Chapitre III. Les sens
p. 153-165
Texte intégral
L’enfant a longtemps été considéré comme un être tout instinctif. Vivant dans l’immédiat, il appréhende le monde par l’intermédiaire des sensations que lui procure son corps. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les écrivains de la période que nous étudions donnent aux personnages enfantins des sens en éveil, des perceptions vives ; de plus, ils font apparaître de nouveaux rapports entre perception, sensation, et psychisme.
1.Survivre ou vivre
1Si s’alimenter est l’un des actes les plus essentiels et les plus fréquents de la vie quotidienne, on n’en trouve pas toujours la mention dans les romans. Or, les romanciers de notre corpus donnent tous une assez grande importance à l’alimentation de l’enfant, dans un souci de réalisme, certes, mais aussi pour indiquer la relation entre la nourriture et l’affectivité.
Nourriture et milieux
2René-Pierre Colin pose comme « une règle du Naturalisme » l’importance attribuée aux « problèmes d’intendance1 » ; il parle de la peinture de la vie dans les collèges, mais on peut en dire autant de celle de la vie familiale. La mention des menus, des plats servis, répond à un souci de réalisme. Elle nous permet de percevoir une sorte de sociologie de l’assiette, où l’indication des plats offerts à l’enfant en dit long sur son milieu et sur sa situation sociale. Le monde rural s’oppose au monde urbain, sur ce point entre autres. C’est un thème presque rousseauiste qui se dégage des considérations sur la nourriture du Tour de la France par deux enfants ; au cours de l’étape chez une fermière lorraine, ils sont accueillis avec générosité et simplicité :
Le dîner était frugal, mais l’accueil de la ménagère était si cordial et nos jeunes voyageurs si fatigués qu’ils mangèrent du meilleur appétit la soupe aux choux et la salade de pommes de terre2.
Le reste du récit mentionne régulièrement les repas simples, mais nourrissants et sains offerts aux enfants tout au long de leur voyage. L’épisode de la visite des Halles de Paris permet d’associer à la vie urbaine l’idée d’abondance, encore que cette abondance soit justifiée par le principe de la division du travail.
« Jamais depuis que je suis au monde, je n’ai vu en un seul jour tant de provisions. Regarde, André, ce sont des montagnes de choux, de salades ; il y en a des tas hauts comme des maisons ! Et des mottes de beurre empilées par centaines et par mille ! [...] Ce Paris est un Gargantua, comme on dit.3 »
La simplicité des enfants, le fait de n’être pas « difficiles » pour la nourriture, sont érigés en valeurs tout le long du livre. L’idée est sensiblement la même dans Sans famille, mais l’opposition des pauvres et des riches y est mise plus en relief à cause de la diversité des milieux parcourus par Rémi :
Quelle différence entre le plat de pommes de terre au sel de ma pauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits, les gelées, les crèmes, les pâtisseries de la cuisinière de Mme Milligan4 !
3L’affirmation de goûts ou de dégoûts en matière culinaire est aussi un moyen d’exposer le personnage aux jugements d’autrui, comme le montre ce passage de L’Enfant où Jacques vient d’arriver à Paris chez Monsieur Legnagna :
Il y avait des épinards. Je n’aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.
Il passait.
« Vous n’aimez pas ça ?
– Non, monsieur !
– Vous mangiez peut-être des ortolans, chez vous ? Il vous faut sans doute des perdrix rouges ?
– Non ; j’aime mieux le lard ! »
Il a ricané en haussant les épaules et s’en est allé en murmurant : « Paysan ! »5.
Les nourritures évoquées, les préférences formées dans l’enfance, souvent durables, enferment donc le personnage enfant ou adolescent dans un classement social simpliste, du point de vue de l’opinion.
Nourriture refusée, nourriture offerte
4Le second intérêt narratif du thème de la nourriture est l’opposition entre la privation et l’abondance, et leurs répercussions dans l’action romanesque. La faim est un motif fréquent, et dans le cas de l’enfant, propre à susciter la compassion du lecteur. Pour peindre la misère des mineurs, Zola montre, dans Germinal, la faim accablant les familles des grévistes (en contraste avec les familles des actionnaires et des responsables de la Compagnie), et c’est la petite bossue Alzire qui en est la première victime :
Déballée de sa couverture, elle grelottait sous cette lueur vacillante, d’une maigreur d’oiseau agonisant dans la neige, si chétive qu’on ne voyait plus que sa bosse. Elle souriait pourtant, d’un sourire égaré de moribonde, les yeux très grands, tandis que ses pauvres mains se6
crispaient sur sa poitrine creuse .
Le pathétique ici est exprimé avec sobriété ; mais manifestement le contexte invite le lecteur à dépasser l’émotion pour réfléchir sur les causes économiques d’une telle situation.
5L’antithèse entre la nourriture refusée et la nourriture offerte est dominante dans L’Enfant, où il est peu de chapitres qui ne fassent place à ce thème. La faim y apparaît, comme conséquence de l’avarice maternelle, quand l’enfant reste en étude et ne peut aller au réfectoire avec les autres, ou au cours du voyage vers Nantes. La mère est celle qui refuse, et, paradoxalement, le père souvent si dur par ailleurs, est celui qui donne :
J’ai pardonné bien des torts plus tard à mon père, en souvenir de cette côtelette chipée pour son fils, un soir, au lycée du Puy...7
L’enfant est partagé entre père et mère, refus et offre, et la situation se complique encore quand c’est la mère qui, seule, crée une telle opposition. L’enfant est mis en face de toutes sortes de contradictions : « Tu mangeras de l’oignon, parce qu’il te fait mal, tu ne mangeras pas de poireaux, parce que tu les adores ». La rigidité des principes éducatifs crée une situation invivable, acculant le personnage au mensonge : faut-il dire qu’il aime, ou qu’il n’aime pas, tel ou tel aliment ? Car l’excès – du gigot, le dimanche, le lundi, le mardi... jusqu’au samedi – n’est pas forcément préférable à la privation.
6En revanche, il est une forme d’abondance positive dans L’Enfant, c’est celle des nourritures paysannes, des banquets où l’on est libre, à la campagne. Ce n’est pas le thème de la nature nourricière, évoqué ci-dessus, mais bien plutôt une apologie de la liberté sans contrainte : « Les veines se gonflent, les boutons sautent ! », où la bombance est associée à une suppression des barrières sociales, entre maîtres et valets de la ferme. La nourriture peut donc être plaisir pour l’enfant. Jacques, pensant aux pralines reçues pour le Jour de l’an, s’exclame :
Les bonbons, je m’en moque, si on m’en donne un par an comme une8 exemption, quand j’aurai été sage. Je les aime quand j’en ai trop .
Mme Vingtras, qui lui suggère de manger sa praline avec du pain, ne saurait comprendre cette absence de mesure. C’est donc, avec la nourriture, l’opposition entre adultes et enfants, le sens de la fête, de la liberté, qui se trouvent évoqués.
Nourriture et affectivité
7La nourriture, dans la formation d’un enfant, revêt donc souvent un aspect affectif important. L’incipit du roman de Vallès introduit d’emblée cette dimension, par l’interrogation : « Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien9 ». Le refus du sein est aussitôt associé à de lointains souvenirs de violences, et de fouet. Les rapports ultérieurs de la mère et de l’enfant sont déjà préfigurés par ces premières lignes.
8Du début à la fin des romans, dans toutes les phases de l’évolution d’un personnage, son attitude devant la nourriture permet de peindre son être. C’est ce que va montrer avec insistance Goncourt, décrivant les dérèglements psychiques de Chérie, qui, malgré la gourmandise de sa petite enfance, acquiert des goûts étranges : « oui, de manger des cornichons en buvant de la mauvaise bière10 ». L’insistance du romancier se poursuit dans les chapitres suivants, et surtout à la fin où la jeune fille confine à l’animalité, tant dans les aliments choisis que dans la façon de les manger :
Chérie, retournée et aplatie sur le ventre, les coudes appuyés à terre, se mettait à mordre à même un morceau de fromage, dans le creux de ses deux mains rapprochées contre sa bouche, et où il paraissait à la visiteuse voir grouiller l’animalité de la pourriture11.
Le personnage vit une déchéance dont la nourriture n’est qu’un signe parmi beaucoup d’autres. La mention des aliments et des repas n’a donc pas seulement un intérêt documentaire et réaliste. Elle sert aussi, dans le cas de l’enfant, qui n’est pas toujours libre de ses choix, à créer autour de lui un réseau de contraintes, qu’il peut accepter ou rejeter. On comprend la place que ce sujet occupe dans les romans.
2.Connaître le monde
9D’autres sens que le goût permettent à l’enfant, surtout au jeune enfant, de partir à la découverte du monde qui l’entoure. L’ouïe et la vue sont les principaux médiateurs de cette exploration. Vallès est, ici encore, un précurseur. Avant lui, en effet, le monde semblait offert, déjà structuré, à l’expérience enfantine. La nouveauté fondamentale de Vallès, c’est l’impressionnisme des perceptions et des notations, rendu par une écriture que Jacques Dubois a appelée « fragmentisme12 ».
10L’écriture de Vallès fait une large place à la narration au présent. Les phrases très courtes, nominales souvent, présentent le monde tel qu’il s’offre au jeune enfant, en certains moments privilégiés, comme une véritable fête des bruits, des couleurs et des odeurs. Les bruits qui frappent vivement l’oreille de l’enfant sont transcrits, dans le roman de Vallès, par une profusion d’onomatopées. Certaines sont très classiques : « La bête va l’amble, ta ta ta, ta ta ta, toute raide » ; d’autres sont le produit de l’imagination de l’auteur : « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! – voilà le petit Chose qu’on fouette ». Ces onomatopées sont surtout fréquentes au début, dans les chapitres qui racontent la petite enfance. Les notations auditives présentent le monde de l’enfant comme un environnement d’impressions sonores, par exemple dans le passage qui décrit la foire du Plot, au Puy :
Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fromage, des poulets et du beurre.
Je vais les y voir, et c’est une fête chaque fois.
C’est qu’on y entend des cris, du bruit, des rires !
Il y a des embrassades et des querelles.
Au contraire, comme on l’a vu plus haut à propos du martyre de la petite Louisette, les sensations auditives isolées contribuent à donner une impression de mystère, parfois inquiétant, parfois attirant, comme c’est le cas dans la description contrastée du cabaret puis du collège, au chapitre III ; l’écolier perçoit le cabaret par les bruits qui en sortent, « un bruit de querelles [...]. Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate...13 », alors que le collège, présenté quelques lignes plus bas, est un monde inhibé :
Les gens qui entrent, ceux qui sortent, éteignent leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline, troubler le silence, déranger l’étude.
La même intensité se retrouve dans les notations d’ordre visuel, et dans les mêmes passages, on voit l’importance des couleurs, des matières, des reflets, surtout quand le narrateur évoque le monde de la campagne, celui des foires, des fêtes, du cirque, tout en couleurs vives, par opposition à la maison paternelle ou au collège où dominent le noir et le blanc14. Le « fragmentisme » est donc cette façon de juxtaposer les sensations, en notations brèves mais expressives, comme peut les percevoir un enfant, très attentif aux détails les plus infimes, pour qui le monde ne se structure pas d’emblée d’une façon ordonnée.
L’analyse des perceptions
11Le monde de l’enfant se présente donc chez Vallès comme un kaléidoscope, avec des impressions brèves et juxtaposées, offertes telles quelles au lecteur, alors que, dans les romans hétérodiégétiques, l’analyse se mêle plus souvent à la notation des perceptions.
12Le regard d’un enfant peut demeurer mystérieux. Quand Zola nous parle du regard de Pauline Quenu, c’est d’un point de vue externe qu’il se place, et l’on voit surtout, dans les premiers chapitres, l’effet produit sur l’entourage par ce regard, sur Chanteau par exemple :
Ce qui apaisait surtout le pauvre homme, c’était de la voir sans cesse devant lui, sage et immobile au bord d’une chaise, avec de grands yeux compatissants qui ne le quittaient pas15.
Ces indications sur le regard de Pauline, souvent associé au silence, sont extrêmement fréquentes dans tout le roman. Philippe Hamon a étudié le rôle de « regardeur-voyeur »16, souvent attribué à l’enfant, témoin du monde adulte. Les sens sont, ici, une façon de connaître le monde, et les romanciers suggèrent le travail qui s’accomplit dans l’esprit de l’enfant. Zola montre ainsi, comme de l’extérieur, la naissance de la jalousie chez Pauline, au cours d’un dîner familial :
Ses yeux ne quittaient plus les gens, et ils prenaient un noir farouche, dès que son cousin, son oncle ou même Véronique, s’occupaient de Louise17.
C’est au lecteur qu’il appartient d’interpréter quel sens prend le regard dans la psychologie du personnage.
13Au contraire, chez Mirbeau, le narrateur nous fait souvent pénétrer dans l’intimité de Sébastien soumis à de nombreuses impressions sensorielles. L’échange visuel avec le Père de Kern revêt une extrême importance dans la première partie du roman, et Mirbeau guide le lecteur, par une analyse fouillée des sentiments de Sébastien :
Pendant les heures d’étude, il ne pouvait lever les yeux de son pupitre sans rencontrer le regard du Père, posé sur lui, un regard singulier, mêlé de sourires et de langueurs, qui le mettait mal à l’aise quelquefois. [...] Souvent il détournait les yeux de ce regard qui finissait par le fasciner, l’amollir, l’engourdir de somnolences lourdes18.
Les notations perceptives sont associées systématiquement à l’expression des sentiments. Mirbeau entend montrer, tout au long du roman, que la sensibilité exacerbée de Sébastien est l’une des causes de son malheur. C’est tout à fait dans l’esprit de la « fin-de-siècle » où les correspondances entre sensations sont amplement exploitées dans la littérature. Toutes proportions gardées, Sébastien est, comme des Esseintes19, un être d’une extrême sensibilité esthétique, chez qui tous les sens sont en éveil et se complètent :
Tout l’impressionnait plus que les autres, et l’impressionnait à la fois, dans ses facultés perceptives les plus différentes. Il suffisait qu’un seul de ses sens fût affecté pour que tous les autres participassent à la sensation, en la quadruplant, en la prolongeant, chacun dans sa fonction propre. C’est ainsi qu’un son éveillait en lui, simultanément, avec les phénomènes directs de sonorités, des idées correspondantes de couleur, d’odeur, de forme et de tact, par lesquelles il entrait véritablement dans le monde intellectuel et la vie sentimentale20.
La théorie des synesthésies, si en vogue à cette époque, est ici à l’œuvre, mais son utilisation à propos d’un personnage enfantin semble assez exceptionnelle. Il est difficile, en ce cas, d’y voir une simple perception destinée à connaître le monde.
3.Jouir du monde
14L’enfant à la découverte du monde trouve, outre la connaissance, un plaisir dans la profusion et la confusion des sensations. Vallès le dit, à sa manière vive et dynamique, à propos des cadeaux du Nouvel An :
Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits de jouet, ces trompettes d’un sou, ces bonbons à corset de dentelle, ces pralines comme des nez d’ivrognes, ces tons crus et ces goûts fins, ce soldat qui coule, ce sucre qui fond, ces gloutonneries de l’œil, ces gourmandises de la langue, ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce libertinage du nez et cette audace du tympan, ce brin de folie, ce petit coup de fièvre, ah ! comme c’est bon, une fois l’an21 !
Tous les sens ici se mêlent, le lexique employé même contribue quelque peu à cette correspondance des plaisirs. Certains épisodes romanesques sont organisés autour de cette sensualité.
L’ivresse : une hyperesthésie
15La fin du siècle, sous l’influence de la pensée hygiéniste, a vu s’exprimer une vigoureuse campagne anti-alcoolique, aussi bien dans les romans destinés aux enfants que dans ceux qui s’adressent aux adultes. Si Vallès, dans plusieurs chapitres de L’Enfant, associe d’une façon saine et joyeuse le vin et la fête, d’autres romanciers se sont faits plus négatifs dans leurs peintures22. Zola, dans La Joie de vivre, représente les vices des villageois de Bonneville à travers les gamins dont s’occupe Pauline, et parmi ceux-ci la petite Prouane, victime à la fois de l’hérédité et du milieu :
Des désordres nerveux avaient reparu, à l’heure critique de la puberté. L’ivrognerie redoublait son mal, car elle s’était mise à boire avec ses parents23.
Le ton est grave, ici, alors que deux romanciers de notre corpus ont traité sur un mode beaucoup plus léger le thème de l’ivresse, pour évoquer l’intensité des impressions sensorielles. Goncourt décrit Chérie et ses toutes jeunes invitées, saisies par « cette jolie ivresse gaminante, qu’apporte à l’enfant un peu de mousse de champagne24 ». Et Daudet, dans Jack, consacre un long chapitre à une journée de griserie du jeune apprenti. Avec finesse il décrit la montée progressive du trouble et raconte, au présent de narration, l’errance de Jack à travers la ville de Nantes. A ce moment le personnage, jusqu’ici tout intériorisé, commence à être dominé par ses sensations, c’est donc un épisode important de la narration, et de l’évolution du jeune garçon.
16On prête aux adolescents, parfois, une ivresse qui n’est pas causée par l’alcool, qui a pour cause et non pour conséquence l’excès de la sollicitation des sens ; c’est ce que fait Mirbeau à plusieurs reprises dans Sébastien Roch, et particulièrement dans cette page très caractéristique :
De ces promenades, [Sébastien] revenait toujours un peu ivre, butant contre les arbres, heurtant les pierres, donnant de la tête sur le dos de ses camarades, les oreilles vibrantes des musicales résonances de la mer. Pourtant, dans son étourdissement, avec avidité, comme pour se griser davantage, il ouvrait ses narines, toutes grandes, au vent chargé de l’odeur iodée des goémons et de l’arôme vanillé de la lande en fleurs. Ces soirs-là, il se couchait les membres rompus, le cerveau meurtri d’un endolorissement qui lui était plus doux qu’un baume, plus suave qu’une caresse25.
Mirbeau suggère bien le passage progressif de la sensitivité à la sensualité, préparant ainsi la suite du roman. La métaphore de l’ivresse montre comment le plaisir de la perception dépossède Sébastien de sa conscience claire.
Du plaisir à la névrose
17Suggérer que l’enfant éprouve des plaisirs d’ordre sensuel a sans doute surpris, peut-être choqué les lecteurs de la fin du XIXème siècle. Autour de l’année 188426, cette idée prend de l’importance dans les romans. Dans son Journal, Goncourt réfléchit sur la place donnée aux sens dans la description, et note la nouveauté fondamentale : « Maintenant, c’est le nez qui entre en scène27 ». Non seulement les écrivains ont sollicité tous les sens, mais qu’ils ont prêté à leurs personnages leur propre sensibilité, notamment aux personnages d’enfants et d’adolescents. Certes, Balzac avait déjà utilisé les odeurs pour créer l’atmosphère particulière de certains lieux28, et Vallès avait déjà évoqué dès 1879 le « libertinage du nez29 ». Mais Goncourt bâtit une grande partie de Chérie autour des différents sens, particulièrement l’ouïe et l’odorat. Son héroïne est extrêmement sensible à la musique. Tout le chapitre XXVIII est consacré à ce goût de Chérie, que Goncourt décrit à son piano et dont il analyse les émotions, pour conclure par une fausse interrogation : « la musique n’est peut-être point autre chose que le haschisch des femmes ?30 ». Et, à la fin du roman, c’est pour une soirée aux Italiens que Chérie, mourante, se prépare, et met son collier de perles, avec un plaisir que Goncourt décrit longuement :
Elle sortait les perles un moment de leur rainure noire, s’en caressait, avec des câlineries tendres, le tournant de la joue près de l’oreille, là où est cette chair douillette, si douce aux lèvres qui embrassent31.
Mais, plus que l’ouïe et le toucher, l’odorat est le sens dominant chez Chérie. L’association des odeurs et des sentiments est fréquente dans les romans à partir de cette période, soit que les odeurs provoquent la répulsion, comme celles du collège dans L’Elève Gendrevin32, soit qu’elles créent un plaisir raffiné. Chérie va jusqu’à susciter de troubles associations entre ses lectures et les parfums :
Devinerait-on jamais ce qu’elle avait imaginé ? Le livre qu’elle lisait, elle le trempait, elle le plongeait dans des eaux de senteur, et l’histoire d’amour arrivait à son imagination, à ses sens, par des pages toutes mouillées, tout humides de parfums liquéfiés.
Un jour même, que dans un roman passionné elle avait versé un flacon d’extrait de magnolia, la liseuse se trouvait mal au milieu de sa lecture33.
La fleur d’oranger, symbole de la virginité, l’héliotrope et le musc aident la jeune fille à créer artificiellement des états « où il y avait un peu d’ivresse cérébrale et un rien d’asphyxie34 ». Goncourt insiste suffisamment sur ces épisodes pour que le lecteur comprenne que cette recherche systématique du plaisir olfactif est l’une des causes de la névrose, et finalement de la mort de Chérie. Alain Corbin, dans sa passionnante étude sur les odeurs, fait à juste titre une large place au roman de Goncourt, et aussi à La Joie de vivre35. Selon cet historien, les contemporains ne pardonneront pas à Zola
le rôle dramatique qu’il accorde aux odeurs. En plaçant sur le même plan les sens intellectuels et esthétiques, la vue et l’ouïe, et ceux de la vie végétative et animale, l’odorat et le toucher, il lançait probablement son plus scandaleux défi36.
18La sollicitation troublante des sens du personnage enfantin est donc très importante dans les romans de la fin de notre période. Certains auteurs suggèrent que l’Eglise utilise aussi cette sensualité latente pour créer des émotions chez l’enfant, par exemple au moment de la première communion, comme le dit Goncourt :
L’émotion produite chez elle par l’imposante mise en scène de la cérémonie, [...] par les murmures d’adoration des voix et des musiques, par des senteurs d’encens, par l’étoilement des cierges dans la clarté ensoleillée du jour37.
L’anticléricalisme de l’époque a trouvé là un motif narrativement fécond, que Mirbeau reprend largement dans Sébastien Roch. D’une façon plus générale, dans ce roman, c’est son goût inné pour la beauté, la musique, les arts plastiques, développé par les pères du collège des Jésuites, qui cause la perte de Sébastien.
19La référence aux plaisirs de la perception, qu’elle soit auditive ou olfactive, présente donc à la fois un intérêt psychologique, pour peindre la sensibilité du personnage, et un intérêt dramatique, puisque ces perceptions sont parfois créatrices de troubles graves de la personnalité, ayant des répercussions sur l’action du roman.
La mémoire des sens, prolongation du plaisir
20Nous avons considéré jusqu’ici les perceptions de l’enfant dans leur instantanéité. Mais, à la fin de notre période, Loti leur donne, de plus, une dimension temporelle tout à fait nouvelle. Ecrivant un livre de souvenirs donnés pour autobiographiques, il fait une large place aux perceptions comme support de ces souvenirs. Il évoque les fleurs du jardin de la maison familiale, leurs couleurs et leurs odeurs, comme la trace d’instants heureux de la petite enfance ; un rayon de soleil fugitif dans l’escalier est mis en relation avec une impression poignante de tristesse, retrouvée très exactement, bien des années après, par le narrateur adulte dans l’escalier d’une maison de Stamboul : la sensation visuelle permet de mettre en parallèle des moments bien différents de l’existence, et donc d’affirmer malgré tout la permanence de la personnalité. La notation la plus originale est d’ordre olfactif. Loti évoque le théâtre de marionnettes auquel il joue avec une petite voisine et qu’il appelle « le théâtre de Peau-d’Ane »,
Nous avions serré nos précieux travaux dans une grande caisse, qui y fut consacrée depuis ce jour-là – et dont l’intérieur, en sapin neuf, avait une odeur résineuse très persistante.
Or, un soir de mai, l’enfant sort se promener et éprouve un étrange et insaisissable sentiment « du néant de tout ». Et il poursuit :
En rentrant, j’allai inspecter dans le coffre de bois notre travail de l’après-midi, et je sentis l’odeur balsamique des planches, qui avait imprégné tous nos objets de théâtre. Eh bien, pendant très longtemps, pendant un an, deux ans ou plus, cette même senteur du coffre de Peau-d’Ane me rappela obstinément cette soirée de mai, et son immense tristesse qui fut une des plus singulières de ma vie d’enfant38.
La relation de l’odeur et du sentiment, permettant de donner durée à un moment particulièrement intense de la sensibilité, annonce déjà Proust et ses analyses du « temps retrouvé ». L’intervention du temps dans la perception donne au récit une dimension supplémentaire, et ouvre une voie aux romanciers des décennies suivantes. L’esprit « fin-de-siècle » se révèle donc dans les œuvres les plus tardives de notre corpus, insistant particulièrement sur les sensations rares et grisantes recherchées par les enfants et les adolescents ; certaines pages de romans sont bien proches de la poésie symboliste.
Notes de bas de page
1 René-Pierre Colin, op. cit., p. 155.
2 Le Tour de la France par deux enfants, XII, p. 596.
3 Ibid., CXIII, p. 826.
4 Sans famille, XII, p. 258.
5 L’Enfant, XXII, p. 336.
6 Germinal, RM III, VI, chap. 2, p. 1478.
7 L’Enfant, 111, p. 159.
8 Ibid., respectivement XII, p. 218, VI, p. 181, VII, p. 183.
9 Ibid., I, p. 141.
10 Chérie, LXXVIII, p. 271.
11 Ibid., CI, p. 336. Voir aussi XCVIII, p. 329.
12 Jacques Dubois, Romanciers de l’instantané au XIXème siècle (Daudet, Loti, Vallès, Goncourt), Bruxelles, Palais des Académies, 1963, p. 67.
13 L’Enfant, respectivement II, p. 155,1, p. 141, VIII, p. 190, III, p. 157.
14 Que l’on compare, de ce point de vue, les chapitres VIII et IX de L’Enfant.
15 La Joie de vivre, II, p. 836. On trouve presque la même phrase, cent pages plus loin : « Elle arrivait à l’apaiser un peu, de ses grands yeux compatissants » (p. 943).
16 Hamon, Le Personnel du roman..., p. 69 sq.
17 La Joie de vivre, II, p. 845. Aussi p. 859 : « les yeux de Pauline s’étaient troublés ».
18 Sébastien Roch, I, 5, p. 853.
19 Le personnage principal de A rebours, de Huysmans (1884), qui conduit avec raffinement sa recherche des sensations rares et des synesthésies.
20 Sébastien Roch, p. 855.
21 L’Enfant, VII, p. 183.
22 Voir Le Tour de la France par deux enfants (XXX, p. 630), Sans famille (chap. XXI et XXXV), Loti, Mon frère Yves (1883) et bien entendu L’Assommoir.
23 La Joie de vivre, VII, p. 1005.
24 Chérie, I, p. 8. Voir aussi VIII, p. 43.
25 Sébastien Roch, I, 3, p. 832. Le mot « ivresse » au sens figuré apparaît aussi p. 805 et 821.
26 C’est l’année de la publication, entre autres, de La Joie de vivre (Nov. 1883-février 1884), de Chérie (Mars-mai), de A Rebours (Mai), de L’Elève Gendrevin, de Robert Caze. De nombreux critiques, en particulier Gérard Peylet (op. cit.) datent de cette année le début de l’esprit « fïn-de-siècle ».
27 Le 8 juin 1884, II, p. 1080.
28 Voir par exemple Louis Lambert, 1832, Gallimard, « Pléiade », XI, p. 607.
29 L’Enfant, VII, p. 183.
30 Chérie, XXVIII, p. 105.
31 Ibid., CIII, p. 345.
32 « L’internat modifia, pour ainsi dire, ses sens. Dans l’atmosphère lourde du collège parisien, il perçut des odeurs nouvelles et éminemment désagréables » (p. 197).
33 Chérie, XLIV, p. 151.
34 Ibid., XLVIII, p. 158-159, LXXXV, p. 300, LXXXVI, p. 302.
35 Le Miasme et la jonquille, L’odorat et l’imaginaire social. XVIIIe-XIXe siècles, Aubier-Montaigne, 1982, Flammarion, « Champs », p. 243.
36 Ibid., p. 242.
37 Chérie, XXXIV, p. 126.
38 Le Roman d’un enfant, VIII, p. 65, VI, p. 61, XXXVII, p. 148, 150.
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