Quelques précautions méthodologiques : de la relation entre histoire des relations judéo-chrétiennes et dialogue judéo-chrétien
p. 23-34
Texte intégral
Dire le fond de sa pensée sans prendre en considération la difficulté d’être un homme, notre manque de talent, nos luttes, nos illusions, nos insuffisances et nos fragilités, lâcher une vérité cruelle quand rien d’essentiel n’est en jeu relève simplement du fanatisme et de l’intolérance.
Romain Garry, L’affaire homme
1Nous assistons depuis plus d’un demi-siècle à la mise en place d’un nouveau champ de recherche, consacré à l’étude des relations entre Juifs et chrétiens, des origines à nos jours. Ce champ de recherche a émergé dans le sillage des études théologico-historiques de l’entre-deux guerres. Celles-ci ont été initiées en Angleterre par la réévaluation des relations judéo-chrétiennes menée par James Parkes dans The Jew and his Neighbour (1929) et The Conflict of the Church and the Synagogue (1934). En France, les études consacrées à l’histoire des relations judéo-chrétiennes se sont développées plus tardivement. Elles ont progressivement vu le jour suite aux secousses qui ont suivi la publication de la retentissante étude de Jules Isaac, Jésus et Israël (1948). De fait, elles se sont immédiatement confrontées à la tradition antijuive chariée par la pensée chrétienne, et l’ont lue à l’aune du massacre qui venait d’avoir lieu.
2Nées après l’entreprise nazie de destruction du judaïsme européen, les études françaises ont été marquées dès leur origine par la volonté d’interroger les liens entre tradition antijuive de l’Église et antisémitisme contemporain. Interpellés par l’ampleur du génocide juif, aiguillonnés par l’intolérable apathie du christianisme face au massacre, des historiens tels que Jacques Madaule, Pierre Pierrard ou, plus récemment, le P. Dujardin, ont relevé le défi posé à la conscience chrétienne par les manquements historiques du christianisme à la charité évangélique. D’une certaine manière, ces chercheurs ont accompli une œuvre de repentance et de réparation par l’histoire.
3Interrogeant tout azimut les traditions de haine antijuive portées par l’Église depuis vingt siècles, l’histoire des relations judéo-chrétiennes a suscité de nombreuses études, dont le point commun fut de dénoncer et d’invalider la tradition anti-juive de l’Église, depuis ses origines antiques jusqu’à ses ramifications les plus récentes. Cet objectif implicite à la formation de la recherche historienne a orienté de manière durable les questions soulevées par l’exploration du passé des relations judéo-chrétiennes, structurant par là-même les études autour d’un certain nombre d’a priori difficiles à dépasser ou à neutraliser. Conscient que la progression de la connaissance historique ne peut se réaliser qu’à travers le dépassement – ou, nous le verrons, le déplacement – de ces a priori fondateurs de la discipline, nous souhaitons livrer ici quelques pages d’une modeste réflexion sur la manière dont nous avons envisagé notre démarche de recherche.
4Il existe un lien étroit entre histoire des relations judéo-chrétiennes et dialogue judéo-chrétien : c’est à l’intérieur du mouvement de rapprochement, de coopération, puis de dialogue entre Juifs et chrétiens, que l’histoire des relations judéo-chrétiennes est née et a prospéré. De la même façon, la progression des liens unissant Juifs et chrétiens a favorisé une exploration toujours plus exigeante de l’histoire de cette relation. Largement associée à un mouvement d’approfondissement des liens spirituels unissant Juifs et chrétiens, la recherche historienne a progressé au même rythme que le dialogue entre Juifs et chrétiens.
5L’histoire se présente ainsi comme le lieu privilégié d’une réconciliation entre Juifs et chrétiens : c’est un lieu où peuvent se désamorcer les antagonismes et se gérer les conflits ; c’est un lieu de conjonction rétroactive au service d’une solidarité nouvelle ; c’est aussi un lieu de distanciation et de résolution des polémiques interreligieuses. Transposée du statut d’héritage historique à celui d’objet historique, la charge polémique des discours que Juifs et chrétiens ont entretenu les uns sur les autres a vocation à diminuer, en attendant qu’une perspective adéquate permette sa transformation ou sa suppression.
6Lieu de distanciation des conflits interreligieux, l’histoire génère cependant ses propres espaces de tensions. Car la distanciation ne neutralise pas totalement la transposition. S’écoulent ainsi subrepticement dans notre manière d’écrire l’histoire, quelques vingt siècles de conflit et de rivalité entre Église et Synagogue ; vingt siècles d’antagonismes, auxquels s’ajoutent d’autres controverses plus récentes, générées par les stratégies de sécularisation des sociétés occidentales.
7Hypothèses et perspectives historiographiques contradictoires ont ainsi naturellement recueilli la charge polémique de l’apologétique juive et chrétienne. Pour cela, il incombe aujourd’hui à l’historien des relations judéo-chrétiennes de procéder à un travail circonspect d’appropriation et de combinaison des connaissances disponibles, sachant évacuer deux millénaires de polémiques entre Juifs et chrétiens. C’est ainsi que le travail historien en milieu interreligieux appelle à s’armer d’une irréductible volonté de débusquer les partis pris dans les approches historiographiques, de discerner le poids qu’exercent, au-delà du temps, les constructions polémiques de la connaissance. Car si l’histoire permet un retour critique sur les événements du passé, et la méthode historique consiste à retracer les causes de ces événements, encore faut-il que l’historien ait à cœur de s’approprier les connaissances disponibles, tout en les expurgeant de leurs orientations a priori polémiques par une constante attention à la manière dont elles lui parviennent au-delà du temps.
8À la fois tâche dévolue à l’historien des relations judéo-chrétiennes, et entrave à la libre progression de son travail, la transposition de deux millénaires de polémique religieuse en étude historienne s’accompagne d’une difficulté contextuelle propre aux présupposés du dialogue judéo-chrétien. Enracinée dans le mouvement de dialogue qui s’est fait jour dans l’Église après la Seconde Guerre mondiale, la discipline historienne qui a pour objet les aléas de la relation judéo-chrétienne peine tout particulièrement à se démarquer de certaines perspectives, engendrées par la découverte ébahie d’une haine du Juif que plus rien ne peut plus justifier dans l’enseignement chrétien. Somme toute, l’histoire des relations judéo-chrétiennes s’est construite, en tant que discipline de recherche, autour de la volonté de conjurer toute légitimation de la haine du Juif par une traque incessante des stéréotypes anti-juifs et des discours qui les ont portés dans le passé. Cette démarche a conduit les historiens à concentrer leur attention sur les discours produits par le christianisme tout au long des siècles – avec la tentation récurrente d’associer directement l’enseignement de l’Église avec les crimes perpétrés à l’encontre des Juifs par les sociétés occidentales des XIXe et XXe siècles.
9Or, si ce déséquilibre dans l’étude des relations judéo-chrétiennes favorise l’objectif pratique que cette discipline historique entend poursuivre – à savoir la disqualification de l’opinion antijuive par la mise en lumière de ses racines – elle retarde aussi le développement de liens fraternels solides entre Juifs et chrétiens. À nouveau, le lien unissant dialogue judéo-chrétien et histoire des relations judéo-chrétiennes agit comme un moteur favorable aux deux activités, tout autant qu’il entrave leur progression.
*
10Trop souvent, l’histoire de la relation de l’Église aux Juifs se limite à une trajectoire unique : celle d’un antijudaïsme, à l’origine si ce n’est à la source des antisémitismes modernes. L’étude volumineuse menée par William Nicholls est en cela archétypique d’une certaine conception de l’histoire des relations judéo-chrétiennes. Intitulée Christian Antisemitism, A History of Hate, l’ouvrage retrace de manière très éloquente l’histoire des haines anti-juives depuis l’avènement du christianisme jusqu’au début des années 1990. Sensible aux travaux de Geza Vermes sur « Jésus le Juif », William Nicholls commence son étude par une longue analyse visant à replacer Jésus au sein de son peuple : le peuple juif du Ier siècle de notre ère. Néanmoins, le point de départ de son entendement des relations judéo-chrétiennes se situe sans équivoque dans les événements de la Seconde Guerre mondiale. Dédié aux « survivants de l’Holocauste et tout particulièrement à ceux qui ont entrepris de témoigner auprès d’une nouvelle génération », l’ouvrage atteste d’une certaine inquiétude propre aux milieux historiens liés au dialogue : il souhaite conjurer l’antisémitisme en milieu chrétien, quitte à réduire toute l’histoire chrétienne à ses dispositions anti-juives1.
11Il faut relire Paul Ricœur pour vraiment comprendre les mécanismes à l’œuvre derrière cette attitude de l’esprit. Pour le philosophe, « tout se passe comme si l’historien se savait lié par une dette à l’égard des hommes d’autrefois, à l’égard des morts »2. À l’origine en quelque sorte des devoirs déontologiques de l’historien, cette dette peut cependant venir perturber le devoir scientifique de l’historien :
Mais lorsqu’il s’agit d’événements plus proches de nous, comme Auschwitz, il semble que la sorte de neutralisation éthique, qui convient peut-être au progrès de l’histoire d’un passé qu’il importe de mettre à distance pour le mieux comprendre et l’expliquer, ne soit ni possible, ni souhaitable. Ici s’impose le mot d’ordre biblique – et plus spécifiquement deutéronomique –, Zakhor (souviens-toi), lequel ne s’identifie pas forcément avec un appel à l’historiographie.3
12Lieu de confrontation entre mémoire et histoire, la Shoah projette son ombre dans tous les horizons du travail historien4. Sortir de la perspective d’une dette est cependant dangereuse pour Ricœur :
Dès lors que l’idée d’une dette à l’égard des morts, à l’égard des hommes de chair à qui quelque chose est réellement arrivé dans le passé, cesse de donner à la recherche documentaire sa finalité première, l’histoire perd sa signification.5
13On ne peut ainsi détacher la discipline historienne du principe d’obligation : l’obligation d’être fidèle à ce qui a eu lieu doit occuper tous ceux qui se sont donnés pour tâche d’offrir aux yeux des vivants une trace du crime passé, de ce crime qui est venu souiller l’idée même d’humanité. Néanmoins, les nécessités de la recherche et du dialogue appellent aujourd’hui à considérer cette dette autrement.
14Le pacte qui lie l’historien aux victimes de la Shoah a servi de soubassement à cinquante années de recherche au service du dialogue judéo-chrétien ; cependant, ce pacte atteint aujourd’hui ses limites. Il entrave la recherche historienne et, peut-être plus grave encore, il n’autorise pas de nouveaux développements aux liens fraternels que tissent Juifs et chrétiens. L’obligation de vérité, qui se conjugue désormais à celle du dialogue, impose un déplacement du postulat fondateur de la discipline dont nous traitons ici. L’obligation morale de l’historien se confond aujourd’hui avec la nécessité de pourvoir au dialogue, donc de promouvoir une vision de l’histoire susceptible de désamorcer les charges polémiques héritées de deux siècles de division et de conflit.
15Liée au mouvement de dialogue, la recherche portant sur l’histoire des relations judéo-chrétiennes appelle à être pareillement refondée dans ses objectifs. Elle doit s’écarter du modèle des sciences naturelles, et dégager des dynamiques plutôt que des processus. Pour cela, l’historien des relations judéo-chrétiennes ne peut plus limiter son étude au seul versant chrétien de la relation.
16Largement réduite à une étude de la relation de l’Église au peuple juif dans le temps, l’histoire des relations judéo-chrétiennes n’a fourni que peu d’études sur les postures juives face au fait chrétien. Seule, la période de l’Antiquité tardive bénéficie actuellement de la mise en place de nouveaux chantiers d’étude. Période-clef pour comprendre et situer le judaïsme et le christianisme dans leurs positionnements théologique et historique réciproques, l’Antiquité tardive donne lieu à des études très attendues. Tout particulièrement, il faut signaler les deux ouvrages de Dan Jaffé sur Le judaïsme et l’avènement du christianisme et Le Talmud et les origines juives du christianisme pour la période des Ier et IIe siècles6. Ces ouvrages de langue française s’inscrivent dans le sillage d’études américaines plus anciennes sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir dans la première partie de notre essai.
17Or, à l’exception notable des études portant sur l’Antiquité, il nous faut constater une dissymétrie des plus regrettables – et des plus préjudiciables – dans l’étude du passé des relations judéo-chrétiennes. Sans contrepartie juive, sans la possibilité de suivre le judaïsme dans sa relation continue au christianisme, le passé des postures chrétiennes face au fait juif tombe fatalement sous le coup de l’accusation, conduisant à obscurcir la dynamique qui meut Juifs et chrétiens dans leurs positionnements réciproques.
18Cette histoire des positionnements réciproques, qui seule nous paraît capable aujourd’hui de prolonger l’élan dialogal judéo-chrétien, ne peut plus faire l’économie de considérer le discours chrétien sur le Juif et le discours juif sur le chrétien dans leur mouvement de construction réciproque. Non pas que l’un puisse venir justifier ou contrebalancer l’autre, mais plutôt que l’un et l’autre, réunis, puissent contribuer à dresser un tableau des dynamiques relationnelles qui influencent les comportements des Juifs et des chrétiens les uns vis-à-vis des autres dans le temps. Autant dire que toute histoire des relations judéo-chrétiennes ne peut faire l’économie d’une armature solide, sachant mettre au jour les énergies qui génèrent, habitent et polarisent les imaginaires de l’Autre.
*
19L’histoire prétend à être une science de l’homme plus qu’un essai d’écriture. Sa démarche positive est le signe de sa probité. Ce n’est pas un hasard si l’historiographie du XXe siècle a de ce fait été très soucieuse de méthodes. Mais ce qui doit distinguer finalement l’histoire de la littérature, ce qui n’est aujourd’hui demandé qu’à l’histoire et à l’histoire seulement, au contraire des autres exercices requérant l’écriture, c’est une conscience exigeante pour l’historien de l’imaginaire qui l’habite. Certainement, la critique littéraire de type déconstructionniste, en mettant en garde le lecteur sur la multiplicité des stratégies de lecture, a-t-elle conduit l’historien à s’interroger sur sa propre stratégie d’écriture, toute nourrie des codes moraux dans lesquels il se coule au quotidien de sa pensée.
20À ce titre, l’histoire des relations judéo-chrétiennes offre une difficulté singulière. Discipline récente, née en quelque sorte à l’ombre de la Shoah, son objet a essentiellement été de retracer les relations chrétiennes aux Juifs dans l’histoire. Ou plus exactement : s’inscrivant pleinement dans le sillage des interrogations et des traumatismes nés de la Shoah, elle interroge l’histoire de l’Église à la recherche d’une évolution du discours anti-juif. Sans doute, la suspicion d’antisémitisme est telle qu’elle suscite des censures autour de l’histoire des relations juives aux chrétiens. Car, faut-il le remarquer : la Shoah est un événement culminant de l’histoire juive tout autant que de l’histoire de l’humanité. C’est un événement dont la magnitude est venue étalonner le référentiel éthique de ces cinquante dernières années.
21In the shadow of the Holocaust. On ne compte plus les ouvrages et les articles, publiés ces dernières décennies, qui se sont donnés pour tâche d’évaluer le poids de la Shoah sur la manière dont nous appréhendons notre rapport aux hommes et à Dieu. Au carrefour de ces deux domaines de représentation se situe notre pensée éthique : l’empreinte révélatrice de la manière dont nous assumons les leçons du passé.
22Trace persistante de nos choix historiques, de nos choix de civilisation, la construction éthique de notre pensée a ses implications dans la manière dont nous construisons notre relation intellectuelle au monde – présent et passé. « Le problème-clef dans notre relation au passé est celui de la responsabilité morale », souligne Steven P. Feldman7. À ce titre, le meurtre de six millions de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ne pouvait qu’appeler à une compréhension nouvelle du pouvoir génocidaire de l’antisémitisme et de ses fantasmes.
23En identifiant irrévocablement l’antisémitisme comme un mal, et la Shoah comme un mal absolu, la société occidentale actuelle tente de se prémunir contre un fléau toujours latent : le retour de la haine du Juif, toujours prête à passer à l’acte. Traduite dans le monde de la recherche historienne, cette attention particulière et nécessaire au mal antisémite a pourtant ses effets pervers dès lors qu’il est question de retracer une histoire des relations judéo-chrétiennes.
24Après la mémoire, c’est maintenant à l’histoire d’être un lieu de tension, de conflit et de combat. L’histoire est une arme. Et l’historien se laisse parfois abuser par sa capacité à donner du sens aux événements, quitte à promouvoir une narration sectaire – ou en tout cas sans nuances – du passé. Dans ce climat polémique qui divise notamment la communauté historienne sur le rôle de l’Église dans la préparation et le développement de l’antisémitisme moderne, le poids éthique de la Shoah a été instrumentalisé par nombre de chercheurs dans un esprit de controverse plus que de vérité, occasionnant plus d’obscurcissements et de confusion que de réelles avancées de la connaissance. Il est vrai que la question dépasse la seule discussion historienne ; sa résonance éthique et morale engage l’Église de notre temps. Au-delà des drames personnels, la conceptualisation de la Shoah a ainsi exercé une influence certaine dans le domaine des représentations morales, suscitant dans le monde des idées des stratégies de déculpabilisation, de repentir, de dénigrement, de négation, ou encore de relativisation.
25La notion d’objectivité historique a vécu. L’« extinction de soi » (L. von Ranke) n’est plus une condition suffisante au travail de l’historien. Au refus de juger l’histoire devrait s’adjoindre une non-interférence de la subjectivité de l’historien, somme toute inaccessible à ce dernier8. Car si le travail de l’historien est de dégager du sens des événements qu’il étudie, ce sens ne peut apparaître qu’à travers une implication des conditions présentes dans la lecture du passé. L’historien rapporte les événements à travers une grille de lecture construite ou présupposée, induite par son questionnement et développée selon les limites imposées par les conceptualisations que mobilise la démonstration. Toute production historienne est le fruit d’une décision, certes conditionnée par la disponibilité ou non du matériel archivistique nécessaire, mais toujours libre de sa démonstration.
26On ne peut manquer de remarquer la tension inhérente à cette volonté de faire sens. L’acte original du passé ne prend sens qu’à travers l’acte réflexif du présent. Faire sens signifie dégager du sens pour le lecteur, sans pour autant trahir le sens originel du sujet factuel traité. Or, l’une et l’autre obligations ne se superposent pas toujours exactement. L’exploration éthique entreprise au XXe siècle modifie parfois les perspectives signifiantes sous l’effet d’un déplacement de nos lieux de compréhension. Notre attention aux conditions historiques antérieures peut alors donner lieu à de sérieuses déformations du sens, pour peu que le contexte global d’une question soit occulté. Ainsi en est-il de la question de l’antisémitisme, et plus généralement de la question des haines anti-juives de la période contemporaine.
27Tout événement modifie la vision que nous portons sur ceux qui l’ont précédé. Si elle n’y prend pas garde, la discipline historienne peut alors produire son propre « musée imaginaire » (A. Malraux) : un lieu de la pensée où chaque événement a pour témoins tous les autres.
28Ces différentes caractéristiques de la production intellectuelle et historienne dessinent pour nous toute la responsabilité de l’historien face à son sujet et à sa méthode. L’approche n’est toujours qu’un choix, et la problématique développée n’est que la résultante d’une lecture partiale des événements. Tout au plus, voulons-nous cette lecture librement choisie, au bénéfice d’une réflexion qui s’esquisse sur la nécessité d’une relation nouvelle entre Juifs et chrétiens : une lecture toujours soumise aux impératifs de la construction de la connaissance mais librement déterminée par une volonté de servir le bien commun, c’est-à-dire la démarche de connaissance et de reconnaissance réciproque entre Juifs et chrétiens, plutôt que la polémique interreligieuse. Devant le fonctionnement herméneutique de l’écriture historienne, nous refusons par conséquent de constituer l’histoire en un bilan comptable. Nous préférons l’envisager ici comme un lieu de compréhension ontologique, dont la vocation est d’élever l’homme par l’enseignement du passé. Lieu de toute humanité, indissociable du mouvement de dialogue qui anime Juifs et chrétiens depuis plus d’un demi-siècle, l’histoire telle que nous la concevons appelle à désamorcer la réitération des polémiques passées dans l’écriture présente de l’histoire.
29Face au risque de prolonger deux millénaires de controverse théologique judéo-chrétienne dans le champ de la recherche historienne, il est demandé à l’historien de redoubler de vigilance. Le travail de l’historien des relations judéo-chrétiennes est donc double. C’est un travail sur le passé. Mais, chose nouvelle dans les démarches historiographiques, c’est aussi un travail sur soi. Le piège à éviter est que l’historien ne lise que lui-même, ou les codes qui l’habitent, dans une période donnée. L’écriture historienne est en soi un incessant processus d’aller et retour dans lequel la circonspection s’applique autant au document qu’à son lecteur – l’objectif étant de résorber l’inévitable interstice signifiant entre le document et l’historien.
*
30L’Église catholique d’aujourd’hui n’ignore pas la complexité et la délicatesse du débat historien (et largement historiographique). Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah (1998) initie dans le discours officiel de l’Église catholique une lecture critique du passé, qui reconnaît la participation historique d’une partie de ses fidèles à l’élaboration et à la propagation de l’antisémitisme et, ce faisant, à l’escalade qui conduisit au milieu du XXe siècle à l’entreprise de destruction de masse du judaïsme européen, désormais connu sous le nom de Shoah, de « cataclysme ». Déjà, dans sa lettre apostolique Tertio millennio adveniente, le pape Jean-Paul II avait engagé l’Église sur la voie de la repentance, enjoignant ses fidèles à devenir « plus conscients de l’état pécheur de ses enfants, en rappelant toutes les époques de l’histoire où ils se sont éloignés de l’esprit du Christ et de son Évangile, et, au lieu de présenter au monde le témoignage d’une vie inspirée par les valeurs de la foi, ont fait preuve de modes de pensée et d’action qui constituaient de véritables formes de contre-témoignage et de scandale » (1994). Mais jamais une déclaration n’était allée aussi loin, reconnaissant une responsabilité historique des chrétiens dans la propagation de la haine anti-juive.
31Affirmant la solidarité historique de ses fidèles à travers la communion de tous ses saints et de tous ses pécheurs, l’Église exprime ainsi « sa profonde douleur pour les fautes commises par ses fils et filles au cours des siècles ». C’est au terme d’un texte fort, fruit d’une introspection entamée dans les années cinquante, que l’Église catholique invite « tous les hommes et femmes de bonne volonté à réfléchir profondément sur la signification de la Shoah. Les victimes depuis leur tombeau et les survivants à travers le vif témoignage de ce dont ils ont souffert sont devenus une voix retentissante appelant l’attention de toute l’humanité ».
32Si Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah n’est pas à proprement parler un texte de mea culpa, il invite chacun à une teshouvah, à un retour critique sur lui-même. Il invite explicitement le chrétien à réfléchir sur la signification de la Shoah. Mais il incite aussi implicitement l’historien à explorer les circonstances de ce crime unique, et donc à resituer dans le temps et l’espace les aléas de la relation de l’Église au peuple juif.
*
33Cette page difficile de l’histoire est-elle en effet écrite ? Nous en doutons. La question des relations de l’Église catholique au peuple juif au XXe siècle ne dispose pour l’instant que d’un agrégat d’ouvrages et d’articles, dont la synthèse appelle à une consultation parallèle des sources. La question, on le comprend, est complexe et délicate. Elle implique pour l’historien d’affronter les discours révolus d’une Église paradigmatiquement différente mais historiquement en continuité et, nous l’avons déjà dit, en solidarité. De ce fait, elle contraint l’historien à naviguer entre intelligence critique et sympathie pour son sujet, dans une attitude d’esprit à la fois vigilante et exigeante. Le danger demeure à chaque ligne de prendre parti comme avocat ou procureur – et donc de lire l’histoire depuis notre situation historique et éthique, plutôt que de la découvrir comme une histoire en marche. Désamorcer cette tentation d’une histoire moralisante passe donc par deux étapes nécessaires.
34La première étape passe par une prise de conscience de la proportion qu’a prise la Shoah dans nos références éthiques actuelles. La Shoah « est un événement d’une telle magnitude que, plus nous sentons le relativisme des valeurs, plus nous faisons de l’Holocauste la fondation d’un absolu négatif – un mal absolu »9. Or, la place nouvelle accordée à cette « éthique à l’ombre de la Shoah » brouille la vision de l’historien sur l’entre-deux guerres tout autant qu’elle oriente irrémédiablement notre perception de deux millénaires de relations judéo-chrétiennes. Incriminée, la nature même du temps calendaire sur lequel s’appuie l’historien. Ce dernier « comporte une relation dans la direction d’avant et d’après […] ; c’est cette directionnalité qui permet au regard de l’observateur de la parcourir dans les deux sens ; en ce sens, la bidimensionalité du parcours du regard suppose l’unidirection du cours des choses ». Ainsi, le temps considéré dans sa dimension bidirectionnelle ouvre la voie à « l’expérience vive de la rétention et de la propension », à « l’idée d’un parcours d’une série d’événements accomplis »10. Mais en même temps, cette bidirectionnalité recèle un piège des plus difficiles à éviter pour l’historien : celui de la téléologie, qui lui fait percevoir l’événement dans la prescience de ce qui le suit. Le piège est inscrit dans la nature même de l’événement que l’historien entend pénétrer. « Des éléments ne causent probablement jamais rien », prévient Hannah Arendt. « Ils deviennent des origines pour des événements si et quand ils cristallisent dans des formes fixes et définies. Alors – et alors seulement – on peut retracer leur histoire. L’événement illumine son propre passé mais ne peut jamais être déduit »11. L’unidirectionnalité propre à l’écoulement du temps peut alors être brouillée par la bidimensionalité du regard de l’historien. Cette bidimensionalité est source de tous les a priori, qui font aborder l’antisémitisme antérieur à la Seconde Guerre mondiale à la lumière de la catastrophe qui va avoir lieu. La manière dont nous abordons l’acteur historique et sa relation aux discours judéophobes de son temps peut dès lors en souffrir. « Voilà le mirage », disait Sartre, « l’avenir plus réel que le présent »12. Or, l’« antisémitisme » ne peut avoir la même signification ni la même portée sémantique avant et après la Shoah. Il nous a fallu la Shoah pour apprendre ce qu’était la Shoah. Il a fallu le génocide de six millions de Juifs pour que le christianisme découvre tout le caractère anti-chrétien de l’antisémitisme et le condamne en tant que tel.
35La seconde étape est de prendre conscience que l’Église a changé, et que ce changement permet justement de revenir sur une histoire qui peut paraître scandaleuse au vu des référents éthiques qui sont les nôtres aujourd’hui. Et s’il est naturel de projeter nos référentiels éthiques dans tous les horizons historiques, pour autant, on ne peut confondre l’Église d’aujourd’hui avec celle d’hier, les codes qui régissaient la société d’hier avec ceux en vigueur aujourd’hui.
36Au poids incommensurable de la Shoah sur notre manière d’aborder l’histoire des relations judéo-chrétiennes, s’ajoute un certain mouvement historique de notre pensée, entretenu par la prégnance polémique des analyses héritées, dès lors qu’il est question de la relation entre Juifs et chrétiens dans l’histoire. À la convergence de ces deux difficultés, s’ajoute une troisième sous la forme d’un réflexe pénal, de plus en plus présent dans la manière actuelle de concevoir l’histoire13. En effet, face à la sensibilité éthique et morale toujours croissante de notre société contemporaine, le danger est toujours plus grand de juger, c’est-à-dire de lire un contenu historique selon les normes éthiques d’une autre période, de chercher un agent historique responsable dans la continuité du processus.
37Contre ces trois « entraves ontologiques du concept d’objectivité propre à la science » (Gadamer), fruit de la structure circulaire induite par la compréhension, nous ne pouvons proposer que des armes de bon sens. À savoir : rétablir une lecture des événements dans le sens du temps, propre à limiter l’interaction de ses a priori sur la compréhension du passé ; fournir un effort de contextualisation dynamique, propre à désamorcer la portée morale du contenu historique. En d’autres termes : chercher à discerner la liberté effective dont disposent les acteurs de l’histoire, en portant une attention particulière à tout ce dont ils héritent culturellement et à la manière dont ils peuvent, souhaitent et tentent de s’en démarquer. En dehors de toute démarche judiciaire, il nous faut donc savoir relire et admettre ce que Romain Garry appelait « la difficulté d’être un homme » : la dimension proprement humaine et faillible de l’homme, qui est l’acteur réel de l’histoire.
38En dehors de toute démarche de culpabilisation ou de déculpabilisation, mais plutôt poussé par une volonté d’honnêteté intellectuelle, laquelle se fonde dans les nécessités de pourvoir au progrès du dialogue toujours fragile que nouent Juifs et chrétiens, c’est bien l’histoire de l’Église que nous souhaitons interroger de la manière la plus large possible, afin qu’apparaissent peut-être la complexité d’une époque, certainement ses contradictions, et incontestablement le progrès et la perfectibilité de l’intelligence et du cœur humains. Car ce qui est en jeu, c’est le progrès de la pensée – et tout particulièrement de la pensée morale – dans l’Église. Cette même pensée constituera de ce fait la matière première de notre essai, la manière dont nous souhaitons entrer dans notre étude.
Notes de bas de page
1 NICHOLLS William, Christian Antisemitism. A History of Hate, Londres, Jason Aronson, 1993, 500 p.
2 RICŒUR Paul, Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, « Points essais », 1985, p. 183.
3 Idem, p. 339.
4 Voir notre étude : « La Shoah entre mémoire et récit », paru dans JONGY Béatrice et KEILHAUER Annette (dir.), Transmission/Héritage dans l’écriture contemporaine de soi, Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopolitique, Université Clermont-Ferrand II, 2009, p. 169-179.
5 RICŒUR Paul, Temps et récit, 3. Le temps raconté, op. cit., p. 216.
6 JAFFÉ Dan, Le judaïsme et l’avènement du christianisme. Orthodoxie et hétérodoxie dans la littérature talmudique Ier siècle-IIe siècle, Paris, Cerf, « Patrimoine judaïsme », 2005, 484 p. et Le Talmud et les origines juives du christianisme : Jésus, Paul et les judéo-chrétiens dans la littérature talmudique, Paris, Cerf, « Initiations bibliques », 2007, 227 p.
7 FELDMAN Steven P., Memory as a Moral Decision. The role of Ethics in Organizational Culture, New Brunswick, Transaction Publishers, 2002, p. 24-25.
8 Voir ce qu’en dit ARENDT Hannah dans : La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1972, p. 68-69.
9 BERENBAUM Michael, The Impact of the Holocaust on Contemporary Ethics, paru dans BANKI Judith H. et PAWLIKOWSKI John T. (OSM, dir.), Ethics in the Shadow of the Holocaust : Christian and Jewish Perspectives, Franklin, Sheed & Ward, « The Bernardin Centre Series », 2001, p. 257.
10 RICŒUR Paul, Temps et récit, 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, « Points essais », 1985, p. 195 et 196.
11 ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, « Agora », 1983, p. 9-10.
12 SARTRE Jean-Paul, Les mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1964, p. 163.
13 Voir notamment l’intéressante présentation de : MONGIN Olivier, « L’inquiétude éthique », paru dans ABENSOUR Alexandre (dir.), Le XXe siècle en France. Art, Politique, Philosophie, Paris, Berger-Levrault, 2000, p. 135-149.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le philosémitisme catholique
Entre le premier et le second Vatican. Un parcours dans la modernité chrétienne
Olivier Rota
2012
La traversée France-Angleterre du Moyen Âge à nos jours
Stéphane Curveiller, Florence Hachez-Leroy et Gérard Beauvillain (dir.)
2012
Les religions dans le monde romain
Cultes locaux et dieux romains en Gaule de la fin de la République au iiie siècle après J.-C : persistance ou interprétation ?
Marie-Odile Charles-Laforge (dir.)
2014
Les archives Princières xiie-xve siècles
Xavier Hélary, Jean-François Nieus, Alain Provost et al. (dir.)
2016
Les Comtes d’Artois et leurs archives. Histoire, mémoire et pouvoir au Moyen Âge
Alain Provost (dir.)
2012
Mobilités et déplacement des femmes
Dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours
Youri Carbonnier, Stéphane Curveiller et Laurent Warlouzet (dir.)
2019
Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires
Pierre Allorant, Alexandre Borrell et Jean Garrigues (dir.)
2019