pas de patrie, l’argent n’a pas de visage. Alors que la puissance de l’argent tend à se substituer aux anciennes autorités sociales en cette fin de XIXe siècle, l’Église s’emploie à donner au capital un visage et un nom pour mieux le combattre : elle lui prête le nom juif. Dans l’univers symbolique propre au chrétien, le nom juif constituait un pôle de rejet auquel pouvaient venir s’associer tous les maux du temps. Pour l’Église, le constat était alors simple : « Les forces qui avaient abattu le pouvoir de l’Église accordaient aux Juifs l’égalité des droits. Il était tentant, très tentant, de prendre appui sur le nouvel état de faits tout en mobilisant l’opinion catholique en faveur du Vatican et contre les forces laïques. Cela faisait des siècles que les Juifs étaient calomniés. Il suffisait de reprendre les vieux préjugés sous un nouvel angle, pour discréditer les tenants de la modernité et de la laïcité étatique »59.
50La presse catholique sut utiliser le nom juif et le renouveler sur tous les fronts du combat antimoderne. L’Église catholique avait utilisé la figure juive comme contre-modèle à son propre enseignement à partir du XIIe siècle et l’avait vite systématisée. Faisant de l’orientation anti-chrétienne du judaïsme (dans le sens où le judaïsme s’en prend aux vérités fondamentales du christianisme) la source de tous les mouvements de mise en cause du religieux en contexte moderne, l’Église a dès lors produit un discours violemment antijuif pour exemplifier son discours antimoderne.
51Qu’il soit lié à l’argent ou à la révolution rouge, le Juif apparaît ordinairement jusqu’aux années 1950 comme un contre-modèle. Héritage d’une pratique médiévale chrétienne, qui véhiculait des histoires de profanations d’hostie par des Juifs, pour mieux démontrer a contrario la présence réelle du Corps du Christ au moment de l’Eucharistie ? Héritage plus lointain encore des textes polémiques des Pères de l’Église, qui faisaient de la Synagogue une Église inversée ? Le Juif, désigné comme « corrupteur » au quatrième Concile de Latran (1215), compose la figure de contre-modèle au modèle chrétien. Figure de l’altérité radicale pour le chrétien, figure du refus dans un monde hanté par l’alterophobie. Le P. Dujardin souligne :
Dans son essence, [le refus du Juif] est d’ordre métaphysique, c’est-à-dire qu’il s’exprime selon les moments d’une manière religieuse et/ou philosophique, selon des formes d’une variété presque infinie. Il peut se révéler dans un conflit religieux, dans le rejet au nom d’une identité nationale, dans une mise à l’écart pour des raisons économiques et sociales, et finalement dans l’identification à une race. Mais ces manifestations ne sont toujours que des formes diverses d’un même refus fondamental de l’autre comme Autre dans sa différence.60
52Inventée au début du XXe siècle pour désigner la perte d’influence de l’Église dans les sociétés modernes et le développement parallèle des activités humaines en dehors de toute référence au sacré ou au transcendant, l’idée de sécularisation ne faisait pas sens dans la pensée de l’Église du XIXe siècle. Incapable de vraiment saisir le processus moderne de distanciation et de rupture d’avec le référent religieux, l’Église chercha alors à désigner un responsable universel au reflux que le christianisme semblait subir. C’est ainsi que fut inventé le thème du « Juif, persécuteur de l’Église »... L’affirmation avait sa part de réalité et de fantasme. L’invention de l’imprimerie avait permis une large diffusion de la Bible dans les milieux protestants à partir des XVe et XVIe siècles. Mais en même temps, l’imprimerie facilita la diffusion de pamphlets anti-chrétiens dans les milieux juifs et athées. Les arguments théologiques anti-chrétiens se sont ainsi propagés parmi les ennemis de l’Église romaine. L’argumentaire anti-chrétien développé depuis le IIe siècle par la pensée juive, et perpétué exclusivement par elle depuis la défaite du paganisme antique, devenait alors largement accessible à une élite cultivée qui en fit apparemment usage.
53Catégorie métaphysique de l’anti-christique, issue de la construction même de la divergence judéo-chrétienne, le Juif désignait dans le vocabulaire chrétien celui qui ne pouvait que s’opposer au christianisme. Anti-christique par nature, c’est-à-dire appelé à nier le caractère messianique de Jésus, donc la vérité proclamée par le christianisme, le Juif ne pouvait exercer son influence théologique qu’en concurrence avec celle de l’Église. En retour, l’Église ne pouvait envisager le Juif qu’à travers sa fonction corruptrice de l’enseignement chrétien. L’idée reposait sur une longue mémoire chrétienne, entretenue par la lecture des Actes des Apôtres et les fulminations anti-juives des Pères de l’Église. En concurrence directe pendant les premiers siècles de l’Église, Juifs et chrétiens se sont affrontés verbalement et physiquement. Dans un monde antique encore dominé par le fait juif, l’Église des premiers temps a conservé un certain nombre de témoignages, rapportant des exactions juives à l’encontre de chrétiens. La mémoire des persécutions, réactivée par l’émancipation juive au XIXe siècle, a formé la figure du Juif, persécuteur de l’Église.
54Cette figure fut utilisée par le catholicisme dans plusieurs de ses combats antimodernes. L’intransigeance catholique du XIXe siècle eut pour mot d’ordre : « amalgamer pour mieux combattre »61. Or, l’amalgame fonctionne sur le mode du syllogisme. Le repoussoir juif permettait de réunir en lui un ensemble d’images négatives, pouvant exister conjointement sans contradiction, du fait de la « nature » anti-christique du Juif. Le combat de l’Église contre « l’influence juive » a pu résulter du syllogisme suivant : le Juif est par nature anti-christique, or le monde moderne commet l’apostasie, donc les Juifs sont à l’origine de l’apostasie moderne. Inutile de rappeler que le syllogisme peut conduire à des conclusions aberrantes, voire à des contradictions. La conclusion n’a pas besoin d’être vraie factuellement puisqu’elle est vérifiée rationnellement. Le syllogisme fonctionne comme une évidence jusqu’à ce que son manque de pertinence soit démontré. Tant que la contradiction propre à un syllogisme n’est pas décelée, ou tant que l’un de ses termes n’est pas remplacé, sa conclusion peut prospérer62. La modélisation en syllogisme explique pourquoi l’Église a pu aisément cultiver l’amalgame.
55Le syllogisme que nous avançons explique pourquoi l’idée d’une « persécution juive » de l’Église avait la force d’une évidence pour le catholique du XIXe siècle, et a fortiori de la première moitié du XXe siècle. Notons que l’affirmation syllogistique que nous décelons pouvait paraître d’autant plus forte qu’effectivement une influence juive semblait s’exercer dans la société moderne, au niveau social et au niveau intellectuel tout particulièrement.
56Ce type d’amalgame a pu incidemment déboucher sur des théories conspirationnistes, sur des tableaux manichéens dépeignant avec exaltation un christianisme intégral en butte à une influence juive occulte et satanique. Le Juif, contre-modèle radical, apparaît dans ce type de discours comme l’ennemi absolu du christianisme, un ennemi irréconciliable car inconvertissable. Ces discours furent autant d’impasses de la pensée, reposant sur une sublimation passionnée de l’opposition théologique entre Juif et chrétien ; une sublimation qui, à force d’appuyer le trait d’une catégorie de la pensée chrétienne, a échappé à tout discours proprement fondé dans la doctrine chrétienne. Ces discours furent évidemment tout prêts à épouser les grandes catégorisations raciales, c’est-à-dire à se fondre dans les thèses de l’antisémitisme racial en germe à la fin du XIXe siècle63.
57Nous l’avons démontré : pour le chrétien, et plus particulièrement pour le catholique, le « Juif », figure associée aux deniers de Juda, figure corruptrice par excellence dans la rhétorique chrétienne, ne pouvait que s’opposer à l’Église et à sa morale. De ce fait, le recours au Juif comme contre-modèle absolu au christianisme fut une constante du discours catholique du milieu du XIIIe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle. Le Juif, assimilé par le christianisme à un contre-modèle radical au modèle chrétien, entre dans une modernité qui ne lui fait qu’une demi-place. Contenue dans le cadre d’une théologie de l’accomplissement, la violence de la représentation anti-christique du Juif était jugulée. Or, le propre des discours anti-juifs portés par le catholicisme de la fin du XIXe siècle fut d’ignorer ce cadre théologique, pour ne retenir que la violence de l’opposition judéo-chrétienne.
58Comprendre pourquoi l’Église de la fin du XIXe siècle a pu produire un discours antisémite et violemment anti-juif nous oblige à un détour par les carences théologiques d’une époque. Le marcionisme ne s’est pas éteint avec Marcion au IIe siècle. Cette hérésie qui consiste à séparer de manière radicale le Dieu de l’Ancien Testament et celui du Nouveau Testament continua à prospérer dans la pensée chrétienne, avec une actualité toute particulière au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. « Dans les Églises des XIXe et XXe siècles, l’influence marcioniste est sensible, tout en étant inconsciente des valeurs hérétiques qu’elle propage de manière diffuse, en apparence parfois modérée, mais susceptible de se durcir soudain en un antisémitisme virulent. Le porte-parole catholique et français en fut Édouard Drumont. Cet adversaire passionné et caractériel de l’enracinement juif de la foi chrétienne, à vrai dire, n’était pas objectivement catholique, mais réellement Marcioniste », analyse très justement Fadiey Lovsky64. L’influence du marcionisme se perpétue notamment chez deux auteurs influents de la première moitié du XXe siècle : chez Charles Maurras tout d’abord (lequel soutient que le catholicisme constitue une neutralisation du christianisme juif des origines), chez Hilaire Belloc ensuite (lequel défend une vision uniquement latine du christianisme). Chez ces deux auteurs, règne l’idée d’une corruption originelle du christianisme par le judaïsme dont il est issu. Avec le développement d’une Contre-Réforme plus que méfiante à l’égard de l’Ancien Testament, avec le développement d’une ecclésiologie mettant en avant l’Église-institution, l’Église « institution parfaite », l’éloignement entre Église catholique et peuple juif a pu s’opérer sans grande résistance, et conduire à un marcionisme de facto, lequel est venu offrir sa fondation au discours antisémite de la rupture. Reposant sur une lecture très partielle des Épîtres de saint Paul, le marcionisme avançait l’idée d’une opposition entre la Loi et l’Évangile, entre le terrible Dieu de Justice de l’Ancien Testament et le Dieu d’Amour du Nouveau. Comprenant l’accomplissement apporté par Jésus comme une rupture radicale avec le judaïsme et ses Écritures, Marcion rejetait tout lien entre christianisme et judaïsme. Proposition condamnée en l’an 144, celle-ci put ressurgir à la faveur d’une insuffisance dans la conscience chrétienne de l’historicité de l’Église.
59Dans un sermon du 6 mai 1838 sur la « présence spirituelle du Christ dans l’Église », John Henry Newman pouvait argumenter ainsi :
Nous avons perdu le Christ et nous L’avons trouvé ; nous ne Le voyons point, et pourtant nous le discernons. […] C’est que nous avons perdu la conception sensible et consciente de Sa personne ; nous ne pouvons Le regarder, L’entendre, converser avec Lui, Le suivre de lieu en lieu ; mais nous jouissons spirituellement, immatériellement, intérieurement, mentalement et réellement de Sa vue et de Sa possession ; une possession qui enveloppe plus de réalité et plus de présence que celles dont les Apôtres jouissaient aux jours de Sa chair, parce qu’elle est spirituelle, parce qu’elle est invisible.65
60Que nous dit Newman ? Il nous affirme deux choses. La première, c’est l’impossibilité pour les chrétiens qui ont succédé aux Apôtres de connaître directement Jésus par la chair. La seconde, c’est la primauté et même l’exclusivité de toute démarche chrétienne de connaissance par la foi plutôt que par l’histoire. Il s’inscrit en cela dans la démarche paulinienne, qui fait du Christ de la foi un événement qui peut se comprendre en dehors de toute référence au contexte historique précis de l’incarnation de Jésus. Pour Paul, le Jésus Messie se substitue à la Loi et devient l’unique médiateur du Salut. Ce faisant, Paul affirme l’universalité de l’événement Jésus en même temps qu’il le dégage de son contexte historique précis.
61Cette absence d’un sens véritablement historique devait s’ajouter à la manière même dont l’enseignement catholique était pratiqué. Car, faut-il le rappeler, les connaissances bibliques du « catholique moyen » se limitent bien souvent pour la fin du XIXe siècle à une « histoire sainte » fort éloignée du texte authentique, à une vision très christianisée (et très dé-sémitisée) de l’Ancien Testament66.
62Il faudra certainement chercher là les causes les plus profondes d’une faiblesse de la réaction catholique face aux persécutions anti-juives de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Le marcionisme de facto est à l’origine d’une hésitation antisémite dans l’Église. Formé à l’« enseignement du mépris », le clergé ne pouvait que répercuter son mépris du nom juif au sein des masses fidèles. Sans pour autant donner systématiquement lieu à un enseignement de la haine, le jugement dogmatique de l’infidélité juive impliquait alors pour le commun des catholiques un jugement moral. Jugement moral d’autant plus difficile à dissocier de sa contrepartie dogmatique qu’il semblait se confondre avec l’enseignement de l’Église67. Pour autant, l’historien ne peut que difficilement mesurer de manière scientifique la diffusion de cet antisémitisme ordinaire. Les propos d’Arthur Hertzberg sur l’antisémitisme du XVIIe siècle sont dans ce cas encore valables pour notre période d’étude :
L’éducation restait aux mains de l’Église catholique et chaque enfant était élevé dans l’idée que, puisque les Juifs étaient les assassins du Christ, ils méritaient l’exil et les mauvais traitements. […] Trop subjective pour être démontrée, cette influence semble néanmoins expliquer le fait qu’un antisémitisme proprement religieux continua à se manifester.68
63La question d’un discours proprement doctrinal sur les Juifs ne se posait guère à la fin du XIXe siècle. Le nom juif fonctionnait comme un repoussoir universel dans le discours catholique tandis que, de la relation essentielle entre Église et Juifs, les chrétiens ne retenaient que la notion de rejet et de malédiction. Dans ce contexte, sans condamnation officielle de l’antisémitisme par l’Église, et avec l’impression que l’antisémitisme politique était souhaité comme arme de défense des sociétés occidentales contre une influence jugée néfaste du judaïsme au sein de ces sociétés, la haine anti-juive a pu prospérer dans un angle mort de la charité chrétienne – angle mort que l’institution catholique semble avoir voulu conserver au nom de l’affirmation inconditionnelle de la vérité de l’Église, au moins jusqu’au tournant des années 1930. L’antijudaïsme de l’Église s’est teinté de l’antisémitisme racial développé au XIXe siècle, non sans que cette mutation ne reçoive un écho favorable et ambigu dans la politique vaticane de la fin du XIXe siècle.
64Dans ces conditions, la croissance de l’idée antisémite dans un angle mort de la charité chrétienne devait pérenniser une idée reçue parmi les foules catholiques : celle de l’existence d’un « antisémitisme bien permis et même prescrit par l’Église. C’est l’antisémitisme qui consiste à préserver les chrétiens de la corruption et de l’exploitation des Juifs »69. Dès le milieu du XIXe siècle, et très loin dans le XXe siècle, le discours antisémite a pu apparaître comme légitime et nécessaire aux yeux d’une majorité de catholiques. Partageant une même passion avec les antisémitismes de type raciste, il fut dès lors difficile de les distinguer.
4/ Antisémitisme et philosémitisme
65L’attitude de l’Église face aux Juifs s’est compliquée à partir du XIXe siècle d’une interférence avec le champ politique moderne, lieu d’émergence de la « Question juive ». En l’absence de tout magistère clairement établi, le discours catholique sur le Juif fut polyphonique et construit à partir de plusieurs lieux théologiques qui sont apparus de moins en moins conciliables entre eux.
66Une première réaction catholique à la Question juive fut d’en appeler au retour à une loi particulière pour les Juifs. Constituée autour d’un antisémitisme de prévention, dont la perspective charitable a le plus souvent fait défaut, elle s’est perpétuée de manière officieuse jusque sous le pontificat de Pie XI, si ce n’est celui de Pie XII. Nous l’appellerons « antisémitisme d’Église », pour la distinguer des antisémitismes racistes du XXe siècle.
67La seconde réaction, plus positive, a envisagé la possibilité d’une conversion en masse des Juifs au christianisme. Elle a constitué la réponse spirituelle au « problème juif » jusqu’aux années du Second Concile de Vatican (1962-1965). Nous l’appellerons « philosémitisme ».
68Philosémitisme et antisémitisme sont deux versants d’un même discours catholique sur le Juif ; deux orientations possibles du discours largement imbriquées l’une dans l’autre dans le magistère de l’Église catholique jusqu’aux années 1950. Antisémitisme et philosémitisme catholiques composent les deux faces de l’antijudaïsme de l’Église. D’un côté, le philosémitisme catholique rappelle l’Amour que le chrétien doit au Juif, et s’interroge sur les moyens de sa conversion au christianisme. De l’autre, l’antisémitisme catholique considère le Juif comme corrupteur de l’enseignement chrétien, et appelle à des mesures de protection sociale afin de défendre les sociétés chrétiennes de l’influence juive. Cependant, la division conceptuelle entre antisémitisme et philosémitisme correspond à une ligne de fracture tardive. Associées dans le magistère romain, ces deux orientations se disjoignent et s’opposent progressivement sous la pression de la persécution antijuive de la fin des années 1930, alors même que la notion d’antisémitisme se colore des conceptions racistes avancées par le Troisième Reich allemand. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
69Dégradation de la judéophobie traditionnelle en antisémitisme d’Église ; rénovation de l’antijudaïsme en philosémitisme(s) : ces deux mouvements antagonistes du discours catholique sur le Juif ont pris place dans ce que l’on nomme désormais : le temps de la modernité. Antisémitisme et philosémitisme sont deux notions modernes que l’on ne peut confondre totalement avec les mesures et les attitudes anti-juives développées par le catholicisme des siècles précédents. Les deux termes naissent à la fin du XIXe siècle, et prennent sens dans le contexte de la modernité politique propre à ce siècle. De ce fait, ces deux pôles du discours catholique définissent les cadres modernes de la polémique catholique contre le Juifs. Ils constitueront largement le fil rouge de ce dernier point.
70La difficulté à écrire une histoire de l’antisémitisme catholique n’est pas mince. Essentiellement, cette difficulté provient d’une certaine habitude de la science historique, qui considère son sujet (l’homme) comme un être rationnel plutôt que comme un être rationalisant. De là naît l’embarras à écrire une histoire de l’antisémitisme, le phénomène échappant partiellement aux outils habituels de l’historien. Qu’est-ce que l’antisémitisme ? Nombreux ont été les essais dédiés à cette question depuis le second après-guerre. Approche médicale, psychanalytique, sociologique, politique, théologique... aucune n’a vraiment épuisé le sujet. Toutes concordent pour désigner l’antisémitisme comme un mal (quoique chacune de ces disciplines entende la malignité différemment). Et ce faisant, toutes retiennent deux aspects essentiels à l’antisémitisme : sa nature irrationnelle tout aussi bien que sa construction rationalisée. Mais faut-il le dire : rationalisée a posteriori. Car, comme le disait déjà Jean-Paul Sartre dans ses Réflexions sur la question juive, l’antisémitisme « est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion »70. D’abord une passion. La haine précède la verbalisation. La verbalisation n’intervient qu’après un premier réflexe conditionné de haine. Elle vient rationaliser le premier mouvement, lui donner un sens, le justifier au sein d’un discours construit. C’est
une passion. Protéiforme, insatiable, inextinguible, à mille lieux de la raison et de l’intelligence, c’est la clef qui force les verrous de l’entendement, c’est la Providence qui apaise les angoisses du temps. L’antisémitisme est cette passion mise à débusquer l’agent du mal, il est ce vecteur d’exclusion sans lequel aucune société ne fonctionne. […] La peur est fermée sur elle-même dans un raisonnement tautologique qui nourrit le mythe. Le délire prend souvent pour point de départ une information exacte mais partielle. Tout à la passion de conclure, le discours antisémite, ce précipité mis en scène par l’inconscient, ne s’embarrasse pas de logique.71
71La passion, la haine, ne nous disent cependant que peu de chose sur l’antisémitisme d’Église. Les mots sont les outils de l’historien. C’est à travers eux que le récit historien peut faire sens ou bien s’obscurcir. Choisis judicieusement, ils éclairent le passé et ses milles contradictions. Mais imprécis ou ambigus, ils conduisent immanquablement aux polémiques stériles et à la confusion des idées. Or, il faut bien le reconnaître : pour affronter les discours judéophobes qui encombrent les couloirs de l’histoire, nos outils paraissent bien inadaptés72. Nos lectures nous ont démontré à quel point la confusion règne dans les appréciations de l’antisémitisme. La Shoah nous a rendus étrangers à toute intelligence de l’antisémitisme tel qu’il existait dans l’entre-deux guerres. Dans notre volonté de condamner unilatéralement toutes les manifestations de la passion antisémite, nous avons fondu la diversité de l’antisémitisme d’avant-guerre en une haine monolithique du Juif. Pourtant, l’antisémitisme de Drumont ne fut pas celui de ses héritiers. L’antisémitisme de Céline ne fut pas celui de Maurras. Si leur haine du Juif a quelque parenté, elle repose néanmoins sur des postulats, des motivations et des démonstrations fort différents.
72Mise en cause dans notre difficulté à affronter la diversité antisémite : notre proximité-même avec la Shoah. Antisémitisme : qui ne voit pas aujourd’hui se déployer le spectre de six millions de victimes derrière ce mot ? La conscience historienne a parfaitement intégré l’idée que l’antisémitisme, que tous les antisémitismes, ont contribué à leur façon au génocide juif de la Seconde Guerre. Le fait antisémite étant étroitement associé à sa conclusion génocidaire, la difficulté de procéder à une neutralisation éthique resurgit dans l’étude même de l’antisémitisme d’avant-guerre, et plus généralement dans l’étude de tous les phénomènes judéopobes antérieurs à la Shoah. Porteur de confusion, le terme antisémitisme appelle à être défini à travers une analyse sémantique et historienne, capable de restituer sens et portée dans les conceptions propres aux sociétés d’avant-guerre.
73L’acception actuelle du terme antisémitisme a une origine : l’article rédigé par Jacques Madaule pour l’Encyclopaedia Universalis. Cet article condensait deux décennies de réflexion sur l’histoire et la teneur de l’antisémitisme. C’est en effet à l’occasion d’un débat organisé par les Amis de la Pensée juive en 1949, que Jacques Madaule s’essaya à une première définition du terme antisémitisme. Cependant, Madaule attendit le début des années 1970 pour proposer une définition plus précise, articulant les notions d’antijudaïsme, d’antisémitisme et d’antisionisme.
74L’article de Jacques Madaule, publié en mai 1970 dans la revue Esprit, et intitulé Antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme permit de préciser de quelle manière l’auteur envisageait la spécificité de l’antisémitisme73. L’essayiste faisait alors la distinction nette entre les trois concepts. Dépositaire de la charge négative de l’antisémitisme, devenu impossible par la prise de conscience de l’ampleur et de la spécificité de la Shoah, l’antisionisme commençait alors à infiltrer la pensée catholique. Pierre Vidal-Naquet le signalait alors : « L’anti-sionisme ou l’anti-sémitisme, en droit distinguables, se mêlent en fait étroitement dans nombre de textes publiés dans les pays arabes »74. Or, la confusion des thèmes devait passer sans beaucoup de résistance ni de critique du monde des chrétiens levantins au monde chrétien occidental. La Conférence mondiale des Chrétiens pour la Palestine, tenue à Beyrouth en mai 1970, inaugurait l’instrumentalisation de la question israélo-palestinienne dans le champ religieux. C’est ainsi qu’assimilant le Palestinien à la figure du résistant, et Israël aux pratiques nazies, Témoignage Chrétien s’engageait en France sur une voie violemment antisioniste et pro-palestinienne. La fin des années 1960 avait vu naître une nouvelle forme de haine du Juif, une mutation dirions-nous aujourd’hui75, motivée par les événements du Moyen-Orient, et exprimée sous couvert d’opposition politique au projet sioniste.
75En séparant nettement antijudaïsme, antisémitisme et antisionisme, Jacques Madaule apportait des distinctions précieuses aux débats de son temps. À l’antijudaïsme, l’opposition de nature religieuse. À l’antisémitisme, la haine raciale. À l’antisionisme, le combat politique contre l’idéologie sioniste. Établissant les liens historiques unissant antijudaïsme, antisémitisme et antisionisme, Jacques Madaule repérait les spécificités de chaque posture, et leur accointance inavouée. Son projet était alors double : démontrer que l’antisionisme peut servir de vernis à la haine du Juif ; distinguer l’antijudaïsme historique de l’Église des manifestations modernes d’antisémitisme. Son objectif était de rendre impossible la convergence entre haine du Juif et christianisme à l’intérieur du discours antisioniste. Selon Jacques Madaule, l’Église ne pouvait exprimer qu’un antijudaïsme doctrinal ; l’antisémitisme et la haine raciale lui étaient extérieurs, car incompatibles avec la doctrine chrétienne.
76Brillante, l’analyse de Jacques Madaule visait à rejeter la haine du Juif du champ des possibles du christianisme. Cependant, une question se pose à l’historien : ces catégories sont-elles suffisantes pour qualifier toute la diversité des judéophobies qui sont soumises à son inspection ? Antijudaïsme et antisémitisme sont-ils vraiment deux pôles étanches du discours anti-juif ? La définition que Jacques Madaule apporte à ces deux termes n’apportent-elles pas plus de confusion que de clarté à la démarche historienne ?
77En distinguant trois réalités précises, Jacques Madaule définissait trois lieux du discours anti-juif. Il isolait ainsi trois pôles idéalement distincts, qui correspondaient à une partition de la judéophobie telle qu’elle avait pu émerger au début des années 1960. Sa nette distinction entre antijudaïsme et antisémitisme prenait acte de la mutuelle exclusion entre discours doctrinal et discours racial sur le Juif ; une exclusion que l’on peut dater de la fin des années 1930 (comme nous le montrerons plus loin dans cet essai). Ces trois catégories renvoyaient ainsi à des distinctions inopérantes pour la période allant de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Loin de s’exclure, antijudaïsme (en tant que préjugé religieux) et antisémitisme (en tant que préjugé racial) s’interpénétraient alors allégrement l’un l’autre, comme l’ont encore démontré Guy Jucquois et Pierre Sauvage76.
78En définissant les trois catégories d’antijudaïsme, d’antisémitisme et d’antisionisme, Jacques Madaule bloquait d’une certaine manière la réflexion sur la multiplicité des antisémitismes d’avant-guerre. Surtout, cette division empêchait de penser correctement l’acception chrétienne du terme antisémitisme ; ce que nous appellerons un antisémitisme d’Église.
79Dans sa volonté de dégager l’Église de toute relation avec l’antisémitisme (mais avec un antisémitisme compris à l’aune des excès meurtriers du racisme nazi), Jacques Madaule a fondé la catégorie d’antijudaïsme et l’a appliquée à la doctrine générale de l’Église et à sa traduction en acte. Pour autant, l’antijudaïsme est une projection a posteriori d’un phénomène dont l’autonomie conceptuelle n’a émergé que tardivement. L’antijudaïsme traditionnel porté par les chrétiens entre les deux conciles de Vatican se teintait aisément des poncifs de l’antisémitisme racial. Cette collusion entre antijudaïsme et antisémitisme n’était pas étrangère à leur lien de parenté. Les travaux pionniers de Jules Isaac ont bien souligné que le second procédait du premier77. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la distinction en milieu chrétien ne se fait pas entre ce que Jacques Madaule nomme antijudaïsme et antisémitisme, mais entre antisémitisme et philosémitisme. C’est-à-dire : entre un discours d’exclusion, nostalgique des ghettos juifs, qui appelait à juguler l’influence juive dans les sociétés chrétiennes ; et un discours d’intégration appelant à la conversion des Juifs au christianisme. Seul, le développement du discours philosémite de l’entre-deux guerres a contribué à distinguer entre antijudaïsme (discours religieux disqualifiant pour le Juif) et antisémitisme (discours fondé sur la haine raciale), à en faire deux ensembles nettement séparés. C’est au terme de cette première distinction entre philosémitisme chrétien et antisémitisme chrétien, qu’a pu ensuite s’opérer une seconde distinction entre antijudaïsme (doctrinal) et antisémitisme (racial).
80Engagé contre les discours violemment anti-juifs qui saturaient la société française dans les années 1930, Madaule a côtoyé les milieux philosémites chrétiens et tout particulièrement catholiques. La distinction opérée par Madaule après-guerre est le fruit d’une expérience vécue au contact d’éléments chrétiens qui ont su établir une distinction entre antijudaïsme doctrinal et antisémitisme racial. Pour autant, si cette distinction pouvait exister chez certaines minorités chrétiennes et catholiques, au moins sur le plan des idées, dans les années de l’entre-deux guerres, la séparation conceptuellement nette entre antijudaïsme et antisémitisme était encore à faire. Pour nombre de chrétiens, antisémitisme était un mot ambivalent. Le même terme servait à exprimer la haine du Juif tout aussi bien que la politique menée contre l’influence juive dans les sociétés dites chrétiennes. Seuls, le climat propre à la fin des années trente, et la réactualisation extrême des positions antisémites par l’idéologie nazie, a permis de dégager l’Église catholique du discours antisémite.
81À la recherche de l’acception du terme antisémitisme, telle que les catholiques la conçoivent et la revendiquent de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années trente, il nous faut donc commencer avec les origines historiques du terme, et avancer dans le sens du temps. Antisémitisme : le mot a été forgé en 1879 par le journaliste hambourgeois, Wilhelm Marr. Mentionné pour la première fois dans son ouvrage intitulé Der Sieg des Judenthums über das Germanenthum (« La Victoire du judaïsme sur le germanisme »), le terme a donné son nom au combat politique des sociétés modernes contre l’influence juive. « L’antisémitisme n’est pas une marotte, une vue de l’esprit, mais une grande pensée politique »78, rapportait encore Georges Bernanos dans La Grande Peur des bien-pensants, témoignant par là-même de ce que fut, pour nombre de catholiques intransigeants, « l’antisémitisme » jusque la Seconde Guerre mondiale. Un « antisémitisme » auquel la rage destructrice d’Hitler a donné un nouveau sens. Compris comme un programme politique visant à contrecarrer l’influence juive dans les sociétés modernes sur la base d’un rejet de l’émancipation collective des Juifs, « l’antisémitisme politique » a été massivement soutenu par le Saint-Siège et ses organes de presse jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, jusqu’à ce que Benoît XV décide de mettre fin à la campagne menée par l’Osservatore Romano et ses avatars italiens. Car, dans leurs articles,
comme dans ceux de toute la presse proche du Vatican, l’offensive contre les libéraux, contre la séparation de l’Église et de l’État, se confondait avec la bataille contre les juifs. En affirmant que la cause libérale n’était jamais qu’un produit juif, le Vatican tentait de discréditer les forces laïques.79
82La notion d’antisémitisme est aujourd’hui liée à sa forme raciste et nazie. Cependant, il faut reconnaître que cette acception a connu un point d’inflexion autour des années 1930-40. Le génocide juif a disqualifié le terme antisémitisme et lui a redonné une nouvelle signification indissociable de l’extermination opérée par les nazis et leurs complices pendant la Seconde Guerre mondiale. « Ce mot me fait de plus en plus horreur, Hitler l’a déshonoré à jamais », se confia encore Bernanos après-guerre, témoignant par-là du déplacement sémantique opéré par le terme antisémitisme80.
83Qu’en fut-il dès lors de l’idée antisémite avant le génocide ? Jean-Paul Sartre, faisant écho aux considérations communes de l’entre-deux guerres, pouvait en donner une définition assez large dans un texte éloquent de 1947 :
Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de remédier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits ou en les écartant de certaines fonctions économiques ou sociales ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites (Réflexions sur la question juive).
84Les pratiques antisémites de la première moitié du XXe siècle donnent à l’antisémitisme tous les aspects d’une opinion. Et en tant qu’opinion, l’antisémitisme imprègne dans la plus grande banalité (voire dans la plus grande respectabilité) l’ensemble des discours dominants de son époque. Pour l’ensemble du corps social, en Europe et aux États-Unis au moins, le préjugé antisémite va de soi. Il fait partie du paysage discursif commun de la première moitié du XXe siècle.
85En tant qu’opinion, l’antisémitisme reposait sur un ensemble d’usages politiques tacitement admis. Adopté tel quel par le monde chrétien, le mot antisémitisme est venu qualifier le combat catholique contre l’influence juive dans le contexte des sociétés modernes.
86La modernité est venue complexifier les discours et les postures de l’Église face au Juif. L’antisémitisme exprime une incompréhension des sociétés modernes face aux multiples manières d’être Juif ; incompréhension à laquelle s’ajoute plus spécifiquement le désarroi catholique face au processus de sécularisation. Le fondement de l’antisémitisme catholique est constitué par un refus de l’idée démocratique, c’est-à-dire par un refus de l’égalité civile. De ce fait, ce que nous appelons « antisémitisme d’Église » est en soi un phénomène tout à fait moderne, dans le sens où il manifeste une disposition antijudaïque qui perdure dans des conditions politiques et civiles nouvelles, et s’attaque à l’émancipation de la sphère politique du champ religieux. L’Église, en associant le nom juif aux constructions modernes (esthétiques, politiques, sociales) redoublait ainsi sa condamnation de la modernité. Elle recourait à cet antique ressort du contre-modèle juif pour disqualifier toutes les tentatives de changement. L’antisémitisme d’Église fut un instrument politique de défense des intérêts catholiques dans le monde moderne.
87Héritière de plusieurs siècles d’enseignement du mépris, la pensée chrétienne de la fin du XIXe siècle ne pouvait concevoir le Juif que dans son aspect anti-chrétien. Par extension, le discours chrétien ne pouvait considérer le Juif que comme agent historique de la sécularisation, cette dernière apparaissant aux yeux de l’Église comme une entreprise de négation de la vérité chrétienne. Le discours anti-juif fut ainsi en totale rupture avec la réalité, mais aussi en totale continuité avec les discours des siècles précédents. L’antijudaïsme catholique s’actualisait en antisémitisme d’Église par réaction à la nouvelle situation chrétienne dans le monde moderne en même temps qu’il adaptait ses arguments aux nouvelles conditions de l’existence juive.
88L’antisémitisme d’Église fut la réponse privilégiée de l’Église à la « Question juive » dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Perspective soutenue par les autorités ecclésiastiques, au moins jusqu’au règne de Pie XI, l’antisémitisme préventif continua de jouer un rôle puissant dans les discours catholiques de la première moitié du XXe siècle. Cependant, la réplique antisémite, largement appuyée par la presse vaticane jusqu’à la fin du règne de Pie X, n’a pas été la seule réponse des cercles catholiques à la Question juive. Réponse immédiate, s’il en faut, à une influence juive jugée néfaste dans les sociétés modernes, la réponse antisémite a essentiellement eu pour fondement une volonté de juguler les dérives révolutionnaires en Europe, ces mêmes dérives « libérales » que l’Église voyait partout portée par les Juifs nouvellement émancipés. L’Église vivait la remise en question de son modèle social, et attribuait aux Juifs un rôle central dans les mouvements révolutionnaires qui traversaient l’Europe et l’Amérique du Sud. L’Église percevait alors largement les mouvements révolutionnaires à la manière de messianismes juifs athées. L’analyse demanderait évidemment à être affinée. C’est toute l’idée de progrès et de rédemption, juive et chrétienne, qui se sécularise dans ces mouvements révolutionnaires. Cependant, la mise en accusation d’un judaïsme sécularisé par l’Église correspond à sa vision des Juifs charnels, contraints de réaliser leur bonheur dans ce monde et uniquement dans celui-ci.
89La réponse antisémite ne fut cependant pas la seule réponse à l’émancipation juive. L’inscription dans un schéma de pensée antimoderne à tendance apocalyptique favorisa l’émergence conjointe d’un espoir eschatologique renouvelé, fondé sur un refus radical de la société moderne. Dans cette vision particulière, la conversion en masse du peuple juif au christianisme devait précéder, si ce n’est précipiter, la fin des temps. Cette réponse particulière porte dans l’histoire de l’Église le nom de « philosémitisme ». Répondant au terme « antisémitisme », dont il reflète l’étymologie confuse, le terme philosémitisme est apparu en Allemagne dans les années 1870 pour désigner toute attitude opposée à un antisémitisme organisé et brutal. Associé largement aux forces du progrès, le terme philosémitisme s’applique à un ensemble d’attitudes qui ont pour seul point commun leur sympathie du Juif. Mot en usage dans les milieux catholiques autour des années 1930, il a pu apparaître quelque peu disqualifié dans le langage chrétien du fait de ses origines libérales. C’est pourtant sous ce vocable que l’on réunit communément ceux qui, parmi les chrétiens, ont pris leur distance du programme antisémite de l’Église, voire l’on combattu, au nom d’une compréhension spirituelle de la Question juive.
90Pour autant, faut-il le remarquer, le philosémitisme ne fut pas la simple inversion de l’antisémitisme. Philosémitisme et antisémitisme entretiennent à la fin du XIXe siècle des relations ambigües, puisque l’un et l’autre se proposent comme une solution à la fameuse « Question juive ». Mais là où l’antisémitisme d’église postule pour des mesures de restriction à la vie juive dans les domaines politiques ou économiques, le philosémitisme catholique avance l’idée que la haine ne peut résoudre la Question juive, parce que la Question juive est avant tout d’ordre spirituel.
91Philosémitisme et antisémitisme ne sont pas dissociés dans la mentalité catholique de la fin du XIXe siècle. Ces deux courants participent de la saturation judéophobe de leur temps. La divergence débute timidement au moment de l’Affaire Dreyfus, et va s’amplifiant pendant la première moitié du XXe siècle. Philosémitisme catholique et antisémitisme d’Église n’apparaissent comme deux mouvements résolument contraires et exclusifs l’un de l’autre que tardivement, vers la fin des années 1930.
92Le philosémitisme catholique a des racines profondes dans l’histoire de l’Église. Il représente l’une des deux expressions possibles de la doctrine chrétienne sur les Juifs. Le philosémitisme de la fin du XIXe siècle n’induisait pas obligatoirement une libération des stéréotypes associés habituellement aux Juifs ou au judaïsme. En effet, si l’attitude idéale du philosémite chrétien était celle d’une conversion à la charité, cette charité ne parvenait pas toujours à se séparer de tous les clichés disqualifiants charriés par la société moderne. Comme le dit avec une pointe d’humour Alan Levenson : « le philosémite est un “antisémite qui aime les Juifs” »81. L’œuvre magistrale de Léon Bloy est toute imprégnée de cette équivoque. Premier coup de semonce contre le camp antisémite, Le Salut par les Juifs (1892), qui répond au déferlement de haine initié par la France juive d’Édouard Drumont, n’en constitue pas moins un compendium des caricatures antisémites les plus abjectes et les plus répandues82. « Sur le plan providentiel qu’il [Léon Bloy] fait sien, seules importent les perspectives eschatologiques »83, nous dit Jacques Petit. Loin d’être une justification de l’antisémitisme haineux, Le Salut par les Juifs se veut au contraire une apologie forcenée des thèses paulinienes. Le texte de Bloy prouve, s’il le faut, toute l’ambiguïté originelle du philosémitisme chrétien, qui ne renonce pas totalement à l’idée d’une race juive, caractérisée par sa participation au déicide, mais parvient à en contenir les abus et les dérives par l’invocation d’une vision de la fin des temps. Réponse eschatologique à l’antisémitisme politique de Drumont auquel Bloy réplique par toute l’espérance de l’Église, Le Salut par les Juifs impose à la cacophonie haineuse des antisémites le silence des promesses prophétiques : celles de la plénitude du peuple juif. Une plénitude, comprise comme la conversion en masse des Juifs au christianisme ; une conversion qui doit précéder l’ouverture des temps messianiques84. Écrit à la lueur de la crucifixion, dont Bloy rappelle qu’elle est autant à l’origine de la damnation du peuple juif que du règne du Christ, Le Salut par les Juifs se veut l’ouvrage emblématique du philosémitisme catholique naissant en France. Celui d’un philosémitisme convertisseur, coloré pour plusieurs décennies encore par un antijudaïsme doctrinal, qui ne peut entrevoir les Juifs en dehors de l’ombre sanglante projetée par la Croix.
93Joseph Bonsirven (SJ), dans un ouvrage admirable sur la relation nécessaire entre chrétiens et Juifs, publié en 1936, trahit lui aussi son adhésion au lieu commun antisémite, lorsqu’il donne la « puissance juive » pour raison pratique au « devoir philosémite » du catholique. C’est ainsi qu’il énonce :
En ce moment, les Juifs détiennent, dans presque tous les pays où ils sont répandus, une influence considérable, certains disent même une vraie prépondérance. Incontestablement, dans le domaine économique (finances et haut commerce), dans le monde politique, dans les milieux scientifiques et littéraires, dans la presse, le cinéma… ils possèdent une puissance dont la pression se fait sentir et agit, comme une composante déterminante sur le mouvement général de la civilisation mondiale.85
94Dans la pensée anti-libérale catholique, antisémitisme d’Église (appelant à restreindre l’influence juive dans la société chrétienne) et philosémitisme (travaillant à la conversion des Juifs au christianisme) œuvraient main dans la main. L’antisémitisme d’Église n’incluait pas nécessairement le recours aux expressions haineuses ; tandis que le Juif était encore compris comme la figure intemporelle de l’ennemi de l’Église. Mais, faut-il le remarquer, si l’analyse de l’être juif pouvait rester la même entre philosémitisme catholique et antisémitisme d’Église, les moyens préconisés différaient radicalement.
95Le lieu depuis lequel le philosémite catholique développe sa compréhension de la « Question juive » est différent du lieu propre à l’antisémite (pour qui le Juif n’est pas assimilable) et du philosémite libéral (pour qui le Juif doit se fondre dans le corps social en renonçant à tout particularisme). Le philosémite catholique entreprend de déplacer la question du champ politique ou social vers le champ spirituel. Il se donne pour tâche d’aborder la Question juive selon une perspective qui en neutralise les dérives haineuses. Car, pour le philosémite catholique, « la question juive, si on l’envisage sous ses aspects humains, est des plus complexes. […] Mais qu’on vienne l’étudier dans son plan supérieur et divin, elle se simplifie considérablement »86, confia le P. Devaux, Supérieur de la Congrégation Notre-Dame de Sion (1925-1937). Réponse à la Question juive, la réponse philosémite catholique s’est constituée, comme sa sœur antisémite, en réaction à la modernité politique – modernité politique à laquelle elle entendait trouver une issue eschatologique ancrée dans la doctrine chrétienne.
96Pour le philosémite catholique, le Juif est assimilable – assimilable, non au corps social, mais au christianisme. Il existe donc une possibilité de remédier à la permanence de la singularité juive. Cette possibilité, c’est la conversion au christianisme. Ainsi tenu que le Juif est assimilable par la conversion, la Question juive a d’abord pour les philosémites
sa raison [d’être] dans le mystère de la vocation unique de ce peuple [juif], préformation de l’Église du Christ, et elle ne sera jamais résolue sans référence à ce principe. Si la question juive comporte une face sociologique et politique, qui relève en chaque pays de l’État, donc de la prudence politique réglée par la justice, elle a aussi et d’abord une face religieuse, qui s’impose à toute étude loyale et qui n’est pénétrée que dans la lumière de la foi chrétienne.87
97Construit de manière symétrique au terme « antisémite », le terme « philosémite » désigne en milieu chrétien et catholique celui qui refuse d’utiliser les armes de l’antisémitisme exclusif (réclamant une limitation du pouvoir social du Juif), pour lui préférer celles de l’amour dont le prochain doit toujours faire l’objet. Amour ambigu, jugera-t-on aujourd’hui, puisqu’il s’accompagnait invariablement d’un espoir de conversion au christianisme. Amour sincère pourtant, dont il faut percevoir toute la tragique difficulté pour le catholique. Catholique ardent et fervent convertisseur, Jacques Maritain a pu résumer en quelques phrases la difficulté de toute attitude véritablement missionnaire dans une Église triomphaliste, difficulté qui est aussi celle de toute attitude philosémite dans un milieu saturé par la haine du Juif :
Pendant longtemps, on a aimé, – et vraiment et sincèrement, – les non-chrétiens bien qu’ils ne fussent pas chrétiens (c’est ce fait visible qui avait la première place) ; autrement dit, on aimait les non-chrétiens avant tout en tant que, ayant le malheur de n’être pas chrétiens, ils étaient appelés à le devenir ; on les aimait avant tout non pas selon ce qu’ils étaient, mais ce qu’ils étaient appelés à devenir ; on les aimait avant tout comme des hommes assis à l’ombre de la mort et à l’égard desquels le premier devoir de charité est de s’efforcer de les convertir à la vraie foi.88
Conclusion
98L’entrée dans la modernité a modifié les conditions propres à l’existence juive et à l’existence chrétienne, conduisant à terme à de profondes modifications dans la relation tissée entre Juifs et chrétiens. La modernité a induit une recomposition des relations entre religieux et politique89. Tout particulièrement, la construction d’une modernité politique a brisé les cadres de la pensée d’Ancien Régime pour refonder la pratique politique sur l’idée d’une participation de chacun au devenir de la nation. Lieu de tension et d’incompréhension pour l’Église, le monde moderne a été assimilé à un lieu de perdition par la pensée catholique de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les évolutions du monde moderne furent ainsi stigmatisées comme des impasses dangereuses pour la civilisation chrétienne, jusqu’au pontificat de Léon XIII (1878-1903) et au-delà. En proie à un repli à la fois identitaire et institutionnel tout au long du XIXe siècle, l’Église se refusait à « se réconcilier et [à] transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne » (Syllabus, 80), ces trois éléments étant jugés intrinsèquement contraires à la doctrine de l’Église. Dans ce climat tendu entre catholicisme et pensée moderne, l’image du Juif – ce type existentiel érigé par la pensée catholique médiévale en ennemi irréductible du christianisme – fut à nouveau sollicitée par le discours catholique pour figurer son opposition aux innovations du temps. C’est ainsi que haine du Juif et anti-modernisme se sont combinés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, tandis que le fantasme d’une conversion massive des Juifs au christianisme s’évanouissait.
99La confrontation de l’Église catholique aux phénomènes politiques, sociaux et intellectuels nés de la modernité fut à l’origine d’une dégradation du discours catholique sur le Juif dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Paul Airiau le remarque très justement : « l’évolution de la mentalité catholique envers le judaïsme et le nouveau regard qu[e les chrétiens] jettent sur le monde moderne sont étroitement corrélatifs »90. Or, pour l’Église, comme pour de nombreux penseurs de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, les Juifs incarnent cette modernité. Comme l’exprime encore Werner Sombart : « [Les Juifs] s’entendent admirablement bien à hâter la floraison de ce qui existe à l’état d’ébauche, à perfectionner ce qui est, à exprimer tout ce qui tient dans une idée » (Les Juifs et la vie économique, 1923)91. Du fait de leur histoire et de l’héritage comportemental que celle-ci leur impose, les Juifs se retrouvaient à la pointe des nouvelles idées et des nouveaux mouvements. Ils accompagnaient la modernité qui leur avait offert l’émancipation, et pouvaient apparaître comme les principaux bénéficiaires de l’évolution politique moderne92.
100La période inter-conciliaire hérite massivement de l’orientation polémique des relations judéo-chrétiennes sous la forme de l’idée que judaïsme et christianisme ne peuvent que s’affronter. La présentation du Juif comme contremodèle au chrétien, initiée entre le XIIe siècle et l’édification des ghettos juifs en Europe, perdure globalement jusqu’aux années 1960, jusqu’aux années du second Concile de Vatican, tout en se déclinant en deux discours parallèles (et un moment confondu) : le discours antisémite (jugeant inéluctable l’opposition entre Juifs et chrétiens) et le discours philosémite (considérant les Juifs comme intégrables au christianisme par le biais de la conversion).
101La démarche philosémite se définit par plusieurs aspects caractéristiques. Elle s’inscrit totalement dans une lecture chrétienne spirituelle dont elle ne cherche pas à s’émanciper. Elle cherche une résolution à la « Question juive » qui soit tout ensemble doctrinalement chrétienne et fondée sur le primat de l’amour chrétien (primat dont l’actualité se redécouvre alors dans le contexte nouveau de la modernité). Création moderne, la notion de « philosémitisme » ne peut se comprendre qu’en relation avec l’idée de « Question juive » dont elle entend donner une lecture spiritualiste, et à laquelle elle tente d’apporter une solution sur la base d’une valorisation de l’émancipation, conçue comme la disparition des identités singulières et conflictuelles dans le creuset unique du baptême. Réponse d’ordre métaphysique à la Question juive, c’est de celle-ci qu’a progressivement émergé une vision catholique intégratrice, si ce n’est valorisante, des Juifs. C’est aussi à la fois en continuité et en rupture avec la réponse philosémite telle qu’elle se formula dans la première partie du XXe siècle, que se constituèrent dans les années 1940 des rapprochements décisifs entre catholiques et Juifs. La période que nous étudions ici a ceci de particulier qu’elle favorise une autonomie des réponses catholiques apportées au « problème juif ». L’autonomie se traduit alors par la constitution de courants de pensée se donnant pour objectif de formuler des réponses proprement chrétiennes, doctrinalement chrétiennes, à la Question juive. Le cheminement de l’estime est passé par la valorisation d’un antijudaïsme strict, débarrassé de ses clichés antisémites, selon une évolution dont il conviendra de comprendre les tortueux méandres. Parce que la construction de cette réponse philosémite à la Question juive a partie liée à un ensemble de considérations sur le monde moderne, il nous importera d’étudier plus loin l’évolution historique du philosémitisme catholique dans le climat culturel qui était le sien.
Notes de bas de page
1 MOORE Robert, The Formation of a Persecuting Society : Power and Deviance in Western Europe, 950-1250, Oxford, Blackwell, 1990, 176 p. À l’opposé du modèle moorien, il faut signaler l’hypothèse d’une « symbiose judéo-chrétienne » avancée par Ivan G. Marcus, pour la période précédant la formation des ghettos européens. L’historien remarque par ailleurs que « l’idéologie de la mémoire et du martyre » se met en place dans la culture ashkénaze, en réaction aux émeutes anti-juives des débuts de la Première Croisade. Cette idéologie tend à évacuer la mémoire des échanges entre Juifs et chrétiens, au profit de la seule mémoire des martyres (« A Jewish-Christian Symbiosis », paru dans BIALE David (dir.), Cultures of the Jews. A New History, New York, Schoken Books, 2002, p. 449-516).
2 Voir l’anthologie de CONZELMAN Hans, Gentiles – Jews – Christians. Polemics and Apologetics in the Greco-Roman Era, Minneapolis, Fortress Press, 1992, 390 p. Et plus particulièrement le chapitre IV consacré aux relations discursives et théologiques entre Juifs et chrétiens des débuts du christianisme jusqu’aux temps d’Origène.
3 Daniel Boyarin n’hésite d’ailleurs pas à la qualifier de mythe, tant elle ne renvoie à aucun fondement concret, dans : Dying for God. Martyrdom and the making of Christianity and Judaism, Palo Alto, Stanford University Press, 1999, 238 p.
4 STROUMSA Guy, La Fin du Sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, « Collège de France », 2005, 217 p.
5 BOYARIN Daniel, Border Lines. The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, University of Pennsylvania University, 2004, p. 32.
6 YUVAL Israel Jacob, Two Nations in Your Womb : Perceptions of Jews And Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, Berkeley, University of California Press, 2006, p. XVII-XVIII.
7 NEUSNER Jacob, Judaism in the Matrix of Christianity, Philadelphie, Fortress Press, 1986, p. 11.
8 NEUSNER Jacob et CHILTON Bruce, The intellectual foundations of Christian and Jewish discourse, Londres, Routledge, 1997, 184 p.
9 YUVAL Israel Jacob, Two Nations in Your Womb : Perceptions of Jews And Christians in Late Antiquity and the Middle Ages, op. cit., p. XVII.
10 HIRSHMAN Marc, A Rivalry of Genius. Jewish and Christian Biblical Interpretation in Late Antiquity, New York, State University of New York Press, 1996, 180 p.
11 SCHÜSSLER FIORENZA Elisabeth (dir.), Aspects of Religious Propaganda in Judaism and Early Christianity, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1976, p. 1-25.
12 SETZER Claudia, Jewish Responses to Early Christians. History and Polemics, 30-150 C.E., Minneapolis, Fortress Press, 1994, p. 184.
13 BLUMENKRANZ Bernhard, Juifs et chrétiens dans le monde occidental 430-1096, Thèse pour le doctorat ès Lettres, Paris, Imprimerie nationale, 1960, p. 177. Les perspectives dégagées par Blumenkranz n’ont hélas pas fait école. L’approche de Gilbert Dahan ou, plus récemment, de Jonathan Elukin (l’un et l’autre se réclament explicitement de B. Blumenkranz) demeure marginale face à une perspective historiographique dominante qui préfère considérer la relation entre chrétiens et Juifs sous l’angle de la seule oppression.
14 Idem, p. 159 et 160.
15 FIORENZA SCHÜSSLER Elisabeth, « Miracles, Mission, and Apologetics », paru dans FIORENZA SCHÜSSLER Elisabeth (dir.), Aspects of Religious Propaganda in Judaism and Early Christianity, op. cit., p. 3.
16 Les premiers chrétiens, tout en continuant à faire partie d’Israël selon la halakha, posaient néanmoins des problèmes doctrinaux majeurs au judaïsme rabbinique en formation. L’ouverture du christianisme aux Gentils, le rejet de la circoncision et de la cacherout par ces derniers, devaient pousser le judaïsme rabbinique à ne plus reconnaître le chrétien comme faisant parti du peuple d’Israël. Voir l’article de SCHIFFMAN Laurence H., « La réponse de la halakha à l’ascension du christianisme », paru dans TRIGANO Shmuel (dir.), Le christianisme au miroir du judaïsme, Paris, In Press, « Pardès, Études et culture juives », 2003, p. 13-30.
17 Notons que l’argument chrétien de la substitution a été révélé et dénoncé dès le IVe siècle dans le midrash Tanhuma. Le même texte chercha aussi à invalider la voie chrétienne, sans pourtant la nommer : « Mais comme le Saint, Béni soit-Il, vit par avance que les nations du monde allaient traduire la Torah et la lire en grec et qu’ils diraient : Nous sommes Israël […], le Saint, Béni soit-Il, dit aux idolâtres : Vous dites que vous êtes mes fils. Tout ce que je sais, c’est que ceux chez qui se trouvent mes mystères, ce sont eux mes fils. De quoi s’agit-il ? – De la Mishnah [c’est-à-dire de la tradition orale compilée et mise par écrit sous l’impulsion de Judah HaNassi entre le IIIe et le VIe siècle] » (parachah Ki Tisa, 34).
18 SETZER Claudia, Jewish Responses to Early Christians. History and Polemics, 30-150 C.E., op. cit., p. 133.
19 Ce qu’il est aussi, notamment dans sa branche la plus orthodoxe. Que l’on pense de nos jours aux fulminations d’un Yeshayahou Leibowitz, tenant d’une orthodoxie juive des plus dures. Il définit ainsi la foi juive : « Il est écrit “YHVH” et je dois reconnaître ce fait. C’est tout. La foi ne consiste pas tant en ce que je sais sur Dieu, mais en ce que je sais de mes devoirs vis-à-vis de Dieu » (Israël et judaïsme, Paris, Desclée de Brouwer, « Midrash Références », 1996, p. 166).
20 LAMBERT Christian Yohanan, Le Talmud et la littérature rabbinique, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 30.
21 On connaît tout particulièrement pour le XIVe siècle la réaction de Bernard Gui à ces propos. « [Les Juifs] y font, chose horrible à dire et même à penser, du Christ un fils illégitime de prostituée et de la bienheureuse Vierge Marie une femme de volupté et de luxure ». GUI Bernard, Manuel de l’Inquisiteur, t. 2, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 19. Voir, pour l’ensemble des arguments apologétiques du judaïsme contre le christianisme, le très complet ouvrage de LASKER Daniel J. : Jewish Philosophical Polemics against Christianity, Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2007, 283 p. et tout particulièrement les pages 3-12.
22 OSIER Jean-Pierre, L’Évangile du ghetto ou comment les juifs se racontaient Jésus, Paris, Berg International, 1984, 174 p.
23 Voir l’ouvrage de DAHAN Gilbert, dans la lignée des études pratiquées par Bernard Blumenkranz : La Polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Age, Paris, Albin Michel, « Présence du Judaïsme », 1991, 152 p.
24 Voir aussi les propos de Shmuel Trigano dans : TRIGANO Shmuel, GISEL Pierre et BANON David, Judaïsme et christianisme, entre affrontement et reconnaissance, Paris, Bayard, 2005, p. 29.
25 REMBAUN Joel E., « A Reevaluation of a Medieval Polemical Manuscript », paru dans AJS Review, vol. 5, 1980, p. 81-99 (AJS désigne l’Association’s Scholarly journal).
26 SHAW RANKIN Oliver, Jewish Religious Polemic of Early and Later Centuries, a study of documents here rendered in English, Jersey City, Ktav, 1970, 256 p.
27 REMBAUN Joel E., « Medieval Criticism of the Christian Doctrine of Original Sin », paru dans AJS Review, vol. 7, 1982, p. 353-382.
28 WILSON Stephen G., Related Strangers : Jews and Christians 70-170 C.E., Philadelphie, Augsburg Fortress Publishers, 1995, 416 p.
29 Ce qui se prolonge pratiquement par cette autre affirmation : « le christianisme n’a pas plus le droit de déposséder les Juifs de leur héritage que le judaïsme à s’estimer être en continuité immédiate avec le judaïsme ancien ». MARGUERAT Daniel (dir.), Le Déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, Paris, Labor et Fides, 1996, p. 21.
30 Interprétation aujourd’hui discutée. Selon David Flusser, Jésus utilisait une expression courante à son époque. L’emploi de cette expression empêchait l’auditoire d’accuser l’exégète d’abolir le sens original du texte biblique. FLUSSER David, Jésus, Paris, L’éclat, 2005, p. 83.
31 Voir : ABULAFIA Sapir Anna, The Works of Gilbert Crispin, Abbot of Westminster, Londres, The British Academy, 1986, 245 p.
32 Voir BERNDT Rainer, « La pratique exégétique d’André de Saint-Victor. Tradition victorine et influence rabbinique. L’abbaye parisienne de Saint-Victor au moyen âge », paru dans LONGÈRE Jean (dir.), Communications présentées au XIIIe colloque d’humanisme médiéval de Paris (1986-1988), Paris/Turnhout, 1, Bibliotheca Victorina, 1991, p. 110.
33 HRUBY Kurt, « Exégèse rabbinique et exégèse patristique », paru dans Revue des sciences religieuses, 47, 1973, p. 341-372.
34 L’atypie ou la spécificité de l’espace chrétien de rite grec a constitué le sujet d’un colloque organisé les 14-15 juin 1999 à la Maison des Sciences de l’Homme (Paris), et publié sous le titre : DIMITRIEV Michel, TOLLET Daniel et TEIRO Élisabeth (dir.), Les Chrétiens et les Juifs dans les sociétés de rite grec et latin. Approche comparative, Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études juives », 2003, 382 p. Voir aussi la communication de COSTA José, reproduite dans : « Un “disciple” chrétien de Rachi : Nicolas de Lyre », paru dans Sens, 6-2005, p. 371-373.
35 BAER Yitzhak F., Galout. L’imaginaire de l’exil dans le judaïsme, Préface de Yosef Hayim Yerushalmi, Paris, Calman-Lévy, « Essais judaïsme », 2000, 216 p.
36 ELIHAI Yohanan, Juifs et chrétiens d’hier à demain, Cerf, « Foi Vivante, Formation », 1997, p. 23.
37 IANCU Carol, Les mythes fondateurs de l’antisémitisme. De l’Antiquité à nos jours, Toulouse, Privat, « Bibliothèque historique », 2003, 189 p.
38 ROUART Marie-France, L’antisémitisme dans la littérature populaire, Paris, Berg International, 2001, 127 p.
39 On comprend d’autant mieux la raison pour laquelle l’État d’Israël refuse de compter un Juif converti au christianisme au nombre des enfants d’Israël. La décision fait écho à deux siècles d’opposition entre Juifs et chrétiens, chacun ayant fini par définir son identité par l’exclusion radicale de l’autre. De plus, refuser la qualité de Juif à celui qui s’est converti a pu permettre de couper court aux discours missionnaires chrétiens qui revendiquent la conversion au christianisme comme un achèvement. Voir dans tous les cas notre article : « La “plaie de la mission” : un contexte déterminant à la question “Qui est juif ?” en Israël (1952-1982) », paru dans FOURCADE Michel et SORREL Christian (dir.), Identités religieuses. Dialogues et confrontations, construction et déconstruction, Actes du Carrefour d’Histoire religieuse organisé les 10-13 juillet 2008 à Belley, Boulogne, Les Cahiers du Littoral – 2 – no 9, p. 175-185.
40 Voir notamment : ECO Umberto, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Grasset, « Livre de Poche / biblio essais », 1997, p. 35-36.
41 Mais le motif se retrouve aussi du côté juif. Ainsi, retournant l’argumentation de l’aveuglement de la Synagogue, un livre de prières juives du XIIIe siècle montre deux femmes se faisant face. Celle qui porte le bandeau représente l’Église. FAU Jean-François, L’image des Juifs dans l’art chrétien médiéval, Paris, Maisonneuve & Larose, 2005, p. 54.
42 Voir : BLUMENKRANZ Bernhard, Le juif médiéval au miroir de l’art chrétien, Paris, études augustiniennes, 1966, 159 p.
43 PRÉVILLE Agnès de, « La Bible de saint Louis », paru dans Le monde de la Bible, no 603, hors-série 2006, p. 42-45.
44 LIEU Judith, Image & Reality. The Jews in the World of the Christians in the Second Century, Édimbourg, T & T Clark, 1996, p. 281. Et si l’affirmation nécessiterait certainement d’être chronologiquement réévaluée, il n’en reste pas moins que le recours au nom juif appelait déjà à une condamnation théologiquement argumentée dès les premiers siècles de l’ère commune.
45 Archives Jacques Maritain, Université Notre-Dame. JM 01/07. Lettre de Jacques Maritain à sir Robert Mayer du 9 novembre 1954.
46 Voir : STOW Kenneth, Catholic Thought and Papal Jewry Policy, 1555-1593, New York, The Jewish Theological Seminary of America, 1977, 411 p.
47 KERTZER David, Le Vatican contre les Juifs. Le rôle de la papauté dans l’émergence de l’antisémitisme moderne, Paris, Laffont, 2003, p. 53.
48 Ibidem.
49 Voir l’intéressant article de : SANSY Danièle, « Marquer la différence : l’imposition de la rouelle aux XIIIe et XIVe siècles », paru dans Médiévales, no 41, automne 2001, p. 15-36.
50 MARX Karl, La question juive suivi de La question juive par Bruno Bauer, Paris, 10/18, 1968 [1re édition, 1843], p. 61. L’ouvrage n’a connu aucune réédition ultérieure.
51 La « Question juive » est-elle une maladie européenne ? (MILNER Jean-Claude, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, « Le séminaire de Jérusalem », 2003, 157 p.). Elle serait plutôt une maladie occidentale, témoignant d’une difficile recomposition des identités religieuses à l’âge moderne. Nous envisagerons d’une certaine manière la difficile recomposition de l’identité catholique dans les chapitres suivants. Israélitisme et sionisme furent deux manières opposées de tenter une normalisation de l’existence juive. Cependant, il faut bien admettre que les débats du post-sionisme (Israël doit-il être un État comme les autres ? Un tel État doit-il sauvegarder sa particularité juive ?) reflètent encore les divisions d’une identité juive entrée malgré elle dans une modernité née dans une civilisation marquée par le christianisme. De la même façon, les tentatives de comprendre l’État d’Israël comme « État démocratique » ou « État théocratique » renvoient-elles à un essai de définition calqué sur le modèle des États occidentaux post-chrétiens.
52 Parmi les exceptions, il faut bien évidemment compter les travaux de Jacques Maritain. Voir notre article : « Face au monde moderne, une œuvre d’intégration universelle », paru dans Cahiers Jacques Maritain, no 54, juin 2007, p. 54-61.
53 Voir l’article de LÉMONON Jean-Pierre, « L’affaire du denier de César », paru dans Le monde de la Bible, no 172, juillet-août 2006, p. 33-37.
54 DOUBNOV Simon, Histoire moderne du peuple juif, 1789-1938, Paris, Cerf, 1994, p. 16.
55 WEILL Julien, Le Judaïsme, Paris, Félix Alcan, « Les Religions », 1931, p. 7-8.
56 Dès lors, on comprend mieux le rapprochement que l’Église fit entre Juifs et loges maçonniques, et la fusion conceptuelle de ces deux catégories dans la catégorie unique de l’ennemi universel, si l’on considère que le franc-maçon et le Juif sont l’un et l’autre caractérisés par une même ubiquité fantasmée dans les représentations catholiques.
57 MARANDON Sylvaine, « Français et Juifs dans la conscience anglaise », paru dans PIROTTE Jean (dir.), Stéréotypes nationaux et préjugés raciaux aux XIXe et XXe siècles. Sources et méthodes pour une approche historique, Louvain, Recueil de Travaux d’Histoire et de Philologie, 6-24, 1982, p. 4.
58 Voir : TOUSSENEL Alphonse, Les Juifs, Rois de l’époque, Cadillac, Éd. Saint-Remi, 2007 [1re édition, 1845], 339 p.
59 KERTZER David, Le Vatican contre les Juifs. Le rôle de la papauté dans l’émergence de l’antisémitisme moderne, op. cit., p. 148.
60 DUJARDIN Jean, L’Église catholique et le peuple juif. Un autre regard, Paris, Calmann-Lévy, « Diaspora », 2003, p. 170.
61 POULAT Émile et DECHERF Dominique, Le Christianisme à contre-histoire. Entretiens, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 52.
62 Notons que, d’un point de vue théorique, la haine du Juif continue à progresser dans nos sociétés modernes selon ce même principe syllogistique. Certainement la lutte contre l’antisémitisme gagnerait-elle en efficacité à déceler les syllogismes contemporains.
63 Si nous pouvons aujourd’hui taxer l’idée de la « puissance juive » de fantasme, c’est parce que nos catégories de pensée ont été déstabilisées par la destruction du judaïsme européen au moment de la Seconde Guerre mondiale. La toute puissance prêtée au Juif a été démentie par les mouvements de persécution et d’extermination, permettant en retour que soit décelée la faiblesse du syllogisme antisémite. L’évidence du XIXe siècle est devenue un amalgame à nos yeux.
64 LOVSKY Fadiey, « Antisémitisme et hérésie chrétienne : le marcionisme », paru dans Yerushalaïm, Alès, 3-2005, p. 4.
65 NEWMAN John Henry, 12 Sermons sur le Christ, Paris, Seuil, « Livre de Vie », 1954, p. 214.
66 SAVART Claude, « Quelle Bible les catholiques français lisaient-ils ? », paru dans SAVART Claude et ALETTI Jean-Noël (dir.), Le monde contemporain et la Bible, Paris, Beauchesne, « Bible de tous les temps », 1985, p. 34.
67 Ce glissement du jugement dogmatique vers un jugement éthique a donné lieu à un glissement dans la traduction de la prière de l’Oremus du Vendredi Saint, de « perfidis Judaies » et « judaicam perfidiam » en « juifs perfides », en lieu et place de leur signification originale de « juifs infidèles ».
68 HERTZBERG Arthur, Les origines de l’antisémitisme moderne, op. cit., p. 39.
69 Archives jésuites, province française, Vanves. S15/9, Lettre anonyme à Oscar de Férenzy, le 25 mars 1934. Suite à cette lettre, qui témoigne de la révolte d’un lecteur contre les thèmes de son livre Les Juifs et nous chrétiens (1935), O. de Férenzy chercha les conseils de Joseph Bonsirven pour démêler le vrai du faux dans les reproches qui lui étaient faits. Incrédule, O. de Férenzy s’interroge sur la légitimité prêtée à l’antisémitisme.
70 SARTRE Jean-Paul, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1954, p. 7.
71 Ibidem.
72 Sur la difficulté sémantique à utiliser le mot « antisémite » dans le champ littéraire, voir notre article : « La peur des mots ? Écrivain et antisémite », paru dans La Lettre R – Revue de culture et création, no 2-3 : Arts et politique, 2005, Université de Suceava, p. 222-225.
73 MADAULE Jacques, « Antijudaïsme, antisémitisme, antisionisme », paru dans Esprit, mai 1970, p. 928-932.
74 VIDAL-NAQUET Pierre, « Sur un certain délire », paru dans Esprit, décembre 1967.
75 TARGUIEFF Pierre André, La nouvelle judéophobie, Paris, Mille et une Nuits, 2002, 237 p.
76 JUCQUOIS Guy et SAUVAGE Pierre (SJ), L’invention de l’antisémitisme racial : L’implication des catholiques français et belges (1850-2000), Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, Sciences et Enjeux, 2002, 513 p.
77 Voir à ce sujet : KASPI André, Jules Isaac : Historien, acteur du rapprochement judéo-chrétien, Paris, Plon, 2002, 258 p.
78 Voir : LAPAQUE Sébastien, Georges Bernanos. Encore une fois, Paris, Actes Sud, « Babel essai », 2002, p. 139-141.
79 KERTZER David, Le Vatican contre les Juifs. Le rôle de la papauté dans l’émergence de l’antisémitisme moderne, op. cit., p. 176.
80 Voir : LAPAQUE Sébastien, Georges Bernanos. Encore une fois, op. cit., p. 139-141.
81 LEVENSON Alan T., Between Philosemitism and Antisemitism : Defense of Jews and Judaism in Germany, 1871-1932, Lincoln, University of Nebraska Press, 2004, 194 p.
82 Voir à ce sujet l’intéressante analyse qu’en fait LOTRINGER Sylvère, « L’éloge fait aux Juifs », paru dans RABINOVITCH Gérard (dir.), Antijudaïsme et barbarie, Paris, In Press, « Pardès Études et culture juives », 2005, p. 99-115.
83 PETIT Jacques, Bernanos, Bloy, Claudel, Péguy : quatre écrivains catholiques face à Israël, Paris, Calmann-Lévy, 1972, « Diaspora », p. 38.
84 Théotime de Saint-Just associe cette idée à Origène, saint Jérôme, saint Jean Chrysostome et saint Augustin, dans Les frères Lémann. Juifs convertis, Cadillac, Éd. Saint-Remi, 2006, [1re édition, 1937], p. 431. MARITAIN Jacques, Le Paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 112.
85 BONSIRVEN Joseph (SJ), Juifs et chrétiens, Paris, Flammarion, « Études philosophiques et religieuses », 1936, p. 207.
86 « La question d’Israël », article du P. Devaux du 23 décembre 1926 paru dans la Gazette française.
87 Nous empruntons ces quelques phrases à : RICHARD Louis, « Israël et le Christ », paru dans DE LUBAC Henri, CHAINE Joseph, RICHARD Louis et BONSIRVEN Joseph, Israël et la foi chrétienne, Fribourg, luf, 1942, p. 118. Il faut ici mentionner l’exception des hassidim en Europe de l’Est, très éloignés des cadres occidentaux de la modernité politique et civile.
88 MARITAIN Jacques, Le Paysan de la Garonne. Un vieux laïc s’interroge à propos du temps présent, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 112.
89 Thème de l’ouvrage de BAUBEROT Jean et MATTHIEU Séverine, Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France 1800-1914, Paris, Seuil, « Points Histoire », 2002, 320 p.
90 AIRIAU Paul, L’antisémitisme catholique aux XIXe et XXe siècles, Paris, Berg International, 2002, p. 9. L’inclusion d’un texte de Jacques Maritain parmi les écrits antisémites relève par contre d’une maladresse fâcheuse.
91 Cité dans : FLEG Édmond, Le chant nouveau, Paris, Albin Michel, « Présence du judaïsme », 1972, p. 48.
92 Il faut ici mentionner l’exception des hassidim en Europe de l’Est, très éloignés des cadres occidentaux de la modernité politique et civile.
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