L’Education féminine selon Michelet1
p. 103-120
Texte intégral
Dans son cours du 17 avril 1845 au Collège de France, Michelet affirme que le XIXe siècle sera celui du « salut » par l’« éducation » (Cours, 17 avril 1845)2 s’inscrivant ainsi dans le sillage de l’article 22 de la Déclaration des Droits de 1793 : « L’instruction est le besoin de tous ».
1Or dans cette totalité, Michelet prétend inclure la femme dont les révolutionnaires ont abandonné le sort à l’enseignement privé régi par l’Eglise.
2De 1845 à 1849, la méditation de Michelet s’unifie autour d’une réflexion sur l’éducation féminine. Réflexion critique dans Le Prêtre, la femme et la famille en 1845, positive dans L’Amour (1858), La Femme (1859) puis Nos Fils (1869), véritable testament pédagogique. A ce cortège d’œuvres, il convient d’ajouter les Cours au Collège de France des années 1849 et 1850, qui s’intitulent respectivement « L’amour comme éducation » puis « Education de la femme et par la femme »3.
3Ce témoignage des Cours qu’orchestre le Journal est précieux à plus d’un titre. En premier lieu, il éclaire, par sa situation chronologique, l’époque décisive à laquelle Michelet, qui a rencontré Athénaïs Mialaret le 8 novembre 1848 et qui l’épousera le 12 mars 1849, vit la révélation féminine qu’un mariage de raison et des amours ancillaires n’avaient, jusqu’alors, point fait éclore. Par leur date, les cours de 1849 et de 1850 sont, à leur manière, le récit d’une illumination.
4Ensuite la méditation parlée qu’ils esquissent nous rappelle, si besoin était, que Michelet, théoricien de l’éducation peut à bon droit, comme il le fait dans Nos Fils (voir p. 459-560), se réclamer d’une riche expérience. Précepteur des familles royales, professeur au Collège Sainte-Barbe, à l’Ecole Normale, à la Sorbonne, puis, pour finir, au Collège de France de 1838 à 1850, Michelet a connu de l’enseignement tous les aspects, tous les degrés. Plus même, il a pleinement vécu sa vocation professorale sans jamais s’enfermer en elle. « Nullement dominé par l’enseignement, gardant un esprit libre, indépendant des préjugés de classe » (Nos Fils, 460), il a pris soin de faire de sa carrière d’écrivain tout à la fois le contrepoint et le prolongement de son aventure de pédagogue.
5Cette confluence de deux expériences, l’une personnelle dans l’enseignement et l’amour qui le nourrit, l’autre professionnelle dans le déploiement majestueux d’une carrière modèle, explique la complexité de sa pensée sur l’éducation.
6Une complexité que réfracte exemplairement le lexique. Michelet se refuse tout d’abord à séparer l’instruction de l’éducation.
« Je n’admets nullement », proclame-t-il en 1869 dans Nos Fils, « l’étrange distinguo de MM. Littré et Saint-Marc de Girardin qui, dans le Journal des Débats, concèdent au clergé de donner une éducation4, tandis que nos écoles, disent-ils, ne donnent qu’instruction. Quiconque a enseigné, sait bien que les deux choses se mêlent, se confondent sans cesse. A chaque instant l’instruction a une influence morale qui est au plus haut point éducative, qui, éclairant l’esprit, règle aussi l’âme. La limite absolue entre ces deux mots est de vaine scolastique.
Voulez-vous cependant insister ? Je redirai ce que j’ai prouvé tout à l’heure. Le clergé, si longtemps maître unique de l’éducation, n’a pu rien faire pour elle. Sa stérilité de mille ans le condamne à jamais. Elle résultait fatalement de son principe anti-éducateur, qui, croyant la nature perverse, la réprime et l’étouffe, bien loin de la développer. Avec tous ses défauts, sa faiblesse timide, l’Université reste pourtant le seul gardien du principe de 89, du dogme de justice, hors duquel nulle éducation. » (Nos Fils, 462-463)
7On ne peut donc instruire l’esprit sans éduquer l’âme.
8Même si l’équivoque est abolie, le mot « éducation » ne satisfait pas Michelet. Il lui préfère, comme il l’explique dans sa leçon au Collège de France du 1er mars 1849, celui d’initiation :
Le mot « éducation », très mauvais, semble s’appliquer aux enfants seuls. De là, il paraît ridicule, méprisant : éducation de la femme par le mari, éducation du peuple par les lettrés, éducation d’une nation par son gouvernement. Pourquoi pas l’inverse ? Le mot « initiation », plus général et plus saint, fait sentir le point de départ et le but : Dieu. (Cours, 1er mars 1849)
9Or de cette éducation-initiation, la femme est, selon Michelet, l’instigatrice et la bénéficiaire à la fois.
10Instigatrice. Dans ce même cours du 1er mars 1849, à douze jours de son mariage, Michelet se livre à des confidences médiatisées :
On demandait à M. Ballanche : « Qu’est-ce que la femme ?
– C’est une initiation. » Cela est trop visible : Dante et Pétrarque, initiés par Béatrix et Laure, ont initié le monde. Des deux, qui apprit le plus ? C’est Dante. (Cours, 1er mars 1849)
11Mais l’initiatrice est à son tour initiée. Ainsi la mère, « penchée sur l’enfant », « qui bégaie », apprend-elle « la grâce », « l’innocence à un degré où, fille, elle ne l’avait pas » (Cours, 1er mars 1849). L’éducation et l’initiation se rencontrent aux marges de l’Amour :
Le respect de la liberté est une vertu, une force et une tendresse aussi. L’assimilation progressive des deux libertés en une est un art, le plus grand des arts, le plus inconnu. Comment l’appeler ? Communication d’esprit et de cœur ? Education ? Initiation ? (Journal, 21 dimanche [21 janvier 1849])
12Education, initiation, amour, notions convergentes. Elever l’autre « juste aussi haut » que son propre « cœur », comme l’écrit l’auteur du Prêtre en citant Shakespeare (Prêtre, 274-275) est le but commun à ces trois modalités de « l’égalité voulue sincèrement », « noble formule, qui est celle de l’amour, et aussi celle de l’éducation, de toute initiation » (Prêtre, 274-275).
13La pensée de Michelet sur l’éducation féminine progresse donc subtilement de concept en concept. Elle se déploie aussi dans le double registre de l’actif et du passif. « Education de la femme et par la femme ». Le titre du Cours professé au Collège de France en 1850 est emblématique de cette ambivalence de la réflexion.
14Or si l’on s’en tient à la séquence passive elle-même, à l’éducation reçue par la femme, l’argumentation de Michelet se développe en deux temps : l’un polémique dans Le Prêtre, la femme et la famille où il est question des méfaits exercés par l’Eglise sur l’éducation féminine, l’autre fondateur qui propose non seulement un programme mais encore une philosophie de la pédagogie dans sa plus haute acception, laquelle trouve son couronnement dans un hymne à la Femme éducatrice. C’est à ces deux facettes d’une même pensée tendue entre le négatif et le positif, l’actif et le passif que nous aimerions faire un sort.
15Dès 1845, dans Le Prêtre, Michelet dresse un constat accablant. Si « deux cent mille garçons » sont éduqués par le clergé, ce sont « six cent mille filles » (Prêtre, 5)5 qui sont élevées par des religieuses ou des prêtres, ces derniers cumulant parfois redoutablement les fonctions de professeurs, confesseurs et directeurs de conscience. Or « ces filles seront bientôt des femmes, des mères qui livreront »« leurs filles »« aux prêtres, autant qu’elles pourront » (Prêtre, 244-245).
16Engrenage fatal car au-delà de la diversité des ordres : jésuites, sulpiciens instructeurs du clergé, ignorantins pédagogues du peuple, lazaristes qui, dirigeant « six mille sœurs de charité ont la main dans les hôpitaux, les écoles, les bureaux de bienfaisance » (Prêtre, 5), voire Ursulines (Prêtre, 96) vouées depuis le XVIIe siècle à l’enseignement féminin, c’est un seul et même esprit que Michelet détecte et dénonce, cet « esprit de mort » (Prêtre, 5) qu’il désigne du nom générique de « jésuitisme » (Prêtre, 5) :
Nos femmes et nos filles sont élevées, gouvernées par nos ennemis. Ennemis de l’esprit moderne, de la liberté et de l’avenir. (Prêtre, 4)
17Face à cette omnipotence centralisée, l’Etat qui encourage l’association chez les ecclésiastiques mais l’interdit aux laïques (Prêtre, 5), s’est montré faible. D’où cette adjuration que Michelet lance aux lecteurs du Prêtre :
Laïques, tous tant que nous sommes, magistrats, hommes politiques, écrivains, penseurs solitaires, nous devons aujourd’hui, tout autrement que nous n’avons fait, prendre en main la cause des femmes.
Nous ne pouvons les laisser dans les mains sèches et dures, peu sûres sous plus d’un rapport, où elles se trouvent placées. (Prêtre, 26)
18Mains peu sûres en effet. Grande est, selon Michelet, la carence intellectuelle de l’éducation d’inspiration cléricale qui prévaut.
19Pour le prêtre, « science » et « littérature », « sont des choses de luxe, de vaines et dangereuses parures de l’esprit, et étrangères à l’âme » (Prêtre, 15) comme si « l’ignorance était l’innocence, comme si l’on pouvait, avec une littérature pauvre, fade, idiote, avoir les dons de l’âme et du cœur ! » (Prêtre, 15). Cette défiance à l’égard du savoir pénalise les religieuses elles-mêmes. L’auteur du Prêtre, se souvenant d’avoir occupé, « dans un quartier fort solitaire » de Paris une « maison dont le jardin tenait à celui d’un couvent de femmes » (Prêtre, 211) se souvient d’avoir entendu chanter par ces « filles pâles » (Prêtre, 211), mortes vivantes, le « Te rogamus, audi nos », chant d’espérance devenu, dans leur bouche, l’expression moins de la « virginité » que de « la viduité stérile » : « état de vide, d’impuissance, d’ennui, de jeûne intellectuel […] où sont tenues ces infortunées par leurs maîtres absolus » (Prêtre, 212).
20Les femmes qui vivent dans le monde ne bénéficient point, aux yeux de Michelet, d’un sort plus enviable. Leurs maris suivent l’exemple du prêtre. Ils arguent que le temps leur manque « pour associer » leurs épouses à leur « progrès journalier ». Dès lors, ils les abandonnent à leur « ennui », « aux conversations futiles, aux vides prédications, aux livres ineptes » en sorte que femmes et moins qu’enfants, elles n’auront « ni l’influence ni l’autorité de mère » (Prêtre, 29).
21Omniprésent, l’esprit clérical compromet aussi l’éducation civique des femmes, pourtant si importante dans l’esprit de Michelet l’historien qui, le 31 janvier 1850, constate, dans son cours au Collège de France, que la société n’a pas su enseigner à la femme l’acquit prodigieux de la Révolution de 1789, laquelle a substitué, à l’en croire, le règne de la Justice à celui de la Grâce instauré et perpétué par un christianisme qui s’est fait l’allié de la Fatalité face à la Liberté : « Rien fait pour les femmes : nous les avons laissées en plein Moyen-âge, dans la grâce, le caprice et l’arbitraire, ignorantes de la justice. » (Cours, 31 janvier 1850)
22Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ces ignorantes se montrent incapables d’avoir une pensée politique avertie : « Elles veulent la liberté comme indépendance de mœurs, mais non comme effort de liberté politique. » (Cours, 31 janvier 1850)
23« Mais c’est surtout » la « fraternité que la femme comprend peu » (Cours, 31 janvier 1850). Elle est peu désireuse de fraterniser avec les hommes : « Le rapport de sœur est trop froid : elle veut gouverner ou être gouvernée, être amante ou fille. Là est toute l’équivoque ecclésiastique. » (Cours, 31 janvier 1850). La fraternité avec ses semblables s’avère non moins difficultueuse. Les féminités diverses entrent « en concurrence sur le point où chacun veut l’infini » (Cours, 31 janvier 1850), c’est-à-dire l’amour. Rivalités regrettables car
La pierre de touche du plus haut mérite pour la femme, c’est […] d’aimer la femme […]. Toute femme qui a une position a un devoir pour celles qui n’en ont pas une, et celles qui n’en ont pas doivent sans difficulté accepter. (Cours, 31 janvier 1850)
24A ces manques intellectuels et civiques s’ajoutent des méfaits moraux.
25Or c’est dans ce dernier registre que l’esprit clérical fait les ravages que Michelet dénonce avec le plus d’aigreur. C’est dans ce domaine surtout que la non-éducation se mue dangereusement en une anti-éducation malsaine due à l’attitude ambiguë du prêtre face aux femmes qui lui sont confiées. La religieuse, recluse dans un couvent, que l’abbé « supérieur » tient « sous sa main et sous sa clef » (Prêtre, 246), n’est pas épargnée. Frustrée dans ses aspirations « de femme, de mère », dans « l’invincible instinct maternel, qui est le fond » (Prêtre, 215) de sa nature, la captive, isolée de tout, ne reçoit plus d’éducation que par le prêtre, serviteur de Dieu sans doute, mais « homme » surtout : « Quiconque serait de bonne foi, avouera qu’une femme n’aurait nullement » la même « action, que la circonstance du sexe y fait beaucoup, même auprès des plus pures » et de celles « à qui jamais le sexe n’est venu en pensée » (Prêtre, 213).
26Ainsi le prêtre devient-il l’« unique », « le bon, le parfait, l’aimable, l’aimé », représentant équivoque d’un Dieu au nom duquel il « finira par prendre » l’âme de la prisonnière à moins qu’elle n’ait l’heur de mourir « de cœur, et presque de corps » (Prêtre, 214) avant que ne se produise cette funeste captation, qui est le contraire d’une éducation si l’on admet avec Michelet que « créer, c’est l’éducation » (Nos Fils, 454).
27Or même lorsqu’elle n’entre point dans les ordres, la femme se retrouve, à tous les âges de sa vie, sous l’emprise morale délétère du prêtre.
28La fille, « plus docile, plus craintive, plus fidèle certainement aux premières impressions » (Prêtre, 247) que son homologue masculin, est une proie rêvée. En elle, le passage dans l’école religieuse laisse des stigmates indélébiles :
Voyez dans cette petite classe, sans témoin, sans contrôle, sans contradiction, un homme parle, un maître et un maître absolu, investi du pouvoir le plus ample de punir et de châtier... Sa voix, sans verge, en a la force ; la petite créature, tremblante et croyante, qui sort de dessous la mère, reçoit ses paroles pesantes qui entrent dans la substance molle comme autant de clous d’airain. (Prêtre, 247)
29Rival du prêtre, qui ne se méfie point de celui que l’Eglise investit de son pouvoir, le Père laisse, sans le savoir, perpétrer un viol mental :
L’éducation ! petite chose, faible puissance, il est vrai, que le père peut laisser prendre sans danger à ses ennemis ! Occuper l’esprit, avec tout l’avantage du premier occupant ! Dans ce livre, encore tout blanc, écrire ce qu’on veut !.. écrire à toujours. Car, sachez-le bien, vous aurez beau plus tard récrire par-dessus, croiser en long ce qui fut tracé en large ; vous brouillez, vous n’effacez pas. C’est le mystère de cette jeune mémoire, si molle pour recevoir, qu’elle est forte pour garder. La trace primitive qui semble effacée à vingt ans, elle reparaît à quarante, à soixante. C’est la dernière, la plus nette peut-être que gardera la vieillesse. (Prêtre, 246-247)
30Michelet se complaît dans la sexualisation de l’influence du prêtre :
« Qu’est-ce que la direction généralement ? […]
Elle cultive chez la petite fille cette puissance » de « l’amour » qui « s’éveille, et si bien la cultive-t-elle, qu’en sortant du couvent il faut vite la soutenir sur un mari ; elle a hâte de tomber. » (Prêtre, 248, note 1)
31N’est-ce point l’amour avant l’amour ? Les « premières sévérités », les « premières indulgences aussi, qui sont si près des tendresses », donnent au prêtre « un privilège spécial, unique, que l’époux peut envier : quel ? la virginité de l’âme, les prémices de la volonté. » (Prêtre, 248). A l’autre bout de la vie, le prêtre perpétue, au-delà de la riche saison de l’amour, les troubles de la sexualité : « Une vieille femme, pour le laïque, est une vieille ; pour le prêtre, c’est une femme. Où le monde finit, le prêtre commence. » (Prêtre, 248, note 1)
32A vrai dire, c’est sur la femme mariée que le prêtre paraît à Michelet exercer la plus fâcheuse influence en se faisant l’instigateur d’une éducation sentimentale qui menace le mariage conçu comme amoureuse complicité. Sans doute, Michelet concède-t-il que « la vulgarité » ou « la gaucherie » peuvent souvent « mettre une barrière » entre « la femme délicate » (Prêtre, 184) et le prêtre. Mais ce dernier n’est pas jugé selon des lois humaines : « On lui applique d’autres règles qu’aux laïques, et plus indulgentes. Il tire avantages du caractère qui en fait un homme à part. » (Prêtre, 184). En outre cet « homme à part » bénéficie de toutes les fantasmagories que sait éveiller le « génie du christianisme ». Officiant dans la liturgie, « sous l’or et la pourpre des habits pontificaux », il prend une majesté d’« archange terrible » (Prêtre, 186). Face à cet acteur privilégié par le costume et le décor, le mari paraîtra facilement « prosaïque et mesquin » (Prêtre, 186).
33Mais c’est surtout la mise en scène de la confession qui favorise la séduction. Dans un « étroit réduit de chêne noir » où « cet homme ému, cette femme tremblante, réunis si près l’un de l’autre, vont causer tout bas de l’amour de Dieu » (Prêtre, 187), se trame un adultère idéal. Car l’éducateur est bien un ministre du culte, mais il est surtout « un homme de sang et de chair » (Prêtre, 197) « et cet homme sait maintenant sur cette femme ce que le mari n’a pas su, dans les longs épanchements des nuits et des jours » (Prêtre, 197). A la complicité spirituelle, s’ajoutent des frémissements sensuels car, en ce jour où fut mis en commun le mystère de la pensée intime, « il était bien près d’elle... elle l’a senti...[…]. Elle s’est trouvée fascinée, comme l’oiseau sous le serpent » (Prêtre, 197).
34Présent dans l’église, le prêtre l’est aussi, s’il exerce les fonctions de directeur de conscience, au domicile de l’épouse. Autant d’occasions de secrets partagés, de frôlements sentimentaux.
35Bref, pour Michelet, le prêtre s’érige en concurrent du mari. La dévote qui croit faire le salut de son âme donne son cœur au prêtre. A l’époux temporel de régner sur le corps, si la sainteté de sa femme le lui permet !
36L’éducation religieuse au féminin se retourne donc contre ses buts avoués. Elle devient, insensiblement, une invitation au péché, voire même une destruction de l’être. D’où cette condamnation sans appel du prêtre considéré dans ses relations avec sa protégée, sa victime :
Il la hait épouse et mère, il la veut amante... amante de Dieu ; lui-même il s’y trompe en la trompant. (Prêtre, 241)
37Or la société civile a-t-elle, concernant la femme, des idées et des vœux capables de contrecarrer le cléricalisme par une philosophie positive et féconde ? Michelet se pose, nous pose des questions que l’Eglise lui a semblé ignorer : Pour quoi, pour qui, comment peut-on, doit-on éduquer la femme ? Aux yeux de Michelet, l’éducation féminine est, pour la société moderne, une priorité. En effet, les femmes « que font-elles ? elles nous font... c’est un travail supérieur » (Prêtre, 32). La société a donc tout intérêt à se donner un avenir. La petite et la jeune fille préparent la mère car « une fille, une femme, qu’est-ce que c’est ? Une puissance de Dieu pour faire des héros » (Cours, 24 janvier 1850).
38A l’intérêt s’ajoute le devoir : « l’homme doit nourrir la femme. Il doit alimenter »« matériellement » et « spirituellement », « celle qui le nourrit de son amour, de son lait et de son sang » (Prêtre, 28). Mais ce devoir implique une interrogation préalable que Michelet n’élude pas : la femme est-elle éducable ?
39La réponse de l’historien est en demi-teintes. Les femmes sont généralement incultes, il est vrai. Mais elles ont, de ce fait même, l’avantage de la spontanéité :
« Nous nous adressons à elles, à elles si malheureuses » dit Michelet dans sa leçon du 31 janvier 1850, devant l’auditoire largement féminisé du Collège de France, en cette année où l’intitulé du cours « Education de la femme et par la femme » se prête aux curiosités mulièbres : « C’est des plus faibles que le salut peut venir, des plus ignorants. Pourquoi, ils ne sont pas blasés, mais neufs aux idées, plus sincères aussi. » (Cours, 31 janvier 1850)
40Incultes, les femmes sont aussi futiles mais leur futilité est un moindre mal. Elle les rend inaccessibles à la prudence, à l’habileté si contraires aux impulsions du cœur. Michelet croit même pouvoir se montrer encourageant :
« A regarder en général, les femmes sont souvent meilleures, n’étant viciées de bonne heure ni par les cadres scolastiques, ni par la routine des spécialités, ni par les intérêts mal compris. N’étant pas fatiguées, blasées par les événements, les vaines discussions, par ce manège qui tourne sans avancer, cette meule qui moud à vide » elles se font en outre pardonner « leur fluctuation » (Cours, 27 décembre 1849) par leur fraîcheur d’âme.
41Fasciné lui-même par la féminité en cette année 1849 qui est celle du second mariage coïncidant pour lui avec une renaissance affective, Michelet accorde donc au sexe qu’il n’ose appeler faible, des circonstances atténuantes.
42Même lorsque, dans son cours du 31 janvier 1850, il déclare : « la meilleure fille n’est pas toujours éducable », il se garde de faire résonner cette constatation comme une condamnation, voulant seulement suggérer que la disparité d’instruction, à l’intérieur du couple, rend parfois l’éducation problématique. Il se hâte, du reste, de faire partager à la société la responsabilité de cet état de fait auquel la mère n’est pourtant pas totalement étrangère :
La mère commencera mieux la fille, lorsque l’Etat fera son devoir, c’est-à-dire aura donné à l’enfant une culture supérieure de nationalité, de patrie, alors les mariages de classes diverses seront de plus en plus possibles. (Cours, 31 janvier 1850)
43Si donc, dans une certaine mesure, la femme est éducable, en quoi consiste son éducation, étant entendu qu’il s’agit à tout prix de la soustraire au prêtre ? Education matérielle d’abord qui vise à former la « bonne Circé » du « ménage » (Cours, 2 mai 1850). Michelet, aussi sensible qu’un autre à la douceur du foyer, des repas et des repos, se démarque des adversaires inconditionnels des « femmes du pot-au-feu » :
– Oh ! non, n’insistons pas pour les femmes du pot-au-feu.
– Le pot-au-feu ! madame ! prenez garde, c’est un mot de la France : toute l’administration est là. La femme du pot-au-feu, savez-vous que c’est par elle uniquement que la France a échappé aux grandes crises ? Les femmes d’ouvriers ont force et prévoyance. Les femmes de paysans sont prodiges de travail et d’épargne. Les vieilles, souvent fort avancées, ont fait plus pour administrer qu’il n’eût fallu pour administrer des nations.
« Le pot-au-feu perd la France », a dit Bonaparte. Il n’a jamais compris que les crises. Mais la nature, la vie sans crises, c’est ainsi que l’on fonde. Perte de temps ? nullement : la soupe nourrit le soldat. (Cours, 2 mai 1850)
44Sans sous-estimer les activités artisanales ou bucoliques de la femme au foyer qui « confectionne »« certains tissus, trop variés pour être mécanisés » et se livre à des travaux agricoles : tressage de « paille, joncs » (Cours, 2 mai 1850), Michelet fait une place de choix, parmi toutes les occupations manuelles dites féminines, à la préparation « des aliments de la famille » :
La femme est très propre à deux choses, à deux formes de religion qui n’en font qu’une : la nourriture de la famille, à la fois aliment du corps et aliment de l’âme, double médication […]. En Inde », la confection de la nourriture « est un acte de religion : on réservé une part aux dieux, une part aux pauvres. On emploie du beurre épuré, en communion avec toute nature animale et végétale […]. A Rome, le gâteau seul ; avec le christianisme, le pain. (Cours, 2 mai 1850)
45Or Michelet s’émerveillant de voir l’aliment « devenir médecine de l’âme et du corps », réécrit l’aventure de Circé : « Circé changeait les hommes en bêtes, la femme va souvent, d’une bête violente, sauvage » qui rentre à la maison courroucée par les tracas journaliers, « refaire un homme ». (Cours, 2 mai 1850)
46L’historien hésite entre le souci d’éviter à la femme une « spécialité trop forte », toujours « fort laide », et la tentation de donner une spécificité aux activités mulièbres.
47En fait, pour lui, l’éducation réussie est celle qui prépare la femme au partage dont le couple est le lieu privilégié : « Nécessité de services mutuels et fatigants ; donc nécessité que l’homme y mette la main, il ne faut pas qu’Omphale fasse filer Hercule, mais elle peut parfaitement lui faire fendre les ormes et scier les chênes. » (Cours, 2 mai 1850)
48Si « la femme doit s’aider de l’homme aux travaux matériels de l’intérieur », « l’homme doit s’aider de la femme en la faisant participer dans les travaux de l’esprit. Elle lui fournit prudence et critique. Elle est objet de poésie, mais très positive ». (Cours, 2 mai 1850).
49L’éducation de l’épouse s’accomplit dans et par le mariage :
Le mariage donne au mari un moment unique pour acquérir vraiment la femme, la soustraire à l’influence étrangère et se l’assurer à toujours. En profite-t-il ? Rarement.
Il faudrait que, dans ces commencements où il peut beaucoup sur elle, il l’associât à son mouvement d’esprit, à ses affaires, à ses idées, qu’il l’initiât à ses projets, qu’il lui créât, dans son activité, une activité à elle.
Qu’elle veuille et pense avec lui, agisse avec lui, souffre avec lui, voilà le mariage. (Prêtre, 250)
La Française, plus que l’Anglaise et l’Allemande, plus qu’aucune femme, se prête à seconder l’homme, et peut devenir pour lui, non la compagne seulement, mais le compagnon, l’ami, l’associé, l’alter ego. (Prêtre, 251)
50L’associée aux affaires d’abord. Persuadé que la femme est douée d’un génie moins créateur qu’administrateur, Michelet cite avec admiration l’exemple de l’épouse de commerçant, si souvent apte à « tenir les livres », à enregistrer ce qui, dans les marchandises, « entre » et « sort », à diriger « les garçons, les commis » (Prêtre, 251).
51Mais le plus beau partage est celui des joies de l’esprit. Ce n’est point, pour autant, le plus facile. En effet l’homme moderne semble à Michelet corrompu par la propension à la « spécialité qui va croissant » dans les sciences et les professions diverses, poussant de plus en plus au « détail minutieux, tandis que la femme, moins persévérante et moins obligée d’ailleurs aux applications précises, en reste aux généralités » (Prêtre, 251).
52L’accès à l’univers des idées n’est pas évident pour la femme qui, d’instinct, aime les légendes, ayant besoin qu’un principe soit « incarné » (Cours, 28 février 1850). Or le XIXe siècle vit le crépuscule des légendes. La légende du moyen-âge a pâli. La légende moderne de la Justice « a-t-elle nettement remplacé la légende de la grâce ? Non, la femme ne la connaît pas, l’homme lui-même la connaît mal » (Cours, 28 février 1850) :
53« La femme jusqu’ici soutenue par la tradition et par la légende, est obligée d’entrer », avec l’homme, « dans le monde de l’idée. Grand progrès. » (Cours, 28 février 1850)
54Un progrès qui suppose impérativement l’acquisition d’une culture. Avant d’initier l’enfant, la mère doit s’instruire elle-même. Or
« les mères commencent souvent, mais rarement elles persistent ; la lassitude vient bientôt, le découragement. C’est qu’elles n’étudient juste que dans la mesure de l’enfant, n’apprennent que ce qui peut l’aider, trament dans ces éléments d’intolérable aridité. Elles sont un peu paresseuses » alors qu’il faut « planer sur ce qu’on fait. Il faut savoir bien plus, et au-dessus et au-dessous, à côté et de tous côtés, envelopper son objet et s’en rendre maître ; alors, on peut le pénétrer, alors on s’y attache par la facilité que l’on y trouve. On en saisit tous les aspects. Il ne faut pas rester à mi-chemin, aux degrés inférieurs, dans les fades lectures que l’on impose aux femmes, sous prétexte de les ménager. » (Nos Fils, 408-409)
55Michelet s’insurge contre pareille condescendance qui voue la femme à une instruction de second ordre :
C’est une honte qu’on leur interdise toujours la haute culture, qu’on leur donne les livres secondaires, imités des grandes œuvres, qui n’en sont que de faux reflets, des formes affaiblies. On leur fait lire le Tasse, plutôt qu’Homère et Dante, le faible Télémaque, au lieu de son modèle l’Odyssée, ce poème si jeune et si sage, d’un éternel amusement. (Nos Fils, 409)
56Le genre épique tient une place prépondérante parmi les lectures que Michelet conseille à la mère et à l’épouse. Dans le musée imaginaire qu’il leur destine, Virgile voisine avec Homère car la femme « pleurera sur Didon » (Nos Fils, 411) et « sur le destin de l’Italie » (Nos Fils, 411) comme elle s’est émue lorsqu’elle a reconnu dans l’Odyssée « le poème de la fidélité » (Nos Fils, 412). Le Râmâyana, geste de « la Pénélope indienne » (Nos Fils, 412) et l’Avesta, épopée persane de la pureté solaire, du labeur, des labours, du « travail héroïque du Juste » (Nos Fils, 412), compléteront cette éducation.
57Education autant qu’instruction puisque, comme on le voit, c’est en plus d’un enrichissement culturel un enseignement moral, une élévation spirituelle que Michelet conseille à la femme de tirer de ses lectures.
58Or, au nom de la morale encore, l’historien vilipende l’engouement féminin pour les romans, notamment pour ceux de Walter Scott, fictions sans grandeur dont il déplore les effets émollients et dégradants sur l’âme :
Quoique écrites dans la décadence, les Vies de Plutarque nous gardent mille choses grandes, héroïques, de la belle antiquité, intéressantes, et plus qu’aucun roman. Mais elles lisent plutôt Walter Scott, auteur très inégal, fort dans ses romans écossais, ailleurs presque toujours faible et banal. Innocente lecture qu’on donne aux demoiselles, et qui pourtant éloigne des livres sérieux, qui développe en elles le goût de l’aventure et la maladie du roman. Elles en boivent bientôt l’alcool, les romans d’adultère ; puis les tristes romans de filles et de camélias ; puis (tel est le progrès de ces honteuses habitudes) toutes sortes de compilations grossières, les unes sales et les autres fades, de même que plus d’une par un goût dépravé, avale du plâtre et du charbon. Ainsi débilitées, fanées, elles perdent tout sens de la nature, souvent de l’amour même ! Qu’espérer pour l’enfant de cette mère vieillie et tarie ? (Nos Fils, 409)
59Il arrive que la culture développe plus le cœur que l’esprit. C’est le cas pour la culture artistique que l’auteur de La Femme recommande ainsi, lui qui s’avoue persuadé que « le but de la femme, ici-bas, sa vocation évidente, c’est l’amour » (La Femme, 449) :
Quel infini bonheur tu vas trouver à traverser avec elle le monde des arts ! Ils sont tous des manières d’aimer. Tout art, surtout dans ses hauteurs, se confond avec l’amour, ou avec la religion, qui est de l’amour encore. (La Femme, 526)
60Parmi « les arts du dessin », l’ancienne école florentine, dans sa « noblesse », les « madones de Raphaël et de sages tableaux de Poussin », seront préférés par l’éducateur au Corrège et à la Joconde :
Ce serait une impiété s’il lui enseignait le Corrège, ses frissons, son frémissement. Ce serait chose immorale de lui dire la profondeur maladive, la grâce fiévreuse, sinistre, de. la mourante Italie dans le sourire de la Joconde.
Même la vie, la vie émue ne s’enseigne que par l’amour. Quand la superbe Néréide, la blonde potelée de Rubens, dans la bouillante écume, trépigne, murmure l’hyménée, et déjà conçoit l’avenir, tant pis pour la demoiselle qui sentirait ce mouvement, entendrait je ne sais quoi qui sort de sa bouche amoureuse ! En conscience, elle en saurait trop. (La Femme, 527)
61Même « le chef-d’œuvre de la Grèce », « les femmes évanouies, les mères défaillantes du temple de Thésée » doivent être épargnées à la vierge :
Telle en est la palpitation, tel le battement du cœur, visible sous ces beaux plis, qu’elle en resterait troublée. Cette contagion d’amour, de maternité, la bouleverserait. Oh ! mieux vaut qu’elle attende encore. C’est sous les yeux de son amant, c’est dans les bras de son mari qu’elle peut s’animer de ces choses et s’approprier la vie, en recevoir les effluves et la chaude fécondation, y boire à longs traits la beauté, s’en embellir elle-même, en doter le fruit de son sein. (La Femme, 527)
62Bref, les arts peuvent inaugurer une initiation à la sensualité que Michelet, convaincu que la femme « ne fait son salut qu’en faisant le bonheur de l’homme » (La Femme, 449), prétend réserver à l’amant, au mari futurs. D’où l’ambiguïté du jugement porté sur la musique jugée tout à la fois fascinante et dangereuse :
La musique est la vraie gloire, l’âme même du monde moderne. Je définis cet art-là : l’art de la fusion des cœurs, l’art de la pénétration mutuelle et d’un si intime intérieur, que, par elle, au sein de la femme aimée, possédée, fécondée, tu iras plus loin encore. (La Femme, 527).
63Point de musique donc sans érotisme car
De l’homme à la femme tout est musique d’amour, musique de foyer et d’alcôve. Un duo, c’est un mariage. On ne prête pas son cœur, mais on le donne un moment, on se donne, et plus qu’on ne veut. Que dire de celle qui chaque soir chante avec le premier venu ces choses émues, pathétiques, qui mêlent les existences autant que le baiser suprême ? L’amant, le mari viendront tard ; d’elle ils n’auront rien de plus. (La Femme, 527)
64Michelet, on le voit, est partagé entre un souci sincère d’ouvrir à l’esprit et à l’âme féminine l’ensemble du champ de la culture et la conviction que l’éducation ne saurait être harmonieuse si elle dépossède l’homme du privilège de l’initiation sexuelle même si cette dernière ne parvient à la jeune fille que filtrée, médiatisée par la culture.
65Malgré toutes ces discriminations, y a-t-il, dans la pensée de Michelet, la reconnaissance de domaines où les facultés mulièbres pourraient s’épanouir sans trop de restrictions ?
66Moderne, à ses heures, l’historien s’étonne, dans son cours du 16 mai 1850 au Collège de France, que l’accès des écoles de médecine et de droit qui permettraient d’espérer un état lucratif et respectable dans la société, soit refusé aux femmes. Mais il s’empresse d’ajouter que l’ouverture à laquelle il aspire supposerait une métamorphose : « je voudrais dresser à l’Ecole de droit le trône de la nature, et à l’Ecole de médecine l’autel de la moralité. » (Cours, 16 mai 1850) Ainsi disparaîtraient les barrières néfastes entre les Ecoles et l’âme serait en mesure d’apprivoiser des disciplines auxquelles sa nature ne la voue point sans discernement.
67Pour finir, c’est de sa conception de la féminité comme virtualité d’Amour et de Création par l’enfantement, que Michelet déduit la prédilection qu’il accorde, dans l’éducation féminine, à l’histoire naturelle et à l’histoire, deux sciences du cœur, deux modalités possibles d’expansion d’Agapé :
68« La femme, c’est le cœur, et elle veut partout le cœur. Elle n’entend rien à une science d’où ont disparu le cœur et la volonté. Elle demande à chaque phénomène une cause vivante, une cause morale. » (Cours, 23 mai 1850)
69La semaine précédente, le 16 mai 1850, il définissait déjà cette spécificité :
Pourquoi aujourd’hui la conversation est-elle impossible avec femmes et enfants ? L’éducation manque aux femmes, la leur est défectueuse. Faut-il leur donner la nôtre. Nullement. Faut-il leur donner une spécificité forte ? J’en doute. Elles ont deux forces en quoi elles nous sont supérieures : elles sont fortes comme sentiment d’harmonie, fortes comme sentiment de la cause. Elles veulent que tout leur soit présenté, non comme fait, phénomène, loi des phénomènes mais comme cause […], comme génération et amour. (Cours, 16 mai 1850)
70Ainsi requièrent-elles le « Pourquoi », là où le savant « répond le comment, la loi » (Cours, 16 mai 1850).
71Or ce « comment » se manifeste exemplairement dans l’étude de la Nature. Mère, la femme admirera dans la nature la « maternité prévoyante » qui fait que chaque printemps « produit les êtres à leur heure, dans la prévision de leur court destin : les plantes d’abord, dans leur ordre, les insectes qui s’en nourriront, puis les insectes supérieurs qui feront disparaître ceux-ci et purifieront la nature à l’automne, avant son repos d’hiver » (Cours, 23 mai 1850). Regardant l’arbre ou la fleur, l’insecte, l’oiseau, elle pourra, comme Athénaïs Michelet elle-même, s’élever à la prise de conscience de « la vie du monde » (Cours, 23 mai 1850). Contemplant le ciel de Galilée, dans sa profondeur infinie, dans ses mouvements réguliers qui lui rappellent ses propres « cycles harmoniques » (La Femme, 466), elle « laissera l’idolâtrie » pour entrer dans une « religion meilleure » (Cours, 30 mai 1850). Tout sacre du printemps n’est-il pas une épiphanie ? : « Voilà Dieu qui naît » (Cours, 30 mai 1850).
72Comme l’histoire naturelle, l’histoire humaine séduit en la femme la créature faite pour l’amour, un amour qui peut s’épandre en une charité universelle. Ainsi le mari, l’amant déploiera-t-il sous ses yeux « le monde social » et lui dira :
« Tu es charitable quand tu vois un pauvre. Eh bien ! regarde ce pauvre innombrable qui nous tend les bras : c’est le genre humain qui souffre, qui réclame secours. » Elle sera émue, elle dépassera le sentiment de l’homme, elle se jettera à son col dans un mouvement de tendresse héroïque et de dévouement pour l’humanité. Voilà Dieu qui naît encore...
C’est ainsi qu’aux époques où l’autel de la cité est tiède, refroidi, il peut se rallumer au foyer de la famille. Etincelles précieuses ! Conservons-les bien. Elles s’allument et s’animent l’une par l’autre. L’homme seul ne peut […]. Mais avec la femme, mais avec l’enfant, la flamme divine s’allume. La sainteté est ici nécessité de nature. Belle solidarité du monde : l’homme ne fait pas Dieu sans la femme, ni la femme sans l’enfant ; la patrie le fait par la famille, la famille par la patrie, et celle-ci par la grande patrie, le monde. (Cours, 30 mai 1850)
73Autant que les modalités, Michelet s’attache à dégager la signification de l’éducation féminine. Or cette dernière suppose, au-delà même du partage instauré, comme on vient de le voir, dans tous les registres de la vie, du matériel au spirituel, une reconnaissance de la spécificité de l’autre. Eduquer, initier la femme, c’est, avant tout, respecter sa différence :
Cette diversité de nature, de sexe, d’âge, […] qui constate l’originalité de la personne est justement ce qui la rend intéressante, instructive pour nous. Si elle ne différait pas de nous, cette personne, si elle était nous, il n’y aurait pas lieu à l’initiation mutuelle.
Rien de plus contraire à l’idée d’initiation que de prendre cette différence comme un mal, que de prendre ce mal comme un péché, ou un mal voulu. (Cours, 1er mars 1849)
74Ainsi, c’est de la différence entre mère et enfant que procède la richesse de l’échange éducatif qui se produit entre eux :
Ô sainte image de l’initiation ! Que ne puis-je donc te transporter dans le domaine politique, te poser dans la cité ! Cette mère, penchée sur le berceau, qui enseigne et qui est enseignée, qui apprend par son nourrisson, qui profite par l’instinct du plus ignorant, du plus simple, qui le couve, l’embrasse, l’écoute, la nuit et le jour, ah ! si cette mère était la patrie ! Si les deux classes, les lettrés d’une part, les illettrés de l’autre, mutuellement sympathiques, savaient que leur progrès, leur développement tient à leur différence, qu’ils ne peuvent profiter que les uns par les autres ! » (Cours, 1er mars 1849)
75Or, poussé à l’extrême, le respect de la différence peut aller jusqu’à l’amour même de ce qui, dans l’Autre, nous est opposé. Alors l’éducation se sublime en sacrifice :
L’amour, l’éducation doivent respecter les qualités contraires à celles de l’éducateur […]. Qu’un doux combat ait lieu, l’initiateur ménageant avec tendresse, l’initié désirant lui-même changer, ressembler à l’autre par tendresse et admiration. Que l’initié surtout soit touché de la magnanime confiance de l’initiateur qui, faisant de lui une force, se fait un péril à lui-même, qui ne craint pas de se créer un égal, qui sait ? un adversaire peut-être. (Cours, 8 mars 1849)
76Ainsi, une méditation sur l’éducation féminine nous conduit au cœur même de la pensée de Michelet. Création, l’éducation s’enrichit du prométhéisme dont l’historien fait, sur les traces de Vico, sa devise : l’individu se crée lui-même, « il est son Prométhée » (Cours, 13 mai 1850). Partage et sacrifice, elle participe de cette apothéose de l’Amour qui éclaire l’œuvre de Michelet avec de plus en plus de force après 1849 : or dans l’éducation, l’amour « est conforme à la justice : Il aime ce qui ne lui ressemble pas, même ce qui lui semble hostile et, à force de l’aimer, il le change et en fait de l’amour. » (Journal, 21 [janvier 1849])
77Cette apologie de l’amour ne saurait masquer, les parti-pris et les ambiguïtés de la pensée d’un Michelet prompt à soustraire la femme à l’influence éducative du prêtre pour la libérer mais enclin à la placer sous la tutelle, passionnée il est vrai, du mari. Ce déplacement ne peut affranchir totalement la condition féminine que si l’on adhère au postulat optimiste de Michelet qui tend à identifier l’amour à la justice, sauvegardant ainsi par un élan d’idéalisme le respect de la différence que le rôle initiateur de l’époux risque pourtant, à tout moment, de menacer.
Notes de bas de page
1 Les références aux œuvres de Michelet portées entre parenthèses renvoient aux éditions suivantes : Le Prêtre, la femme, la famille (1845), Paris, Flammarion, s. d. Journal, t. I et II, Paris, Gallimard, 1959, 1962, éd. Paul Viallaneix (t. I : 1828-1848 ; t. II : 1848-1960). L’Amour (1858), in Œuvres complètes éditées par Paul Viallaneix, t. XVIII, Paris, Gallimard, 1985. La Femme (1859), in Œuvres complètes, ibid. Nos Fils (1869) in Œuvres complètes, t. XX, 1987.
2 Nous avons dépouillé les Cours de Michelet au Collège de France à ce jour inédits dans leur version intégrale mais dont la publication est imminente grâce aux bons soins de Paul Viallaneix, chez Gallimard, collection NRF.
Note de l’éditeur : au moment où nous mettons sous presse, les Cours de Michelet au Collège de France ont été publiés (Paris, Gallimard, nrf, 1995, t. I (1838-1844) ; t. II (1845-1851)) par Paul Viallaneix avec la collaboration d’Oscar A. Haac et d’Irène Tieder.
3 Sur Michelet et la femme nous nous permettons de renvoyer le lecteur à deux ouvrages essentiels : Jeanne Calot, La Création de la femme chez Michelet, Nizet, 1975. Thérèse Moreau, Le Sang de l’histoire, Michelet et l’idée de la femme au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 1982.
4 Les termes que nous mettons en italiques le sont dans le texte de Michelet.
5 Dans Le Prêtre encore (p. 244-245) Michelet précise en note : « M. Louandre donne le chiffre de six cent vingt-deux mille filles dans sa consciencieuse statistique (Revue des Deux-Mondes, 1844). »
Auteur
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017