Filles de mères coupables
La Petite Fadette de George Sand et La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne
p. 239-251
Texte intégral
La Petite Fadette (1848) et La Lettre écarlate (1850) sont parmi les premiers romans1 du XIXe siècle à mettre en scène des personnages de petites filles, dans deux récits où on voit celles-ci rejetées pour la faute de leur mère. Deux enfants lutins dont le caractère fantasque souligne au départ l’inquiétante étrangeté de l’enfance peut-être autant que la part menaçante de la féminité, métamorphosés en femmes heureuses à la fin des romans.
1La Petite Fadette devait initialement s’intituler Les Bessons et raconter l’histoire de jumeaux inséparables, Landry et Sylvinet, et de leur nécessaire dissociation pour entrer dans l’âge adulte, avant de devenir surtout celle de la petite Fadette, laideron, souffre-douleur des enfants du village qui la traitent de sorcière et de farfadet, bientôt transformée par l’amour de Landry en belle jeune femme admirée de tous. La Lettre écarlate rapporte, dans le contexte de l’installation des Puritains venus d’Europe en Nouvelle-Angleterre, au XVIIe siècle, la faute et la punition d’Hester Prynne, envoyée seule à Boston par son mari, reconnue coupable d’adultère, mère d’un enfant illégitime, et condamnée à porter sur sa poitrine la lettre A qui fait d’elle un signe vivant de péché et d’expiation. Le récit permet d’assister, en même temps qu’à l’implacable et secrète vengeance de son mari, dissimulé sous la fonction de médecin et le nom de Chillingworth, contre le père de l’enfant, le jeune pasteur Arthur Dimmesdale, admiré comme un saint de toute la communauté, à la rédemption progressive d’Hester Prynne, qui vit isolée avec sa petite fille Pearl, belle, mais capricieuse et inquiétante créature. Après l’échec du projet de fuite d’Hester et Arthur Dimmesdale, après la mort du pasteur et de Chillingworth, le narrateur laisse entrevoir, très allusivement, en conclusion du récit, le bonheur de Pearl, mariée et mère quelque part en Europe.
2Pour Sand comme pour Hawthorne, la rédaction du roman apparaît liée à un moment de crise dans la vie personnelle. Quand elle écrit Fadette, George Sand, à quarante-quatre ans, vient de traverser une série de violents conflits liés au mariage de sa fille Solange, qui ont entraîné sa séparation avec Chopin, et elle peut donc considérer avec une certaine amertume la question de l’éducation des filles, en tout cas de la sienne. Elle vient de commencer Histoire de ma vie2, et le personnage de Fadette, laideron et garçon manqué, hâlée par le soleil et grimpant aux arbres, doit aux souvenirs d’enfance d’Aurore-George3, qui a comme elle perdu jeune son père et se montre révoltée par la dénonciation de l’immoralité de sa mère. Quand Fadette expose à Landry sa souffrance et son refus de prendre part à la condamnation d’une faute qu’elle ne comprend pas (ch. XVIII), le lecteur d’Histoire de ma vie pense aux révélations brutales de sa grand-mère qui laissèrent Aurore déchirée4. Sa métamorphose à la fin du récit ressemble d’ailleurs à celle que cette grand-mère aurait aimé faire subir à Aurore en l’envoyant au couvent – peut-être aussi à celle que Sand avait un bref moment espéré voir opérée sur Solange par le sculpteur Clésinger5.
3Quand Hawthorne, né en 1804 et exact contemporain de Sand, entreprend la rédaction de The Scarlet Letter, il vient de perdre sa mère ; père de deux enfants, dont une petite fille âgée de cinq ans, Una6, il note dans ses carnets intimes des observations sur son caractère imprévisible qui le fascine :
Bref, de temps à autre, je perçois des aspects de sa personnalité qui m’empêchent de croire qu’elle est un être humain, mon enfant, et qui m’amènent à penser qu’il s’agit là d’un esprit en qui se mêlent étrangement le bien et le mal, et qui hante la maison où je vis. Le petit garçon est toujours le même, et sa relation avec moi ne change pas7.
où il puisera pour décrire le personnage de Pearl, « l’enfant lutin » (elf child), attribuant sa propre perplexité à la mère, Hester, qu’effraient l’intelligence et l’activité incontrôlables de sa petite Pearl :
Hester ne pouvait s’empêcher de se demander, alors, si Pearl était bien une enfant humaine. Elle faisait plutôt penser à un sylphe […] la mère se sentait dans le cas de quelqu’un qui aurait évoqué un esprit mais se trouverait, par suite de quelque irrégularité de son opération, démuni du mot magique qui, seul, aurait eu de l’autorité sur cette intelligence nouvelle et impénétrable8.
4Mais l’attachement jaloux de la petite fille, qui ne supporte pas de voir un autre aimé de sa mère9, paraît bien être celui de ses propres souvenirs d’enfance, quand, orphelin de père, il se désespérait de devoir quitter sa mère pour le collège, lui écrivant : « Les jours les plus heureux de ma vie sont passés. Pourquoi ne suis-je pas né fille que j’aie pu rester épinglé tout ma vie au tablier de ma mère »10.
5Les deux romans sont aussi liés à des crises politiques. Sand sort de la tourmente et des déceptions de la révolution de 1848, à laquelle elle a pris une part active et qui s’est terminée par une déception politique, des morts et des prisonniers en grand nombre. Retirée à Nohant, elle s’explique nettement de son retour à ce qu’elle appelle ses « bergeries » dans les deux préfaces, de 48 et de 51 : il s’agit de fuir l’histoire présente et ses maux, et de consoler en faisant rêver. Pourtant, l’idylle n’est pas totalement coupée du politique, le roman est dédié aux prisonniers et à Armand (Barbès) dans la première préface ; censé rappeler que l’équité primitive a été – et pourrait encore – être de ce monde dans la seconde. Hawthorne, en 1849, vient de perdre le poste d’inspecteur des Douanes de Salem, obtenu grâce aux appuis du parti démocrate, à la suite de l’élection du président Whig Taylor. Le long texte, publié en préface à La Lettre écarlate, intitulé « Les Bureaux de la douane », participe de sa protestation publique contre ce renvoi. Il s’y explique sur son travail, sa neutralité politique, et célèbre la liberté et le temps retrouvés, propices au travail de l’écrivain. C’est dans la mise à l’écart et la solitude qu’on écrit des romans...
6Les deux préfaces proposent donc une réflexion sur la place de l’écrivain dans la cité et sur la fonction de la littérature romanesque. Paradoxalement, l’engagement explicite des narrateurs dans ces textes écrits en première personne s’accompagne d’un retrait de la responsabilité autoriale dans les récits qui les suivent. Sand ne fera qu’écouter et retranscrire le récit du chanvreur à la veillée – le Je narrateur dans Fadette n’est donc pas celui de l’auteur. Quant à Hawthorne, il dit s’être librement inspiré du manuscrit d’un certain Inspecteur Pue, mort depuis quatre-vingt ans, qui racontait l’histoire d’Hester Prynne d’après les témoignages oraux de vieillards l’ayant connue dans leur jeunesse. Se sentant exhorté par la mémoire de ce prédécesseur dans sa fonction officielle, il s’est décidé à porter à la connaissance du public les faits ainsi sauvés de l’oubli, agissant « au nom du respect que doivent lui inspirer […] ses devoirs filiaux ». Insérés par les textes préfaciels dans des dispositifs fictifs de transmission, ces récits de filiation et de difficile intégration de l’individu dans une communauté sont donc tous deux placés sous le signe d’une fidélité aux traditions et d’une légitimation de l’écriture donnée comme transcription d’une parole antérieure, suggérant que la position du romancier et sa légitimité sont aussi problématiques que celles de ses héroïnes. Aussi peut-on penser qu’à travers le destin romanesque des filles, se dit aussi plus largement quelque chose du devenir de l’individu et de la place de l’écrivain dans la société du XIXe siècle.
7Hypothèse qui invite à préciser les relations entre le référent historique des récits et les circonstances de leur rédaction. La campagne où Sand prétend fuir dans Fadette l’histoire des conflits sociaux n’est pas située totalement hors histoire, mais après la coupure de la Révolution de 178911, à l’époque napoléonienne. Ce contexte était déjà celui du poème de Jasmin Lous Des Frays bessous12 où Sand avait puisé l’idée de son sujet. Suggérée par de discrets indices au cours du récit, cette référence chronologique n’est évidente qu’à la fin, lorsque le narrateur précise « c’était le temps des grandes belles guerres de l’empereur Napoléon » (F, 242). Toutefois, en dépit de la coupure révolutionnaire, le monde évoqué demeure stable, au calendrier rythmé par les travaux agricoles, les naissances, les fêtes religieuses plus que par les événéments historiques, – stabilité peut-être plus propice au retour à l’ordre qu’à sa transgression. L’action du roman de Hawthorne, écrit à partir de documents, est à situer vers 1642, date du début de la Guerre Civile en Angleterre (l’action se termine sept ans plus tard, en 1649, année de la mort de Charles 1er) et, en Nouvelle Angleterre, moment de conflits et d’émergence d’un mouvement démocratique américain, en lutte contre les autorités traditionnelles au sein de la colonie. Peu après des massacres d’Indiens Pequods, en 1637 – et à ces Indiens sont explicitement comparées Hester, et surtout Pearl, pour leur sauvagerie et leur intense rapport à la nature – ; après le procès d’Ann Hutchinson13 – mentionnée dès le premier chapitre du roman, et ainsi posée en figure de référence pour Hester – ; et la punition d’un certain William Prynne, marqué aux joues des lettres S et L parce qu’auteur de « libelles séditieux »14. Si l’action est située dans un temps qui paraît être celui des origines, Hawthorne ne propose donc pas une vision idéalisée de celles-ci et, bien au contraire, y inscrit une division et des conflits singulièrement proches de ceux que connaît le XIXe siècle où il écrit. S’interrogeant sur la place et le rôle des femmes, sur l’éducation et le devenir des filles, les deux romans se révèlent ainsi fortement liés à une réflexion sur la fondation de la démocratie et les conflits qui l’accompagnent.
8Revenons aux filles. Seconde dans la genèse du roman comme par le moment de son apparition dans le texte (au chap. VIII), Fadette peut être considérée comme un personnage secondaire devenu principal par la logique du récit, et là se situe la distorsion majeure qu’a fait fait subir Sand à l’histoire de Jasmin, où les deux frères restaient les personnages centraux, la femme qu’ils aimaient, non traitée pour elle-même, ayant surtout une fonction dramatique. Définie durant toute la première partie par sa marginalité et sa position d’exclusion familiale, sociale et topographique (voir la position isolée de la maison de sa grand-mère), Fadette, proche d’une nature sauvage parfois inquiétante, est parfaitement résumée dans ses surnoms, qui l’animalisent (grelet) et l’assimilent à un être surnaturel (Fadette, femelle du fadet ou petite fée). Située en somme entre le vilain petit canard et la petite sirène, dans une fable de la différence. Pearl est un personnage secondaire, mais important, et cité par tous les commentateurs comme un des quatre principaux protagonistes du roman. Elle constitue le principal charme, et la seule représentation de la vie dans ce sombre livre, pour Montégut15. Pour Trollope16 au contraire, ce personnage raté affaiblit l’ensemble, parce que l’auteur a trop voulu faire d’elle à la fois « un elfe » et « une charmante enfant ». Admirable selon Henry James17, elle reste pourtant liée aux principaux « défauts du livre » par l’élément de fantaisie qui lui est associé – qui serait mieux à sa place chez un « conteur d’histoire » que chez un auteur de romans – comme par le trop lourd symbolisme de son traitement. Enfin, vers 1920, elle était la petite fille la plus moderne de la littérature aux yeux de D.H. Lawrence18. Toutes ces réactions s’expliquent par la double nature de l’enfant (humaine et surnaturelle, voire diabolique) en même temps que par son double traitement narratif (entre allégorie et réalisme psychologique).
9Pearl, dont le nom fait explicitement référence à l’Evangile selon Matthieu19 est pour tous une énigme : qui est son père ? De là à faire de cette enfant du péché une enfant du Diable, il n’y a qu’un pas, franchi non seulement par les Puritains, mais parfois par sa propre mère, qui ne peut s’empêcher de se demander « si Pearl [est] bien une enfant humaine » (L, 112). Car ces deux filles de mères coupables – entre lesquelles il faut noter des différences fondamentales : Fadette, légitime, n’est pas l’enfant du péché ; Pearl dispose, en sa mère auprès d’elle, d’un modèle féminin, certes ambivalent, mais d’un modèle d’une grande force – sont aussi des filles sans pères, et pour ces deux raisons doublement rejetées, objets de suspicion et de mépris. Toutes deux connaîtront des transformations spectaculaires : beauté, féminité et sagesse pour Fadette20 tandis que Pearl, au départ en lutte contre tout et tous, va grandir comme une femme dans le monde, avec ses joies et ses peines21. Mais ce n’est pas l’éducation qui a conduit ces « enfants parias » (Hawthome) à leur accomplissement et au bonheur.
10Dans les deux récits, ce qu’apprennent les héroïnes se réduit en effet à peu près à néant. Certes, Fadette sait beaucoup de choses, en particulier sur la nature, moins transmises par sa grand-mère qu’acquises par l’observation22. On la voit d’ailleurs se plaindre à Landry de ne pas savoir arranger son habillement, « tirer parti des pauvres hardes que [sa] pauvre mère [lui] a laissées, est-ce [sa] faute, puisque personne ne [le lui] a enseigné ? » (F, 143). Pourtant une semaine après, elle apparaît à la messe avec toujours « son pauvre dressage, son jupon de droguet, […] mais elle avait reblanchi, recoupé et recousu tout cela » (F, 158). En huit jours, elle a donc appris seule la norme sociale et esthétique, et les moyens de l’appliquer. Les principes religieux assez précis auxquels elle se réfère pourraient supposer l’apprentissage du catéchisme, mais celui-ci n’est pas explicitement mentionné, alors qu’il l’est pour son frère. Surtout, elle parle bien, et séduit Landry par sa maîtrise du langage, qui lui donne, dans le roman l’art de séduire, de convaincre, d’apaiser (Madelon, le père Barbeau, Sylvinet, la religieuse de Chateau-Meillant qui lui transmet ses secrets). Elle sait discuter affaires avec le père Barbeau (chap. XXIII, même si la scène peut donner à penser qu’elle ne sait pas écrire) et, une fois mariée, elle fera l’éducation des enfants du village. En somme, elle sait presque tout sans avoir rien appris ; le peu qui lui a été transmis l’a été par des femmes
11L’éducation de Pearl semble devoir constituer un des principaux enjeux de La Lettre écarlate, puisque lorsqu’elle a trois ans, les notables de la ville veulent retirer l’enfant à sa mère pour lui assurer une éducation chrétienne. Hester bien sûr veut garder sa fille, et celle-ci est alors soumise à une sorte d’examen de catéchisme, devant répondre à la question – qui sonne pour le moins singulièrement en contexte – « qui t’a créée et mise au monde ? » (L, 122). « Elle se trouvait, dit le narrateur, si avancée dans son instruction religieuse, pour ses trois ans, qu’elle aurait pu passer avec honneur un examen tant sur le Livre de Prières de la Nouvelle Angleterre que sur les premiers chapitres du catéchisme de Westminster »23. Mais elle ne fait, en cette circonstance décisive, aucun usage de son savoir et, après s’être présentée comme « l’enfant de [sa] mère » (L, 131), répond, à l’indignation générale, qu’elle « fut cueillie par sa mère sur le buisson de roses rouges qui poussait contre la porte de la prison » (L, 133). Sa position face au seul savoir qu’on essaie de lui inculquer au cours du récit est donc de résistance, et aucune trace d’une conscience religieuse n’apparaît par la suite dans ses actions. Pourtant, concernant sa mère, le sens de la lettre A, les relations avec le Pasteur, et les conflits entre adultes, elle manifeste un savoir intuitif et une capacité de déduction aussi remarquables qu’inexplicables. Comme Fadette, elle a le goût des mots, la maîtrise du langage – qui, bien que son âge dans la fiction, les circonstances et la solitude la mettent moins en valeur, apparaît dans les réponses à sa mère et au pasteur Dimmesdale – et surtout une vive imagination :
son esprit créateur ne cessait de tout animer autour d’elle et communiquait la vie à mille objets, comme une torche allume une flamme à tout ce qu’elle approche. Les matériaux les plus inattendus – un bâton, un chiffon, une fleur – étaient les marionnettes de Pearl : sans avoir même eu besoin de les changer tant soit peu de forme, elle leur faisait jouer le drame qui occupait sur le moment son esprit. Sa seule voix de petite fille servait à faire parler une multitude de personnages imaginaires, jeunes ou vieux. (L, 115).
12Les deux fillettes entretiennent un lien étroit avec la nature, en particulier avec l’eau, qui semble dans les deux cas symboliser leur nature profonde, religion et nature étant étroitement associées chez Sand, et s’opposant chez Hawthorne, chez qui ce puissant et fascinant réservoir de force apparaît comme une menace à endiguer dans la vision des colons puritains. Elles sont donc surtout formées par la solitude, l’adversité, le rejet des autres enfants – que Pearl leur rend « avec la plus haineuse amertume » tandis que Fadette leur retourne « les vérités qu’ils méritent » – qui les amènent à développer leur capacité d’imagination, d’observation, de réflexion. Comme les romanciers savent tirer profit de leur mise à l’écart du monde et de la solitude. Le seul élément d’éducation proprement dite est religieux.
13Mais, agents de leur propre transformation, elles ne parviendraient pas à bout de celle-ci par elles-mêmes, non plus que grâce à quelque éducateur24. Ce qui les métamorphose et change leur destin, c’est un homme, et un héritage. Fadette devient belle en quelques jours pour plaire à Landry. Pearl, dès que le pasteur son père l’appelle, pour qu’elle le rejoigne sur l’échafaud, lors de son aveu public, accourt vers lui :
Un charme venait de se rompre. La grande scène de douleur où cette enfant sauvage avait eu un rôle venait de développer en elle tous les pouvoirs de la sympathie. Les larmes qu’elle faisait couler sur le visage de son père étaient la preuve que cette petite révoltée grandirait, non pour tenir à jamais tête au monde, mais pour en faire partie en tant que femme qui en éprouve les angoisses et les douleurs (L, 283).
14Humanisées, l’une par l’amour d’un homme, l’autre par l’amour du père, Fadette et Pearl offrent ainsi de nouvelles variations sur le motif d’Ondine, qu’a rendu célèbre le romantisme allemand : les esprits des eaux, métaphore des femmes, ne sauraient acquérir une âme25 et la pleine humanité que par l’amour d’un homme26.
15Commencés comme des fables de la différence, ces récits qui montraient la grandeur – voire la supériorité – de l’individu féminin rejeté, se terminent donc en apparence par un retour à la norme. Les filles se jettent – littéralement – dans les bras du père, en même temps qu’elles réintègrent sa loi. Après la mort de sa grand-mère, Fadette choisit pour tuteur le père Barbeau qui l’a méprisée ; en dépit de son intelligence et de son argent, elle a besoin d’un homme pour répondre de son bien et de la légitimité de celui-ci aux yeux de la communauté. Et quand, après avoir obtenu des renseignements favorables à son sujet, le paysan lui demande sa main pour son fils, a lieu une touchante réconciliation :
Allons, voulez-vous donner le baiser de paix au tuteur que vous vous étiez choisi, ou au père qui veut vous adopter ?
La petite Fadette ne put se défendre plus longtemps, elle jeta ses deux bras au cou du père Barbeau ; et son vieux cœur en fut tout réjoui (F, 226).
16Dans la grande scène finale de La Lettre écarlate, Pearl, « d’un de ces mouvements d’oiseau chez elle caractéristiques, vola [au révérend Dimmesdale »] et lui entoura les genoux de ses bras (L, 179). C’est la reconnaissance du père qui la fait rentrer dans la loi commune, avant que la fortune considérable léguée par Chillingworth, son père légal et social, ne fasse d’elle une riche héritière, lui permettant d’accéder à l’autonomie, et au bonheur.
17Ces fins, avec l’intervention d’un héritage venant miraculeusement dénouer les difficultés et changer le cours du sort, gardent aux récits leur allure de conte, et des héroïnes, on peut dire qu’elles se marièrent, vécurent heureuses, et eurent beaucoup de « beaux enfants » (Fadette) ou un enfant (Pearl). Elles viennent prendre leur place dans la communauté27 et jouer leur rôle dans la chaîne des générations. Naguère révoltées et contestataires, désormais elles conservent et transmettent. Fadette fait bâtir « une jolie maison » pour instruire et soigner les enfants malheureux de la commune (F, 240), la hautaine figure d’Hester Prynne finit en brodant de la layette pour un lointain baby en Europe.
18On peut s’en réjouir ou s’en désoler, souligner le conformisme de la fin de Fadette, qui se singularisait pourtant, comme héroïne romanesque, par sa laideur (comme Consuelo), en soulignant que pour elle le devenir adulte passe par l’alignement sur la norme, alors que celui des jumeaux garçons passe par l’obligation de différenciation, d’individuation28. Il faut aussi observer que la fin de ces récits demeure ouverte. On l’a souvent montré à propos de Hawthorne, chez qui tout reste indécidable, à commencer par la position du narrateur, la conclusion narrative n’équivalant nullement à une résolution des conflits. Pearl, heureuse, sauvée, réintégrée, est en même temps envoyée hors de l’espace du récit, en Europe, suggérant qu’il n’y a pas de place pour le bonheur qu’elle incarne dans la société puritaine américaine. Si dans La Petite Fadette tout paraît beaucoup plus simple, il demeure tout de même à la fin un fort malaise, lié à une entorse aux lois narratives ordinaires du dénouement du conte : un des principaux protagonistes, Sylvinet, maladivement jaloux d’abord de son frère, puis de Fadette dont il est tombé amoureux, ne connaîtra pas le bonheur, et son devenir reste vague : on le sait parti faire la guerre dans les armées napoléoniennes et, grâce à sa bravoure devenu « quasiment général ». C’est Fadette qui l’a convaincu d’adopter cette solution – autre différence majeure avec le poème de Jasmin où l’un des jumeaux se sacrifiait de lui-même – mais tous les personnages ont conscience que leur propre bonheur et la sauvegarde de l’ordre communautaire sont construits sur le sacrifice de Sylvinet, qui atteint ainsi à la virilité, d’un coût finalement plus douloureux ici que la féminité. Dans les deux cas, l’ouverture de l’espace, auparavant particulièrement circonscrit et structuré, du conte, sur un ailleurs lointain et vague affecte la conclusion d’un fort coefficient d’incertitude et d’ambivalence.
19Il ne faut pas non plus négliger ce que de tels récits promettent de rédemption possible à celles qui diffèrent, et celles qui sont coupables. Pour les parias et les dissidentes, ils esquissent un avenir possible – serait-ce en rentrant dans le rang – et font exister comme figures attirantes et rayonnantes des modèles féminins et enfantins non-conformes, dont on ne doit pas négliger l’impact sur les lecteurs et les lectrices. Loin d’obéir à un pur moralisme de commande, les dénouements des récits font état des hésitations et de l’ambivalence profonde de leurs auteurs. On aurait tort de ne voir dans la fin de Fadette qu’une punition de l’héroïne rentrée dans le rang, ou encore un assouvissement des frustrations de l’auteur par personnage interposé, comme le fait Hélène Deutsch. Car les valeurs transmises par le récit après tout ne diffèrent pas fondamentalement de ses propos sur le mariage dans la lettre d’avril 1848 aux membres du Comité Central : « Il faut enfin que la femme coupable un jour par entraînement ne soit pas flétrie et punie publiquement, déshonorée aux yeux de ses enfants […] punir l’adultère est une loi sauvage […] ». Mais s’il faut demander l’égalité civile entre hommes et femmes, c’est « avec le plus profond sentiment de la sainteté du mariage, de la fidélité conjugale, et de l’amour de la famille »29.
20Hawthorne, cohérent au sein de ses contradictions, interdira longtemps à sa fille préférée Una de lire le roman où il mettait en scène son double fictif, et il refusera qu’adolescente elle accompagne son frère lorsque celui-ci entrera au collège. Constamment malade et dépressive, Una mourra à l’âge de trente-trois ans.
21Ces deux romans, novateurs à leur date par la place qu’ils accordent à des personnages de petite (ou de jeune fille) et par la complexité dont ils les dotent, témoignent d’une conscience, certainement aiguisée par l’expérience personnelle et par les circonstances historiques, de l’importance de l’enfance, de la fascinante instabilité de la position des petites filles, et de la transformation que celles-ci doivent subir pour intégrer la société. Leur difficulté à grandir, à devenir femmes et s’intégrer provient dans les deux récits de la culpabilité des mères, mais on peut se demander si celle-ci ne vaut pas comme allégorie de la position féminine en général : l’être femme est un problème, un écart. Cette culpabilité s’accompagne d’une absence ou d’une démission des pères, dont le retour permet seul de rétablir l’ordre et la loi. Le roman d’Hawthorne, plus que celui de Sand, ouvre aussi une réflexion sur ce que signifie être père, dans une société qui prétend à la justice, et interroge particulièrement la relation père-fille, troublante en ce qu’elle ne peut se penser dans la transmission et la reproduction du même.
22Dans aucun des deux, l’éducation n’apparaît comme solution ou comme remède pour une difficulté dont on ne sait si elle est liée à une crise particulière ou universelle, et dont le traitement fictif suggéré est entièrement d’ordre affectif, religieux et symbolique. Ni le contenu de l’éducation des filles, ni la nécessité d’institutions spécifiques ne sont évoqués. Il est vrai qu’on n’éduque pas le petit Chaperon Rouge, et ces deux personnages gardent une forte parenté avec l’univers du conte30. Elles y échappent cependant par la part que les deux romanciers y ont mise d’eux-mêmes – de leur enfance, de leur maternité ou paternité, mais aussi de leur position marginale et critique d’écrivain au regard de la société, à laquelle répond allégoriquement l’exclusion initiale de Fadette et de Pearl dans les fictions. C’est pourquoi si, à travers elles, ne s’esquisse ni solution sociale ni même protestation, elles proposent cependant de la complexité et de la difficulté de l’enfance féminine des incarnations et des témoignages dont la puissance peut survivre à des dénouements restaurant leur conformité aux idéaux de la féminité du temps.
Notes de bas de page
1 Une dizaine d’années avant le moment où Nicole Savy situe la naissance du personnage, avec Sophie, Cosette et Alice. Voir Les Petites Filles modernes, Les Dossiers du Musée d’Orsay, éd. de la réunion des Musée Nationaux, 1989, et sa contribution p. 229 dans ce volume.
2 Le traité avec Hetzel est signé en décembre 1847.
3 Hélène Deutsch s’est livrée de façon si caricaturale à l’analyse du personnage de Fadette comme projection de l’expérience de l’auteur et compensation de ses insatisfactions par fiction interposée qu’on hésite désormais à se risquer dans cette voie. Les rapprochements entre les textes malgré tout s’imposent.
4 Histoire de ma vie, in Œuvres autobiographiques, 2 vol. éd. Georges Lubin, Pléiade, t. I, p. 859.
5 Sur un plan plus anecdotique, notons aussi que le prénom de Solange est donné à un personnage très secondaire, une petite fille du père Caillaud, qui tient de la petite peste.
6 Du nom d’un personnage féminin dans la Reine des fées de Spenser, personnage si idéal que certains amis du couple s’étaient étonnés, et parfois indignés, qu’on puisse attribuer ce nom à une enfant réelle.
7 N. Hawthorne, Carnets américains 1835-1853, traduits et préfacés par Françoise Charras, Corti 1995 ; voir l’entrée du 30 juillet 1849, p. 526.
8 N. Hawthorne, La Lettre écarlate, trad. Marie Canavaggia, préface et notes de Serge Soupel, Garnier-Flammarion 1982, p. 112. et 113. Nos références entre parenthèses renvoient à cette édition.
9 Ainsi, dans l’ensemble de chapitres XVI à XIX, rapportant la promenade en forêt d’Hester et du pasteur Dimmesdale.
10 Lettre du 20 mars 1816, citée par Gloria Erlich, Family Themes and Hawthorne’s Fiction The Tenacious Web, Tutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, 1984 p. 71. Je traduis.
11 Coupure suggérée comme un progrès, à la fin du ch. XXII, quand le narrateur glose le nom du chemin appelé Traîne-au-gendarme « parce qu’un gendarme du roi y a été tué par les gens de la Cosse, dans les anciens temps, lorsqu’on voulait forcer le pauvre monde à payer la taille et à faire la corvée, contrairement aux termes de la loi, qui était déjà bien assez dure, telle qu’on l’avait donnée ». (La Petite Fadette, éd. Van den Bogaert, Garnier-Flammarion, p. 159. Nos références entre parenthèses revoient à cette édition.)
12 Publié en 1846 et longuement présenté par Mazade dans la Revue des Deux-Mondes.
13 Femme qui prêchait en public et affirmait une relation directe de l’âme à Dieu, sans la médiation ni l’autorité du clergé. Il y aura répression des antinomiens qui la suivaient.
14 Voir Brian Harding, « Introduction », The Scarlet Letter, Oxford University Press, 1990.
15 Revue des Deux-mondes, 1860, (4), 1er août, « Un romancier pessimiste en Amérique- Nathaniel Hawthorne », p. 687.
16 Anthony Trollope, « The Genius of Nathaniel Hawthorne », North American Review 129, sept ; 1879, pp. 298 ss ; reproduit in Gary Schanhorst, The Critical Response to Nathaniel Hawthorne’s The Scarlet Letter, Greenwood Press, Westport, Connecticut, London, 1992.
17 Henry James (père littéraire, on le sait, d’une petite fille pleine d’intérêt, Maisie) Hawthorne, New York Harper & Bros, 1880, p. 102-117 citées in The Critical Response.
18 D.H. Lawrence, « Nathaniel Hawthorne et la Lettre écarlate » et « Nathaniel Hawthorne », Etudes sur la littérature classique américaine, Le Seuil, 1979 (1945), p. 107-135.
19 Matthieu, 13, 45-46 : « le royaume des Cieux est encore semblable à un marchand qui cherchait de belles perles. Ayant trouvé une perle de grand prix, il s’en alla vendre tout ce qu’il avait, et il l’acheta ». Pearl est « tout l’avoir » de sa mère en ce monde, en même temps que son châtiment.
20 Helene Deutsch notait qu’à la différence de son auteur, Fadette présentait un modèle de conversion réussie de l’agressivité sadique à la féminité.
21 « She would grow up ; amid human joy and sorrow, not for ever do battle with the world, but be a woman in it ». The Scarlet Letter, ed Brian Harding, Oxford University Press, 1990, p. 256.
22 « La petite Fadette [avait un don de nature] puisqu’avec si peu de leçons raisonnables que sa grand-mère lui avait données, elle découvrait et devinait, comme qui invente, les vertus que le bon Dieu avait mises dans certaines herbes et dans certaines manières de les employer » (F, 174).
23 Ce qui signifie une éducation calviniste pure et dure reçue de sa mère Hester.
24 Par la voix du narrateur paysan, Sand tourne à plusieurs reprises en ridicule le savoir des pédants. Ainsi le maître d’école, qui reprend ceux qui disent Carphanion pour Capharnaüm « mais s’il connaît le mot, il ne connaît point la chose, car j’ai été obligé de lui apprendre que c’est l’endroit de la grange voisin des étables, où l’on serre les jougs, les chaînes, les ferrages et les épelettes de toutes espèces qui servent aux bêtes de labour et aux instruments du travail de la terre » (F, 175-76).
25 Fadette ainsi devient belle lorsqu’elle rougit : « Car jamais jusqu’à ce jour-là [auprès de Landry] elle n’avait eu cette honnête couleur de crainte et de plaisir qui enjolive les plus laides ». (F, 162).
26 Voir Christine Planté, « Ondine, Ondines : femme, amour et individuation », Romantisme n° 66, 1988.
27 De cela témoigne très explicitement la satisfaction des vieux du village dans Fadette, ces « quatre ou cinq bons vieux et bonnes vieilles, de ceux qui regardent s’élever la jeunesse avec indulgence, et qui sont, dans un endroit, comme les pères et mères à tout le monde », qui commentent ainsi l’évolution de l’héroïne : « Mon Dieu, on pensait qu’elle tournerait si mal que ça serait une honte pour l’endroit. Mais elle se rangera et s’amendera comme les autres. Elle sentira bien qu’elle doit se faire pardonner d’avoir eu une mère si blâmable, et vous verrez qu’elle ne fera point parler d’elle ». (F, p. 167-68).
28 Comme le fait très justement observer Naomi Schor, George Sand and Idealism, Columbia University Press, New York, 1993.
29 George Sand, Correspondance, éd. Georges Lubin, t. VII, p. 405-406.
30 Ayant d’ailleurs chacune – réminiscence, allusion délibérée ? – un vêtement rouge qui les définit et leur vient de leur mère : son costume, réplique chatoyante et brodée de la lettre écarlate, pour Pearl (L, 122-3), et « un tablier d’incarnat qui lui venait de sa mère » (F, 122) que Fadette porte fièrement à la messe et à la danse.
Auteur
Université Louis Lumière, Lyon 2
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