Mary Wollstonecraft, Hannah More et l’éducation des filles en Angleterre à la veille de l’ère victorienne
p. 131-143
Texte intégral
Si elle ne s’engage pas ouvertement sur la voie du féminisme, Jane Austen jette le doute sur l’instruction dispensée à ses contemporaines. Des sept années passées dans une institution londonienne réputée, le personnage de Charlotte Palmer, qu’elle met en scène dans Sense and Sensibility (1811)1, n’a guère gardé qu’un « paysage fait de morceaux de soie colorée » (SS, 138). Dans Persuasion (1818)2, la romancière fait revenir deux jeunes filles, Henrietta et Louisa, d’une école située à Exeter, mais, en province comme à Londres, les pensionnats pour jeunes filles se bornent à dispenser ce qu’elle appelle « le stock habituel des arts d’agrément » (P, 42- 43). Dans Mansfield Park (1814)3, Jane Austen accuse ouvertement cette éducation défectueuse. Lorsque ses filles tournent mal, Sir Thomas se rend compte des erreurs qu’il a commises en tant que père : l’instruction de ses filles lui a coûté cher, mais elle n’a visé qu’à ce que les jeunes filles puissent se distinguer « par leur élégance et leur aptitude aux arts d’agrément » (MP, 422). Si donc une de ses filles finit par être coupable d’adultère, c’est qu’il n’a pas cherché à former son caractère moral. Jane Austen ne fut ni la seule ni la première à critiquer l’éducation reçue par ses contemporaines : le débat faisait rage depuis déjà quelques décennies. Ainsi, les pensionnats pour jeunes filles se faisaient-ils accuser d’être des séminaires du vice et de l’insignifiance par l’auteur anonyme de Female Tuition, ouvrage paru en 1785.
1Le débat entourant l’éducation des filles se doubla à la fin du dix-huitième siècle de la controverse qui opposa les préféministes et leurs adversaires dans un combat illustré par un poème du révérend Polwhele The Unsex’d Females4. Polwhele y trace un noir portrait de Mary Wollstonecraft, « qu’aucune bienséance ne retient » (UF, vers 54), et de toutes les amies de la femme qui revendiqua les droits de son sexe dans sa Vindication of the Rights of Woman. Changeant de ton, il conclut son poème en faisant l’éloge de Hannah More et de celles qu’elle inspira à suivre ce qui, selon lui, constituait le droit chemin pour les femmes. Il serait par conséquent permis de croire que Mary Wollstonecraft d’une part et Hannah More de l’autre tinrent des discours très différents quant à l’éducation des filles. Or, Mary Gladys Jones note dans sa biographie de Hannah More5 que leur contemporaine Miss Berry découvrit une ressemblance inattendue entre les opinions des deux adversaires : ayant lu consécutivement Hannah More et Mary Wollstonecraft, Miss Berry concluait que les deux auteurs étaient en fait d’accord sur les points essentiels de l’éducation des femmes6. Comment put-elle donc arriver à cette affirmation aussi catégorique que paradoxale ?
2Sans doute les deux femmes partagent-elles le même intérêt pour l’éducation féminine. La question avait tout naturellement attiré l’attention de Mary Wollstonecraft. Maîtresse d’école dans le milieu protestant non-conformiste de Newington Green en 1784 puis gouvernante chez Lady Kingsborough en 1786-87, ce fut l’éducation des filles qui lui inspira son premier ouvrage, Thoughts on the Education of Daughters (1787)7 ; elle consacra en outre à l’éducation tout un chapitre de sa célèbre Vindication of the Rights of Woman (1792)8. Institutrice à Bristol dans sa première jeunesse et œuvrant dans son âge mûr à l’instruction des pauvres dans les collines des Mendips situées au sud-ouest de Bristol, Hannah More devait elle aussi s’exprimer sur ce thème dans un livre intitulé Strictures on the Modern System of Female Education (1799)9. Sujet de nombreux ouvrages théoriques, la question de l’éducation des filles avait d’autre part pénétré le roman féminin qui inondait le marché littéraire, chose d’autant moins étonnante que les romancières affectionnaient particulièrement le genre didactique, comme le montre un titre aussi significatif que celui de The Advantages of Education (1793) de Jane West. Mary Wollstonecraft et Hannah More contribuèrent, elles aussi, au débat ainsi véhiculé par le roman, la première avec Mary (1788) et The Wrongs of Woman (1798)10, la seconde avec Coelebs in Search of a Wife (1808)11.
3S’attaquant dans sa Vindication of the Rights of Woman « à l’état d’avilissement auquel la femme a été réduite par des causes variées »12 ou encore à « certains auteurs qui ont fait de la femme l’objet d’une pitié proche du mépris »13, Mary Wollstonecraft ne surprend guère son lecteur lorsqu’il la voit s’insurger, dans son tout premier ouvrage qu’est Thoughts on the Education of Daughters, contre les arts d’agrément et les pensionnats pour jeunes filles : les premiers, dit-elle, « ne font que rendre la personne séduisante » (TED, 24) ; quant aux seconds, ils attachent trop d’importance aux bonnes manières (TED, 57). Mary Wollstonecraft souhaite donc, dans le chapitre de la Vindication qu’elle consacre à l’« Education nationale » que les deux sexes puissent « poursuivre les mêmes études ensemble », (VRW, 165). Ses romans, Mary et The Wrongs of Woman, illustrent la position développée par l’auteur dans ces ouvrages théoriques. Mary fournit ainsi à Mary Wollstonecraft l’occasion d’attaquer la place accordée aux arts d’agrément dans l’éducation féminine. Chez la mère de l’héroïne, Eliza, ils ne sont rien que « quelques talents superficiels pour lesquels elle n’avait pas de goût » (MWW, 1). Leur importance est en outre disproportionnée. Les trois dames que rencontre Mary lors de son séjour au Portugal offrent une autre occasion de ridiculiser une éducation qui, si elle est à la mode, semble porter fort peu de fruits : si les dames en question s’essaient à chanter, l’auteur note qu’elles « braillent » plus qu’elles ne chantent ; sans doute parlent-elles le français, l’italien et l’espagnol, mais Mary Wollstonecraft n’y voit que des mots (MWW, 24).
4Ennemie déclarée de Mary Wollstonecraft et de sa Vindication of the Rights of Woman, ouvrage dans lequel elle voyait « une défense ouverte de l’adultère » (SMS, 1 : 44) et qu’elle refusa au reste de lire14, Hannah More partage néanmoins les idées de son adversaire lorsqu’elle s’attaque elle aussi à ce qu’étudient les filles. Le parallèle est parfois même frappant. En effet, si l’apprentissage des langues étrangères n’impressionne nullement l’auteur de Mary, il n’est guère pris plus au sérieux par Hannah More qui explique que la connaissance d’une langue étrangère ne saurait avoir pour fin de « savoir ce que les termes qui désignent les articles de l’habillement et de la table sont en français ou en italien » mais plutôt de « converser avec des étrangers » ou de fournir « la clé de la littérature du pays à laquelle elle appartient » (SMS, 1 : 64-65). Ni son antiféminisme ni son conservatisme n’empêchent Hannah More de dénoncer avec Mary Wollstonecraft l’éducation à la mode et plus particulièrement la « course frénétique aux arts d’agrément » (SMS, 1 : 62). Plus encore que le premier roman de Mary Wollstonecraft, celui de Hannah More attaque l’éducation mise en œuvre par la société. Pour certaines des jeunes filles que rencontre le personnage en quête d’épouse dans Coelebs in Search of a Wife (1808), cette course s’avère effectivement frénétique. Voici comment l’une d’elles décrit ses activités :
Je continue mon français et mon italien, bien sûr, et je commence l’allemand. Ensuite, il y a mon professeur de dessin […] Et puis […] j’apprends à vernir, à dorer […] Je vais apprendre le modelage, la gravure à l’eau forte […] Puis, j’ai un professeur de danse […] Puis, j’ai un professeur de chant et un autre qui m’apprend la harpe et un autre encore pour le piano. Et le peu de temps qui me reste après ces choses essentielles, je le consacre […] à l’histoire ancienne et moderne, à la géographie, à l’astronomie, à la grammaire et à la botanique. Et j’assiste à des conférences de chimie et de philosophie expérimentale […] (CSW, 224-225).
5Le programme est imposant mais ne dissimule pas « la proportion monstrueuse, et même hors de proportion, de la vie que [la musique] avale » ainsi (CSW, 229). Ces arts d’agrément sont en outre d’une superficialité navrante chez des élèves qui se tournent vers « le piano quand elles sont lasses de la harpe » et passent leur temps à « copier des dessins peu remarquables » (CSW, 45). Sans doute cette superficialité n’a-t-elle rien de très surprenant : « le linguiste est rarement peintre », souligne Hannah More (CSW, 228). Touchant à tous les domaines à la fois, l’éducation ne communique que médiocrité à la jeune fille qui « rencontre, dès l’âge de l’écolier, tout l’éventail des arts et s’attaque à l’ensemble des sciences », ironise l’auteur (CSW, 228). Hannah More fait par conséquent du personnage positif par excellence qu’est Lucilla une jeune fille qui n’a rien de l’artiste que l’on trouve chez ses contemporaines : en effet, « bien qu’elle ait l’oreille juste, elle ne chante ni ne joue d’aucun instrument » (CSW, 125).
6Critiquant l’une et l’autre l’importance excessive attachée aux arts d’agrément, Mary Wollstonecraft et Hannah More sont aussi d’accord pour rejeter les êtres superficiels que produit le système éducatif. Mary Wollstonecraft fait ainsi dans Mary une description négative des dames que son héroïne rencontre au Portugal : elles étaient à la mode ; tel était, commente-t-elle, « le seul compliment » que l’historienne qu’elle était pouvait leur faire (MWW, 24). La mère elle-même n’échappe pas à ce sévère jugement, car « les années supplémentaires n’avaient servi qu’à la faire adhérer plus strictement encore à ses folles habitudes et à lui faire décider avec une stupide gravité des questions de cérémonie sans importance aucune » (MWW, 24-25). Si elle ne défend pas la femme qui oserait parler d’un sujet sérieux comme celui de la politique15, Hannah More rejette néanmoins elle aussi la frivolité et le fait dans des termes très proches de ceux de Mary Wollstonecraft : rencontrant des jeunes filles à la conversation « vide et frivole », le héros de Coelebs in Search of a Wife explique qu’elles « insistent beaucoup sur de petites choses » (CSW, 37). Le message de l’auteur des Strictures on the Modern System of Female Education est clair : l’éducation demande à être redéfinie afin de représenter, non plus « ce qui étouffe la femme sous les arts d’agrément, mais ce qui tend à consolider un caractère ferme et régulier » (SMS, 1 : 6). Ainsi Hannah More explique-t-elle l’existence de créatures superficielles en recourant à la même explication déterministe qui avait permis à Mary Wollstonecraft de prendre la défense de la femme tout en reconnaissant ses innombrables défauts16. Comme Mary Wollstonecraft, Hannah More déclare donc que « Si les femmes sont si frivoles, c’est, entre autres causes, parce que les choses qu’on leur enseigne ne sont assez solides ni pour fixer leur attention, ni pour exercer leur intelligence, ni pour fortifier leur entendement » (CSW, 435-436). Si le héros en quête d’épouse n’éprouve que répulsion face aux demoiselles qu’il rencontre, il reconnaît qu’« en apprenant à les connaître », il fut « plus enclin à blâmer leur éducation que leur disposition » (CSW, 45). Loin de la contredire, ces remarques illustrent l’opinion que présente Hannah More dans son ouvrage théorique, à savoir que, « puisqu’il est reconnu que l’éducation des femmes est si défectueuse, la prétendue infériorité de leur esprit peut s’expliquer plus justement par cette cause même que par leur constitution naturelle » (SMS, 2 : 28).
7Les parallèles se poursuivent. Chez les deux auteurs, l’éducation telle qu’elle existe crée des femmes non seulement superficielles mais aussi indolentes. Dans Mary, Mary Wollstonecraft insiste sur ce thème dès les premières pages et même les premières lignes : la mère de l’héroïne, dit-elle, « partageait son temps entre le sofa et la table à jouer » (MWW, 4), entre ses romans et ses chiens. Les femmes que Mary rencontre plus tard au Portugal sont tout aussi incapables de s’occuper : ainsi, lorsque les dames « passaient de longues heures ensemble, les sujets de conversation galvaudés étaient épuisés de sorte que, sans les cartes ni la musique, les longues soirées auraient été passées à bâiller d’indolence indifférente » (MWW, 27). Dans The Wrongs of Woman, la mère de Maria a « un caractère indolent » (MWW, 126). Or, dans Coelebs in Search of a Wife, Hannah More s’en prend elle aussi aux dames de la bonne société pour qui le temps constitue « une lourde charge » (CSW, 59).
8Les deux auteurs s’accordent encore pour critiquer le respect de l’opinion inculqué à leurs jeunes contemporaines. Cela correspond bien au mépris que Mary Wollstonecraft entretient pour les préjugés, comme en témoigne sa Vindication17. C’est ce même mépris qui transparaît dans Mary lorsque l’auteur dit de la bonne société, de ses règles et de ses cérémonies qu’elles constituent « ce monde vers lequel les ignorants se tournent comme nous nous tournons vers le soleil » (MWW, 25). La critique des opinions reçues est plus surprenante chez Hannah More : ne les accepte-t-elle pas lorsqu’elle parle du « chemin discret que la Providence indique de toute évidence au sexe féminin » (SMS, 2 : 22) ? L’auteur de Coelebs in Search of a Wife attaque cependant parfois les préjugés. « L’opinion était l’idole à laquelle ils sacrifiaient », écrit Hannah More au sujet de personnages négatifs (CSW, 68). Décrivant une des nombreuses femmes que rencontre Coelebs, elle note que, « douée d’un très bon entendement, elle ne se permettait jamais une seule pensée originale » (CSW, 70).
9L’éducation reçue par les filles est donc insuffisante et il s’agit de montrer combien elle est limitée. Ainsi Mary Wollstonecraft commence-telle dans Mary par raconter l’enfance de l’héroïne et par révéler comment « Une vieille intendante lui racontait des histoires, lui lisait des livres et finit par lui apprendre à lire », tandis que la mère se contentait de parler de « chercher » une véritable gouvernante (MWW, 4). Les héroïnes de Mary Wollstonecraft sont des autodidactes. La petite Mary s’instruit elle-même : « Mary avait reçu très peu d’instruction ; mais en recopiant les lettres de son amie dont elle admirait l’écriture, elle devint vite compétente ; avec un peu de pratique, elle parvint à écrire assez correctement » (MWW, 8). Dans The Wrongs of Woman, Maria cherche elle aussi « à élargir et à consolider » son esprit (MWW, 127-128). Les livres jouent un rôle important dans ce processus d’apprentissage. Dans Mary, la petite héroïne « lisait avec avidité tous les livres qui lui tombaient sous la main » (MWW, 4). Avide des livres qu’apportait son oncle à l’enfant qu’elle était, lorsqu’elle est prisonnière de l’asile dans lequel son mari l’a fait enfermer, l’héroïne de The Wrongs of Woman dévore les ouvrages qu’elle obtient. Femme au passé de fille pauvre violée par son maître et menée à la prostitution puis à la vie de femme entretenue, sa gardienne Jemima raconte comment « son goût pour la lecture augmentant » au contact de l’homme de lettres dont elle était la maîtresse, elle « eut beaucoup d’occasions de s’instruire » (MWW, 111). Si Mary Wollstonecraft insiste sur les livres et sur l’éducation, c’est parce que, comme l’annonce la Préface de Mary, ses romans mettent en scène des femmes qui ont « la capacité de penser » (MWW, xxxi). Ainsi Mary faisait-elle preuve d’« une remarquable rapidité lorsqu’il s’agissait de faire des distinctions et de combiner des idées qui, à première vue, ne paraissaient pas semblables » (MWW, 16). Armée pour lire des « auteurs dont les ouvrages s’adressaient à l’entendement » (MWW, 13), elle se tourne vers la métaphysique comme vers la médecine et apparaît comme un esprit universel. Dans The Wrongs of Woman, « habituée à généraliser ses observations » (MWW, 92), Maria présente également l’image d’une femme capable de penser.
10Comme le suggère la façon dont Hannah More critique, elle aussi, les arts d’agrément et le caractère souvent superficiel et indolent de ses contemporaines, elle pense comme Mary Wollstonecraft que l’éducation des filles est insuffisante. Ainsi ses Strictures offrent-elles « quelques réflexions sur le système faux qui prévaut » (SMS, 1 : ix) et ces réflexions ne manquent pas de virulence : « Quelle singulière injustice que celle dont les femmes sont souvent victimes et qui leur donne la plus mauvaise éducation possible pour ensuite attendre d’elles une conduite de la plus stricte pureté qui puisse être », accuse-telle dans la toute première phrase de l’ouvrage (SMS, 1 : ix). Coelebs in Search of a Wife permet à l’auteur de répéter ces critiques : « la plus instruite des filles a moins d’instruction qu’un simple écolier » (CSW, 433). L’importance que revêt l’instruction des femmes pour Hannah More ne saurait être mise en doute, car, si Lucilla, son héroïne, est très bonne ménagère, elle n’en a pas moins commencé par cultiver son esprit : « ma maîtresse n’autorise ses filles à s’occuper des affaires domestiques qu’une fois qu’elles sont presque devenues des femmes […] car elle craint de les détourner de leurs études », explique la cuisinière au héros (CSW, 120). Comme Mary Wollstonecrafl, Hannah More insiste donc sur l’importance des livres pour les jeunes filles, car, « en vivant dans une solitude que n’animent pas les livres », elles risquent de contracter des manières « confinant plus à la timidité qu’à la délicatesse » (CSW, 145). Elle leur conseille en outre d’étudier des matières variées, comme « l’histoire ancienne et moderne, la géographie, l’astronomie » (CSW, 439). Tel est le message non seulement de Coelebs in Search of a Wife mais aussi des Strictures on the Modern System of Female Education, où Hannah More recommande des « études sérieuses » (SMS, 1 : 167) et une « instruction précoce » (SMS, 2 : 56).
11Ainsi Hannah More défend-elle la femme instruite. Son héroïne, Lucilla, est très forte en latin sans que cela lui porte préjudice ; bien au contraire, ce sont ceux qui auraient un préjugé contre une femme connaissant le latin qui doivent faire amende honorable : « Si j’avais été sous le coup de la terrifiante persuasion que Miss Stanley était une érudite lorsque je la rencontrai, j’avoue que je l’aurais rencontrée avec un préjugé », admet un personnage masculin (CSW, 434). Quant au héros, il se couvre de ridicule pour avoir cru « un article […] qui affirmait que rien ne tendait à rendre les dames plus incompétentes dans les affaires du ménage que l’étude des langues mortes » (CSW, 22-23). Coelebs finit par reconnaître l’injustice de ses préjugés lorsqu’il apprend que Lucilla, qu’il admire tant, fait du latin tous les matins avec son père. Si Hannah More insiste sur le droit qu’a la jeune fille d’apprendre les langues mortes, c’est parce qu’elle revendique le droit de la femme à être considérée comme un être doué d’intelligence. Ce droit, les parents de Lucilla le respectent : « nous l’avons habituée à réfléchir au fait qu’elle était un être intelligent », disent-ils au sujet de leur fille et de l’éducation qu’ils lui ont donnée (CSW, 558).
12Notant que Hannah More et Mary Wollstonecraft étaient ainsi d’accord sur ces points essentiels de l’éducation des femmes, Miss Berry soulignait la surprise que lui causait cette découverte et concluait que « Hannah More serait […] très fâchée » si elle entendait dire qu’il se trouvait un accord inattendu entre son opinion et celle de Mary Wollstonecraft ; elle ajoutait cependant qu’elle était « prête à parier » que Hannah More n’avait pas lu A Vindication of the Rights of Woman18. Sans doute Miss Berry n’avait-elle pas tort d’imaginer que la ressemblance n’était pas faite pour plaire à Hannah More à qui Horace Walpole pouvait en effet écrire en toute sérénité que Mary Wollstonecraft était « excommuniée » de sa bibliothèque et n’était autre qu’une « hyène en jupon »19. Peut-être conviendrait-il donc, au lieu de privilégier les ressemblances, de chercher si des différences fondamentales ne sépareraient pas plutôt les deux auteurs. Cela semble d’autant plus probable que Mary Wollstonecraft et Hannah More interprètent le personnage féminin de façon radicalement différente. Pour l’auteur des Strictures on the Modern System of Female Education, « Chaque sexe a des qualités propres qui seraient perdues si elles étaient mêlées en un caractère commun par la fusion opérée par la nouvelle philosophie » (SMS, 2 : 21). Voilà qui réfute sans ambiguïté les deux chapitres que Mary Wollstonecraft consacre dans sa Vindication à nier l’existence de caractères sexués masculin et féminin20. Non seulement les hommes et les femmes sont-ils fondamentalement différents pour Hannah More, mais ils doivent aussi se conformer à des règles distinctes : « Leur caractère est d’une texture si délicate », écrit-elle en parlant des femmes, « qu’il se trouve souillé au moindre souffle de calomnie » (SMS, 2 : 38). Si Hannah More défend donc la règle des deux poids deux mesures, Mary Wollstonecraft l’attaque en revanche : le chapitre qu’elle consacre à la pudeur traite en effet non seulement des femmes mais aussi des hommes, car ces derniers doivent à ses yeux partager cette vertu que la société réserve au sexe féminin21.
13Lorsque Mary Wollstonecraft critique l’instruction dispensée à ses contemporaines, elle condamne aussi la philosophie sur laquelle elle repose. Si sa première héroïne qu’est la petite Mary reçoit une éducation peu digne de ce nom, la faute en revient à son père qui, commente l’auteur, « pestait sans cesse contre l’instruction féminine » (MWW, 5). Pour Mary Wollstonecraft, l’inégalité des sexes ne fait aucun doute et elle l’illustre en imaginant que le frère de Mary « avait été envoyé à l’école » (MWW, 4) ; le contraste entre les études d’un personnage masculin et l’inactivité forcée de Mary se répète plus tard lorsque le mari de celle-ci part pour le continent « afin de terminer ses études » (MWW, 15). Voilà qui met en question la place que les hommes s’arrogent dans une société patriarcale.
14Hannah More n’exploite en revanche pas ce contraste entre l’importance des hommes et le caractère négligeable des femmes, bien au contraire. Dans Coelebs in Search of a Wife, Lucilla apprend le latin de son père même. Hannah More n’a donc aucune raison de s’en prendre à la société. Ou plutôt, comme elle ne veut pas attaquer la société, Hannah More a choisi de décrire une éducation parfaite et une famille idéale. Loin de remettre en cause la société patriarcale, sa réforme de l’éducation est en fait destinée à mieux la servir, car ce n’est pas le souci de l’égalité des sexes qui l’anime, mais celui de rendre la femme plus utile à son mari, à sa famille et à la société et à la religion qu’elle croit menacées par la Révolution française22. C’est ce que suggère un personnage comme Mrs Carlton qui « lisait souvent jusque tard dans la nuit des ouvrages susceptibles de la qualifier à éduquer son enfant » (CSW, 172). Hannah More autorise Mrs Carlton à s’instruire, certes, mais cette instruction représente plus un devoir qu’un droit, un moyen qu’une fin. Soucieuse de défendre la société patriarcale, Hannah More accorde en outre plus d’importance aux arts ménagers qu’il n’y pourrait sembler au premier abord : « la jeune demoiselle élevée dans l’ignorance totale des affaires domestiques […] déçoit l’homme prudent », lisons-nous (CSW, 397). Quant aux demoiselles fort instruites, elles sont en fait défendues avec moins d’ardeur que ne le suggérait l’érudition de Lucilla. En effet, s’il est vrai que Lucilla est l’héroïne en tous points parfaite du roman et que cela ne l’empêche pas de faire du latin avec son père, elle constitue une exception : elle est la seule des six filles de la famille à poursuivre des études aussi sérieuses et son père, qui n’entend pas pousser les autres sur la même voie, ne croit pas que les femmes soient dans leur ensemble appelées à entreprendre de telles études (CSW, 433). Voilà qui différencie bien Hannah More de Mary Wollstonecraft qui généralisa sa revendication du droit à l’éducation en créant des personnages de femmes avides de savoir non seulement parmi les classes moyennes mais aussi parmi les classes populaires, comme le montre le cas de Jemima. Exceptionnelle, l’instruction de Lucilla est de surcroît presque secrète, car une langue aussi savante que le latin « ne saurait être produite en public par une dame douée de discernement » (CSW, 433). Voilà qui rappelle les prudentes recommandations du Dr. Gregory que cite et fustige Mary Wollstonecraft dans le cinquième chapitre de sa Vindication : « Prenez garde même lorsque vous montrez votre bon sens » (VRW, 98), conseille en effet l’auteur de A Father’s Legacy to his Daughters23. Enfin, Lucilla n’est pas la seule femme savante du roman : il en est une autre, Miss Sparkes ; caricature habituelle de la femme savante24, comme le suggère son nom écriteau qui indique des étincelles, cette dernière est condamnée parce qu’elle cherche à attirer les regards.
15Rejetant la société patriarcale et ses préjugés, Mary Wollstonecraft fait de l’éducation l’instrument de l’indépendance féminine, valeur importante entre toutes et que prêche la Vindication. Ainsi son héroïne Maria apprend-elle à connaître « le respect d’elle-même et la bonne conscience que l’on éprouve lorsqu’on a bien agi, indépendamment de la censure ou des applaudissements du monde » (MWW, 128). Il ne fait donc aucun doute que les réformes de l’éducation que prône Mary Wollstonecraft sont destinées à bénéficier personnellement à la femme. Le sexe féminin est au reste tout à fait capable de faire des progrès spectaculaires car l’auteur de la Vindication croit en la perfectibilité : « Que la femme puisse partager les droits de l’homme et elle imitera ses vertus, car son émancipation la rendra plus parfaite » (VRW, 194). Pour l’auteur de Coelebs in Search of a Wife en revanche, « l’apprentissage de la force de caractère, de la prudence, de l’humilité, de la modération, de la maîtrise de soi : voilà ce qu’est l’éducation » (CSW, 443) ; en tant que telle, l’éducation « ne saurait être dispensée de façon adéquate que par ceux qui croient profondément en la doctrine de la corruption humaine » (CSW, 259). Il y a donc très loin de la philosophie de l’éducation de Mary Wollstonecraft à celle de Hannah More.
16Comment les idées que Mary Wollstonecraft et Hannah More entretiennent respectivement quant à l’éducation des filles peuvent-elles tantôt se ressembler comme le remarque Miss Berry, tantôt différer radicalement ? Peut-être l’expérience personnelle que les deux auteurs firent de l’éducation est-elle susceptible d’apporter quelque lumière. En effet, une brève comparaison de la vie des deux femmes révèle que, si Mary Wollstonecraft eut à souffrir de la société patriarcale qu’elle condamne dans son œuvre, il n’en fut rien pour Hannah More. Lorsque Mary Wollstonecraft met en scène dans son premier roman une petite fille qui ne reçoit guère d’éducation, non pas à cause de son manque d’intelligence, mais à cause de son sexe, elle s’inspire de ses propres souvenirs : son père ne faisant pas plus cas de l’instruction féminine que celui de Mary, elle n’apprit en fait qu’à lire et à écrire. L’histoire de Hannah More est tout autre : comme Lucilla, cette dernière fut en effet éduquée par les soins de son père même, dans son cas un maître d’école « soucieux de donner à ses filles l’éducation qui leur permettrait de subvenir à leurs besoins en enseignant »25. Peut-être aurait-elle écrit tout autre chose si elle n’avait pas eu le même privilège que Lucilla, si elle n’avait pu, comme son personnage, apprendre le latin par exemple. Tandis que son expérience personnelle avait montré à Mary Wollstonecraft l’obstacle que représentaient les mentalités pour l’éducation des femmes, celle de Hannah More lui suggéra que la société patriarcale n’empêchait nullement les femmes exceptionnelles de s’instruire.
17Des stratégies proposées par Mary Wollstonecraft et par Hannah More, laquelle eut donc le plus de succès ? Les idées radicales de Mary Wollstonecraft ne survécurent guère à l’auteur de la Vindication qui mourut en 1797 : face au durcissement de la situation politique, ses amies même cessèrent leurs revendications, telle Mary Hays qui, auteur de romans wollstonecraftiens et championne de la défunte26, finit par s’inspirer de Hannah More et par exclure l’auteur de la Vindication de sa Female Biography27. Convient-il pour autant de parler d’une victoire de Hannah More ? Certes, la société à laquelle elle était si attachée résista aux contrecoups de la Révolution française, mais que dire de l’éducation des filles ? Les critiques encore suscitées cinquante ans plus tard par le niveau général de l’instruction féminine suggèrent que les filles restèrent aussi peu instruites. Ce sera grâce à une nouvelle vague de féministes que les choses changeront enfin. Mary Wollstonecraft avait donc vu juste en montrant le caractère inséparable de l’éducation des filles et de la réforme de la société. Cherchant non seulement à instruire les filles mais aussi à assurer la continuité de la société patriarcale, Hannah More voulait la fin sans les moyens. Se proposant d’éduquer les femmes tout en les limitant à leurs fonctions traditionnelles, elle voulait peut-être aussi les moyens sans la fin et mettait ainsi en œuvre un programme contradictoire. Cette contradiction, elle la révèle elle-même lorsqu’elle souligne dans Coelebs in Search of a Wife que chez les Stanley les dames se retirent après le dîner bien plus tard que de coutume (CSW, 116). Si la romancière ne rejette pas la pratique qui consistait à laisser les messieurs ensemble, elle n’est cependant pas loin de le faire car telle serait bien la logique des choses. Eduquée, égale de l’homme, la femme ne saurait plus tolérer de tels usages, non plus qu’elle ne saurait se satisfaire du système patriarcal qui devrait donc sembler ne pouvoir survivre aux progrès de l’instruction féminine.
Notes de bas de page
1 Jane Austen, Sense and Sensibility (SS) Oxford : OUP, 1980.
2 Jane Austen, Persuasion (P), Oxford : OUP, 1980.
3 Jane Austen, Mansfield Park (MP), Oxford : OUP, 1980.
4 Richard Polwhele, Poems (UF), London : Rivingtons, 1810, 2 : 36-44. Voir Christine Hivet, Voix de femmes : roman féminin et condition féminine de Mary Wollstonecraft à Mary Shelley, Paris : Presses de l’Ecole Normale Supérieure, 1997, 30-32.
5 Mary Gladys Jones, Hannah More, Cambridge : CUP, 1952, 115.
6 Extracts of the Journals and Correspondence of Miss Berry from the year 1783 to 1852, ed. Lady Teresa Lewis, London : Longmans, Green & Co., 1865, 2 : 91-92.
7 Mary Wollstonecraft, Thoughts on the Education of Daughters (TED), London : Joseph Johnson, 1787.
8 Mary Wollstonecraft, Vindication of the Rights of Woman (VRW), New York : Norton, 1975.
9 Hannah More, Strictures on the Modem System of Female Education (SMS), London : T. Cadell Jun. & W. Davies, 1799.
10 Mary Wollstonecraft, Mary and the Wrongs of Woman (MWW), ed. Gary Kelly, Oxford : OUP, 1980.
11 Hannah More, Coelebs in Search of a wife (CSW), London : T. Cadell, 1830.
12 Citation empruntée au titre du chapitre IV : « Observations on the State of Degradation to which Woman is reduced by Various Causes » (52).
13 Citation empruntée au titre du chapitre V : « Animadversions on Some of the Writers Who Have Rendered Women Objects of Pity, Bordering on Contempt » (77).
14 Voir William Roberts ed., Memoirs of the Life and Correspondence of Mrs Hannah More, London : Seeley & Sons, 1834, 2 : 371.
15 Hannah More déclare dans ses Strictures on the Modern System of Female Education qu’elle ne saurait dire si ce sont les femmes qui se mêlent de la guerre ou celles qui se mêlent de la politique qui la dégoûtent le plus par le spectacle contre nature qu’elles offrent (1 : 6).
16 Voir A Vindication of the Rights of Woman, 7 : « Le comportement et les manières des femmes prouvent en fait de façon évidente que l’état de leur esprit n’est pas sain ».
17 Voir le thème des Chapitres II et III : « The prevailing Opinion of a Sexual Character Discussed ».
18 Extracts of the Journals and Correspondence of Miss Berry from the Year 1783 to 1852, 2 : 91-92.
19 The Letters of Horace Walpole, Earl of Orford, ed. Peter Cunningham, London : Richard Bentley, 1857-59, 9 : 385 et 452.
20 A Vindication of the Rights of Woman, chapitres II et III : « The Prevailing Opinion of a Sexual Character Discussed ». Il importe de remarquer que si Mary Wollstonecraft nie les caractères sexués, elle ne plaide cependant pas l’identité totale.
21 A Vindication of the Rights of Woman, chapitre VII, 121 : « Modesty – Comprehensively Considered, and Not as a Sexual Virtue ».
22 Voir Strictures on the Modern System of Female Education, 1 : 5 : « notre pays ne peut espérer survivre que s’il oppose une unanimité noble et hardie à la plus terrible des confédérations que le monde ait jamais vu s’élever contre la religion, l’ordre et les gouvernements ».
23 Texte cité par Mary Wollstonecraft.
24 Dans Coelebs in Search of a Wife, Miss Sparkes doit son état de célibataire à sa réputation d’esprit et d’Amazone : « savante et chasseuse, femme politique et maréchal-ferrant, il lui suffit toujours, pour qu’elle cultive un talent quelconque, qu’il soit contraire à la féminité » (333).
25 Annette B. Meakin, Hannah More : A Biographical Study, London : Smith, Elder & Co., 1911, 11-12.
26 Auteur de The Memoirs of Emma Courtney (1796) et de The Victim of Préjudice (1799), Mary Hays témoigna de son respect et de son amitié pour Mary Wollstonecraft par ses articles nécrologiques : voir The Monthly Magazine 4 (1797) : 232 et 245. Pour Mary Hays, voir Christine Hivet, Voix de femmes, deuxième partie.
27 Ce fut sous l’influence de Hannah More que Mary Hays publia The Brothers ; or, Consequences (1815) et Family Annals ; or The Sisters (1817) ; Female Biography parut en 1802.
Auteur
Université de Caen
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017