George Sand : l’éducation d’une enfant du siècle
p. 189-199
Texte intégral
« Le maître d’école, c’est moi. J’ai peut-être le droit d’usurper ce titre, puisque j’ai presque toujours eu un élève à moi ou des miens, tantôt un domestique de l’un ou l’autre sexe, tantôt un paysan jeune ou vieux, qui est venu me demander de lui apprendre à lire... »1. Ce texte date de 18722. Intitulé « Les Idées d’un maître d’école », il a été composé pour le Temps. George Sand y préconisait une méthode de lecture, la méthode Laffore, qu’elle jugeait admirable. Elle en avait fait l’expérience directe en janvier 1858 avec une jeune domestique, Marie Caillaud, dite Marie des Poules.
Dans mes soirées d’hiver, j’ai entrepris l’éducation de la petite Marie. De laveuse de vaisselle qu’elle était, je l’ai élevée d’emblée à la dignité de femme de charge que sa bonne cervelle la rend très propre à remplir. Mais un grand obstacle, c’était de ne pas savoir lire. Ce grand obstacle n’existe plus. En trente leçons d’une demi-heure chacune, total quinze heures en un mois, elle a su lentement, mais parfaitement toutes les difficultés de la langue3.
1Apprendre à lire, c’est pour la jeune servante sortir de l’enfance intellectuelle. « Cette enfant de 18 ans, qui n’en avait que deux, il y a six mois » va pouvoir désormais entrer de plein pied dans son siècle. » (C, XIV, 744)
2L’apprentissage de la lecture a toujours constitué pour Sand une entrée privilégiée dans l’intellectualité. Le tableau vivant d’un personnage apprenant à un enfant à lire figure souvent dans son œuvre. Pour ne donner qu’un exemple, Le Compagnon du Tour de France nous montre la jeune châtelaine républicaine Yseult de Villepreux donnant des leçons de lecture et d’écriture à deux enfants du peuple. Le narrateur fait quelques remarques sur le large éventail de la vie mentale d’Yseult. Elle qui lit Montesquieu, Pascal, Leibnitz, et Condorcet en secret4, elle qui se préoccupe des grandes questions humanitaires, trouve également le temps de se livrer à une des tâches les plus humbles de toutes les occupations pédagogiques. Elle ressemble ici à George qui, tout en écrivant ses romans, se transformait volontiers en pédagogue.
3George Sand s’est occupée d’éducation toute sa vie. Dans Histoire de ma vie, on le sait, elle raconte longuement sa propre formation, désordonnée, fantasque. D’abord livrée au hasard de sa curiosité intellectuelle d’enfant. Puis enfermée trois ans au Couvent des Anglaises, la seule période d’éducation formelle qu’elle ait reçue. Enfin nourrie par dix mois d’intensives lectures, à dix-sept ans, dans la riche bibliothèque de sa grand-mère. Quant à Deschartres, on peut lui être reconnaissant d’avoir donné à Aurore la seule éducation qu’il considérait digne de ce nom. Education « virile », semblable à celle qu’il avait donnée à Maurice. Histoire, géographie, littérature, un peu de philosophie et de latin, quelques éléments de science ; mais aussi l’apprentissage de certains « exercices violents » : la chasse, l’équitation, sans oublier la médecine5.
4Cette éducation à la fois excentrique et livresque va devenir un modèle pour les héroïnes de la « Comédie féminine » de Sand. L’auteur cède à la tendance littéraire de l’époque de camper son personnage au moment privilégié de son développement moral et intellectuel, c’est à dire à la sortie du couvent et à l’entrée d’un monde qui devrait être universitaire, mais qui leur est encore fermé. Pas question de présenter ses héroïnes en tant qu’étudiantes. Dans la première moitié du siècle, le mot étudiante signifie tout simplement « maîtresse de l’étudiant », autrement dit : grisette6.
5Une femme à l’université est une monstruosité sinon carrément un non-sens. Dans la fiction, l’équivalent féminin d’un Rastignac, étudiant en droit, ou d’un Horace Bianchon, étudiant en médecine, n’existe pas. Souvenez-vous : dans Le Père Goriot, les sœurs d’Eugène sont restées enterrées en province, à attendre que leurs parents veuillent bien les marier. Balzac ne les fait sortir de l’obscurité que l’espace d’un instant, et ce n’est que pour les dépouiller de leurs économies au profit de leur frère avide.
6Sand va donc inventer des lieux autres que l’université androcentrique dans lesquels l’étude au féminin puisse s’exercer. Il s’agira d’espaces privés, à la fois clos ou en plein air. Le cabinet d’étude pour la lecture et l’écriture ; les randonnées, à cheval de préférence, dans les champs, pour la méditation. Sand, elle-même, a décrit le rapport fertile entre l’équitation et l’étude : là où l’adolescente ne cherchait qu’un « délassement tout physique », elle a trouvé à sa surprise « une intarissable source de jouissances morales ». Le cheval lui rendait l’étude facile, nous dit-elle, et lui permettait de veiller. Elle occupait ainsi ses nuits à lire et à écrire au chevet de sa grand-mère mourante (HV, I, 1035, 1037).
7L’ancien boudoir de son aïeule, dans lequel Sand s’installera plus tard avec ses livres, ses herbiers, ses papillons et ses cailloux (HV, II, 100), ressurgira en 1840 – transformé certes mais reconnaissable – dans la matière romanesque du Compagnon du Tour de France. Le cabinet d’étude de Mlle. de Villepreux est décrit comme un sanctuaire inaccessible au profane, retiré dans une tourelle et orné d’objets hétéroclites : un chevalet, de vieilles gravures, des livres, un vieux luth. Sans oublier la tête de mort (CT, 66) qui n’est pas sans rappeler le squelette d’une petite fille qu’Aurore avait gardé sur sa commode tout un hiver (HV, I, 1076)
8La bibliothèque d’Yseult, riche en ouvrages de philosophie et d’histoire, ressemble étrangement à celle qu’Aurore a dévorée à Nohant en 1821. C’est dans cette « retraite philosophique » qu’Yseult deviendra l’initiatrice de Pierre Huguenin à la pensée sociale de l’époque. Certes l’artisan savait déjà lire, mais c’est au cours de séances nocturnes dans la tourelle qu’il accèdera à la lecture de Rousseau, Chateaubriand, Platon, des Enclyclopédistes, entrant par ce biais dans le monde de la spéculation méditative. Le menuisier évangélique entrera en lecture comme l’enfant devant l’alphabet. L’apprentissage intellectuel de Pierre se fait par petites doses, et semble étrangement suivre les préceptes de la méthode Leffore que Sand louera des années plus tard : « [Pierre] dévora dans l’espace de trois mois, c’est-à-dire durant la somme d’environ soixante heures, réparties entre une douzaine de dimanches, non la lettre, mais la substance de la plupart de ces ouvrages » (CT, 68). Le « cabinet d’étude » restera tout au long du roman le lieu de prédilection d’Yseult de Villepreux, lieu où elle consolidera et élaborera son savoir.
Les Malheurs de Sophie
9Dans le roman Valentine, l’héroïne éponyme se lamente : « L’éducation que nous [les femmes] recevons est misérable ; on nous donne les éléments de tout, et l’on ne nous permet de rien approfondir. On veut que nous soyons instruites ; mais du jour où nous deviendrions savantes, nous serions ridicules. On nous élève toujours pour être riches, jamais pour être pauvres »7. Cette remarque se rapporte indirectement à Rousseau8. Dans le Livre Cinq de l’Emile, Jean-Jacques décrit avec complaisance l’éducation qu’il entend donner à Sophie, contre-partie féminine d’Emile. Ici éclate le « double standard » pédagogique. En effet l’éducation que dénonce Valentine ressemble très exactement à celle qui est conseillée pour Sophie. N’est-il pas ironique que Rousseau refuse de donner à son élève imaginaire la sagesse indiquée justement par son prénom ? Si George Sand a pu toute sa vie admirer les préceptes du philosophe pour éduquer un enfant du sexe mâle, elle se gardera bien de mettre en œuvre, dans sa vie ou dans ses romans, l’anti-éducation de Sophie. Car l’axiome de base selon Rousseau, c’est de faire en sorte que Sophie pense peu et mal. Il faut maintenir la jeune fille dans un mode de réflexion superficielle : « l’art de penser n’est pas étranger aux femmes, écrit-il, mais elles ne doivent faire qu’effleurer les sciences du raisonnement. Sophie conçoit tout et ne retient pas grand-chose. Ses plus grands progrès sont dans la morale et les choses de goût »9. Les héroïnes de Sand sont loin de se conformer à ce programme. Non seulement elles sont toutes des anti-Sophie, mais elles portent comme prénom d’élection celui d’Emilie.
10Dans L’Emile la femme idéale est vertueuse, obéissante, et se préoccupe uniquement de plaire à l’homme qui lui a été choisi. Par contre, les héroïnes sandiennes se façonnent des abris contre la force patriarcale. Dans Valentine, l’héroïne cherche à se protéger du château, conçu comme lieu où s’exerce le pouvoir masculin, en s’en choisissant un qui en soit le contre-modèle. Son pavillon privé est non seulement un espace utopique de retraite et de salut – « comme une île enchantée au milieu de la vie réelle, comme une oasis dans le désert »– mais un lieu consacré à la vie de l’esprit10. En se créant un espace féminocentrique et aussi intellectuel, Valentine adopte une attitude typique aux héroïnes sandiennes. Son pavillon rejoint la chambre d’Indiana, le chalet alpestre de Lucienne de Vallangis, et le château de Sainte-Sévère d’Edmée de Mauprat comme avatars de la « retraite philosophique » des femmes et de leur savoir.
11George Sand démolit un à un les préceptes préconisés par Rousseau pour Sophie. Il faut, déclare le philosophe, que « les filles soient toujours soumises » à l’autorité paternelle. Selon lui, la femme est « faite pour être subjuguée », sa docilité d’esprit assure donc le statu quo (E, 253,243). L’héroïne sandienne par contre refuse d’envisager la femme comme objet de sacrifice au profit de la sauvegarde du patriarcat. Dans le roman sandien qui évolue le plus sous le signe de Rousseau, Edmée de Mauprat, qui a lu La Nouvelle Héloïse, en déduit qu’elle « ne souffrira jamais la tyrannie d’un homme »11. L’éducation de Sophie est restrictive, se concentrant sur le ménage et la couture, activités pour lesquelles elle serait naturellement faite. « Presque toutes les petites filles apprennent avec répugnance à lire et à écrire, affirme Jean-Jacques, mais, quant à tenir l’aiguille, c’est ce qu’elles apprennent toujours volontiers » (E, 249) Comme pour prouver le contraire, l’héroïne sandienne « n’aim[e] pas les travaux de l’aiguille ; elle [a] l’esprit trop sérieux ». Edmée décode d’ailleurs très finement ces occupations féminines comme des « amusements de la captivité » (M, 204). Dans un roman dialogué de 1839, le personnage de Gabriel/le (sous les deux orthographes) est une femme élevée en garçon. Lorsqu’elle découvre sa véritable identité, elle ne peut concevoir sa féminité que comme une malédiction et une déchéance. Nous la voyons travailler à son ouvrage de dame de mauvais cœur. Elle brise les fils de son métier à broder, exprimant par cette maladresse son refus d’être limitée à des occupations choisies par le mâle pour asservir l’intelligence des filles12.
12Déjà dans Indiana, Sand nous livrait l’image de la claustration de son personnage principal par le biais de la couture. L’héroïne attachée à sa tapisserie comme à une mécanique aliénante est un motif qui retentit à travers le roman tout entier. Nous risquerions pourtant de tomber dans la critique réductrice si nous prenions cette image récurrente pour un signe autobiographique. Il n’en est rien. Sand elle-même aimait les ouvrages de couture. N’a-t-elle pas écrit qu’ils la délassaient des travaux de l’esprit ? Elle a même remarqué, avec une certaine malice, qu’elle écrivait avec autant de facilité qu’elle aurait fait un ourlet (C, II, 135-136). Mais ce qu’elle récuse, c’est que cette tâche soit imposée à la femme comme une restriction à sa liberté de mouvement et d’expression.
13C’est en effet ce que fait Rousseau qui entend immobiliser le corps féminin tout comme son esprit. Sophie ne doit se livrer ni à l’épanouissement intellectuel ni à aucune activité expansive du corps13. « Les femmes ne sont pas faites pour courir », déclare le philosophe, car avec leurs hauts talons elles ressemblent à des sauterelles (E, 298). Si, comme l’a montré Naomi Schor, les romanciers du XIXe siècle ont généralement appliqué ce précepte avec enthousiasme – Eugénie Grandet et Emma Bovary sont les grandes pétrifiées du roman réaliste – Sand, elle, a écrit à contre-courant. Ses héroïnes sont des « êtres de plein air », comme l’a remarqué Béatrice Didier au sujet de Lélia. Toutes ont « le sang impétueux » ; et quand leur esprit n’est pas « absorbé par le travail de l’intelligence », il leur faut « de l’exercice et le grand air » (M, 204).
14Tout en restant foncièrement rousseauiste, George Sand a fini par articuler sa déception. Dans un roman de 1846, Isidora, elle règle ses comptes avec le philosophe misogyne :
Il n’a pas compris les femmes, ce sublime Rousseau. Il n’a pas su, malgré sa bonne volonté et ses bonnes intentions, en faire autre chose que des êtres secondaires dans la société. Il leur a laissé l’ancienne religion dont il affranchissait les hommes ; il n’a pas prévu qu’elles auraient besoin de la même foi et de la même morale que leurs pères, leurs époux et leurs fils, et qu’elles se sentiraient avilies d’avoir un autre temple et une autre doctrine14.
15Et dans une phrase remarquable par son analyse, très saint-simonienne d’ailleurs15, sur la double valeur de la maternité, qui doit être conçue à la fois comme étant d’ordre matériel et spirituel, elle s’écrie :
Il a fait des nourrices croyant faire des mères. Il a pris le sein maternel pour l’âme génératrice. Le plus spiritualiste des philosophes de ce siècle dernier a été matérialiste sur la question des femmes (I, 68).
16Comment atteindre l’affranchissement de la femme dans ce nouveau siècle, – voici la question essentielle que se pose la romancière. Puisque personne n’a pu véritablement prendre en main la formation de l’intelligence féminine, c’est aux femmes elles-mêmes à être responsables de leur propre intellectualité. C’est pourquoi toutes les héroïnes cérébrales de Sand sont autodidactes. Comment faire autrement ? Edmée de Mauprat : « privée de sa mère dès le berceau et abandonnée à ses jeunes inspirations par [son] père, s’était formée à peu près seule » (M, 116). Valentine : « n’avait été définitivement élevée par personne. Elle s’était faite elle-même ce qu’elle était, et... elle avait pris le goût de l’étude et de la rêverie » (V, 51) Même la courtisane Isidora, issue du peuple, a accès à la science. Elle frappe son amant par son éloquence : « elle avait donné à son propre esprit, par la lecture et le spectacle des arts, une éducation recherchée, brillante, et presque solide » (I, 157). Puisque, comme le remarque Lélia, « la société refuse [à la femme] les grandes occupations de l’esprit »16, c’est à elle de prendre sa revanche et de s’adonner à la discipline qui plus que toutes les autres lui est interdite – la philosophie. Dans les Lettres à Marcie, texte de 1837, l’auteur affirme que les femmes peuvent, et doivent « cultiver la philosophie ». Car la philosophie est « une sorte d’encyclopédie de l’intelligence commencée avec le monde, et à laquelle le progrès de chaque siècle… vient apporter son tribut de matériaux… On enseigne la philosophie aux jeunes garçons ; on devrait nécessairement l’enseigner aux jeunes filles »17. Ainsi Yseult, Edmée, Lélia, et Lucienne mettront l’appelation de « philosophe » au féminin. En tournant le dos à la pâle Sophie, elles découvriront la vraie Sophia.
La Nouvelle Emilie
17Cette sagesse au féminin, comment Sand l’a-t-elle envisagée ? Et quel est l’apprentissage nécessaire pour y parvenir ? Sans systématiser sa vision, l’écrivaine a pourtant articulé un certain nombre de points de repères que je propose de cerner brièvement ici.
18Sand a toujours préconisé l’égalité intellectuelle et existentielle des deux sexes. Il n’y a qu’un sexe, ripostait-elle à Flaubert, quand celui-ci lui affirmait avoir les deux sexes de l’esprit18. Pourtant il semble qu’elle ait tenu des propos plus nuancés quant à la place de la femme dans la sphère publique. Dans Les Lettres à Marcie, par exemple, elle reconnaît aux deux sexes les mêmes capacités et pose « l’égalité des sexes » comme une « vérité incontestable ». Mais elle déclare aussi que « l’égalité n’est pas la similitude. Un mérite égal ne fait pas qu’on soit propre aux mêmes emplois » (LM, 228-9) Tout en insistant, comme l’a fait tout son siècle, que les fonctions publiques sont « viriles », alors que la femme « n’est pas destinée à sortir de la vie privée » (LM, 229) elle nous prévient contre la hiérarchisation de ces deux sphères. Elle craint que le discours social et l’idéologie de son époque, en dénigrant le féminin, ne préconisent « l’anéantissement complet de la race femelle » (LM, 229) De ce point de vue-là, la tendance qu’elle voit vers « l’état d’androgyne » ne peut être envisagée comme un progrès, bien au contraire. Loin de représenter un état d’harmonisation des deux sexes, cette forme d’androgynie dangereuse risquerait d’éliminer purement et simplement le féminin au profit d’une définition androcentrique des deux sexes. Car les catégories du masculin et du féminin seraient alors définies exclusivement par le mâle. Sand nous prévient contre une situation que Luce Irigaray retrouvera un siècle et demi plus tard quand, à son tour, elle dénoncera ce « leurre d’individus neutres »19. Sand déclare qu’il faut empêcher à tout prix cette absorption totale du féminin par le masculin normatif et défendre le bien-fondé du développement moral et intellectuel de la femme. Ce n’est que par ce biais que celle-ci pourra donner libre cours à ses talents occultés. Soumise jusqu’ici à un ordre symbolique défini exclusivement par les hommes, la femme doit briser ces formes codifiées par autrui et réinsérer le féminin dans une culture restée trop longtemps unilatérale.
19C’est pourquoi Sand a insisté tout au long de sa longue carrière d’écrivaine sur la double importance de l’éducation pour les femmes. Une fois formées adéquatement, elles pourront enfin se situer au même niveau intellectuel que les hommes. Mais de plus elles seront en mesure de cultiver en elles ce qui a été bâillonné par la société patriarcale dans sa stratégie d’ « étouffer l’intelligence [de la femme] ou de la laisser inculte » (LM, 231). Ce n’est pas un hasard si les femmes ont été systématiquement maintenues dans l’ignorance, car cet état des choses a favorisé l’inégalité philosophique entre les sexes. Sand affirme donc que le « grand crime des hommes » envers les femmes, c’est de leur avoir assigné « une déplorable éducation » (LM, 230).
20Sand est persuadée donc que les femmes ont été délibérément marginalisées, reléguées en dehors du cercle magique du savoir canonique. Cet état des choses semble pouvoir renforcer leurs affinités électives avec certaines traditions de pensée qui ont été, elles aussi, jetées dans les oubliettes de l’histoire des idées. Dans la sphère philosophique et religieuse, c’est la pensée hérétique qui doit les intéresser tout particulièrement. Puisque celle-ci fournit une vision ex-centrique, elle tombe moins directement sous l’égide de la loi du Père qui contrôle la culture occidentale. La tradition hérétique a été pour George Sand une source d’inspiration fertile dans les années trente et quarante notamment. Elle a rêvé de faire « l’histoire des sociétés secrètes depuis l’antiquité » (avant-propos du Compagnon du Tour de France) ; elle s’est intéressée à Jean Hus et aux Hussites (Jean Ziska et Procope le Grand) ; s’est penchée sur les sociétés secrètes pré-révolutionnaires (Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt) ; a développé l’hérésie de Joachim de Flore sur le troisième age et l’Evangile Eternel de saint Jean (Spiridion). Quand elle annonce aux femmes qu’elles sont « toutes par nature et par nécessité les disciples de saint Jean, de saint François, et des autres grands apôtres de l’idéal »20, elle souligne la complicité intellectuelle qui doit attacher les femmes à l’hérésie
21Les premières pages de Jean Ziska que Sand adresse à ses lectrices privilégiées sont particulièrement pertinentes. La romancière déplore que l’histoire de l’hérésie n’existe pas et qu’il faille donc se résigner à la reconstituer tant bien que mal. « L’histoire de l’hérésie » est « plongée dans un épais brouillard », tout comme l’histoire des femmes a été oubliée : « Figurez-vous, Madame, qu’il y a là toute une moitié de l’histoire intellectuelle et morale de l’humanité, que l’autre moitié du genre humain a fait disparaître, parce qu’elle la gênait et la menaçait » (Z, 15, 18). Et sans mâcher ses mots, Sand appelle les femmes « filles de l’hérésie » :
Femmes... c’est pour vous que j’écris... Votre tête est faible, votre éducation misérable, ... votre mémoire vide, vos facultés de raisonnement inertes. La faute n’en est point à vous ! Dieu a permis que dans l’oisiveté de votre intelligence, votre cœur se dévellopât plus librement que celui des hommes... Voilà pourquoi, pauvres femmes... l’histoire de l’hérésie doit vous intéresser et vous toucher particulièrement ; car vous êtes... toutes des hérétiques... votre voix est étouffée sous l’arrêt de l’Eglise sociale officielle (Z, 18-19 ; souligné dans le texte).
22Ce que Sand trouve « au fond de toutes les sectes philosophiques », c’est « la lutte de l’égalité qui veut s’établir, contre l’inégalité qui veut se maintenir » (Z, 20). Si l’Eglise « a réussi à plonger dans la nuit du néant les monuments de la pensée humaine », elle n’a pas pu éliminer l’idée de l’égalité qui, elle, est indestructible (Z, 21). La lutte des hérésiarques est donc comparable à celle des femmes contre l’autorité. Leurs buts idéologiques sont les mêmes. Les deux groupes, condamnés au silence et maintenus autant que possible dans une sorte d’esclavage intellectuel, vont pouvoir désormais affirmer une autre vérité, ériger une société nouvelle.
23La figure de l’ange qui apparaît régulièrement dans le monde fictionnel sandien, peut être envisagé comme un commentaire sur le destin de la femme au sein du patriarcat. On se rappelera le songe révélateur que fait Gabriel/le, l’héroïne éponyme du roman dialogué de 1839. Ce personnage élevé en garçon rêve d’abord qu’il s’est métamorphosé en ange ; déployant ses ailes, la créature éthérée s’élève « à travers les mondes vers je ne sais quel monde idéal ». Mutation de la vision en cauchemar lorsque l’être angélique se féminise. La découverte de sa véritable nature de femme est conçue alors comme une chute existentielle : « J’étais une femme... mes ailes se sont engourdies, l’éther s’est fermé sur ma tête […] et je suis tombé, tombé [sic]... et j’avais au cou une lourde chaîne dont le poids m’entraînait vers l’abîme » (G, 60).
24Dans ce passage l’ange représente la femme-esprit, la femme libérée des entraves sociales. C’est la figure de la femme intellectuelle dans la pensée sandienne. Etre non pas foncièrement incorporel mais dégagé de la construction patriarcale de la féminité. Tomber, c’est entrer dans la sphère de la sexualité féminine telle qu’elle est définie par l’idéologie patriarcale. La femme devient alors synonyme de créature limitée à son seul corps et à ses seules fonctions sexuelles et maternelles.
25Ecrire, par contre, c’est retrouver les ailes de l’ange. Ceci explique peut-être pourquoi le prénom du personnage chéri de Sand, la majestueuse Lélia, est un anagramme de l’aile et aussi pourquoi ce prénom contient deux ailes (ll). Quand Lélia accuse Dieu d’avoir « oublié de [lui] donner des ailes » (L, I, 127) elle exprime ainsi le dilemme de la femme intellectuelle : recouvrer les ailes que lui a retirées le patriarcat. Si la femme soumise au patriarche est condamnée à ramper sur la terre, la femme de tête a besoin de retrouver son identité de plume. Lorsque Trenmor remarque à Lélia dès la version de 1833 que sa « dernière plume n’est pas encore tombée » (L, I, 104), il indique par là clairement que Lélia est un être qui refuse de se soumettre à l’idéologie dominante. Tenir une plume et écrire, c’est non seulement pour une femme entrer agressivement dans la sphère de l’intellectualité, c’est par le même biais refuser de se laisser définir par un code aliénant.
26Ecrire a toujours été dans le monde sandien la voie du salut pour les personnages féminins. Femme libre. Femme-plume. L’écriture est devenue ainsi le lieu privilégié de l’essor salutaire, du vol interdit. Se façonner un nom de plume a été pour Sand plus qu’adopter une simple identité de romancier. Cela a été la marque onomastique qui a rendu possible son autonomie et son auto-définition. Le nom de plume sandien, c’est le non de la plume féminine au patriarcat.
Notes de bas de page
1 George Sand, « Les Idées d’un maître d’école », Impressions et souvenirs, in Œuvres complètes (Genève : Slatkine Reprints, 1980, t. XXVII, p. 179).
2 C’est aussi l’année de composition de Nanon.
3 George Sand, Correspondance (C), éd. Georges Lubin, Garnier, 1979, t. XIV, p. 627, lettre à Charles Duvernet.
4 George Sand, Le Compagnon du Tour de France (CT), éd. René Bourgeois, Presses Universitaires de Grenoble, 1978, p. 347, 385.
5 George Sand, Histoire de ma vie (HV), in Œuvres autobiographiques, éd. Georges Lubin, Gallimard, Pléiade, 1970-71, 2 vol., t. I, p. 1079-80.
6 Voir les « Physiologies » des années 1840 notamment.
7 George Sand, Valentine ed. Aline Alquier, Meylan, éds. de l’Aurore, 1988, p. 253.
8 Elle fait allusion aussi sans doute à Molière – les expressions « femmes savantes » et « précieuses ridicules » étant partiellement présentes dans le texte. Tout en admirant Molière, Sand ne pouvait manquer d’être contrariée par sa misogynie flagrante.
9 Jean-Jacques Rousseau, Emile(E), in Œuvres complètes, éd. Jean Fabre et Michel Launay, Seuil, l’Intégrale, 1971, t. III p. 291.
10 Valentine, p. 187. Voir aussi le passage suivant : « Valentine fit arranger [le pavillon] pour s’en servir comme cabinet d’étude. Elle y fit transporter des livres et son chevalet ; elle y passait une partie de ses journées » (p. 149).
11 George Sand, Mauprat (M), éd. Claude Sicard, Garnier-Flammarion, 1969, p. 141.
12 George Sand, Gabriel (G), éd. Janis Glasgow, des Femmes, 1988, p. 129-130.
13 Voir les deux passages suivants de l’Emile : « La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est point du ressort des femmes » (p. 264). « L’art de penser n’est pas étranger aux femmes, mais elles ne doivent faire qu’effleurer les sciences du raisonnement » (p. 291).
14 George Sand, Isidora (I), éd. Eve Sourian, des Femmes, 1990, p. 68.
15 Enfantin écrit : « La vertu et l’honneur de la femme, aux yeux du père selon la chair, était de perpétuer fidèlement, et par un rejeton mâle, sa dynastie… Mais à côté de cette maternité charnelle le christianisme constitua aussi une maternité spirituelle ». « Enseignements du Père suprême », in Religion saint-simonienne (Librairie saint-simonienne, 1832), p. 190. C’est Enfantin qui souligne.
16 George Sand, Lélia (L), texte de l’édition de 1839, éd. Béatrice Didier, Meylan, éds. de l’Aurore, 1987, 2 vol., t. II, p. 22.
17 George Sand, Lettres à Marcie (LM), in Les Sept cordes de la lyre, Michel Lévy frères, 1869, p. 277.
18 Correspondance Flaubert-Sand, Alphonse Jacobs, éd., Flammarion, 1981, p. 118, 121.
19 Luce Irigaray, Le Temps de la différence, Livre de poche, 1987, p. 77.
20 George Sand, Jean Ziska (Z), Michel Lévy frères, 1867, p. 19.
Auteur
Tufts University
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