Chapitre I. Le portrait physique
p. 107-129
Texte intégral
L’exercice du portrait est périlleux dans un roman. Pourquoi certains personnages sont-ils décrits et non pas d’autres ? Pourquoi privilégier tel ou tel élément ? Le désir d’exhaustivité en ce domaine conduirait évidemment à une impasse, évoquée avec humour par Vincent Jouve :
Un roman où chaque personnage serait entièrement décrit des pieds à la tête (sans oublier son être affectif et moral) à chacune de ses apparitions serait non seulement oiseux, mais illisible. D’ailleurs, où le portrait s’achèverait-il ? Après avoir évoqué toutes les parties du corps, il faudrait en venir aux jointures, aux veines, aux molécules... On aurait tôt fait de se perdre dans l’infini pascalien1.
Le romancier doit donc forcément opérer des choix que nous examinerons en nous intéressant surtout aux portraits d’enfants, personnages principaux.
1.Présentation du portrait
1La tradition établie, depuis la fin du XVIIIème siècle, consistait à présenter le personnage, de pied en cap, au moment de sa première apparition dans le roman. Cependant, les ouvrages que nous étudions ne se conforment pas forcément à ce modèle rigide, souvent qualifié de « balzacien », à tort ou à raison. Le portrait en position initiale est un indice de l’importance du personnage. Il attire l’attention du lecteur, en distinguant certains personnages des autres, purement fonctionnels. Dans le roman populaire, c’est un moyen, assez maladroit, de faire remarquer un protagoniste2. La littérature de jeunesse accorde moins d’importance au portrait des enfants ou des adolescents. Bruno, auteur du Tour de la France par deux enfants ne sacrifie que très brièvement à la tradition. Le but de l’ouvrage étant essentiellement didactique, décrire pour représenter simplement serait peu utile. Les traits physiques choisis sont donc toujours reliés à un contenu psychologique ou moral, ou sont des indices révélateurs de la situation où se trouvent les deux orphelins. On verra cependant plus loin que le corps n’est pas négligé dans la suite de l’œuvre.
2Dans le roman destiné aux adultes, peindre l’enfant permet parfois de le situer par rapport à sa filiation. On trouve un portrait initial du héros dans Jack, à la deuxième page du roman, suivant immédiatement celui de sa mère, Ida de Barancy. Les deux portraits finissent par s’entrelacer, soulignant les ressemblances physiques et les dissemblances morales entre la mère et le fils3. Daudet permet au lecteur d’imaginer le jeune garçon, tout en suggérant déjà les liens complexes qui l’unissent à sa mère : le portrait physique porte d’emblée du sens. La suite du roman ne fera que reprendre très brièvement certains des éléments mis en place dès le début. Pour un personnage d’enfant ou d’adolescent, la reprise, au long du roman, de ces éléments initiaux est le moyen de rendre sensible le changement du personnage. A chaque étape importante de la vie de Jack, le rappel des traits caractéristiques permet de mesurer l’évolution de l’enfant vers sa vie d’homme. Ainsi, au début de la deuxième partie, quand Jack entre en apprentissage :
Les treize ans de Jack gardaient en effet une tournure un peu féminine. Ses cheveux blonds, quoique coupés, avaient de jolis plis, ce tour caressant donné par les doigts de la mère [...]4 .
A la fin de la deuxième partie, au moment où Jack s’engage comme chauffeur sur un paquebot, le portrait est présenté dans la pensée du héros lui-même :
Le Jack de ce temps-là [le temps de la pension] lui faisait l’effet d’un Jack de race supérieure et plus fine, qui n’avait rien laissé de ses cheveux blonds, de ce grain de peau rosé et doux, à ce grand diable, tanné, efflanqué, aux pommettes rouges, au dos voûté, aux épaules hautes si maigres sous sa blouse5 .
La décadence, puis la régénération de Jack, sont ainsi illustrées par la répartition des éléments descriptifs, qui sont autant de variations par rapport au modèle initial. Le portrait joue un rôle de jalon dans la destinée narrée.
3La technique du portrait que l’on pourrait appeler « éclaté », déjà apparue chez Balzac, est utilisée par Zola. Pauline avait été peinte, à l’âge de cinq ans, en quelques lignes, dans Le Ventre de Paris :
C’était une superbe enfant de cinq ans, ayant une grosse figure ronde, d’une grande ressemblance avec la belle charcutière. Elle tenait entre ses bras un énorme chat jaune6.
Il s’agit, dans La Joie de vivre, de marquer la continuité entre les deux romans et de souligner l’identité du personnage ; aussi le portrait de Pauline, dès sa première apparition, présente-t-il des analogies avec celui qu’on vient de citer :
Elle avait l’air très fort pour ses dix ans, les lèvres grosses, la figure pleine et blanche, de cette blancheur des fillettes élevées dans les arrière-boutiques de Paris7 .
La continuité entre les deux romans est donc assurée ; mais Zola apporte des nuances. Ce qu’il peut y avoir d’un peu fruste dans la première description est corrigé par la délicatesse des notations qui figurent une dizaine de pages plus loin :
Son haleine s’était calmée encore, ses joues blanches et sa bouche rose avaient une douceur immobile de bouquet, dans la clarté de la lampe. Seuls, ses longs cheveux châtains, dépeignés par le vent, portaient une ombre sur son front délicat8.
La petite fille perd son allure de boutiquière pour une autre, beaucoup plus champêtre, et devient progressivement un être très proche de la nature.
4Lorsqu’il s’agit de personnages d’enfants ou d’adolescents, l’écrivain doit suggérer les importantes transformations physiques qui s’opèrent en eux. Si certains romans continuent à assurer d’emblée la présentation des protagonistes, figeant le personnage sous notre regard, l’esthétique adoptée dans beaucoup d’œuvres de cette période est dynamique, suggérant une évolution du personnage, ou même l’impossibilité de figer un être dans une pose définitive.
Ressemblances
5Pour marquer l’importance des liens familiaux, les romanciers utilisent les ressemblances entre le personnage enfantin à décrire et d’autres personnages du texte, membres de la même famille. On ne s’étonnera pas de trouver chez Zola ce genre d’indication : au début du Bonheur des Dames, Zola dépeint Denise Baudu et ses deux frères, et insiste beaucoup sur leurs ressemblances9, ce qui est une façon de souligner la force des liens familiaux entre eux, tout en suggérant des variations entre la jeune fille, Jean le séducteur, et Pépé l’enfant fragile. Ces ressemblances permettent donc d’établir parallélismes et différences individuelles, avec une grande économie d’écriture.
6Dans un roman fondé sur la recherche des origines, comme Sans famille, la ressemblance est utilisée comme un indice de filiation, indice qui fonctionne d’ailleurs a contrario dans le raisonnement de Mattia, lequel se doute que la prétendue famille anglaise n’est pas celle de Rémi :
Tu ne ressembles ni à ton père ni à ta mère, et [...] tu n’as pas les cheveux blonds, comme tes frères et sœurs qui tous, tu entends bien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tu pas comme eux ? [...] Tu n’es pas un Driscoll10.
7Enfin, les rapprochements entre parents et enfants apportent parfois une note d’humour, comme c’est le cas dans un roman pourtant grave, Jack. Au cours des épisodes situés à Indret, le narrateur avait présenté Zénaïde, une fille laide au cœur d’or, et son fiancé, le douanier Mangin. Bien des années plus tard, Jack les retrouve par hasard à Paris :
L’ancien apprenti d’Indret l’avait reconnu surtout à la fillette qui marchait près de lui, carrée, joufflue, taillée à coups de rabot, une réduction de Zénaïde, tandis qu’il ne manquait au petit garçon qu’un képi de la douane pour ressembler parfaitement à M. Mangin11.
Ce portrait fait penser à une caricature, mais c’est aussi une façon d’exprimer la tendresse et l’amour qui régnent dans cette famille très unie, où l’enfant est la reproduction réduite de ses parents.
Comment se peindre soi-même ?
8Apparence physique et ressemblance sont vus de l’extérieur ; mais un problème particulier se pose aux écrivains qui ont choisi d’identifier héros et narrateur. L’autoportrait du personnage a, en ce cas, quelque chose de bien artificiel que les écrivains soulignent souvent, et qu’ils tentent de contourner. De plus, l’enfant a des difficultés spécifiques à se peindre, parce que ses traits sont encore peu formés, mais surtout parce qu’il doute de lui-même et ne peut guère porter de jugement sur sa propre personne. Le portrait dans le roman autodiégétique est donc souvent assuré par des paroles rapportées. L’enfant se présente à travers ce qu’il entend dire de lui. Ainsi, dans Sans famille, c’est Barberin, le père nourricier qui n’a pas vu Rémi depuis longtemps, qui en parle ainsi à sa femme :
« Je le regardais pendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes. [...] Est-ce qu’on est un travailleur avec des12 épaules comme les siennes ? ».
La description est ainsi déléguée à un autre personnage que le narrateur ; dans L’Enfant, les jugements de la mère ou de l’entourage sont très nombreux ; ils contribuent à donner du personnage principal une image dépréciée, utilisant souvent des comparaisons ou des métaphores animales, comme on l’a vu plus haut. L’image du héros en ressort brouillée : « Quelques-uns me comparent à un écureuil, mais presque tous à un singe13. » Par ces jugements d’autrui formulés devant lui, il est diminué, même si Madame Devinol cherche à le valoriser, contre sa mère :
« Savez-vous qu’il a de la tournure, votre fils, un petit mulâtre, et qui marche comme un soldat !
– Il a un bien gros ventre ! dit ma mère. On ne le dirait pas... mais Jacques a beaucoup de ventre14. »
Ce n’est plus ici un autoportrait, mais une mosaïque d’impressions d’origines diverses qui expriment la difficulté qu’a l’enfant pour appréhender lui-même son apparence physique et savoir comment il apparaît à autrui.
9Le motif du miroir, moyen efficace de se peindre, peut être bien conventionnel. On le voit dans un roman pour la jeunesse de Zénaïde Fleuriot, En congé, publié en 1874. Le jeune narrateur décide de tenir un journal pendant ses vacances, et, pour remplir l’attente du départ, de « décrire les voyageurs ». En numérotant les paragraphes, il commence par sa mère, puis en vient à lui-même :
2° Moi. – Ah ! mais comment m’y prendrai-je pour me peindre moi-même ? Voyons ! il y a là une grande glace, je monte sur la malle. Allons, fameux Robert, exécute ton portrait en pied : corps fluet et souple, jambes de coq, bras comme des ficelles [...]15.
L’auteur adopte ici un mode de représentation naïf, que Vallès reprend et affine dans L’Enfant16. Le miroir y est cité plusieurs fois comme un moyen d’affirmer son identité et de se juger : « Je me reconnais dans la glace, je suis aussi laid et aussi malpropre ». Plus loin, l’autoportrait se fait caricatural, dans l’épisode de la toilette, au chapitre XII. Devant la glace, on essaie des attitudes, par exemple pour se donner l’air d’un homme devant le cireur de bottes ; quand Jacques commence à mûrir, il cherche à contrôler – ironiquement – les dires de la mère à son sujet :
Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la porte des modistes ou des tailleurs une glace, pour voir quelle figure j’ai depuis que je meurs de faim17.
L’autoportrait devant le miroir, ainsi réparti en brefs morceaux tout au long du roman, est donc tout autre chose qu’un exercice obligé ; il est le moyen d’assurer une objectivation, à la fois des propres doutes de Jacques sur lui-même, et des dires d’autrui.
10La pratique grandissante de la photographie, vers la fin du siècle, apportera une autre solution à la difficulté de se décrire soi-même. Robert Greslou, personnage principal du Disciple, de Paul Bourget, tente une analyse rétrospective de sa formation intellectuelle et morale, et y insère une ébauche de portrait physique :
Ma mémoire rajeunit mon cœur. Me revoici le petit garçon qu’un portrait conservé me montre avec ses longs cheveux, avec ses jambes serrées dans des guêtres de drap, qui chemine en tenant la main de son18
père .
Fugitive, dans le miroir, ou durable, par la photographie, l’image permet à un héros-narrateur de se présenter d’une façon vraisemblable.
2.Stéréotypes et créations
11Puisqu’un portrait ne saurait être exhaustif, le romancier doit forcément privilégier certains éléments ; les choix opérés pour les personnages d’enfants ou d’adolescents sont souvent identiques, correspondant à un certain nombre de codes, qui constituent de véritables stéréotypes.
Indices d’innocence : clichés et écarts
12Dans la plupart des cas, l’enfant, considéré comme un être de pureté et d’innocence, est dépeint avec des procédés tout à fait conventionnels. Ainsi Hector Malot, pour le portrait de Geneviève, dans La Petite Sœur, paru en 1882, procède par juxtaposition :
Une charmante enfant au visage gracieux, avec un nez droit, une bouche petite, aux lèvres régulièrement arquées, des grands yeux profonds, un front pur couronné d’une épaisse chevelure blonde frisée19.
Un tel portrait n’individualise absolument pas le personnage, dans la mesure où il n’est constitué que de stéréotypes déjà anciens20. Chaque nom est accompagné d’un adjectif dont on peut remarquer la faible valeur descriptive. Comme on le voit dans cet exemple, c’est le visage qui est souvent privilégié dans la description, et plus particulièrement les cheveux et les yeux. Cheveux blonds et yeux bleus sont des indices de l’innocence enfantine. Edmond de Goncourt a différé jusqu’au chapitre XXVI le portrait de sa jeune héroïne ; quand il y consacre un chapitre, c’est pour insister sur sa blondeur :
Les traits n’étaient pas réguliers chez Chérie ; mais, dans son visage, on ne voyait que ses yeux, des yeux brillants pleins de lueurs humides, – et des yeux dont les longs cils courbes semblaient friser, oui, quand ils riaient ! Ces yeux aux cils d’un noir velouté et des cheveux blonds, mais des cheveux d’un blond baptisé par les mères blond rose, et qui prend à la nuque des nuances d’une délicatesse indéfinissable : ça faisait le plus charmant contraste21 .
Nous avons vu déjà les boucles blondes du petit Jack, celles de Bob ; Sébastien Roch est « un bel enfant, frais et blond22 ». Noter la couleur des cheveux d’un enfant, c’est déjà parler de son caractère ; yeux, chevelure et caractère sont associés dans un passage curieux, très condensé, de Jack, où Daudet donne à son héros un « regard de blond, aigu et déterminé23 ».
13Les écarts par rapport à cette norme font remarquer des êtres hors du commun. De nombreux préjugés s’attachent souvent aux cheveux roux, non sans cruauté, comme on le verra dans Poil de carotte de Jules Renard, publié en 1894. Elémir Bourges, dans Le Crépuscule des dieux décrit ainsi le jeune comte Otto :
L’enfant atteignait douze ans, mais il en paraissait bien seize ; grand et fort, la mine impudente, d’étranges yeux gris vert, le poil d’un roux sombre.
La description d’Otto est reprise plusieurs fois dans la suite du roman, toujours avec la mention de ses cheveux roux. Le personnage évolue vers le mal, et est ainsi décrit plus loin :
Avec son teint jaunâtre et pourri, sa grosse tête vacillante, ainsi que sous le poids de vapeurs empestées, et cette sorte d’âme rouge, si l’on peut hasarder ce terme, qui brûlait dans ses yeux pleins de sang et sur sa chevelure rousse, il ressemblait [...] à ces flammes livides du24 soufre de l’enfer dont les damnés sont tourmentés .
Le trait forcé est révélateur des préjugés du temps, et d’une certaine esthétique décadente.
14Clichés littéraires et préjugés dominent dans les exemples que nous avons cités. L’enfant, être encore en devenir, y semble décourager l’effort de caractérisation. Cependant les écrivains les plus originaux ont privilégié certaines parties du corps, dans la description, selon des codes plus subtils.
Le corps en morceaux
15Les éléments de détail retenus dans le portrait peuvent révéler l’ensemble de l’être. Cette figure de la synecdoque convient aux portraits d’enfants, car les choix opérés par les écrivains prennent valeur symbolique, et suggèrent la personnalité naissante en quelques mots.
16Que la main soit révélatrice de la personne entière, c’est une idée commune, et un préjugé populaire souvent présent sous forme d’un topos romanesque y voit un indice de la classe sociale, une marque irréfutable sur l’enfant dépourvu d’identité, comme dans Le Petit Gosse, de Busnach, où un commissaire de police vient constater l’état d’un enfant abandonné :
« Ah ! ah ! fit-il en relevant la tête, le gars ne me paraît guère un enfant du commun. Les attaches sont d’une finesse remarquable. Quant à ses mains, elles sont d’une forme irréprochable. C’est25 évidemment un fils de bonne maison ».
Dans les nombreux romans de « l’enfant circulant », cette observation des mains (et parfois des pieds) constitue un indice narratif.
17Il est des usages plus symboliques de cette synecdoque. Daudet fait de nombreuses allusions à la main de Jack ou de ses compagnons : c’est, au moment de l’entrée en pension, la main du grand élève Saïd qui se tend vers lui pour lui offrir des bouts de cigares... et une consolation amicale ; c’est la petite main de Mâdou, « toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four26 », que Jack saisit pour aider son camarade dans les souffrances de la fièvre. Au moment où l’on envoie de force Jack loin de chez lui, prétendument pour lui donner un bon métier, Daudet exprime de la même façon le contraste entre Labassindre27 et Jack, pour faire ressortir la fragilité de l’enfant :
Le chanteur tendit sa grosse patte dans laquelle la petite main de Jack s’engloutit28.
Jack souffre à l’étau, ses mains saignent, il a des ampoules. La souffrance est pire encore quand il devient chauffeur à bord d’un paquebot. Sa déchéance sociale lui est signifiée au moment où il retrouve Cécile, qu’il espérait bien épouser :
Son regard en s’abaissant rencontra une de ses mains à lui, posée à plat sur sa cotte avec cette gaucherie que les membres des travailleurs ont dans l’immobilité. Elle lui parut énorme, cette main, noire, irrémédiablement noire, traversée d’éraillures et de coupures, terminée par des ongles cassés, durcie, tannée au contact du fer et du feu. Il en avait honte, ne savait où la cacher. Il s’en débarrassa en la mettant dans sa poche29.
Cette main abîmée représente évidemment tout l’être déchu de Jack ; mais il y a aussi dans ce passage l’indication d’une sorte de dédoublement, la main est perçue comme un objet étranger, dans lequel Jack hésite à se reconnaître. C’est quand il l’aura soignée, nettoyée avec « le citron, la pierre ponce30 », qu’il pourra enfin offrir à Cécile « sa main », dans le sens où le langage courant désigne la promesse de mariage.
18Zola use fréquemment de ce procédé ; dans La Terre, c’est par la communication des mains que le petit Jules montre son affection au vieux grand-père Fouan :
Cette frêle main d’enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce pays où il n’avait plus ni terres ni famille, c’était tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire à vivre encore un peu31.
L’élément descriptif est ici réduit à sa plus simple expression, mais la valeur symbolique en est importante : le contraste entre l’enfant et l’adulte est inversé, la « frêle main » représente une force.
19D’autres éléments du corps, plus inattendus, apparaissent chez certains romanciers. La variété en est grande chez Vallès. Roger Bellet a pu parler d’une véritable « mythologie du nez » chez cet écrivain32. Jacques Vingtras fait de fréquentes allusions à son nez, dit « en pied de marmite » par sa mère ; ce nez est l’objet de traitements assez violents, notamment en vue de la composition de « récitation classique et débit » :
On m’a clarifié le nez.
Ma mère l’a pris et l’a mis dans l’eau ; il est resté là longtemps, longtemps ! oh ! les minutes étaient des siècles [...] Seringue molle, mort nez a tiré et craché l’eau pendant une demi-heure, peut-être plus, et il me semble qu’on m’a vidé33.
Cet élément important du visage apparaît ici comme bizarrement désolidarisé de son propriétaire ; Jacques, qui doute, nous l’avons vu, de son identité, a fortiori de sa beauté, est réduit à des éléments traités de façon caricaturale. La violence de Madame Vingtras s’exerce sur le corps entier, mais surtout sur le nez et sur le derrière, évoqué fréquemment, toujours avec humour, souvent par un euphémisme : « Elle me fouette tous les matins ; [...] Mlle Balandreau m’y met du suif ». Son derrière est une marque d’identité irréfutable,
Je n’avais cependant qu’à l’entraîner et à lui montrer, dans un coin, certaine place couturée et violacée, pour qu’elle criât à l’instant :34 « C’est mon fils ! ». Un reste de pudeur me retenait .
Vallès n’est ni grossier ni provocateur ; il exprime avec retenue les souffrances de l’enfant mal aimé.
20Les éléments qu’il choisit pour la synecdoque sont des moyens d’identification. Au contraire, Mirbeau, dans Sébastien Roch, a choisi de mettre en valeur les paupières, moyen de dissimulation, avec un étrange parallélisme entre Marguerite, qui est encore une fillette, et le Père de Kern, le prêtre pervers. Les paupières voilent un regard qui pourrait être inquiétant et cependant trahissent la sensualité. On peut constater la ressemblance des deux phrases suivantes, l’une évoquant les « paupières meurtries déjà de douloureuses ombres » de Marguerite, l’autre, une trentaine de pages plus loin, décrivant le regard du Père de Kern « qui filtrait de douteuses lueurs entre des paupières légèrement bridées et meurtries d’une grande ombre35 ». Mirbeau suggère au lecteur la parenté morale des deux êtres pour qui Sébastien éprouve une trouble passion, et que l’un soit un adulte, l’autre une fillette, montre la précocité inquiétante de la seconde. Ses mains aussi expriment la sensualité, le désir :
Elle s’approchait de lui, avec des mouvements de joli animal, lissait ses cheveux mal peignés, de sa main très longue, maigre et déjà veinée de bleu, arrangeait le nœud de sa cravate défaite. Les petits doigts couraient sur sa peau, légers, souples, brûlants comme des ailes de flamme, semblaient multiplier leur frôlement, qui le laissaient presque défaillant de terreur et de joie36.
Rien d’étonnant à ce que le regard du Père de Kern soit comparé, pendant toute une page, aux mains de Marguerite, avec la même prise de possession sensuelle37 ; c’est une autre façon de mettre en évidence l’étrange ressemblance de ces deux êtres, et la perversité naissante de Marguerite.
21Les écrivains privilégient donc les détails significatifs. Ces pièces de la mosaïque qui constituent le personnage d’enfant ou d’adolescent illustrent des préjugés sociaux, donnant des indices narratifs appuyés ; humour ou symbolisme réactivent, chez les écrivains les plus audacieux, ces clichés.
3.Figuration
22Encore faut-il aider l’imagination du lecteur. Si les termes descriptifs sont insuffisants ou usés, le recours à diverses analogies peut fournir des représentations objectives qui permettent de faire voir le personnage enfantin.
23Jules Verne ne donne pour ainsi dire jamais de description physique de ses héros. Les quinze jeunes garçons de Deux ans de vacances sont présentés d’une façon systématique au chapitre III. Pour chacun, Jules Verne indique son patronyme, son milieu social, son âge, son caractère. L’absence de caractéristiques physiques s’explique en partie par la présence d’illustrations dans l’ouvrage. Hetzel attachait beaucoup d’importance à cette question, pour la Bibliothèque d’Education et de Récréation. Benett, qui a illustré de nombreux romans de Verne, présente dans Deux ans de vacances un portrait en pleine page de chacun des quatre personnages principaux, prenant la pose comme on pouvait le faire alors pour les daguerréotypes ; les onze autres enfants sont, eux, regroupés dans une série de vignettes sur une même planche, où ils n’apparaissent que comme des silhouettes peu typées. L’absence de portrait des jeunes héros de Jules Verne s’explique à la fois par la complémentarité que voulait Hetzel entre l’image et le texte, et par l’indifférence de l’auteur pour ce genre de précision, jugée inutile : les personnages de ce roman exercent avant tout des rôles fonctionnels pour la vie du groupe.
24Les arts graphiques ou plastiques, outre leur utilisation en parallèle avec le texte, dans les romans destinés à la jeunesse, servent aussi aux écrivains pour stimuler l’imagination du lecteur par référence à des œuvres plus ou moins connues. C’est Goncourt, surtout, qui, pour compléter ses portraits, use de ce procédé, à plusieurs reprises. Une amie de Chérie, Andrée Cheylus, a
des lobes de paupières, pareils à ceux qu’Overbeck met aux personnages agenouillés dans ses encadrements de prières. [...] Il y avait dans sa personne menue un peu de la silhouette resserrée et anguleuse de la vierge gothique, qu’en voyage elle portait toujours à la main dans un coffret38 .
Ce portrait est étonnant, avec ses deux comparants si différents, d’autant que le personnage dont il est question n’a qu’un rôle infime dans le roman, et n’apparaît guère en dehors de ce chapitre où sont dépeintes successivement huit jeunes filles de l’entourage de la protagoniste. Pour Goncourt, qui se veut le peintre de la jeune fille moderne, il s’agit d’un exercice de virtuosité et d’originalité pour individualiser ses portraits. S’agissant de Chérie elle-même, Goncourt emprunte aussi deux comparaisons à l’art, dans une phrase contournée où la description procède par approches successives :
Chérie commence à devenir une de ces miniatures de femmes minuscules, telles qu’on les rencontre dans les amusantes imageries en couleur des almanachs dessinés par Kate Greenaway, mais moins raide, mais d’une ingénuité physique plus capricieuse de lignes, plus contournée, plus parmegianesque39
Ces comparaisons savantes et éclectiques sont marquées de préciosité, et l’on peut douter que le lecteur, si cultivé soit-il, soit vraiment aidé dans ses efforts d’imagination par ces indices40.
25Dans un roman destiné à un plus large public, Sans famille, un rapprochement plus explicite est opéré par la petite fille muette, Lise Acquin, à propos de Rémi :
Lise [...] me prenant par la main, me conduisit devant une gravure enluminée qui était accrochée à la muraille ; cette gravure représentait un petit Saint Jean vêtu d’une peau de mouton.
Du geste elle fit signe à son père et à ses frères de regarder la gravure, et en même temps, ramenant la main vers moi, elle lissa ma peau de mouton et montra mes cheveux qui, comme ceux de Saint Jean, étaient séparés au milieu du front et tombaient sur mes épaules en frisant. Je compris qu’elle trouvait que je ressemblais au Saint Jean et, sans trop savoir pourquoi, cela me fit plaisir et en même temps me toucha doucement41.
La description est assurée par une référence assez claire à un art populaire, que représente la « gravure enluminée » décorant cet intérieur modeste. On retrouve l’importance de la vie des saints, que nous avons évoquée à propos des prénoms ; mais, ici, la comparaison est moins religieuse qu’artistique ; elle requiert du lecteur une moindre compétence que chez Goncourt.
4.Le vêtement
26Le portrait physique se complète fréquemment de la description des vêtements du personnage, élément pourtant changeant et qu’on peut juger superficiel, mais qui n’est pas dépourvu d’intérêt.
27Il faut d’abord combler une certaine curiosité du lecteur en quête de détails pittoresques. Gyp, dans Petit Bob, commence chaque chapitre par une description assez complète de la tenue de son personnage, tenue différente dans chaque épisode, dont elle détaille la matière, la forme, la couleur :
Costume de velours anglais de nuance incertaine ; on ne sait si c’est bleu marine ou vert bouteille ; béret pareil ; grand col anglais et larges42
manchettes ; chaussettes rayées bleu et vert .
Ce costume n’a en réalité aucune incidence dans l’épisode qu’il ouvre, si ce n’est qu’il prouve l’élégance avec laquelle est habillé l’enfant et son adaptation aux circonstances, ce qui intéresse certainement les lectrices de La Vie parisienne, où chacun des chapitres a été préalablement publié, non comme un feuilleton, mais comme une chronique autonome.
28Dans les descriptions de vêtements, la couleur prime souvent, et elle acquiert en certaines circonstances une forte valeur symbolique. On le remarque dans Chérie où les toilettes de la jeune fille coquette, habillée par un grand couturier, sont souvent décrites avec une insistance particulière sur le blanc virginal43. On voit que le vêtement n’est pas présenté uniquement pour le pittoresque et la curiosité du lecteur, il suggère aussi la personnalité de celui qui le porte.
29Il est une figure de style très en honneur dans la période que nous étudions : la métonymie. Le vêtement, ou un vêtement caractéristique, permet de remplacer parfois la mention de l’individu, tout en suggérant ses traits distinctifs. Daudet affectionne ce trope et désigne à plusieurs reprises Jack comme « une petite tunique de collégien qui se hâtait », ou Mâdou comme « une petite casaque rouge44 ». Le vêtement, désolidarisé de son propriétaire, exprime l’absence. Avec pudeur, Daudet évoque ainsi la mort du petit roi de Dahomey auquel le lecteur s’est attaché. Mais la métonymie ne sert pas exclusivement à dire l’absence, elle est aussi, parfois, un moyen économique d’évoquer le personnage par un détail typique, comme le « mouchoir rouge » de Maroussia45.
Des indications sur la situation du personnage
30Comme dans la vie courante, le vêtement peut fournir, dans les romans, d’importantes indications sur la situation de celui qui le porte et ses relations avec autrui. S’agissant des enfants, il est souvent un indice de l’âge : robe courte puis robe longue pour les filles, robe puis culotte courte46, puis pantalon pour les garçons, les étapes de la croissance sont marquées par ces changements vestimentaires. Dans La Joie de vivre, on mesure la transformation de Pauline par le regard de Lazare qui a été absent de Bonneville pendant plus d’un an :
Il avait laissé une galopine, une écolière en sarrau de toile, et il était en face d’une grande jeune fille, à la poitrine et aux hanches coquettement serrées dans une robe printanière, blanche à fleurs47
roses .
Les vêtements, leur forme et leur couleur, signalent avec discrétion les transformations de la puberté survenues entre temps.
31L’écoulement du temps, si important dans la situation des naufragés de Deux ans de vacances, est indiqué aussi, entre autres, par les vêtements. Leur inventaire, au moment de l’installation sur l’île, suggère la durée possible du séjour forcé et, effectivement, le passage des saisons est signalé par le changement de garde-robe :
Les vêtements chauds, pantalons de gros drap, tricots ou vareuses de laine, avaient été battus, réparés, pliés, serrés soigneusement dans les coffres, après avoir été étiquetés par Gordon. Les jeunes colons, plus à l’aise sous des vêtements plus légers, avaient salué avec joie le retour de la belle saison48.
Si, dans cet exemple, le bon Gordon joue un rôle quasi maternel, l’état de négligence de certains enfants est l’indice d’une carence de soins. Zola signale à plusieurs reprises les « guenilles », les « culottes percées49 » des petits pauvres du village de Bonneville. Dans L’Evangéliste, de Daudet, Madame Ebsen observe les petits voisins, dont seule s’occupe une bonne :
Grand-mère soupçonnait cette femme d’être très méchante ; et connaissant dans ses moindres détails la toilette de la petite, ses deux robes de deuil à l’ourlet sorti, les talons tournés de ses bottines, elle s’indignait50.
Il s’agit autant d’un abandon affectif que de négligence matérielle ; l’habillement est donc à l’évidence un indice de l’état moral des enfants.
32Le vêtement a toujours été représentatif de la pauvreté ou de la richesse, même aux yeux des enfants, très sensibles aux différences, et les romans utilisent ce moyen. Rémi, le héros de Sans famille, commence à accepter Vitalis quand son nouveau maître lui promet de lui acheter des souliers :
Ce mot me rendit le courage. En effet des souliers avaient toujours été ce que j’avais le plus ardemment désiré. Le fils du maire et aussi le fils de l’aubergiste avaient des souliers, de sorte que le dimanche, quand ils arrivaient à la messe, ils glissaient sans bruit sur les dalles sonores, tandis que nous autres paysans, avec nos sabots, nous faisions un tapage assourdissant51.
Dans le même roman, les langes de l’enfant trouvé sont un indice relatif de l’aisance de sa véritable famille, et selon les péripéties de la recherche, le texte proclame : « les beaux langes n’avaient pas dit vrai », ou bien « les beaux langes ont menti », puis « les beaux langes ont dit vrai52 » ; et quand Rémi retrouve sa véritable mère, l’un des premiers soucis de celle-ci est de le faire habiller d’une façon conforme à son nouveau statut social.
33La richesse est suggérée dans Chérie, dès le premier chapitre, par l’insistance de Goncourt sur la description des toilettes portées par les petites invitées de Chérie ; avec une abondance de termes techniques concernant les matières, les formes, les couleurs, l’auteur révèle une société :
Bouts de femmes déjà montrés en les galants arrangements que la mode fashionable crée pour les petites filles des riches53 !
On voit qu’ici, contrairement à Malot qui, dans les phrases citées concernant les souliers, visait le pittoresque et l’impression vécue, l’écriture recherchée de Goncourt tend à l’abstraction et à la généralisation. Tout au long de ce roman, la toilette occupe une place prépondérante ; des dizaines de pages sont consacrées à ce sujet. C’est par la toilette que s’exprime la personnalité excentrique de Chérie jeune fille, « le moyen de témoigner de l’artiste qui habite en elle [...], de faire de sa personne [...] un charmant et frêle objet d’art54. » Tout naturellement, la dégradation physique et morale du personnage est indiquée par la négligence grandissante de sa tenue, dont s’étonnent les femmes du monde dans leurs potins :
« Aujourd’hui, vous ne le croiriez pas, elle faisait ses courses en peignoir... oui, en peignoir sur lequel était jeté un châle long55. »
Le roman de Goncourt présente le même aspect de « magazine de modes » que celui de Gyp, mais l’usage qu’en fait l’écrivain est tout à fait différent. Ce qui était purement pittoresque et anecdotique dans Petit Bob est ici relié à l’être profond du personnage et à son évolution.
L’aliénation de l’enfant
34Le cas de Chérie est un peu particulier, car cette jeune fille jouit d’une liberté d’action et de décision tout à fait exceptionnelle. Dans beaucoup de romans, au contraire, le vêtement est une contrainte, un moyen de marquer avec force l’emprise des adultes sur l’enfant. C’est le cas de l’uniforme et de la tenue de travail, qui tiennent une place importante dans Jack. Le héros y est toujours habillé d’une manière qui signifie sa dépendance, que ce soit par le costume « à l’anglaise » du début, allusion à Lord Peambock, un parrain imaginaire sorti des affabulations d’Ida, ou par la tenue de collégien imposée aux élèves de la pension Moronval56. Que la tunique de Mâdou, ajustée à sa taille, serve à Jack est une façon de suggérer le parallélisme de leurs destinées. Dans la deuxième partie, le vêtement de travail, cotte et bourgeron, est signalé à plusieurs reprises comme le signe du déclassement social de Jack :
Il regardait aussi le costume étalé sur son lit, préparé pour l’apprentissage du lendemain : le large pantalon de toile bleue qu’on appelle « salopette » et le bourgeron piqué aux épaules de ces gros points de couture qui doivent résister à tous les efforts des bras en mouvement. Cela s’affaissait sur la couverture avec des plis de fatigue, d’abandon, comme si quelqu’un de très harassé s’était étendu là, au hasard la lassitude des membres. Jack pensait : « Me voilà. C’est moi, ça »57.
Le vêtement rend visible l’insaisissable, la déchéance sociale imposée à Jack et dont il est conscient.
35Dans le cadre plus restreint de la famille, le vêtement est aussi une aliénation. Il représente quelquefois une filiation, comme dans Sébastien Roch : le père Roch, quincaillier, a des prétentions d’ascension sociale pour son fils. Quant à lui, rentrant dans son magasin, il retire son habit et passe un « tablier de travail en cotonnade grise58 ». Mais ses ambitions pour Sébastien sont quelque peu contredites par la façon dont il prépare le trousseau du futur pensionnaire :
Nous chercherons, la mère Cébron et moi, dans mes anciennes hardes, celles qui, remises à ta taille, pourront te faire le plus d’honneur et le plus d’usage.
Sébastien ressent cette contradiction : s’agit-il de continuer la destinée de son père ou d’en commencer une toute nouvelle ? Lui-même pense son avenir en termes vestimentaires, au moment où il rêve d’une vie simple où il reprendrait le commerce paternel :
Lui aussi, il se mettrait en manches de chemise, il aurait un tablier de cotonnade, et il irait chez les clients, compterait les cadenas, pèserait les clous.
Bien au contraire, il est contraint de partir chez les Jésuites, ridiculement affublé d’une redingote trop longue et trop large59 . On voit à quel point pour Mirbeau, dénonciateur de toutes les aliénations et particulièrement de celles qui pèsent sur l’enfant, le vêtement peut avoir un rôle révélateur et significatif.
36C’est chez Vallès que le vêtement illustre le plus explicitement l’emprise familiale, maternelle surtout. Un chapitre entier de L’Enfant, le chapitre V, est consacré à « La Toilette », et les allusions sont fréquentes dans le reste du roman. Le vêtement se transmet dans la famille, insérant l’enfant dans une tradition imposée, que ce soit par le tissu utilisé,
Une étoffe criante, qui a des reflets de tigre au soleil ; – une étoffe comme une lime, qui exaspère les doigts quand on la touche, et qui flambe au grand air comme une casserole ! Une belle étoffe, vraiment, et qui vient de la grand-mère, et qu’on a payée à prix d’or.
ou par le mode de confection, selon les inspirations plus ou moins heureuses de la mère. Celle-ci lie explicitement les vêtements imposés à l’enfant aux sentiments qu’il devrait éprouver, comme on le voit dans cette lettre qu’elle lui envoie à Paris :
Mon cher fils, Je t’envoie un pantalon neuf pour ta fête, c’est ton père qui l’a taillé sur un de ses vieux, c’est moi qui l’ai cousu. Nous avons voulu te donner cette preuve de notre amour. Nous y ajoutons un habit bleu à boutons d’or60.
Le pantalon est associé à l’amour des parents ; on comprend l’indignation de Mme Vingtras quand elle découvre au chapitre suivant que Jacques l’a échangé contre celui d’un camarade... Outre qu’il représente l’amour parental, le vêtement est aussi l’occasion de beaucoup d’interdictions et d’injonctions. L’impératif est le mode le plus utilisé par Mme Vingtras quand elle s’adresse à son fils, on le voit particulièrement quand il est question de la toilette :
« Laisse tes mains tranquilles, qu’est-ce que tu as donc fait à ta cravate ? – Tiens-toi droit. – Est-ce que tu es bossu ? – Il est bossu ! – Boutonne ton gilet. – Retrousse ton pantalon. – Qu’est-ce que tu as fait de l’olive ? l’olive, là, à gauche, la plus verte ? – Ah ! cet enfant me fera mourir de chagrin !61 »
Jusqu’à la fin du roman, dans la phrase de clôture, la parole maternelle prend pour prétexte le vêtement, concrétisation de la volonté autoritaire qui accable l’enfant. Jacques est complètement dépersonnalisé par les toilettes qu’on lui impose, ce qu’expriment toutes sortes de comparaisons et de métaphores, très disparates. En quelques pages, à cause du vêtement, il se compare à « un poêle », un « ambassadeur lapon », un « léopard », un « vieillard62 » et bien d’autres images figurent au long du roman. Il a conscience du ridicule de ce qui constitue un véritable déguisement imposé et de l’impossibilité d’être lui-même. Aussi, quand il rêve sur son avenir et sur les professions désirables, tout naturellement il en indique la tenue caractéristique : « J’ai trouvé l’état qui me convient... J’aurai, moi aussi, le bourgeron bleu et le bonnet de papier gris63. » Il n’est donc pas étonnant que, pour sortir de la véritable « prison64 » que constituent ses costumes, les premiers actes libres de Jacques concernent l’achat de vêtements. Son premier choix est d’abord un peu maladroit : « une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose tendre ! ». Plus loin, l’achat d’un costume avec de l’argent qu’il a lui-même gagné est un acte libérateur par lequel il se détache de sa mère65. Le roman de Vallès est donc particulièrement intéressant par rapport à cette question du vêtement et permet de voir que ce sujet n’a pas seulement un aspect anecdotique et pittoresque ; le vêtement de l’enfant dans un roman révèle sa personnalité, le regard que les autres portent sur lui, l’image qu’on lui impose ou celle qu’il aimerait donner.
Le déguisement
37Les circonstances d’une aventure mouvementée peuvent imposer le déguisement. Ainsi Mondaine, d’Hector Malot, repose sur une situation, bien innocente d’ailleurs, de travestissement, et l’héroïne démasquée explique ainsi son choix :
Cette robe décente le premier jour que je m’étais trouvée dans la rue, était devenue après mes marches dans la boue et dans la neige, mes nuits passées dans les copeaux et dans le plâtre, un objet de dégoût et une accusation ; je sentais qu’il suffisait qu’on vît cette robe déguenillée pour qu’on repousse de partout, sans vouloir écouter un mot, celle qui la portait. – Si je l’échangeais contre un costume de garçon66 ?
A l’emprise du jugement social s’ajoute ici le fait qu’une jeune fille vagabonde est un être particulièrement vulnérable. Dans le cas de ce roman, le lecteur n’a pas été mis tout de suite au courant du travestissement, mais une lecture attentive ou une relecture révèlent de nombreux indices placés par Malot pour suggérer que le charmant gamin présenté au début cache un secret ; le lecteur perspicace peut deviner qu’il s’agit d’une jeune fille.
38De nombreux passages des œuvres étudiées présentent des enfants se déguisant pour devenir autre chose que ce qu’ils sont, et de ce jeu, aimé de tous les enfants, les romanciers tirent de riches possibilités. Le bal d’enfants, scène figurant dans de nombreux romans, crée un monde illogique, comme celui du carnaval, où les enfants reproduisent le monde adulte, tout en inversant les âges, les situations sociales67. Il s’agit d’un véritable monde à l’envers où l’enfant devient, le temps de la fête, le maître, comme dans ce passage d’un roman de Rachilde :
Ces fêtes alsaciennes, dont rien à Paris ne peut donner une idée, sont uniquement réservées aux enfants, et les parents n’y ont que le second rôle. Il ne leur est pas permis de se plaindre du bruit, de la gourmandise ou des taches, les plus nabots sont leurs maîtres absolus [...]68.
Dans un passage de Chérie, il s’agit d’une cérémonie parodique, le baptême d’une poupée auquel même les adultes participent aux côtés des enfants :
Le rôle du curé était rempli par le petit garçon du jardinier, à qui on avait fait passer sa chemise sur le jupon noir de Lizadie et qui, avec un morceau de taffetas pour rabat sous sa figure joufflue, blanche et rose, ressemblait un peu à un de ces jolis petits abbés en porcelaine de Saxe du XVIIIème siècle69.
Le déguisement opère ici une double transformation, l’une visible de tous, même des enfants : le fils du jardinier devient un curé, l’autre, plus subtile, perçue par le lecteur cultivé à l’instigation de l’auteur : le fils du jardinier ressemble à une statuette de Saxe. Le jeu de l’apparence et du réel s’exerce donc à plusieurs niveaux, le personnage y gagne en complexité et en expressivité.
39Le portrait permet donc de suggérer un jugement sur le personnage. Dans tous les portraits d’enfants que nous avons évoqués, la beauté domine, sauf à de très rares exceptions. Il arrive aussi qu’un personnage présenté comme beau par le narrateur se voie laid, comme c’est le cas dans L’Histoire de trois enfants courageux, de Berthe Flammarion :
C’était une charmante créature que Jeanne. [...] La jeune fille se détestait elle-même de tout son cœur. Quand par hasard elle se regardait dans un miroir pour les exigences de sa toilette, et que son attention se portait sur son visage qu’elle trouvait d’une insignifiante monotonie, elle détournait les yeux aussitôt avec l’ennui de rencontrer une tête qui lui déplaisait d’instinct70.
Il y a là un trait d’observation assez fine sur la psychologie adolescente, et un horizon d’attente ouvert devant le personnage qui devra, parallèlement aux luttes de la vie, apprendre à s’accepter et à se voir du point de vue d’autrui. Les romanciers hésitent donc quelque peu, surtout dans le cas des enfants, êtres en devenir aux traits parfois mal définis, à tracer le portrait de pied en cap de leurs jeunes héros, préférant le choix de quelques traits plus ou moins stéréotypés. Dans l’ensemble, le portrait de l’enfant doit attendrir, toucher, plus qu’il n’individualise le personnage.
Notes de bas de page
1 Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, « Ecriture », 1992, p. 28.
2 Ainsi, Georges Ohnet, dans Le Docteur Rameau (Ollendorff, 1888), présente dans les premiers chapitres la bonté du docteur et les visites qu’il fait chez de pauvres gens ; puis, au cours d’une de ces visites (chapitre 2), la fille de la malade est longuement dépeinte : Rameau s’éprendra de cette jeune fille et l’épousera.
3 Jack, p. 4-5.
4 Ibid., p. 201.
5 Ibid., p. 293. Un autre portrait figure encore p. 315.
6 Le Ventre de Paris, RM I, p. 638. La « belle charcutière » est sa mère, Lisa Quenu née Macquart, décrite à la page précédente.
7 La Joie de vivre, p. 812.
8 Ibid., p. 824. A la page suivante, on lit : « Son visage immobile reprit sa transparence laiteuse de camélia ».
9 RM III, p. 393.
10 Sans famille, XXV, p. 501.
11 Jack, p. 411.
12 Le narrateur surprend et rapporte cette conversation qui ne lui est bien sûr pas destinée. Sans famille, II, p. 176.
13 L’Enfant, VI, p. 177.
14 Ibid., XXI, p. 327.
15 Zénaïde Fleuriot, En congé, p. 29.
16 Voir Hédia Balafrej, « Jacques par Jules ou l’auto-représentation dans L’Enfant », revue Amis de Jules Vallès, n° 19, déc. 1994, p. 43-59.
17 L’Enfant, VII, p. 184 (le jugement est ici emprunté à la mère, Jacques n’a pas encore d’opinion sur lui-même), XII, p. 220, VI, p. 172 et XVIII, p. 310.
18 Le Disciple, p. 77. Le mot « portrait » est ambigu. Mais, qu’il s’agisse de peinture ou de photographie, l’image sert à une objectivation de l’autoportrait.
19 Hector Malot, La Petite Sœur, Nelson, p. 145.
20 Voir Ruth Amossy, Le Discours du cliché, SEDES, 1982, p. 51.
21 Chérie, XXVI, p. 99. Chérie a environ dix ans. Plus loin, Goncourt trace un autre portrait à seize ans. Les éléments retenus sont plus nombreux : la forme du visage, la bouche, les yeux « couleur noisette », les « abondants cheveux devenus châtains », les pieds, les mains, les ongles, les oreilles, les épaules... Chérie est alors presque adulte (LVII, p. 211).
22 Sébastien Roch, p. 681.
23 Jack, III, 4, p. 371. C’est nous qui soulignons.
24 Elémir Bourges, Le Crépuscule des dieux, Giraud, 1884, Saint-Cyr sur Loire, Pirot, 1987, p. 31, 53, 67, 117. Balzac avait déjà suggéré que cette couleur rousse était un signe satanique, par exemple dans La Peau de chagrin, à propos du jeune garçon qui guide Raphaël vers le talisman (« Folio », p. 38).
25 William Busnach, Le Petit Gosse, chap. I. On lit de même dans L’Enfant perdue, de Justine Mie d’Aghonne : « Aimée devenait une belle mignonne, gracieuse, souple, élégante de formes et de manières. Ses pieds restaient petits et ses mains patriciennes. Elle avait une allure et des gestes qui surprenaient les ouvrières de l’atelier, qui avaient fini par l’appeler, en plaisantant, “la petite marquise” » (p. 98).
26 Jack, p. 33, p. 102.
27 Un ouvrier raté, devenu médiocre chanteur d’opéra, et qui a convaincu d’Argenton de faire de Jack un ouvrier.
28 Ibid., p. 186.
29 Ibid., p. 327.
30 Ibid., p. 373.
31 La Terre, RM IV, p. 731.
32 Note sur la page 210 de L’Enfant, p. 1532.
33 L’Enfant, XVIII, p. 280 et XX, p. 322.
34 Ibid., I, p. 141 (nous soulignons), V, p. 167. Voir aussi p. 155, 187, 198-199.
35 Sébastien Roch, p. 828 (on retrouvera presque les mêmes mots, p. 1013) et p. 853.
36 Ibid., p. 708.
37 Ibid., p. 854.
38 Overbeck, peintre allemand (1789-1869) : Chérie, LXIV, p. 228.
39 Kate Greenaway (1846-1901), dessinatrice anglaise, célèbre par ses illustrations de livres d’enfants ; Le Parmesan, peintre italien (1503-1540) : Chérie, XIII, p. 62.
40 On peut penser à ce propos à l’usage que fera Proust, particulièrement dans Du côté de chez Swann, de ces rapprochements entre des œuvres plus ou moins connues et des personnages du roman. Mais ces analogies s’inscrivent, chez Proust, dans une réflexion sur les rapports de l’art et de la vie, qui leur donne un sens tout particulier.
41 Sans famille, XIX, p. 322.
42 Petit Bob, « Bob à la Chambre », p. 89.
43 Le roman de Goncourt, dont toute une partie se déroule dans la propriété familiale du Muguet, est dominé par la couleur blanche, à l’exception des derniers chapitres où, aussi bien dans l’habillement de Chérie que dans son maquillage ou dans son cadre de vie, apparaissent le rouge, le gris et le noir. L’approche de la mort de l’héroïne est ainsi suggérée.
44 Jack, p. 113, p. 106 et également p. 115 et 121.
45 P.J. Stahl, Maroussia, p. 229 et passim. Cependant on retrouve la suggestion de la mort au chapitre XXI, « Le petit mouchoir troué » annonce d’une façon détournée la mort de l’enfant par le trou dans le fichu qui lui couvrait habituellement la tête.
46 Ainsi le héros des Mémoires d’un collégien, d’André Laurie, Albert, qui vient de déchirer son pantalon en grimpant à un arbre, écrit : « Je retombai sur mes pieds, réduit, en fait de pantalon, à la condition d’un petit garçon qui n’est pas encore sorti des mains des femmes » (p. 80).
47 La Joie de vivre, p. 861. On a vu plus haut dans le portrait de Pauline l’importance des teintes blanche et rose.
48 Deux ans de vacances, p. 63 et p. 235.
49 La Joie de vivre, p. 897.
50 Daudet, L’Evangéliste, Œuvres III, p. 248.
51 Sans famille, V, p. 195.
52 Ibid., p. 492, titre du chap. XXXVII, p. 506, titre du chap. XLI, p. 549. Si l’on trouve lourde cette insistance, il faut se rappeler que, dans la littérature destinée à la jeunesse, les indices doivent toujours être indiqués assez fortement.
53 Chérie, p. 3.
54 Ibid., p. 266. Goncourt a parlé à la page précédente d’une « spiritualité du chiffon »...
55 Ibid., p. 330.
56 Jack, p. 4, 22, 32, 38.
57 Ibid., p. 203. Voir aussi p. 201, 202, 231, 234, 249, 255, 277.
58 Sébastien Roch, p. 693.
59 Ibid., p. 696 (La mère Cébron est la femme de ménage), p. 723 (p. 804-805, on trouve encore une allusion au tablier paternel, jugé finalement par Sébastien plus « noble » que la tenue ostentatoire des hobereaux de province), p. 739.
60 L’Enfant, p. 167 et p. 342.
61 Ibid., p. 178. L’olive désigne les mêmes boutons que les cornichons dans le chapitre V !
62 Ibid., p. 166 et 169.
63 Voir p. 295 (« Costumes et trahisons politiques »), p. 178-179 et p. 365. A la page suivante figure une métonymie intéressante : « La blouse et la redingote s’asseyaient à la même table et l’on trinquait ».
64 Le mot est de Roger Bellet dans Jules Vallès journaliste, p. 643.
65 L’Enfant, XIII, p. 224, XXIV, p. 378 et XXV, p. 381. Le vêtement sert aussi à une remarquable comparaison pour exprimer la liberté nouvelle de l’adolescent : « Ils ne savent pas que la vie m’embête, qu’un duel est comme un paletot neuf non choisi par ma mère, que c’est la première fois que je fais acte d’homme. » (XXV, p. 385 ; c’est nous qui soulignons).
66 Hector Malot, Mondaine, I, 8.
67 Voir entre autres Zola, Une page d’amour, II, 4 : « Rien n’était drôle comme leurs manières d’enfants bien élevés, s’oubliant parfois dans leurs incartades de jeunes sauvages ». (RM II, p. 897).
68 Rachilde, La Marquise de Sade, Monnier, 1887, Gallimard, « L’Imaginaire », 1996, p. 151. On rejoint ici l’idée d’un monde non conventionnel, étudiée par Bakhtine à propos des personnages « du fripon, du bouffon et du sot » (Esthétique et théorie du roman, 1975, trad. Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1978, p. 305).
69 Chérie, X, p. 52.
70 Histoire de trois enfants courageux, p. 521.
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