Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Un siècle sépare le premier Concile de Vatican (1869-1870) du second (1962-1965). Entre ces deux moments forts de la vie institutionnelle de l’Église, s’opère un total retournement de la pensée catholique. Au milieu du XIXe siècle, l’Église catholique affirme avec force l’infaillibilité du Pape et la supériorité de la religion chrétienne, réduite à sa part catholique et romaine. Elle s’oppose, dans un même temps, à toute modernité, identifiée comme le produit déboussolé des revendications protestantes. Au milieu du XXe siècle, le magistère catholique reconnaît les valeurs des religions non chrétiennes ; l’Église s’ouvre au monde et se met à l’écoute d’aspirations nouvelles en son sein. On l’aura compris, ce siècle inter-conciliaire enregistre un tournant majeur dans l’évolution de l’Église.
2Concernant la position de l’Église catholique envers les Juifs et le judaïsme, le revirement est complet. À la fin du XIXe siècle, le journal La Croix, lu par toute la France catholique, se targue d’être le journal le plus antisémite. Il développe les arguments les plus abjects durant l’affaire Dreyfus1. Son homologue régional La Croix du Nord n’est pas en reste2. Certes, quelques catholiques, comme Anatole Leroy-Beaulieu, ou les abbés Frémont et Pichot, joignent leurs protestations à celles des dreyfusards ; d’autres, comme Léon Chaine, se groupent autour de Paul Viollet pour mettre en place le Comité catholique pour la défense du droit3. Mais ils ne sont qu’une poignée dans toute la France, à peine quelques centaines, à se démarquer de leurs coreligionnaires épidermiquement anti-dreyfusards. À l’opposé, à la fin du XXe siècle, l’évêque de Paris, Mgr Lustiger, revendique clairement son appartenance au peuple juif. Les voix sont presqu’unanimes à saluer le courage de l’évêque ; les critiques, issues des ailes les plus dures du catholicisme comme du judaïsme, n’ont guère plus de poids qu’un murmure. Quant aux troublions qui, le 20 mars 2010, tentent d’empêcher le rabbin Rivon Krieger de s’exprimer lors d’une conférence de carême, en la cathédrale Notre-Dame de Paris, ils sont unanimement condamnés4.
3Les changements qui s’opèrent entre les deux Conciles sont lents ; ils rencontrent des résistances tant individuelles qu’institutionnelles. Les pionniers ne sont pas immédiatement entendus et, comme les prophètes, leur voix reste un temps sans écho.
4Que s’est-il passé durant ce siècle ? C’est ce que nous explique l’essai d’Olivier Rota. Ce livre, fruit d’un patient travail de recherche, tiré d’une thèse soutenue en 2007, et prolongé par d’autres questionnements, apporte une réflexion nouvelle sur le passage de l’antijudaïsme, d’ordre religieux, à l’antisémitisme, de dimension sociale et politique. Car, en même temps que l’antisémitisme se développait, le rejet du Juif se muait, chez quelques catholiques, en philosémitisme. C’est ce philosémitisme qui permit le passage de « l’aversion à l’estime » pour reprendre les mots de Lazare Landau5.
5Voici donc l’originalité de l’étude d’Olivier Rota : distinguer et définir trois étapes du philosémitisme catholique. Ces étapes étaient peu perceptibles pour ses prédécesseurs. En 1998, un colloque, réunissant des historiens, avait permis de marquer les facteurs exogènes et accélérateurs de la mue des catholiques concernant les Juifs : la découverte de l’autre et la solidarité dans l’horreur des tranchées, le refus de la persécution nazie, l’implication pour déjouer le plan d’extermination des Juifs, l’émergence de l’Amitié judéo-chrétienne, les décisions du second Concile de Vatican ; mais la lente mutation du philosémitisme catholique n’avait pas été mise en évidence6. Ici, c’est à l’intérieur de l’Église qu’Oliver Rota mène son enquête.
6Partant du raidissement de l’Église vis-à-vis de la modernité, il repère la posture des frères Lémann, prêtres convertis du judaïsme, qui, à la fin du XIXe siècle, portent leur regard sur la religion de leurs ancêtres, et dénoncent la prétendue malveillance des Juifs à l’égard des chrétiens. Ils désapprouvent le judaïsme mais ils n’en détournent pas les yeux. C’est le premier philosémitisme anti-libéral qui ne repousse pas le judaïsme présumé destructeur de l’Église, mais tente de l’intégrer, même s’il faut utiliser, pour ce faire, des arguments antisémites sur la nocivité supposée des Juifs. Peu à peu, entre les deux guerres, les scories antisémites se réduisent, et le second philosémitisme oublie les griefs du premier pour tendre tous ses efforts vers la conversion des Juifs. Durant ces deux étapes, le philosémitisme est toujours destructeur du judaïsme ; mais désormais, les philosémites tentent de mieux connaître la religion de ces hommes convertissables – car les Juifs sont reconnus comme tels : le jésuite Bonsirven se lance dans des études sur les écrits rabbiniques, non sans d’ailleurs subir l’hostilité de son entourage ! Avec le troisième philosémitisme, qui apparaît après la Shoah, les termes de la relation judéo-chrétienne changent radicalement. Il n’est plus question de connaître le judaïsme dans un but missionnaire, mais de pénétrer cette religion pour mieux dialoguer avec elle. Le rapprochement a remplacé la conversion. Désormais, l’amitié suppose de respecter l’autre ; elle ne vise plus à le faire disparaître. Les schismatiques ou les hérétiques deviennent des frères en religion ; et les Juifs peuvent apparaître comme des frères aînés pour les chrétiens.
7Chaque étape de cette évolution d’un siècle s’est accompagnée d’une nouvelle lecture du message paulinien, lequel constatait amèrement le refus christique des Juifs sans pour autant rejeter ces derniers. Selon que l’accent fut mis sur l’une ou l’autre des paroles de l’apôtre, le philosémite tendait à convertir les Juifs ou à partager la foi de ces derniers en un même Dieu.
8Restait cependant aux philosémites à secouer les lourdes accusations que l’Église diffusa pendant près de deux millénaires. La tâche la plus ardue semble avoir échu aux derniers philosémites qui, immédiatement après la Shoah, eurent à convaincre leurs coreligionnaires de l’absurdité de l’accusation déicide. Un Marrou, un Daniélou, philosémites de la seconde étape, n’étaient pas prêts pour reconnaître les égarements de l’Église sur le sujet. Pour eux, les malheurs dont les Juifs venaient d’être victimes ne pouvaient être imputés à « l’enseignement du mépris »7 contenu dans le catéchisme. Les premier pas de l’Amitié judéo-chrétienne en France en trébuchèrent.
9De belles figures traversent ce siècle : Léon Bloy, Jacques Maritain, les PP. Oesterreicher et Devaux, et surtout le P. Démann qui préféra quitter la congrégation de Notre-Dame de Sion où il se sentait trop peu suivi. Chez les Juifs, Jules Isaac et Édmond Fleg les accompagnent. Après la guerre et après le second Concile de Vatican, ces figures éminentes sont rejointes par les sœurs de Sion qui fondent le SIDIC (Service Information – Documentation Juifs et Chrétiens) au lendemain de la déclaration Nostra Aetate, à la demande du Vatican. Les groupes de l’amitié judéo-chrétiennes se multiplient et les catholiques se mettent, de plus en plus nombreux, à appendre l’hébreu pour mieux participer à la lectio divina. Tandis qu’à Jérusalem, au début des années 1960, trois dominicains (Bruno Hussar et Jacques Fontaine, bientôt rejoints par Marcel Dubois) fondent la Maison Saint-Isaïe, largement ouverte au dialogue entre Juifs et chrétiens, et participent à la construction de l’État d’Israël dont ils deviennent citoyens. La paroisse Saint-Jacques essaime de Jérusalem à Haïfa, Jaffa et Beer Sheva, et rassemble les catholiques israéliens hébréophones.
10Une page de l’histoire de l’Église est écrite dans ce volume. Cette histoire présente le douloureux accouchement du philosémitisme catholique, et le combat sans concession de ce philosémitisme contre l’antisémitisme ancré dans la pensée catholique. C’est une histoire durant laquelle les catholiques convertis du judaïsme ont joué un rôle primordial et salutaire. Ils ont été les passeurs entre les deux communautés.
Danielle Delmaire
Octobre 2011
Notes de bas de page
1 Sur ce sujet, le livre de Pierre Sorlin n’a pas vieilli : La Croix et les Juifs 1880-1899, Paris, Grasset, 1967.
2 Voir : DELMAIRE Danielle, Antisémitisme et catholiques, dans le Nord pendant l’affaire Dreyfus, Presses universitaires de Lille, 1991.
3 Lire PIERRARD Pierre, Juifs et catholiques français, d’Édouard Drumont à Jacob Kaplan, 1866-1994, 2e édition augmentée, Paris, Cerf, 1997.
4 Lire La Croix du 21 mars 2010. La journaliste Isabelle de Gaulmyn commente : « La première [réaction] c’est de se désoler que, en 2010, après plus de 40 années de dialogue judéo-chrétien, on en soit encore là… tout cela laisse un goût amer ». Le journal a depuis longtemps remisé au placard l’antisémitisme de ses fondateurs de la fin du XIXe siècle.
5 LANDAU Lazare, De l’aversion à l’estime, juifs et catholiques en France de 1919 à 1939, préface de Jacques Madaule, Paris, Le Centurion, 1980.
6 BECKER Annette, DELMAIRE Danielle et GUGELOT Frédéric (dir.), Juifs et chrétiens : entre ignorance, hostilité et rapprochement (1898-1998), édition du Comité scientifique de l’université Charles-de-Gaulle – Lille 3, 2002.
7 Selon le titre d’un ouvrage de Jules ISAAC, fondateur de l’Amitié judéo-chrétienne de France, L’Enseignement du mépris, vérité historique et mythes théologiques, Paris, Fasquelle, 1962.
Auteur
Octobre 2011
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Essai sur le philosémitisme catholique
Entre le premier et le second Vatican. Un parcours dans la modernité chrétienne
Olivier Rota
2012
La traversée France-Angleterre du Moyen Âge à nos jours
Stéphane Curveiller, Florence Hachez-Leroy et Gérard Beauvillain (dir.)
2012
Les religions dans le monde romain
Cultes locaux et dieux romains en Gaule de la fin de la République au iiie siècle après J.-C : persistance ou interprétation ?
Marie-Odile Charles-Laforge (dir.)
2014
Les archives Princières xiie-xve siècles
Xavier Hélary, Jean-François Nieus, Alain Provost et al. (dir.)
2016
Les Comtes d’Artois et leurs archives. Histoire, mémoire et pouvoir au Moyen Âge
Alain Provost (dir.)
2012
Mobilités et déplacement des femmes
Dans le Nord de la France du Moyen Âge à nos jours
Youri Carbonnier, Stéphane Curveiller et Laurent Warlouzet (dir.)
2019
Deux siècles de caricatures politiques et parlementaires
Pierre Allorant, Alexandre Borrell et Jean Garrigues (dir.)
2019