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Une éducation contre le monde : les bibliothèques de la jeunesse catholique

p. 121-129


Texte intégral

Parler de l’éducation des filles au XIXe siècle, c’est immédiatement parler de la littérature enfantine, qui ne cesse de rappeler que ses lecteurs sont avant tout des lectrices. Cette littérature prend donc une coloration féminine qui s’estompera vers 1870 avec l’avènement d’un nouveau type de héros, plus hardi, plus fantaisiste, mais aussi moins responsable.

1L’œuvre de la comtesse de Ségur paraît emblématique de cette situation, en s’adressant également aux petits garçons pour leur offrir l’image d’un monde gouverné par des valeurs féminines. Les lieux y sont des refuges, mais ouverts sur l’extérieur, et accueillants. En ce sens, elle s’oppose sans le vouloir ni le savoir, à toute une littérature produite par le milieu ultramontain dans lequel elle vit, et qui professe un certain engagement social tout en développant un discours du renoncement, essentiellement proposé aux filles. Le couvent, absent de l’œuvre ségurienne, et présent dans l’ Histoire de ma vie de George Sand mais avec toutes sortes de virtualités romanesques, donnera ainsi sa motivation à plus d’un livre des Bibliothèques catholiques éditées par Mame à Tours, Ardant ou Barbou à Limoges, Lefort à Lille...

2Dans la vie des femmes, dans l’éducation des filles, le couvent occupe une place particulière. Lieu de réclusion mais aussi « cité des Dames », asile contre la brutalité et les agressions extérieures, il prend immédiatement une valeur romanesque. Au XVIIIe siècle, la littérature libertine s’en est emparée pour y situer un éveil, voire une éducation à la sexualité. Quant à George Sand, passant d’une existence de sauvageonne à celle d’interne au couvent des Augustines anglaises, elle s’approprie en quelque sorte un espace qui devient riche des ressources de toute son imagination. On a pu relever chez elle l’importance du « rêve monastique », observable dans Rose et Blanche, dans les divers états de Lelia, ou dans Spiridion1 . A certains égards, la littérature dévote se veut plus raisonnable, et en tout cas bien éloignée de l’imagination gothique. Pour Louis Veuillot, converti aux formes les plus intégristes de la religion, il importe néanmoins de fonder en raison une décision qui permettrait à la jeune fille réfléchie de choisir le mode d’éducation convenant le mieux à ses besoins.

Agnès de Lauvens

3En 1842, l’année même où il s’essaie au roman avec un titre significatif, L’Honnête femme, Louis Veuillot publie chez Mame Agnès de Lauvens, ou Mémoires de sœur Saint Louis, « contenant divers souvenirs de son éducation et de sa vie dans le monde, recueillis et publiés par Louis Veuillot ». Dédicacé aux enfants de Marie, le texte est annoncé comme celui d’une jeune fille, qui aurait employé ses loisirs « à mettre par écrit le détail des choses qui lui plaisent et la touchent le plus durant la dernière année qu’elle passe au couvent ». Il faudrait beaucoup d’ingénuité pour penser que cette peinture « naïve » d’une maison d’éducation religieuse n’est pas de la plume du rusé polygraphe ultramontain. Mais celui-ci semble innover si l’on retient que « c’est seulement à partir du début des années 1850 qu’on voit apparaître les romans ou livres pédagogiques qui proposent aux jeunes filles des modèles de journaux »2. A défaut d’inspirer ces jeunes filles, Veuillot donne le ton à toute une littérature avide de broder autour des gracieuses images qui constitueront l’esthétique sulpicienne : car il ne s’agit pas seulement d’exposer des idées, mais d’user de mots et d’images, de créer un « style ».

4Peu intéressé par la construction d’un personnage, Veuillot s’avance en idéologue mais soucieux en même temps de faire ressortir les beautés d’une attitude qu’on pourrait désigner comme « artiste », par son refus de la convention bourgeoise. Selon l’habitude de Mame, où les préfaces deviennent souvent de vrais traités, un long avant-propos daté de la fête de sainte Catherine de Sienne, commence même par quelque provocation délibérée : « Il s’agit d’éducation, et non pas d’instruction. L’instruction, pour les femmes surtout, est la chose secondaire […] Jusqu’où vont les connaissances d’une femme au-delà de la grammaire usuelle, de l’arithmétique et d’une certaine chronologie élémentaire, cela importe peu... »3.

5Pourtant, ou plutôt en raison même de cela, il accorde à son personnage « une pensée bien ferme, le jugement bien solide, quelquefois bien austère ». Surtout, il apprécie le style de ces mémoires, leur « goût d’ancienneté qui certainement ne déplaira pas aux bons juges, s’il choque peut-être un peu certains connaisseurs. Nous y avons à dessein laissé des tournures vieillies ». Car pour lui les couvents en sont restés à la langue du XVIIe siècle, leur style reste formé par des lectures qui diffèrent de notre goût littéraire, quand les femmes du monde, « ainsi qu’on peut le voir dans la Gazette des Tribunaux, écrivent comme les plus célèbres romanciers d’aujourd’hui »4.

6Fidèle à son système, Veuillot entend restaurer imaginairement un passé révolu, restauration qui passe par une langue d’Ancien Régime, dont les couvents seraient le conservatoire, de la même manière qu’ils protègent ces « vierges chrétiennes [qui] se sont consacrées dans la retraite, sous la loi de la pauvreté, de la chasteté et de l’obéissance, au saint et souvent pénible travail de l’éducation ». Toutes leurs élèves, que ce soit celles des Ursulines, des Visitandines, des Augustines, y trouvent « le même excellent spectacle de douceur, de dévouement et de piété ».

7Ce livre n’aurait donc pas d’auteur, copié de ces maisons où se multiplie « l’immense compagnie des épouses de Jésus-Christ », puisque l’on observe un mouvement de retour à la religion, dû en grande partie « à ces humbles filles du cloître, qui loin du monde, ne sachant plus rien de ce qui s’y fait, prient le Seigneur de soulager les maux qu’elles ignorent, étudient des sciences dont elles n’ont plus besoin, font avec amour une œuvre de patience et de courage dont elles n’attendent aucun prix ici-bas »5.

8Des mains de ces « servantes de Jésus-Christ » sortent des anges, des filles qui rentrent à la maison paternelle « comme une fleur éclose et parfumée dans les cieux, dont l’éclat et la bonne odeur se répand sur toute la famille ». Mieux encore, cette ferveur produit non seulement des chrétiennes, mais des saintes. C’est cette même sainteté qui sera sans cesse proposée par Mgr de Ségur, fils aîné de la comtesse.

9Veuillot ne parvient pas à s’effacer derrière un personnage qu’il fait un peu trop raisonneur : « Je veux – lui fait-il écrire – à ceux qui aiment les contes de fées et les merveilleux spectacles, présenter un tableau selon leurs goûts. Dans l’enceinte d’une grande ville, j’habite une parfaite solitude ; j’y ai deux cents compagnes, jeunes comme moi, qui se plaisent d’y être renfermées, et dont un grand nombre ne forment pas d’autre souhait que de n’en point sortir ; je m’y occupe de beaucoup de travaux que j’aime, j’y suis soumise à une autorité que je chéris, et ainsi font mes compagnes. Nous sommes libres et obéissantes, joyeuses et graves, chargées de soins et riches de loisirs »6

10Veuillot se montre trop habile, plaçant sous cette plume juvénile des antithèses savantes et oubliant vite son principe initial pour s’adresser de plus en plus directement à sa lectrice et la persuader de venir rejoindre cette maison placée sous le signe des fleurs et des oiseaux : beaux jardins où l’on passe des heures très-douces, chansons, danses, rondes, jeux de quatre-coins, de queue-du-loup…

Un contre-libertinage

11Dans une littérature qui prétend s’éloigner de l’espace évoqué par le roman libertin du XVIIIe, celui-ci reste pourtant présent de manière paradoxale. Car c’est en opposition avec lui qu’on peut lire plus d’un ouvrage de ces collections catholiques, comme Les Bonnes élèves, de Madame Sainte Mare (Paris, Gaume frères, 1847). A la première page Joséphine Beauvoir écrit à son amie, Thérèse Valcourt : « Me voici rentrée au couvent ! chère cousine ; et je ne puis te dire combien j’en suis joyeuse ! Voilà les jours de paix, de douce joie […] On se sent heureuse de ces saintes retraites, par la pensée qu’on est bien gardées. Le monde et Satan rugissent autour de la pieuse enceinte ». C’est là le contrepied des premières pages des Liaisons dangereuses, quand Cécile Volanges écrivait sa joie d’avoir quitté le couvent, et sa curiosité pour le monde. Le nom même de Valcourt, qui connote une francité certaine, fait aussi écho à Sade (Aline et Valcour) tout en jouant avec celui de Valmont, qu’on retrouve d’ailleurs dans Le Valmont de la Jeunesse, ou le triomphe des vertus chrétiennes sur les égarements de la raison, mis à la portée des jeunes gens des deux sexes (Librairie classique élémentaire de Belin-Mandar, 1836), de T. Igonette. De cet abrégé, dit l’Introduction, on a retranché à la fois les « discussions métaphysiques dont les hautes pensées ne sauraient être saisies par l’intelligences des premiers âges », mais aussi les incidents romanesques, « dont le moindre inconvénient, pour des âmes impressionnables, est de retarder la marche de l’action et de tenir l’intérêt principal en suspens ».

Curieux procédé que de faire revivre ce nom de Valmont pour s’attaquer au romanesque ! L’auteur semble spécialisé dans le retournement des écrits licencieux, puisqu’il publie chez le même éditeur Le Suétone de la jeunesse, ou Histoire des douze Césars…

12Une manifestation du romanesque tient donc dans ce qu’on pourrait appeler une perversité à l’envers, un contre-libertinage qui recourt aux mêmes principes que celui-ci, voire aux mêmes noms : Victor Doublet, chef d’institution, avec Felicia, ou l’aimable institutrice (Angers, V. Doublet, 1844), semble répondre à Felicia, ou mes fredaines, d’Andrea de Nerciat. Il est aussi l’auteur de Jules, ou les Liaisons dangereuses (Angers, V. Doublet, 1845) . A l’évidence, le titre suscite une attention particulière, et chez un des auteurs les plus répandus dans toutes ces Bibliothèques, Césarie Farrenc, la répétition se fait lancinante : Malena, ou Bonheur dans la vertu (Desforges, 1838), Jules, ou la vertu dans l’indigence (Lefort, 1845), Pierrette, ou la vertu fait le bonheur (Barbou), Amélie, ou l’Ange du hameau (Lavigne, s.d.), et, son plus grand succès, Ernestine, ou les charmes de la vertu. De J.B. Berger, chez Barbou, notons aussi Dianora, ou la vertu éprouvée dans ses affections et Adèle, ou la Vertu vengée. Chez Lefort, encore plus éloquent mais malheureusement anonyme, Justine, ou l’influence de la vertu.

13Dans Ernestine, où elle prétend désigner la vraie voie vers le bonheur, C. Farrenc imagine non pas un couvent accueillant, mais dans la campagne autour de Paris, un « petit Eden » où une jeune veuve au nom encore une fois très XVIIIe, Mme Dorival, se consacre tout entière à l’éducation de sa fille. De l’instruction, mais aussi des « entretiens graves et doux » porteurs d’une leçon fondamentale : « N’est-ce pas en effet bâtir sur du sable, que de fonder sa félicité sur les chimériques jouissances de la vie terrestre, sitôt évanouies ! » Cette existence trouvera tout son prix par comparaison avec celle de Clara, la sœur de Mme Dorival, qui avait quitté sa famille pour suivre des rêves de gloire : son histoire n’est qu’un enchaînement de séjours chez de braves personnes de conditions différentes mais toutes simples et compatissantes. Jamais la vanité de Clara n’est satisfaite. Dans un roman libertin comme Margot la ravaudeuse, la jeune fille était initiée à divers modes de corruption par une succession de « protecteurs ». Ici, toujours par une inversion des termes, tous ces tuteurs et tutrices avides de faire le bien sont quittés tour à tour, jusqu’à la déchéance puis au rachat. C’est la bonté de sa nièce qui donnera à Clara le courage de réformer sa vie et de quitter Paris pour « habiter la jolie solitude si chère à sa sœur et à Ernestine ».

14Tout au long de ce XIXe réputé positiviste, l’une des formes de résistance à l’entreprise bourgeoise tient dans cette indifférence dévote toujours tendue vers un au-delà et refusant la vie telle qu’elle est. Invitées à prendre le voile du renoncement et de la paix, les jeunes filles doivent fuir un monde qui n’apporte que la déception.

Le Journal de Marguerite

15Malgré des pages pleines de goût pour la nature, le Journal de Marguerite de Melle Monniot, a illustré cette idée que c’est la vie sur terre qui est un exil, en attente de la vraie vie. La mort d’un bébé suscite contradictoirement une douleur extrême et une évocation de la félicité des anges. Il n’y a pas de bonheur sur terre et le ciel vaut bien mieux. Le livre se réclame de l’Imitation : « Que c’est long d’attendre le ciel ! »

16Une seconde mort va affliger la famille. Marie, la sœur de Marguerite, est tombée gravement malade : « Quand elle a ouvert les yeux, elle nous a souri et, indiquant l’Imitation que Mademoiselle tenait, elle a demandé la lecture d’un chapitre qu’elle a désigné, et qui est intitulé : De l’Eternité bienheureuse et des misères de cette vie. Oh ! Quel admirable chapitre, mais comme il m’a fait mal ! La voix de Mademoiselle était très-émue, tandis qu’elle lisait toutes ces paroles qui expriment si bien le désir du ciel et les ennuis qu’on a sur la terre »7. Quelques pages plus loin, Marguerite écrira : « je ne suis pas assez bonne pour que Dieu m’appelle dans ma jeunesse, comme Marie... »

17Publiée dans la même « Bibliothèque des Jeunes filles », la suite du Journal, Marguerite à vingt ans, se conclut sur une prise de voile : « Ah ! qu’il me tarde déjà d’échanger le voile de la novice contre celui de la religieuse ! mon titre de fiancée du Christ, pour celui de son épouse ! »8 Car Jésus est le divin époux, qui n’a pas de rival sur terre.

18Edité en 1858 chez Beau Jeune, Le Journal de Marguerite, ou Les deux années préparatoires à la première communion connut un succès prodigieux et fut repris chez Ruffet & Bourguet Calas, devenus ensuite la Librairie catholique Périsse frères. Marie-Thérèse Latzarus louera chez Melle Monniot le style simple, les vivacités, les réactions d’enfants bien observées, mais aussi sa valeur éducative : « A notre époque, où l’on a, si souvent, la décevante impression que les enfants se laissent vivre, sans souvenirs du passé, et sans souci de l’avenir, on voudrait les voir relire et méditer le vieux livre, qui ne parle pas de l’enfant-roi, mais de l’enfant en marche vers le bien »9.

19Jean Calvet verra la transition « entre l’ancienne littérature d’allure grave et compassée et la nouvelle, plus libre et plus riante », chez cette institutrice au grand cœur, qui sut parler aux enfants parce qu’elle aimait les enfants. A l’appui de son éloge, il cite ces lignes de Lucie Félix-Faure Guyau, qui donnent le ton d’une critique appliquée à prolonger la suavité ressentie à la lecture : « A l’âge où les blanches mousselines de la première communion se tendent sur l’horizon de l’enfance, âge de printemps et d’aube, que de mères ont remis entre de petites mains appliquées ce livre, tout enrichi de sentiments exquis et simples comme un bouquet de primevères10 ».

20Cette douceur, cependant plus équivoque, ne colore pas un état de quiétude ou de repos. Le succès du Journal ayant conduit à lui donner une suite, l’auteur prend donc la peine de commencer par un « avertissement nécessaire » : « ... je vous dois une franchise qui réponde dignement à votre sympathie ; voilà pourquoi je vous préviens que ce livre n’est point un livre amusant.

21« Des voix attentives, des voix amies se faisant, dans mon intérêt, l’écho des différents jugements du public sur le Journal de Marguerite, m’ont répété ce mot, qui leur était parvenu de plusieurs points : Triste, trop triste...

22« Et moi, je réponds, c’est la vie. Il ne dépend pas de moi de vous tracer un autre tableau de notre condition mortelle, puisque je ne vous apporte pas une fiction inventée pour vous tromper, mais bien une histoire prise, pour mieux vous instruire, dans les réalités de l’existence »...

23La loi que subit Marguerite est donc la loi commune, la loi de souffrance que Dieu nous impose à tous ici-bas, pour expier et pour mériter : « L’Evangile a-t-il cessé de nous imposer la croix, à la suite du divin maître ? » Douceur et douleur ne peuvent se dissocier, et laisser la jeune fille se former à son rôle dans le monde, celui de la pitié et du dévouement, c’est la conduire vers le bonheur, car « Bienheureux ceux qui pleurent ». Aussi un tel livre ne peut s’adresser aux demi-chrétiens, « pour qui ce langage est étrange, parce qu’ils ne comprennent pas la folie de la croix »…

24Livre de passion, donc, de folie, mais d’une folie que le nom de Jésus autorise ou fait apparaître inoffensive. Livre qui porte une singulière revendication, puisqu’à la jeune fille revient de revivre le supplice du Christ. Dans une société qui ne lui convient pas, la jeune fille ne subit pas la Passion, elle l’exige, au prix d’un blasphème toujours sous-jacent, et qui consisterait à placer une femme sur la Croix. D’où l’importance du culte marial, permettant comme une substitution. Mais la mère de Jésus, dans sa souffrance même, reste spectatrice. Pour Victorine Monniot, la jeune fille, dans son humilité, aspire au premier plan de la souffrance. Aussi, rien d’étonnant à ce que le bateau qui ramène Marguerite en France se nomme l’Iphigénie. Un tel nom projette dès l’incipit sa valeur sacrificielle ; le bateau est lui-même une jeune fille, une autre Virginie luttant contre les assauts de l’océan, n’ayant plus assez de voix contre de douloureuses secousses qui lui font tenir comme un long râle d’agonie. Plus tard, lors d’une seconde tempête, l’Iphigénie lutte, dépouillée de ses voiles, avant de n’être sauvée que par un « miracle providentiel »...

25La force de la jeune fille tient dans son abandon complet à Jésus crucifié. Pour elle, l’enfermement devient une élévation, tandis qu’il est presque toujours pour l’homme une horrible oppression. Le parti dévot s’était emparé du livre de Silvio Pellico, Le Mie prigioni, Mes prisons, parce qu’il relatait la conversion d’un jeune homme ramené à la religion par les souffrances de la claustration, et en 1836 l’Académie française avait décerné son prix Monthyon à X. Saintine pour Picciola, un ouvrage qui rendait avec une terrible précision l’accablement d’un prisonnier politique privé de tout contact avec le monde. A chaque fois, si cette expérience grandissait le personnage, celui-ci la subissait et aspirait à en voir la fin. Comme en contrepoint à la prise de voile, Victorine Monniot, au début du livre, évoque elle-aussi une « île-prison », une « île-tombeau » au sol aride et calciné, apparue dans l’immensité de son désolement, l’île de Sainte-Hélène. Indignation à la vue de cette étroite terre où languit et mourut Napoléon, expérience de la plus grande désolation, mais aussi leçon divine redisant l’inanité de la gloire humaine.

26Aveugle à ces débordements, la réclame de la maison Périsse s’appuie sur le nom de Melle Monniot, qui répond « du caractère et du mérite du nouvel ouvrage, auquel elle travaillait depuis quatre ans et qu’elle appelle elle-même son testament littéraire. Son testament, nous espérons bien que non ; mais ce livre est si beau que nous ne voyons rien à lui comparable, pas même le Journal de Marguerite, cette perle trouvée dans le cœur d’une enfant, la veille de sa première communion. Le cœur de la pure enfant, grandie et devenue jeune fille, s’ouvre aujourd’hui comme un mystérieux tabernacle, pour nous laisser contempler son hôte divin. Jésus, le tendre amant des âmes chastes. Ce doux maître des choses célestes l’instruit dans la voie difficile de la vie et du salut ; et si merveilleux est son enseignement, si intime, si suave est sa parole »...

27Victorine Monniot s’affranchit peu de cette inspiration : Madame Rosély, ou la marâtre chrétienne fait comprendre les dangers d’un monde séducteur, Raphaëla de Mérans est la « confession d’une mère à sa fille, histoire pleine d’épines et de larmes », Les Semeuses de bon grain sont une source de méditations pour les jeunes filles. Quant à ses consœurs, elles se tiennent au plus près d’un modèle aussi prisé, qui provoque la concurrence. C’est un prêtre, l’abbé Th. B***, qui donne chez Mame Une première année dans le monde, Journal d’une élève des Dames du sacré-Cœur, mais Louise de Rosendal va même jusqu’à mettre en scène une autre Marguerite, Marguerite de Brillac, ou un an de la vie d’une jeune fille, laquelle, selon le journal lié à Périsse, le Conseiller des familles, se révèle comme une « histoire intime, animée, vivante d’une famille française pendant l’une de ces années terribles que nous venons de traverser », histoire de laquelle on pourra retirer « le baume sacré que Dieu met dans toutes nos plaies, le vin fortifiant de grâce et d’amour qu’il a mêlé aux plus amers calices ».

28Mme de Stolz exalte l’oblation dans Valentine, où l’héroïne, élevée dans un couvent, reçoit une éducation qui étouffe les défauts d’une nature trop ardente. « Elle se croit pauvre et destinée au travail, lorsqu’à vingt ans, l’horizon s’ouvre devant elle ; on lui apprend qu’elle porte un nom antique, qu’elle possède une fortune immense », et se jette dans une vie de plaisirs et d’agitation sans en être plus heureuse. Mais le voile tombe de ses yeux et « une force irrésistible la pousse vers une vocation sublime », « elle se quitte elle-même et se voue à Dieu chez les filles de la Charité ! »

29Onction, suavité, caractérisent donc cette « Capoue religieuse » dénoncée en 1862 par la Revue de l’année qui raille ces fleurs de poésie mystique offertes à des âmes naïves auxquelles on déclame un peu de Bernardin de Saint-Pierre, un peu de Rousseau, un peu de René ; « un peu de Lamartine, un peu d’Arlaincourt passés à un alambic mystique »11.

30Un prélat extrêmement lu à l’époque, Monseigneur Landriot, dans ses Conférences aux dames du monde, met en garde contre les exagérations ridicules, conre le désir de certaine perfection chrétienne qui peut être imaginée mais non pratiquée. Le sacrifice de Virginie ou d’Atala est sublime, reconnaissent tous les moralistes, faut-il pour autant le proposer comme modèle ? Mais rien n’y fait, on écrit des romans pour dire du mal des romans.

Notes de bas de page

1 Voir Jean Pommier, George Sand et le rêve monastique, Spiridion, Librairie Nizet, 1966.

2 Philippe Lejeune, Le Moi des Demoiselles, enquête sur le journal de jeune fille, Seuil, 1993.

3 Agnès de Lauvens, Avant-propos, p. 9.

4 Ibid., p. 10 pour ces différentes citations.

5 Ibid, p. 11 pour ces différentes citations.

6 Agnès de Lauvens, chapitre I, « La nouvelle arrivée et sa petite mère-Description du couvent », p. 15.

7 Le Journal de Marguerite, troisième partie, « Marguerite à Bourbon », tome II, p. 311.

8 Marguerite à vingt ans, « suite et fin du Journal de Marguerite », tome II, p. 296.

9 Marie-Thérèse Latzarus, La Littérature enfantine en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle, PUF, 1923.

10 Jean Calvet, L’Enfant dans la littérature française, Lanore, 1930.

11 Cité par Claude Savart, Les Catholiques en France au XIXe, le témoignage du livre religieux, Beauchesne, 1985.

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