Chapitre II. Corps vivants, corps souffrants
p. 131-152
Texte intégral
Pour le romancier, parler de l’enfant sans prendre en considération le mouvement serait une aberration, tant le besoin d’expression corporelle est inhérent aux êtres jeunes. Au nom du réalisme, donc, il faut le faire bouger et agir. A l’époque où commence à apparaître un nouveau type de romans dits « psychologiques », dans lesquels l’analyse des sentiments prend une place prépondérante, Maupassant proclame l’importance du geste :
Les dedans des personnages ont besoin d’être commentés par leurs gestes.
[...] Montrer les personnages si puissamment que tous leurs dessous soient dessinés rien qu’à les voir ; les faire agir de telle sorte qu’on dévoile au lecteur, par les actes seulement, tout le mécanisme de leurs intentions, sans entreprendre en eux un voyage géographique avec la carte des désirs et des sentiments, ne serait-ce pas là faire du vrai roman, dans la stricte, et en même temps, la plus grande acception du mot1 ?
Le roman présentant l’enfant, personnage dont les « dedans » sont souvent mystérieux, se doit de répondre à ce programme.
1.Le corps en action
Le corps, révélateur des émotions
1A moins de vouloir peindre l’enfant « sage comme une image », selon l’expression familière, le romancier lui donne vie par le mouvement. Celui-ci, le plus souvent, n’est ni conscient, ni contrôlable. Les émotions trouvent leur expression par des modifications du corps, internes parfois, comme dans cette présentation de Chérie lisant Paul et Virginie :
Elle lisait, du feu monté aux joues, le cœur lui battant plus vite qu’à l’ordinaire, et prenant tout à coup d’adorables airs de coupable2.
Ces marques d’émotion, imperceptibles ou fugitives dans la vie, sont isolées et mises en valeur par les romanciers, guidant le lecteur dans ses interprétations, avec plus ou moins d’insistance. Bruno, qui met en œuvre, dans Le Tour de la France par deux enfants, deux jeunes garçons très sérieux et parfaitement maîtres d’eux-mêmes, a su cependant leur donner vie par le geste, et ce n’est pas l’un des moindres charmes de son livre, comme l’ont signalé Jacques et Mona Ozouf :
Dans Le Tour de la France, on rougit et on a honte. Le cœur est lourd dans la poitrine, il « gonfle », les soupirs sont gros et on est triste, on bat des mains, on saute, nous voici en joie. André et Julien, si raisonnables, n’en sont pas moins gouvernés par l’émotion3.
Une relecture du récit orientée de ce point de vue nous livre d’assez nombreuses notations physiques, quelque peu stéréotypées tout de même ; sans doute parce que Bruno s’adresse à un jeune public, qui n’est pas habitué comme les adultes à décoder les conduites, elle adjoint un complément prépositionnel aux verbes ou aux noms qui expriment les actions, avec un rôle explicatif : on trouve ainsi « sauter de plaisir », « battre des mains de plaisir », « un saut d’admiration ». Les caractères assez confus des émotions enfantines sont notés avec finesse par Bruno, comme dans « il souriait et soupirait tout ensemble ». L’auteur, enseignante, connaît bien les enfants, elle pense à signaler la fatigue des « petites jambes » soumises à de trop longues marches. Si les formules sont assez souvent répétées, elles dépeignent d’une façon efficace le comportement du petit Julien.
2Dans un groupe, la notation des comportements permet de différencier des personnages. Jules Verne, qui fait peu de place, comme nous l’avons vu, à la description statique de ses héros, accorde une assez grande importance à l’expression physique de leurs émotions, en marquant une différence entre les petits et les grands, censés mieux se contrôler. Ainsi, lorsqu’ils accostent à un nouveau point de l’île,
le débarquement se fit aux cris de joie des petits, pour qui tout changement de la vie ordinaire équivalait à un jeu nouveau. Dole gambadait sur la berge comme un jeune chevreau ; Iverson et Jenkins couraient du côté du lac.
Que Jacques ne participe pas à l’allégresse de ceux de son âge, c’est un signe de malaise que son frère aîné perçoit. Celui-ci, Briant, n’est pas exempt non plus d’émotions, mais il les contrôle, comme doit le faire un héros. Ainsi, lorsqu’il s’aperçoit qu’ils sont sur une île :
Briant abaissa sa lunette, il en essuya l’oculaire qui se brouillait sous son haleine, il regarda de nouveau.[...] Son cœur se serra au point qu’il ne le sentit plus battre !... Mais, se raidissant contre cette involontaire défaillance, il comprit qu’il ne devait pas se laisser abattre.
A la fin du roman, on retrouve le même personnage dans cette position dominante de guetteur qui convient si bien à un tel héros :
Oh ! le cœur lui battait violemment, et sa main tremblait au point qu’il lui était impossible de braquer sa lunette avec une précision suffisante4 !
Il faut noter aussi que l’émotion est parfois inhibitrice, et les personnages restent « muets et immobiles5 », frappés de stupeur...
3Cette place donnée à l’extériorisation involontaire des émotions permet de mettre en valeur, par contraste, les mouvements conscients et significatifs. Jules Verne use d’un certain nombre de stéréotypes, que des critiques6 ont relevés ; en particulier, il présente souvent ses héros les bras croisés, dans une attitude de fermeté et de défi. A deux reprises, dans Deux ans de vacances, il oppose Doniphan et Briant, prêts à se battre sous différents prétextes, mais, en réalité, pour s’assurer une position dominante dans le groupe : « – Comme tu voudras... et quand tu voudras ! répliqua Briant qui s’était croisé les bras » et, cent pages plus loin : « les deux adversaires avaient fait quelques pas en arrière, Briant les bras croisés, Doniphan dans l’attitude du boxeur7. »
4Les romans destinés à la jeunesse tendent donc à schématiser des attitudes facilement interprétables. C’est dans un tout autre esprit que Zola, dans La Joie de vivre, montre les gestes de Pauline. La descendante des Macquart a en elle, comme ses ancêtres, la tentation de la violence, et on la voit par exemple, mue par la jalousie, taper à coups redoublés « de toute la force de ses petits poings » sur le pauvre chien Mathieu pris comme victime expiatoire ; elle peut montrer, dans de telles colères, une force physique extraordinaire8. Pourtant Pauline, si pétulante au naturel, est capable de s’imposer la douceur et l’immobilité, pour soigner Chanteau avec une extrême délicatesse. Le contraste entre les conduites spontanées et les gestes retenus est noté à plusieurs reprises par Zola, qui peut ainsi montrer la complexité du personnage. Dans ses jeux avec Lazare,
le camarade [Pauline !] devenait parfois d’une turbulence terrible. Brusquement elle grimpait sur la table, ou bien elle passait d’un bond au travers du paravent crevé.
Mais, si Lazare se met au piano, elle peut rester tranquille, pendant des heures, à l’écouter9. La jeune fille peut sembler déroutante dans ses contradictions ; mais ce sont celles que son hérédité lui a léguées. La bonté de Pauline, notion fondamentale du roman, comme on le voit dans le Dossier préparatoire, est ainsi mise en évidence par les efforts que le personnage doit accomplir sur son comportement, par amour d’autrui.
Un langage gestuel
5Un système fortement codé culturellement fait correspondre à certaines modifications physiques tels sentiments ou émotions. L’expérience vécue apprend à déchiffrer ce code ; dans le cas de l’expression romanesque, c’est un peu différent, puisque justement le roman verbalise ce qui était non-verbal et donne un sens univoque aux gestes. Dans un roman autodiégétique, ou bien le narrateur explique lui-même ce que son corps exprime, ou bien un autre personnage est chargé de le rendre clair pour le lecteur, comme dans ce passage de Sans famille, où Rémi et Vitalis arrivent à Paris :
Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me regarda, et la pâleur de mon visage, le tremblement de mes lèvres, lui dirent ce qui se passait en moi.
« Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi, je crois bien »10.
Hector Malot se montre ici un psychologue intuitif, faisant adresser à son héros enfant des messages de compréhension en retour.
6Goncourt, narrateur hétérodiégétique dans Chérie, utilise un autre procédé qui consiste à associer le geste et son interprétation, par exemple avec un nom et un adjectif épithète ; il parle ainsi des colères muettes de Chérie :
Elles persistaient longtemps chez Chérie, ces colères, qui commençaient invariablement par des ruades de côté d’une de ses jambes, et se terminaient par un vautrement farouche de son petit corps à terre, sans une parole, sans une larme11.
Cette alliance du concret et de l’abstrait, caractéristique de l’écriture artiste, permet de rendre lisible le comportement du personnage, l’important étant de parvenir à une certaine cohérence pour le lecteur.
7Le rire est l’un de ces moyens privilégiés d’extérioriser des sentiments. Les ouvrages éducatifs apparaissent cependant comme fondamentalement sérieux, et l’on y rit fort peu. Les quinze enfants livrés à la nature dans Deux ans de vacances ne s’amusent guère, les rares mentions du rire sont dues aux plaisanteries de Service, le plus joyeux de la petite bande. Mais, soit parce que la situation est tendue, soit parce que les héros de Jules Verne, adultes ou enfants, sont rarement des plaisantins, cela reste tout à fait exceptionnel. Le rire n’est pas fréquent non plus dans Le Tour de la France par deux enfants ; il est toujours l’apanage de Julien, dont on rit parfois à cause de sa naïveté, et qui, plus souvent, rit, non pas pour montrer une supériorité, mais pour extérioriser son plaisir ; nous retrouvons les constructions causales signalées plus haut : « Julien, émerveillé, riait de plaisir12 ». Mais, le plus souvent, l’enfant se montre grave car le voyage entrepris, et le désir de s’instruire, sont choses sérieuses.
8Cependant, dans plusieurs autres romans, le rire est la manifestation de sentiments spontanés et naturels. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Pauline, qui dans La Joie de vivre représente la nature et la force de la vie, soit un personnage gai et rieur ; Zola explique pourquoi :
Elle éclata d’un bon rire. Dans son petit être réfléchi, c’était une bouffée de gaieté bruyante et saine, la gaieté d’une personne de raison que l’absurde met en joie13.
Le rire a dans ce roman une valeur métaphysique, il est la négation des théories pessimistes de Schopenhauer qui attirent Lazare, et Pauline oppose à ces doctrines tournées vers la mort une force positive :
Bien portante, toujours droite dans le bonheur de l’habitude et dans l’espoir du lendemain, elle le réduisait [Lazare] à son tour au silence14 par l’éclat de son rire sonore, elle triomphait .
Ici le rire entre donc dans un système d’opposition qui est à la base de l’action romanesque, il fait du personnage de Pauline un être de vie.
9Un autre système d’opposition fait du rire un défoulement par rapport à une éducation exagérément austère, et l’on voit ainsi le héros du Roman d’un enfant, personnage souvent triste et réservé, éclater brusquement en des accès de gaieté. C’est surtout chez Jules Vallès que l’on trouve cette libération ; il y a dans les premiers chapitres une opposition entre le monde clos de la famille, où l’on ne rit jamais, et le monde extérieur, entrevu par l’enfant, où règne une gaieté attirante : Mme Garnier, « qui rit toujours », la tatan Mariou, une voyageuse anonyme en diligence, Mme Vincent « une rieuse », Mme Brignolin (« c’est plaisir de la voir trottiner, rigoler »), Mme Devinol qui « rit à pleine bouche », toutes les femmes entrevues autour de l’enfant ont la même caractéristique, alors que « [s]a mère est une sainte femme qui ne rit pas15 ». Il est logique que, entre ces deux mondes, l’enfant à la recherche de son autonomie choisisse le rire, et par conséquent la vie extérieure : « Je suis gai de nature ; j’aime à rire et j’ai la rate qui va en éclater quelquefois16 ! » Le rire est libérateur, l’humour est pour Jacques Vingtras comme pour Vallès une arme et un mode de communication privilégié.
10Les larmes des jeunes enfants sont souvent mentionnées dans les romans. Elles expriment spontanément les grands chagrins, de Rémi abandonné à la solitude et à la faim, de Pauline repensant à sa condition d’orpheline, de Jacques, dans Deux ans de vacances, qui a du mal à cacher un secret trop lourd. Dans deux cas plus particulièrement, les larmes ont un rôle expressif important. Jacques Vingtras, que nous venons de voir gai et rieur, a aussi, comme tout enfant, une propension à pleurer. Mais, très tôt, le héros apprend à dominer ses émotions et à cacher cette forme de faiblesse, et on lit à plusieurs reprises des expressions comme « dévorer un gros soupir, une vilaine larme », « je dévorais mes larmes et cachais mes douleurs »,
Je me contente d’enfoncer mes mains dans mes poches, et j’ai l’air de rire ! Je pleure. Que de sanglots j’ai étouffés pendant qu’on ne me voyait pas17 !
Dans ce roman de la souffrance et de la libération, les larmes sont souvent notées, mais leur dissimulation est l’un des premiers exercices de maîtrise de soi du jeune enfant.
11Dans une symbolique traditionnelle inspirée de la mystique chrétienne, les larmes de Sébastien Roch apparaissent comme une eau régénératrice, source de pureté qui provoque même le remords du Père de Kern :
Il avait dû être surpris dans cette prière, par le sommeil, car ses mains jointes n’étaient pas tout à fait désenlacées. Sa tête reposait inclinée sur le drap, mouillé de larmes fraîches.
– Pauvre petit ! se dit le prêtre, le cœur traversé d’un grand remords18 .
12Mirbeau juxtapose cette forme de symbolisme et un réalisme beaucoup plus somatique qu’on trouve un peu plus loin dans le roman :
Bientôt, la colère de Sébastien s’atténua et mollit, les larmes vinrent et, avec les larmes, la détente nerveuse qui, peu à peu, le laissa sans force, sans résistance, le cerveau meurtri, les membres lourds, affaissé comme un paquet inerte, sur la chaise19 .
13La mention des larmes d’un personnage enfant répond donc parfois à une intention réaliste et descriptive, mais elles ont aussi souvent une importance pour la psychologie du personnage ou le sens général du roman. Le corps utilise un langage muet qu’il importe toujours au lecteur de décoder, si le narrateur ne l’a pas fait.
2.L’enfant malade
14De nombreux romans présentent des altérations, passagères ou définitives, de la santé et du bien-être physique, et affrontent les héros à l’expérience pathétique et formatrice de la souffrance20. Sur les dix romans que nous étudions en détail, neuf présentent un épisode d’accident ou de maladie, Petit Bob seul faisant exception21. On peut s’étonner de cette fréquence, et se demander quel intérêt présente le récit d’une maladie qui, débouchant sur une guérison, constitue donc un épisode transitoire et pourrait sembler une parenthèse dans la continuité du roman. Du point de vue du réalisme, ce genre d’événement est logique, les petites maladies infantiles étant courantes. De plus, le récit de la maladie présente divers intérêts narratifs.
Tableau clinique
15Selon les narrataires des romans, et l’esthétique adoptée par les auteurs, la maladie est décrite de façons diverses. Les termes mêmes qui la désignent sont parfois bien vagues : « des fièvres » pour Costar dans Deux ans de vacances22. Mais les maladies infantiles plus ou moins graves composent dans notre corpus une sinistre litanie : « phtisie aiguë, coxalgie, fluxion de poitrine, céphalalgie, angine, scarlatine, rougeole, coqueluche, fièvre typhoïde... ». Dans le choix de ces termes techniques parfois obscurs pour le profane, on retrouve la volonté qu’ont les naturalistes de rendre compte scientifiquement de la réalité. Le Dossier préparatoire de La Joie de vivre montre un Zola soucieux de documentation, puisant dans les livres de médecine un vocabulaire et des notations qu’il veut strictement exacts23. La présence dans les romans des personnages de médecins légitime l’emploi de ces termes parfois rares ; le médecin, personnage expert, apparaît comme « opérateur de lisibilité24 », garant de la vraisemblance et du sérieux du lexique employé.
16L’évocation de la maladie ne se borne pas à ces mots savants ; les symptômes sont une source de pathétique, surtout lorsque la maladie est mortelle. La description insistante de la souffrance suscite la sympathie du lecteur pour le personnage affecté, qui ne peut pas toujours dire lui-même ses maux. Ainsi dans ce passage de La Joie de vivre où, de plus, l’évocation des signes cliniques est faite par la médiation de Lazare qui est à la fois étudiant en médecine, donc technicien, et fiancé de Pauline, donc concerné affectivement :
Il vit avec difficulté l’arrière-gorge luisante, sèche, d’un rouge vif. C’était évidemment une angine. Seulement, cette fièvre terrible, ce mal de tête effroyable, l’épouvantaient sur la nature de cette angine. La face de la malade exprimait une sensation d’étranglement si pleine d’angoisse, qu’il eut dès lors la peur folle de la voir étouffer devant lui25.
La fièvre entraîne souvent le délire, et des cauchemars dont le récit permet une plongée dans l’inconscient du personnage. Jack agonisant à l’hôpital revit dans un rêve tous les épisodes majeurs de sa vie, alors que Sébastien Roch, guéri de sa typhoïde,
note dans son journal, plus tard, que cette maladie n’a guère altéré les conditions morales de sa vie, et que le délire de la fièvre n’est pas sensiblement plus douloureux que la pensée normale, ni plus fou que les ordinaires rêves26.
Ce qui est, a contrario, une façon de montrer que la vie « normale » de Sébastien présente un aspect pathologique. La maladie, même une banale maladie infantile, permet donc d’établir ce lien recherché par les naturalistes entre le physiologique et la vie de la conscience. Le récit de ses symptômes est une forme d’expression indirecte de ce que l’enfant, parfois, est incapable d’exprimer autrement.
Déterminisme
17Avec le développement, à cette époque, de l’esprit scientifique et positiviste, les écrivains insistent souvent sur les causes de la maladie. Si l’origine peut en être individuelle et personnelle, comme dans le cas de l’angine de Pauline dans La Joie de vivre27, la maladie est expliquée aussi comme l’aboutissement d’un déterminisme héréditaire. On sait la fortune qu’a eue, tout au long du XIXème siècle, le système classant les individus en « tempéraments », et combien cette classification est importante, pour les personnages de Zola par exemple. La famille Chanteau de La Joie de vivre est organisée selon ce schéma, comme l’atteste le Dossier préparatoire : Lazare est « un tempérament nerveux que la vie détraque de plus en plus », Chanteau est « sanguin » et Mme Chanteau « bilieuse ». Au milieu d’eux, Pauline présente « un équilibre parfait, qui vient de l’équilibre du sang et des nerfs28 ». Mais, dans la mise en œuvre du roman, les personnages sont plus nuancés. Un tel esprit de système se trouve aussi chez Goncourt, qui oppose Chérie aux « Parisiennes lymphatiques » et la présente douée « du tempérament nervoso-sanguin des vraies femmes amoureuses29 », tout en rappelant son ascendance maternelle espagnole ; elle est déjà une jeune fille à ce moment du roman. La théorie des tempéraments est donc moins une explication des individus qu’un moyen d’opposer les personnages d’une même œuvre. Le personnage d’enfant, dès son entrée dans la vie, se trouve ainsi déterminé par son hérédité, par sa physiologie, et sa destinée personnelle en est affectée.
18Dans ces romans « fin-de-siècle », le motif de la dégénérescence apparaît assez souvent ; ainsi chez le petit Zara dans Les Rois en exil, de Daudet. Sa blondeur, trait quasi obligé dans un portrait d’enfant, comme nous l’avons vu, est excessive : on signale d’abord ses « cheveux trop blonds », puis son « teint de cire », sa pâleur, sa « figure éteinte », sa « chair blême ». L’explication de ce phénomène encadre le roman : Zara représente « l’épuisement du sang et la fin d’une race »– comme sa sœur morte prématurément – et le « débris, [l’]épave d’une grande race30 ». Ces traits forcés sont révélateurs des préjugés du temps, et d’une certaine esthétique décadente.
19La maladie apparaît aussi comme le résultat logique d’un déterminisme social. Il existe, dans les schémas simples des romans populaires ou des romans pour la jeunesse, des maladies « de riches » et des maladies « de pauvres ». Michel Gilsoul le montre à propos de Sans famille31, en opposant la coxalgie, « maladie de riche » qui oblige Arthur Milligan à rester allongé sur une planche – ce qui n’empêche pas sa mère de lui faire parcourir l’Europe à bord d’un bateau luxueux –, et la pneumonie, « maladie de pauvre » qui atteint Rémi après les nuits d’hiver passées à la belle étoile. Le schéma d’opposition est certes un peu simpliste ici. Mais cette idée d’une pathologie sociale est féconde et inspire beaucoup de romanciers pour l’image qu’ils veulent donner d’une certaine fatalité s’exerçant sur les personnages. C’est la thèse qui s’exprime tout au long de L’Assommoir et de Germinal. Dans Jack, nous trouvons la même idée, appliquée à des personnages d’enfants et d’adolescents. Mâdou, d’abord, le petit roi du Dahomey, se meurt à la fois des souffrances de l’exil et de la maltraitance, et des suites de sa fugue vers le Midi. Jack, lui aussi, ressent dans son corps souffrant toutes les étapes de sa longue descente aux enfers, jusqu’à la phtisie qui l’emporte finalement, conséquence de la période alcoolique de sa vie, mais aussi du surmenage intellectuel et de la dure vie d’atelier. Les enfants sont les victimes innocentes et impuissantes d’un milieu malsain et corrompu, leur fragilité rend encore plus pathétique la dénonciation des injustices sociales qu’expriment, à travers la peinture de leurs maladies, des écrivains comme Zola ou Daudet.
La maladie dans le projet romanesque
20Diverses explications peuvent rendre compte de l’invention, par le romancier, d’une maladie dans le cours de la vie de son héros. Dans la littérature de jeunesse, la description des causes et des effets présente un intérêt didactique et moral. On le voit dans Le Tour de la France par deux enfants, où un accident (causé, non par une faute humaine, mais par la force du mistral) introduit une leçon de secourisme32 sur la conduite à tenir devant une entorse. Le sang-froid et le dévouement d’André, sont mis à l’honneur, en cette occasion. Les conseils peuvent aussi être préventifs, ce qui se comprend à cette époque où l’hygiénisme se fait jour. Ainsi Jules Verne, qui joint « éducation » et « récréation », selon le programme éditorial d’Hetzel, donne des conseils tout en racontant l’installation de ses jeunes naufragés dans une grotte, pour l’hiver :
La santé générale n’en périclita pas, grâce à l’aération qui se faisait d’une chambre à l’autre à travers le couloir. Cette question d’hygiène ne laissait pas d’être des plus importantes. Que l’un de ces enfants tombât malade, comment pourrait-on lui donner les soins nécessaires ? Heureusement, ils en furent quittes pour quelques rhumes ou maux de gorge, que le repos et les boissons chaudes firent promptement disparaître33.
La présence du narrateur, ici, à la fois comme régisseur du texte et comme commentateur, est assez lourde, c’est la rançon du projet didactique. Une leçon morale est perceptible aussi dans Sans famille, à propos d’Arthur. Certes, la maladie le handicape gravement ; mais sa mère, si aimante, formule aussi des exigences d’ordre intellectuel et moral :
« Je ne consentirai jamais à ce que vous n’appreniez rien, et que, sous34 prétexte de maladie, vous grandissiez dans l’ignorance ».
C’est donc dans les trois romans de notre corpus explicitement destinés aux enfants qu’apparaissent ces intentions éducatives. Dans les autres, la maladie a, plus souvent, un rôle fonctionnel par rapport à l’action.
21Elle peut revêtir un aspect fortuit et inattendu, et empêcher la réalisation d’un projet. Au chapitre VII de La Petite Lazare de Marie-Robert Halt, c’est la gale, transmise par un colporteur, qui empêche la petite fille de commencer sa scolarité, tant souhaitée, à l’école du village35. Instrument du destin, l’enfant malade, même s’il n’est pas le personnage principal, entrave ou favorise la réalisation d’une action, ou la satisfaction d’une passion coupable36 ; dans Le Disciple, la scarlatine de Lucien de Jussat ramène sa sœur Charlotte vers Robert Greslou et marque une nouvelle étape de leur passion, précipitant les personnages dans un destin tragique37. La maladie permet aussi une recomposition des liens dans le système des personnages. Dans La Joie de vivre, l’angine de Pauline, au chapitre IV, la réconcilie avec Lazare, qui l’avait quelque peu délaissée, alors que Mme Chanteau se rapproche de Louise et commence à la voir comme une bru possible38. Enfin, dans Sébastien Roch, la fièvre typhoïde de Sébastien, déjà évoquée, a pour effet de provoquer une réconciliation avec son père39.
22La maladie constitue aussi une étape importante dans le développement d’un enfant ou d’un adolescent. Tout le roman de Robert Caze, Les Enfants : L’Elève Gendrevin40, est structuré autour d’un épisode de fièvre scarlatine ; la première partie, intitulée « La crise » raconte, sur quelques heures, le déclenchement de la maladie et l’admission du collégien à l’infirmerie ; la deuxième, « L’enfance » opère un long retour en arrière sur les années d’enfance et de formation ; la troisième, « La mue », présente la puberté intervenue à la suite de la maladie et les nouveaux problèmes de l’adolescent. La structure du roman montre donc l’importance déterminante d’une maladie d’enfant dans toute la destinée de René Gendrevin. Et, dans Chérie, paru aussi en 1884, c’est encore la scarlatine qui a cette fonction. Présentée, avec la rougeole, comme « des maladies sans souffrances vives41 », la scarlatine ne met pas en danger la petite fille, mais la contraint à une longue période d’enfermement et d’isolement. Ces longues semaines déterminent en Chérie un repli sur elle-même, d’où une évolution psychologique sensible :
Dans cette maladie, dont les jeunes filles sortent étonnamment grandies, il semblait qu’un peu de la femme morale se faisait jour dans la fillette42.
En effet, dans une existence d’enfant, la maladie détermine un « avant » et un « après », fixe un point de repère sensible dans l’évolution, amène le personnage à repenser ses relations avec son entourage.
3.L’enfant infirme
23Par un fait de société sans doute, à une époque où la chirurgie et l’orthopédie étaient encore des pratiques bien incertaines, de tels personnages sont relativement nombreux dans notre corpus, qu’ils soient infirmes de naissance, comme Alzire Maheu, la petite bossue de Germinal, ou par accident, comme son frère Jeanlin. Ces personnages tiennent souvent dans l’œuvre une place secondaire ; ils ont donc essentiellement un rôle fonctionnel.
24La description du corps et de l’infirmité en particulier est faite avec plus ou moins de délicatesse et d’insistance. Dans Sans famille, le mutisme de la petite Lise n’affecte pas son apparence extérieure, et le narrateur met surtout l’accent, dans le récit de la première rencontre, sur l’expressivité de ses yeux, – « ces yeux étaient étranges, ils parlaient » – et de ses gestes. Pour ne pas effrayer la sensibilité des jeunes lecteurs, l’infirmité de Lise est présentée comme un épisode passager, né fortuitement, qui pourra trouver sa résolution dans l’avenir43, et Malot s’ingénie à faire de ce handicap un charme de plus pour l’enfant, en mettant en valeur sa grâce et sa vivacité. Les écrivains s’adressant à des lecteurs adultes se montrent moins évasifs dans leurs évocations, même si Zola, avec finesse, montre la gêne éprouvée par des visiteurs confrontés à l’infirmité d’Alzire :
Quelle jolie petite ménagère, avec son torchon ! On complimenta la mère d’avoir une petite fille déjà si entendue pour son âge. Et personne ne parlait de la bosse, des regards d’une compassion pleine de malaise revenaient toujours vers le pauvre être infirme.
Le narrateur met surtout l’accent sur ses « yeux intelligents44 », mais n’insiste pas particulièrement sur son handicap. En revanche, Zola fait dans L’Œuvre une grande place à ces misères physiques, à travers plusieurs personnages. Les enfants de l’architecte Dubuche sont tous les deux gravement handicapés, frappés par une « dégénérescence » héréditaire. La description présente Gaston, « un pauvre être malingre qui avait, à dix ans, les petits membres mous de la première enfance », et sa sœur Alice avec « de grands yeux pâles, [...] pareille à un de ces petits oiseaux étiques qui tombent des branches ». Personnages inutiles à l’action stricto sensu, les enfants de Dubuche illustrent le pessimisme général du roman et leur rencontre enfonce encore un peu plus Claude Lantier dans le désespoir, d’autant plus qu’il est lui-même père d’un enfant handicapé. La description du petit Jacques est, contrairement aux exemples précédents, faite sans concession aucune à l’euphémisme. Le regard du père, comme peintre, voit les détails pénibles, la tête trop grosse, l’intelligence qui semble diminuer en proportion inverse du développement du crâne. Et c’est à travers la peinture, par l’intermédiaire du tableau de L’Enfant mort, que Zola fait la description la plus cruelle du petit infirme :
Etait-ce un crâne, était-ce un ventre, cette tête phénoménale, enflée et blanchie ? et ces pauvres mains, tordues sur les linges, comme des pattes rétractées d’oiseau tué par le froid ! [...] Puis on distinguait les yeux clairs et fixes, on reconnaissait une tête d’enfant, le cas de quelque affreuse maladie de la cervelle, d’une profonde et affreuse pitié45 .
La peinture sert ici de relais à la description verbale, lui donnant ainsi plus de force suggestive.
La mise à l’écart
25Dans la situation faite aux enfants infirmes au cœur du système romanesque, apparaît une constante : l’exclusion. Pour des raisons d’abord matérielles, l’enfant est condamné à l’immobilité et à la solitude. Mirbeau place, dans L ’Abbé Jules, aux côtés du narrateur, un voisin à peu près de son âge, Georges Robin,
un pauvre être souffreteux et difforme, que sa mère montrait rarement, honteuse de son visage fripé, de ses petites jambes torses, de la46 faiblesse de ce corps d’enfant tardif et mal venu .
Au-delà de cette lamentable apparence, le narrateur a su deviner « les élans de son âme, comprimée et plaintive, son regard de prisonnier ». Georges, en effet, est mis à l’écart par ses propres parents qui ont renoncé à lui donner de l’instruction et en font un « domestique47 » chargé des tâches ménagères répugnantes. Son exclusion permet d’évoquer l’indignité des parents ; on sait avec quelle conviction et quelle véhémence Mirbeau défend la cause des enfants. La description est pathétique, mais ce pathétique n’est pas gratuit, il est au service d’un engagement.
26L’exclusion sociale de l’infirme n’est peut-être pas, pourtant, la pire injustice ; elle va servir à Mirbeau pour en représenter une autre, dans Sébastien Roch : le rejet de tous ceux qui sont différents. La souffrance du héros arrivant au collège et hué par tous les élèves est mise explicitement en rapport avec celle d’un infirme. Sébastien pense à son père, en manches de chemise, avec son tablier de cotonnade grise, s’affairant dans sa triste boutique :
Cela lui sembla répugnant, inadmissible, et plus irréparable que s’il eût été bossu ou cul-de-jatte48.
Et, dans la véritable chasse à l’homme qui lui est infligée, il s’identifie à un voisin bossu, un petit cordonnier dont les gamins se moquaient toujours et qui a fini par se pendre. L’infirmité physique est donc chez Mirbeau la représentation visible de la pire souffrance : l’exclusion morale. Avec une grande violence verbale, Mirbeau dénonce cette cruauté des hommes ou des enfants entre eux, dans un monde dominé par la lutte et l’hallali49.
Effets d’antithèse
27Autour du motif de l’infirmité s’affrontent des idées antithétiques qui permettent de faire progresser l’intrigue romanesque ou les relations entre personnages. D’abord, l’infirme est confronté à l’enfant normal, comme on vient de le voir chez Mirbeau. Mais, à l’intérieur même de la personnalité enfantine, est développé parfois un système de compensation qui pallie l’infirmité par le développement d’autres qualités. Jeanlin Maheu, qui a eu les deux jambes brisées par un accident survenu dans la mine, reste boiteux
et il fallait le voir filer d’un train de canard, courant aussi fort qu’autrefois, avec son adresse de bête malfaisante et voleuse50.
Il compense par la ruse et l’adresse son handicap physique. Jeanlin devient, vu dans la nuit, une sorte d’apparition fantastique, malfaisante comme cet Homme noir des légendes des mineurs, qui fait peur aux filles51. Les métaphores animales employées par Zola à propos de ce personnage marquent son caractère ambigu, à la fois détestable et pitoyable. Sa sœur Alzire développe, elle, une autre forme de compensation. Empêchée de vivre comme les autres enfants, elle manifeste une « intelligence précoce de fillette infirme52 » que Zola signale à plusieurs reprises. Limitée dans son corps, elle se développe affectivement et intellectuellement. De même, Georges Robin, dans L’Abbé Jules, manifeste des dons d’observation et d’analyse ; l’antithèse des yeux et du reste du corps réapparaît ici :
L’on sentait qu’une ossature étiolée, que des membres rabougris, flottaient sous la blouse d’indienne qui l’enveloppait jusqu’à mi-jambes. Ses mains étonnaient à cause de leur longueur et de leur sécheresse, des mains comme jamais je n’en vis à aucun enfant. Et ses yeux aux prunelles d’un bleu sombre inquiétaient aussi par l’étrange profondeur du regard et la précocité des pensées qu’elles révélaient53 .
L’enfant infirme, décidément, n’est pas tout à fait un enfant, il procède aussi de l’adulte, mentalement. Il est donc dans un roman un personnage un peu à part, pour lequel les schémas habituels de correspondance entre le paraître et l’être ne sont pas applicables.
28La guérison du handicap intervient seulement dans un roman destiné à la jeunesse, Sans famille, au dénouement, d’une façon qui semble invraisemblable au lecteur d’aujourd’hui, mais qui cadre avec les idées de la médecine du temps. Jean-Louis Cabanès indique que les aliénistes croyaient « à une vertu thérapeutique des émotions violentes54 » ; observons que Malot a préparé le dénouement heureux qui rend la parole à Lise lorsqu’elle entend chanter Rémi, de retour de ses difficiles aventures en Angleterre. La scène55 où elle lui donne la réplique en reprenant le second couplet de la chanson émeut les jeunes lecteurs et ne laisse aucune note de tristesse dans cette fin de roman.
29Entre normalité et différence, handicap et guérison, compassion et dérision, restriction de l’espace et développement intellectuel, le personnage de l’enfant infirme est donc le lieu de nombreuses antithèses qui contribuent à nourrir l’action romanesque et la réflexion du lecteur. Même s’il n’est qu’un personnage secondaire, il présente donc un intérêt certain dans l’équilibre de la narration.
4.L’enfant martyr
30La loi, au XIXème siècle, donne encore aux parents un pouvoir quasi absolu sur leurs enfants. La société que nous observons est violente à l’égard de l’enfant, même si cette violence reste parfois secrète56. Les romanciers, témoins de leur époque, vont par conséquent faire intervenir assez souvent dans leurs œuvres des personnages d’enfants battus, à la suite de Dickens (Oliver Twist, 1838) ou de la Comtesse de Ségur (Les Malheurs de Sophie, 1864). Daudet évoque les violences exercées par Moronval sur Mâdou, qui appelle son maître « le père au bâton57 » ; Zola, dans La Joie de vivre, peint, parmi les enfants du village de Bonneville, le fils Houtelard, « massacré » par son père et sa belle-mère58. Le roman populaire, qui aime les effets appuyés de pathétique, fait aussi place à ce thème59.
Description ou suggestion
31La description des violences exercées sur un enfant atteint vite l’insupportable. Les romanciers doivent déterminer les limites du tolérable. Hector Malot raconte, au chapitre XVII de Sans famille, le passage de Rémi dans un sordide logement de la rue de Lourcine où un Italien, Garofoli, exploite des enfants qu’il envoie mendier et qu’il brutalise affreusement. Rémi craint d’être, lui aussi, confié à Garofoli. Celui-ci dirige ces scènes de châtiment avec des raffinements de cruauté et un plaisir sadique, faisant tenir le fouet par l’un des enfants, Riccardo, et affectant une sensibilité ironique :
« Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement Garofoli en s’adressant à sa victime, tu sais que, si le fouet te déchire la peau, tes cris me déchirent le cœur. Je te préviens donc que, pour chaque cri, tu auras un nouveau coup de fouet, et ce sera ta faute. Pense à ne pas me rendre malade de chagrin ; si tu avais un peu de tendresse pour moi, un peu de reconnaissance, tu te tairais. Allons, Riccardo ! »
Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos du malheureux60.
La relation violente réunit quatre intervenants : le patron sadique, l’exécutant complice, qui est un enfant, désolidarisé de ses semblables peut-être pour garantir sa propre sécurité, les victimes, enfants anonymes, fondus dans un groupe de faibles, enfin le témoin, Rémi, spectateur frémissant et impuissant. Il faudra l’arrivée de Vitalis pour rompre cet infernal cercle de violence. Malot présente donc implicitement cette situation comme un rapport de forces, où l’enfant est fatalement perdant. Il montre peu, mais insiste sur les paroles dans cette scène où le discours direct est très fréquent.
32La description de la violence est plus explicite dans L’Assommoir. Zola s’est peut-être inspiré d’un modèle réel pour créer le personnage d’Eulalie Bijard, dite Lalie61. Cette enfant est la victime d’un père alcoolique qui a déjà tué sa femme à coups de pieds. Le regard porté sur Lalie est souvent celui de Gervaise, mère de famille, qui mesure malgré sa faiblesse de caractère les ravages de la boisson, mais qui perçoit cette situation comme une fatalité62. La description est fondée sur des effets d’opposition : opposition en Lalie elle-même de la fragilité corporelle et de la maturité, de l’esprit de jeu et des responsabilités63, opposition entre l’enfant, « pauvre petit chat, craintif et câlin64 » et son père, véritable brute armée d’un fouet. En Lalie, corps souffrant, seuls protestent les yeux et chaque apparition de l’enfant est associée à la mention de son regard. Mais la petite fille cache pudiquement sa souffrance, et ce n’est qu’au moment de la mort qu’est visuellement rendu présent le martyre, par le dévoilement du corps agonisant. Le passage65 est d’une grande violence verbale dans l’évocation des plaies, « nudité sanglante et douloureuse de martyre, minces zébrures violettes, tache livide, déchirure mal fermée » ; Zola utilise quelques comparaisons pour rendre sensible la fragilité de la petite : « comme si la mâchoire d’un étau avait broyé ce membre si tendre, pas plus gros qu’une allumette » ; enfin, avec une ambiguïté de l’énonciation qui nous fait passer du point de vue de Gervaise à celui du narrateur, le ton se charge d’indignation et donne une grandeur sacrée au martyre de Lalie :
Oh, ce massacre de l’enfance, ces lourdes pattes d’homme écrasant cet amour de quiqui, cette abomination de tant de faiblesse râlant sous une pareille croix ! On adore dans les églises des saintes fouettées dont la nudité est moins pure.
33Ce n’est pas comme un effet de la fatalité, mais comme un drame révoltant que Vallès peint, dans tout un chapitre de L’Enfant, la violence exercée par un voisin, Monsieur Bergougnard. Comme il le fait souvent, Vallès utilise l’humour pour dire les corrections reçues par les fils de Bergougnard, Bonaventure ou Barnabé66, leurs noms même peuvent sembler des noms de comédie ; la description affecte un détachement qui l’apparente à l’humour noir :
Tantôt la tête entre les jambes de leur père, qui, du même coup, les étranglait un peu et les fouettait commodément ; tantôt en face, enlevés par les cheveux et époussetés à coups de canne, mais à fond, – jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de cheveux ou de poussière.
Mais, lorsqu’il s’agit de Louisette, le ton change brusquement, l’humour fait place à l’émotion : « Mais sa petite sœur ! – ô mon Dieu ! » Vallès parle de ses affreuses souffrances, moins avec des notations visuelles, qu’en évoquant les cris venus de la maison voisine et qui suscitent terriblement l’imagination :
Elle criait comme j’avais entendu une folle de quatre-vingts ans crier en s’arrachant les cheveux, un jour qu’elle croyait voir quelqu’un dans le ciel qui voulait la tuer !
Le cri de cette folle m’était resté dans l’oreille, la voix de Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela !
« Pardon, pardon ! »
J’entendais encore un coup ; à la fin je n’entendais plus rien qu’un bruit étouffé, un râle.
Une fois, je crus que sa gorge s’était cassée, que sa pauvre petite poitrine s’était crevée, et j’entrai dans la maison.
C’est donc, comme dans les deux exemples précédents, à un témoin bouleversé que le romancier a recours, mais ici l’impuissance de ce témoin est encore mieux mise en valeur par la distance entre ce que l’on voit et ce que l’on entend : les bruits sont plus suggestifs encore. Du point de vue visuel, Vallès fait simplement ressortir la modification du teint de la petite Louisette, « toute contente, si rose », quand elle vient rejoindre sa famille, et, en l’espace de peu de temps, devenue « blanche comme la cire » ; la description, impossible, est déléguée dans la narration à un rêve de Jacques, rapporté brièvement :
Je me réveillai, la nuit, croyant que Louisette était là, assise avec son drap de morte, sur mon lit. Il y avait son bras grêle qui sortait, avec des marques de coups67 !...
Les contemporains de Vallès qui l’ont accusé d’insensibilité n’ont peut-être pas bien lu ces pages où tout l’art du romancier est retenu et pudique.
Valeur idéologique
34Le roman pour la jeunesse de Malot cherche évidemment à susciter le pathétique et à émouvoir le jeune lecteur. Le chapitre sur Garofoli fut d’ailleurs l’occasion d’un conflit entre l’auteur et son éditeur, que Malot rapporte dans Le Roman de mes romans, à propos de la lecture du manuscrit à Hetzel :
Jusqu’aux scènes des enfants fouettés chez le padrone de la rue de Lourcine, ma lecture n’accrocha pas ; mais arrivé là, Hetzel, qui s’était déjà fâché de ce que le père nourricier fût si brutal, me déclara qu’il fallait adoucir ce tableau trop sombre et trop cruel.
– Des larmes dans les paupières, oui, très bien ; mais qu’elles coulent au milieu d’une crise de souffrance, c’est plus qu’il n’en faut : de la pitié, pas d’horreur68.
Après l’abandon du manuscrit, et la reprise du sujet quelque huit ans plus tard, Malot aura finalement gain de cause. La recherche d’effets pathétiques ira donc jusqu’aux « larmes qui coulent ».
35Pour des lecteurs plus mûrs, l’analyse doit être plus approfondie, et si Zola a fait tant de place, dans la deuxième moitié de L’Assommoir, au calvaire de Lalie, c’est pour amener le lecteur à une réflexion critique de type sociologique. Le roman montre les méfaits de l’alcoolisme ; l’histoire des Bijard, perçue dans le Dossier préparatoire du roman comme un épisode complètement séparé69, est un élément de plus sur ce sujet, mais le romancier l’a habilement insérée dans le roman, en plaçant la famille parmi les locataires de la grande maison de la rue de la Goutte d’Or, en répartissant le récit dans plusieurs chapitres différents, en faisant de Gervaise le témoin principal de ces misères. Lalie n’est donc pas une figure entrevue seulement, elle apparaît à plusieurs reprises au cours du roman, le lecteur s’y attache et lui accorde sa compassion.
36Vallès conduit plus loin le projet d’une écriture romanesque qui provoque chez le lecteur quelque réaction. Si l’émotion est suscitée dans ce roman comme dans les précédents, la distance critique est plus grande, Vallès ridiculisant d’abord le père, M. Bergougnard, qui se consacre à la rédaction d’un livre, De la raison chez les Grecs, et qui invoque des arguments historiques à l’appui de sa violence :
M. Bergougnard [...] me prouvait, livre en main, que les philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient leurs fils à tour de bras ; il rossait les siens au nom de Sparte et de Rome, – Sparte les jours de gifles, et Rome les jours de fessées70.
M. Vingtras, lui aussi, s’appuie sur l’autorité des Anciens pour brider la liberté de son fils71. Mais, au-delà de ces situations de fiction, Vallès insère ses propres idées dans le roman à travers la vocation de Jacques, amenant ainsi le dénouement :
Je défendrai les droits de l’enfant, comme d’autres les droits de l’homme.
Je demanderai si les pères ont droit de vie et de mort sur le corps et l’âme de leurs fils ; si M. Vingtras a le droit de me martyriser parce que j’ai eu peur d’un métier de misère, et si M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d’une Louisette72.
On voit bien ici comment la fiction est mise en œuvre pour servir une cause réelle, et comment le pathétique, loin d’avoir sa fin en lui-même, cherche à susciter une participation active du lecteur, presque un engagement.
*
37La présentation, dans un roman, du corps de l’enfant ne peut être statique. Le mouvement donne vie à l’enfant, traduit ses émotions, rend les personnages compréhensibles. La souffrance physique apparaît comme un déséquilibre qui perturbe l’ordre des êtres et des choses ; il s’agit donc d’un motif éminemment dynamique dans la narration. Au contraire, la bonne santé est rarement signalée comme une situation digne d’intérêt ; ce n’est que chez Zola, dans La Joie de vivre, que la santé est incarnée en Pauline73, et il est des passages du roman où la jeune fille acquiert presque le statut d’une allégorie, dépassant de beaucoup le cadre du récit réaliste :
La jeune fille, aux membres forts, et dont le visage joyeux éclatait de santé, ouvrit les bras comme pour jeter sa guérison aux quatre coins du ciel74.
La santé physique est ici associée à la santé morale, et l’équilibre du personnage acquiert un sens philosophique, opposé au pessimisme des doctrines de Schopenhauer. Dans la souffrance ou le bien-être, la présentation du corps est donc un élément essentiel de la construction du personnage et de sa relation au monde.
Notes de bas de page
1 Maupassant « Romans », Gil Blas, 26 avril 1882, Chroniques, UGE, 10/18, 1980, vol. 2, p. 42. Voir aussi son étude « Le roman » publiée en tête de Pierre et Jean (1888).
2 Chérie, XLIV, p. 150.
3 « Le Tour de la France par deux enfants, le petit livre rouge de la République », dans Les Lieux de mémoire, dir. Pierre Nora, I. La République, Gallimard, 1984, p. 292.
4 Deux ans de vacances, respectivement XI, p. 171, V, p. 87-88, XXIV, p. 431.
5 Ibid., VIII, p. 129. Cette inhibition est souvent signalée par Daudet pour montrer la fragilité physique et morale de Jack.
6 Simone Vierne, op. cit., Marcel Moré, Le très curieux Jules Verne. Le problème du père dans les Voyages extraordinaires, Gallimard, 1960.
7 Deux ans de vacances, p. 214 et 324.
8 La Joie de vivre, p. 845 et 945 (elle est capable d’enfoncer une porte fermée à clé).
9 Ibid., II, p. 838-839.
10 Sans famille, XVI, p. 295.
11 Chérie, VII, p. 41. C’est nous qui soulignons.
12 Le Tour de la France par deux enfants, CXVII, p. 835.
13 La Joie de vivre, I, p. 817.
14 Ibid., III, p. 884.
15 L ’Enfant, respectivement p. 145, 148, 194, 200, 254, 328 et 195.
16 Ibid., XV, 246.
17 L’Enfant, respectivement p. 158, 268, 243.
18 Sébastien Roch, I, 6, p. 916. Nous respectons la ponctuation parfois surprenante de Mirbeau.
19 Ibid., I, 7, p. 950.
20 Pour tout ce chapitre, nous devons beaucoup aux analyses de Jean-Louis Cabanès, dans sa thèse Le Corps et la maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Klincksieck, 1991, 2 volumes.
21 Mais d’autres romans de Gyp, comme Petit Bleu, font intervenir la maladie.
22 Deux ans de vacances, XXV, p. 435.
23 Voir le Dossier préparatoire aux folios 42-44 et Cabanès, op. cit., p. 212.
24 Philippe Hamon, Le Personnel du roman. Le Système des personnages dans les « Rougon-Macquart » d’Emile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 103 et passim.
25 La Joie de vivre, IV, p. 912.
26 Sébastien Roch, II, 2, p. 1028.
27 Pauline, jalouse de l’intimité grandissante de Lazare et de Louise, a voulu les suivre dans leur promenade et est restée longtemps sous une pluie battante (IV, p. 910).
28 Dossier préparatoire, folios 235, 233, 239, 227. Voir Cabanès, op. cit., p. 287.
29 Chérie, LXXXIII, p. 294 et 295.
30 Daudet, Les Rois en exil, Dentu, 1879, Œuvres, II, respectivement p. 867, 912, 1101, 1118, 1122, I, p. 865 et XVI, p. 1102.
31 « Rôle et visage de la fatalité dans les romans pour enfants d’Hector Malot », Bruxelles, Revue des langues vivantes, n° 37, 1971, p. 219.
32 Le Tour de la France par deux enfants, LXX, p. 722-723.
33 Deux ans de vacances, XIII, p. 217.
34 Sans famille, XII, p. 252.
35 Une maladie très contagieuse a pour effet d’écarter l’enfant de la socialisation.
36 Déjà Stendhal, dans Le Rouge et le Noir (I, 19) et Flaubert, dans L’Education sentimentale (II, 6), avaient utilisé cette péripétie pour retenir leurs héroïnes sur le chemin de l’adultère.
37 Il est étonnant de trouver cet épisode de l’enfant malade – en passe de devenir un poncif – chez Zola dans Vérité (1903, Pirot, 1993, vol. 1, p. 301-303), et surtout de constater que l’enfant commence à aller mieux juste après que la mère a avoué sa faute – un mensonge ; manifestation d’irrationnel bien peu dans l’esprit du roman !
38 Ces alliances entre personnages sont sensibles également dans L’Evangéliste, de Daudet : voir chap. III, Œuvres, III, p. 251.
39 Sébastien Roch, II,3, p. 1028-1029.
40 Tresse, 1884.
41 Chérie, XXVII. p. 100.
42 Ibid., p. 103.
43 Sans famille, XIX, p. 317, XX, p. 322 : « On n’avait point renoncé à lui rendre la parole, seulement les médecins avaient dit que pour le moment il n’y avait rien à faire et qu’il fallait attendre une crise ».
44 Germinal, RM III, respectivement p. 1224 et 1145.
45 L’Œuvre, RM IV, respectivement p. 313, 314, 315, 293. Flaubert, dans L’Education sentimentale, avait raconté une scène comparable (III, 4) où Pellerin faisait un portrait – hideux – de l’enfant mort de Frédéric et Rosanette. Mais l’intention de Flaubert était beaucoup plus ironique.
46 Mirbeau, L’Abbé Jules, I, 2, p. 366.
47 Ibid., p. 366 et 574.
48 Sébastien Roch, I, 2, p. 748.
49 Voir ibid., p. 750. C’est avec moins de gravité, avec l’humour dont il est coutumier, que Jules Vallès évoque l’obsession maternelle de la « bosse » qui déformerait l’enfant qui ne se tient pas droit et en ferait un objet de risée (L’Enfant, p. 178, 220, 221). Mais la difformité physique n’est pas du tout perçue de la même façon dans l’imaginaire de l’enfant.
50 Germinal, RM III p. 1362. Plus loin, Zola parle de son « adresse de singe » (p. 1367).
51 Ibid., p. 1172. Anne Belgrand, dans « Le personnage de Jeanlin dans Germinal : naissance d’un monstre », Les Cahiers naturalistes, n° 69, 1995, p. 139-148, analyse ce caractère double de Jeanlin, à la fois monstre et victime.
52 Ibid., p. 1206.
53 L’Abbé Jules, II, 1, P. 577.
54 Cabanès, op. cit., p. 588, à propos de la guérison de Pierre-Charles Gervaisais, dans le roman des Goncourt, Madame Gervaisais, qui présente un personnage d’enfant handicapé mental.
55 Sans famille, XLI, p. 553.
56 Au sein de l’école aussi, la violence a sa place, et Jules Ferry, dans les lois scolaires de 1881, doit interdire avec fermeté les châtiments corporels. Voir Michelle Perrot, Histoire de la vie privée, p. 158.
57 Jack, p. 53, 95, 102.
58 La Joie de vivre, p. 898.
59 Voir par exemple L’Enfant perdue, de Mie d’Aghonne.
60 Sans famille, XVII, p. 309.
61 Voir la notice d’Henri Mitterand sur L’Assommoir, RM II, p. 1543.
62 « Ah bien ! on rencontre des êtres qui sont nés pour souffrir. » (L’’Assommoir, RM II, VII, p. 615).
63 Ibid., X, p. 691-692.
64 Ibid., p. 689.
65 Ibid., XII, p. 759, pour toutes les citations qui suivent.
66 L’Enfant, XIX, p. 314-318.
67 C’est la dernière phrase du chapitre.
68 Malot, Le Roman de mes romans, p. 122. Le « père nourricier » est Barberin.
69 Notice d’Henri Mitterand sur L’Assommoir, RM II, p. 1547.
70 L ’Enfant, XIX, p. 314.
71 Jules Vallès fut interné deux mois dans un asile psychiatrique par la volonté de son père, il fut donc victime réellement de l’exorbitant pouvoir des pères sur les enfants, hérité du droit romain.
72 L’Enfant, XXV, p. 383. Les capitales sont de Vallès. Cette cause lui tint à cœur tout au long de sa vie ; voir particulièrement l’article « Les enfants martyrs » publié dans Le Cri du peuple, le 18 juin 1884 (Œuvres, II, p. 1369-1371).
73 Cette intention est explicitement indiquée à plusieurs reprises dans le Dossier préparatoire de l’œuvre : folios 26, 227, entre autres.
74 La Joie de vivre, III, p. 864.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017