Les jeunes filles russes et l’université : le tournant de 1860
p. 61-72
Texte intégral
L’ouverture officielle d’établissements féminins d’enseignement supérieur date en Russie de 18721. Pourtant, dès 1860, quelques femmes sont venues suivre des cours à l’université de Saint-Pétersbourg. Si leur entrée dans ce milieu exclusivement masculin a marqué la mémoire des contemporains, elle n’a guère laissé de traces dans les études historiques, parce que l’épisode fut bref et sans lendemain, et parce que l’activité politique estudiantine accapare l’attention portée à cette période. Le fait que des jeunes filles, faute d’établissements supérieurs spécifiques, s’ouvrent un accès direct à l’université n’est-il qu’un épiphénomène du grand mouvement de fond qui remue alors à tel point la société russe qu’on a pu parler de situation révolutionnaire2 ? Ou s’agit-il d’un événement distinct, inaugurant une époque nouvelle quant à l’insertion des femmes russes dans les activités publiques ? La question oblige à examiner plusieurs types de circonstances.
1L’histoire pourrait débuter avec un pastiche du célèbre incipit de Madame Bovary. « Nous étions à l’Etude quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau… . » deviendrait une fois réécrit : « nous étions dans l’amphi quand le Recteur entra, suivi d’une nouvelle… ». L’épisode a pour cadre l’université de St-Pétersbourg, à l’automne de 1860 :
Nous étions assis, les étudiants en droit de deuxième année, dans l’amphithéâtre n° 9 et nous attendions le professeur Kavéline ; l’amphithéâtre, comme toujours lors de ses cours, était plein à craquer : Constantin Dmitriévitch était alors au zénith de sa popularité. Il arriva à l’heure, mais, à notre immense surprise, suivi du Recteur Pletniev, conduisant par le bras une jeune et jolie demoiselle. Pierre Alexandrovitch [Pletniev], aimablement, fit asseoir la demoiselle dans un fauteuil, s’assit à son tour, et Kavéline fit son cours comme si de rien n’était. Je ne crois pas, pourtant, que tous eussent suivi l’exposé, ce jour-là, avec l’attention habituelle. La même scène se reproduisit lors du cours suivant ; puis ce fut Kavéline qui, plusieurs fois, introduisit la demoiselle ; après, elle entrait seule dans l’amphithéâtre, munie d’un cahier pour prendre des notes, et en attendant le professeur allait s’asseoir derrière un des pupitres. La demoiselle avait un type italien prononcé ; elle n’était pas très grande, toujours vêtue d’une robe de laine noire simplement façonnée ; elle avait les cheveux assez courts, retenus par un filet. C’était Natalia Iéronimovna Corsini, fille de l’architecte Iéronim Démentiévitch Corsini, alors assez connu à Pétersbourg3.
2Qui sont les protagonistes de la scène ? Le narrateur, L.F. Pantéléiev, futur membre de l’organisation révolutionnaire « Terre et Liberté », est né en 1840 dans une famille pauvre de la région de Vologda, et depuis 1858 poursuit ses études à Pétersbourg. De Natalia Corsini, nous savons peu de choses, sinon qu’elle n’a pas l’intention de s’en tenir au cours de Kavéline, puisqu’elle va écouter d’autres professeurs de droit, comme V.D. Spasovitch, puis B.I. Outine, frère de son futur époux le révolutionnaire Nicolas Outine ; elle aussi deviendra membre de « Terre et Liberté ». Constantin Kavéline (1818-1885) enseigne le droit civil dans cette université depuis 1857. C’est un libéral, qui connaît bien les questions paysannes et siège dans la commission officielle chargée de préparer l’imminente abolition du servage. Très populaire auprès d’étudiants de plus en plus ouvertement politisés, Kavéline a conservé les convictions de sa jeunesse, l’esprit humanitaire des années quarante, quand, disait-il, « George Sand et la littérature française étaient notre évangile »4. Ajoutons, puisque la tenue de ce colloque à Nohant invite à souligner les références sandiennes, que l’épouse de Kavéline, Antonina Korch, tout comme sa mère et ses deux sœurs, avaient Consuelo pour idéal5. L’homme était donc bien choisi pour patronner une avancée féminine vers l’égalité des droits.
3Natalia Corsini fit bientôt des émules dont on connaît les noms grâce aux mémoires de Pantéléiev. Au deuxième semestre (printemps 1861), de plus en plus de femmes fréquentent l’université. Dans certains cours, du moins à Pétersbourg, elles devinrent presque aussi nombreuses que les étudiants, même si trois ou quatre seulement passaient pour assidues6. Pour ce qui est des autres villes, sur lesquelles Pantéléiev s’avère mal informé, S. Achevski rapporte le témoignage d’un professeur de Kiev, Romanovitch-Slavatinski, selon lequel, durant ses leçons de l’automne 1862, « une bonne partie de l’amphithéâtre était occupée par des demoiselles à cheveux courts et lunettes bleues », la tenue des nihilistes7.
4Mais à quel titre, avec quel statut ces jeunes filles prennent-elles place sur les bancs de l’université ? Officiellement, rien n’a changé. Leur entrée se fait à l’amiable : les autorités les acceptent, bien que le règlement, pour autant que l’on sache, n’ait pas prévu leur cas. Les professeurs hostiles n’osent protester. Les jeunes gens se réjouissent de cette compagnie féminine, et les moralistes se félicitent de l’excellente influence des nouvelles venues sur leurs condisciples masculins. Leur présence contribue, dit-on, à policer les mœurs. Mais le temps passe, leur nombre grandit, et l’on pense d’autant plus à statuer qu’un vent de réforme souffle sur le pays. La nécessité s’en fait d’autant plus sentir que la médecine pose un problème particulier. En effet, des jeunes filles voulant l’étudier sollicitent l’université de Pétersbourg. Le Recteur en réfère au Ministère de l’Education, qui transmet au Grand Conseil de la Médecine, lequel soutient la requête. D’autres demandent à être admises à l’Académie de Chirurgie Militaire, dépendant pour sa part du Ministère de la Guerre. L’obstacle surgit à ce stade. Certes, les infirmières qui se sont distinguées pendant la campagne de Crimée ont été couvertes d’éloges, mais beaucoup de médecins refusent d’envisager qu’une femme puisse accomplir la totalité des actes médicaux : il faut qu’elles restent auditrices, sans prétendre aux diplômes8. Or, la question du diplôme se révèle cruciale, en médecine plus qu’ailleurs, puisqu’on n’y vient pas en dilettante. Peut-être eût-elle été résolue à la longue en faveur des postulantes. Mais le raidissement politique de 1863 va tout arrêter.
5Avant de légiférer, le Ministère consulta les conseils d’université sur trois questions : peut-on autoriser les femmes à suivre les mêmes cours que les jeunes gens ? Peut-on les autoriser à se présenter aux examens ? Quels seront leurs droits si elles les passent avec succès ? Les réponses de Pétersbourg furent entièrement favorables : une commission émanant du conseil d’université déclara à l’unanimité que l’accès des femmes à toutes les facultés était « juste et profitable », ainsi que leur admission à passer tous les examens entraînant l’autorisation d’exercer la médecine et d’enseigner9. A Kharkov, Kazan et Kiev, la réponse fut à peu près la même. Seule, la faculté de droit de Kazan émit une nette réserve quant aux examens, qu’elle subordonnait aux limites, selon elle infranchissables, du troisième point : à quoi bon les passer dès lors que, dans l’ordre actuel des choses, il était impensable que les femmes fissent valoir les droits correspondants ? Ce qui s’entend bien sûr en matière d’accès à la profession, mais aussi, spécificité russe, aux titres codifiés par le fameux tchin ou table des rangs. A Moscou, le refus fut presque unanime (23 voix contre 2) sur les trois points, ainsi qu’à Dorpat (Tartu) et avec les mêmes arguments.
6L’année 1861 fut marquée à Pétersbourg par des mouvements étudiants, de nature corporatiste et politique, qui finirent par déborder en manifestations de rue. A l’automne, la police arrêta des étudiants qui restèrent plusieurs semaines en prison10. L’université fut désertée par leurs camarades protestataires, puis fermée par les autorités. La majeure partie des facultés demeura fermée de décembre 1861 à août 1863. La question de leur ouverture aux femmes se trouvait ainsi réglée de facto par la négative avant de l’être de jure par les règlements officiels attendus. Ceux-ci, en 1863, mirent un coup d’arrêt au mouvement : les femmes furent expressément interdites d’université. Seule, une étudiante en médecine, au vu de raisons très spéciales, réussit à franchir le barrage et reçut son diplôme en 186811. A cette date, Nadejda Souslova venait d’obtenir son doctorat en médecine à Zurich, montrant la voie à toutes celles qui, dorénavant, iraient ailleurs poursuivre des études supérieures impossibles à mener en Russie.
7« Quels types de rupture favorisent, au XIXe siècle, l’émergence des femmes dans l’espace public, et notamment politique ? (…) Qu’est-ce qui fait événement en la matière ? »12. Les interrogations de Michelle Perrot conduisent à tenter d’apprécier, en revenant aux faits du premier jour, le côté inédit de cet épisode et sa valeur de rupture.
8Y voir un événement semble légitime dès lors qu’il s’agit manifestement d’une première. La nouveauté est soulignée dans le récit de Pantéléiev par une mise en scène combinant l’officiel et l’officieux. Le Recteur en personne pénètre dans l’amphithéâtre, ce qui solennise l’affaire, mais, paraissant au bras de la jeune fille, lui donne un tour quelque peu mondain. On installe la nouvelle venue dans un fauteuil, faisant d’elle moins une auditrice libre qu’une invitée d’honneur. Cette entrée spectaculaire n’est donc pas dépourvue d’ambiguïtés : s’agit-il d’une tolérance exceptionnelle, ou d’une autorisation tacitement destinée à valoir comme précédent ?
9On parlera d’événement dans la mesure aussi où il s’agit moins d’un pas que d’un bond en avant. Comme si les jeunes filles prenaient un raccourci pour accéder d’emblée aux degrés supérieurs d’instruction, alors que l’enseignement secondaire féminin commence tout juste à se généraliser.
10Il faut néanmoins remarquer qu’il ne s’agit pas d’une innovation absolue, car on a déjà vu des femmes dans les amphithéâtres. Peut-être, sans doute même ont-elles fréquenté les cours ouverts au public signalés, par exemple, en 1804, à l’université de Moscou. Il est sûr, en tout cas, qu’il y eut un auditoire féminin pour des leçons payantes qu’on y donnait aussi : elles étaient dix sur les trente personnes qui suivaient en 1823, moyennant cent roubles, les cours dispensés en allemand ou en russe par Schérer (physique-chimie-minéralogie ou applications technologiques)13. Encore faudrait-il savoir quel était au juste ce public féminin : plutôt, vraisemblablement, des dames de l’aristocratie, armées d’une curiosité désintéressée, que des jeunes filles désirant faire fructifier leur savoir dans une profession. Ce désir-là était au contraire déjà assez répandu en 1860. Si bien que l’aspect novateur réside moins, en l’occurrence, dans les faits que dans l’état d’esprit qui les inspire.
11Relativiser ce caractère novateur s’impose d’autant plus que sa valeur de rupture proprement féministe se trouve quelque peu désamorcée par les circonstances, c’est-à-dire par le climat régnant dans les bâtiments universitaires. Les usages qui s’y répandent depuis quelques années profitent, en effet, du « dégel » consécutif au changement de règne. Sous Nicolas Ier le régime disciplinaire, déjà strict, s’était, depuis 1848, notablement durci, et l’on avait restreint l’accès des garçons aux études supérieures, tout en leur interdisant, ou quasiment, d’aller les suivre à l’étranger. Après l’avènement d’Alexandre II en 1855, ces mesures sont rapportées. Les effectifs retrouvent, puis dépassent le niveau antérieur. On abroge les clauses caporalistes du règlement intérieur, que des tolérances se chargent encore d’assouplir. Les étudiants abandonnent l’uniforme en mai 1861 ; ils se fondent ainsi dans un auditoire qui par ailleurs se diversifie. Les soutenances de thèses deviennent publiques, mais les cours ordinaires prennent aussi ce caractère. Le témoignage de Pantéléiev en recoupe d’autres : « il n’était pas même besoin de s’inscrire en auditeur libre ; venait simplement qui voulait »14, et par conséquent, toutes sortes de gens qui n’étaient tenus par aucune formalité – fonctionnaires, officiers supérieurs de l’armée, hommes de lettres, professeurs d’autres établissements... Pour écouter les enseignants-vedettes, tel Kostomarov, historien de l’ancienne Russie, un public nombreux afflue dans un climat de conférence mondaine. Le libre accès favorise une communication accrue entre la ville et le monde universitaire. Une autre passerelle se crée entre l’institution et l’extérieur quand on organise des lectures littéraires et des conférences payantes pour alimenter la caisse de secours des étudiants. Elles ont d’abord lieu hors de l’enceinte universitaire, dans une salle dite « le Passage », puis en 1859-60 à l’Université même15, où elles drainent un public encore plus mêlé que celui des cours. Les contacts entre le domaine académique et la vie culturelle de Pétersbourg se prolongent enfin dans les soirées littéraires, et grâce à l’activité journalistique déjà menée par certains étudiants comme Dobrolioubov ou Pisarev. En somme, le monde étudiant rattrape les occasions perdues du temps où le régime contraignait l’université à vivre en vase clos. Il devient d’autant plus attrayant, grâce à ces libertés nouvelles, qu’il gagne, on va le voir, en prestige. Mais avant d’aborder ce point, on récapitulera le précédent : la faculté laissée aux jeunes filles de rejoindre les auditoires masculins s’inscrit dans un ample processus de décloisonnement entre l’institution et son dehors, entre la connaissance académique, la culture générale et l’opinion publique. Les femmes en tant que telles ne sont qu’une composante de l’hétérogénéité qui s’affirme dans les sphères instruites de la société. L’impératif d’une séparation des sexes dans les lieux d’enseignement put un moment, et jusqu’à un certain point, se diluer dans ce phénomène général de déréglementation.
12Une partie de l’opinion, qui attend des réformes importantes (fin du servage en 1861, administration locale et justice en 1864), compte sur les étudiants pour les promouvoir. Le prestige de l’étudiant constitue un fait avéré, et sans aucun doute un motif d’attraction supplémentaire pour les filles désireuses de participer à ce qu’on appellera, pour simplifier leur point de vue, le perfectionnement de la société. Plus qu’ailleurs, l’étudiant représente les Lumières, le progrès ; on attend de lui l’humanisation de la vie russe. Cette fonction symbolique outrepasse, bien entendu, le but pratique dévolu à l’enseignement universitaire par les responsables, qui le conçoivent comme une pépinière de fonctionnaires supérieurs : pour eux, « dans tous les cas, le service est le débouché normal. La hiérarchie des diplômes préfigure la hiérarchie administrative »16. Mais nombre d’étudiants des années cinquante et soixante ne veulent justement pas servir l’Etat, ou du moins pas dans les conditions où l’Etat l’entendait jusqu’ici, ni avec les dispositions dont certains résultats navrants éclatent sous la plume satirique d’un Gogol. La place considérable17, inversement proportionnelle, au demeurant, à son importance numérique, tenue par l’Université dans l’imaginaire social apparaît avec cette déclaration de 1861 : « L’Université n’est pas chez nous un simple établissement d’enseignement supérieur, comme dans d’autres pays. Notre Université, c’est une atmosphère spirituelle dans laquelle l’homme reçoit un certain développement. C’est à travers l’Université que la société russe s’arrache à la sphère des âmes mortes »18. L’étudiant n’est plus seulement le dépositaire d’un savoir, il a aussi vocation à moraliser la société. Ce rôle civique d’éducateur véritable ou supposé de l’opinion lui confère auprès des jeunes filles une aura et une influence non négligeables.
13Si on les considère sous l’angle de la chronique, ce que l’écrivain n’eût pas désavoué, certains romans de Tourguéniev, exactement contemporains de la période qui nous occupe, fournissent de ce prestige une série d’illustrations frappantes qui s’ajoutent aux souvenirs consignés par les mémorialistes. Laissons de côté la question du caractère véridique de ces écrits, puisque c’est un effet d’image qu’on veut évoquer ici, celle de l’étudiant face aux jeunes filles et dans ses rapports avec elles. Schématiquement, trois prototypes se distinguent : l’opprimé, l’idéaliste, le nihiliste. L’étudiant « positif », celui qui s’adapte, bon gré mal gré au milieu, reste en retrait.
141. L’étudiant opprimé est de préférence étranger, comme le Bulgare Insarov dans A la veille (1859), qui n’attend que le moment propice pour rentrer dans son pays afin d’en chasser les Turcs. Hélène Stakhov, une demoiselle russe de bonne famille, va tout quitter pour le suivre. Hors de la fiction, on peut croiser, dans les souvenirs de la révolutionnaire Elizabeth Kovalskaïa, le précepteur dont elle reçut se premières leçons avant d’entrer en pension à onze ans (1861 ou 1862) : « Un étudiant polonais exilé à Kharkov pour avoir pris part à une révolte dans son pays. Il me racontait de manière captivante la lutte des Polonais pour la liberté ; je pleurais parce que je n’étais pas polonaise et ne pouvais moi aussi me battre pour la liberté »19. Une soif juvénile d’héroïsme et de dévouement trouve plus ou moins son compte dans ces relations.
152. Tout désigne dans le héros de Roudine (1855), censément né vers 1820, le parangon de l’idéaliste et de l’homme « inutile », avec les connotations propres à ces termes dans le contexte russe. C’est un brillant raté de trente-cinq ans, qui, après ses études en Allemagne, se découvre inadapté aux mœurs de son pays, ne s’accommode d’aucun emploi et ne sait plus que faire de lui-même. Le roman compte d’autres anciens étudiants qui, comme lui, ont commencé par adorer l’art et la science sous l’égide de Hegel et de Schelling. Mais Roudine est le seul à entretenir le feu sacré, une foi intacte dans la connaissance et la réflexion. Il résiste au refroidissement des adultes ayant tourné la page, qu’ils soient brisés comme Lejniev, son ancien condisciple devenu propriétaire-exploitant, ou aigris comme Pigassov, un raté médiocre celui-là, devenu fonctionnaire. Devant Nathalie, la jeune fille de la maison dont il est l’hôte, Roudine brosse « un tableau grandiose de la vie universitaire en général »20. Lorsqu’il s’élève encore d’un cran pour parler « de ce qui donne un sens éternel à la vie éphémère de l’homme », son éloquence touche Nathalie plus vivement encore : « Il savait en frappant certaines cordes du cœur obliger toutes les autres à résonner et trembler confusément ». La séduction trouve une légitimité supérieure dans l’attrait irrésistible de l’Esprit. Nathalie reçoit la confidence des travaux de Roudine, qui lui prête des livres en cachette, devient « son maître, son guide ». Mais lorsque, franche et décidée, elle se compromet pour lui appartenir, Roudine se dérobe. Si ce dernier mérite bien l’intérêt qu’on lui prête d’ordinaire, le portrait de la jeune fille appelle aussi l’attention. Tourguéniev n’en fait pas une écervelée, une proie naïve et trop facile pour l’illusion que dispense Roudine : il lui prête un caractère ferme, passionné et profond. Roudine ne joue pas de sa faiblesse : il l’attire au contraire en touchant ses points forts, l’enthousiasme et la droiture. Mais, parce qu’il n’a « pas de sol sous les pieds », et parce qu’il se paye de mots, Roudine n’a rien su construire et va de déboire en déconvenue. Il faudra attendre quelques années pour que Tourguéniev puisse extraire l’idéaliste, ancien étudiant ou plutôt étudiant vieilli, du marasme qui le frappe au début des années cinquante.
16L’écrivain publie A la veille en janvier 1860. Bien qu’il situe l’action en 1853, ce roman marque déjà un début d’évolution dans le sens annoncé. Berséniev, vingt-trois ans, frais émoulu de l’université de Moscou, a pour modèles les anciens condisciples de son aîné Roudine : il admire l’historien Granovski, et ses projets concordent avec son idéal, puisqu’il se destine à enseigner l’histoire ou la philosophie. Mais, tempéré par les restrictions du moment, et peut-être aussi par l’exemple malheureux des Roudine, l’enthousiasme de Berséniev s’allie à une « modération scrupuleuse »21, qui, ajoutée à ses indéniables qualités intellectuelles et morales, lui prépare un avenir tout tracé d’étude et de probité. Toutefois l’histoire d’amour, comme souvent chez Tourguéniev, défie les prévisions optimistes. Même si elle l’estime beaucoup, ce n’est pas du sensible et doué Berséniev, qui « s’entretient avec elle de la vie à l’Université, de ses projets et de ses espoirs », que va s’éprendre Hélène. Son amour ira au jeune Bulgare Insarov. Parce qu’il incarne l’homme d’action, un de ces hommes « utiles » dont la Russie manque cruellement. Parce qu’il sacrifie ses intérêts propres à la lutte patriotique, pour laquelle il abandonne ses études. Parce qu’il stimule chez Nathalie sa propre soif de sacrifice, cet « amour-sacrifice » que Berséniev juge supérieur à « l’ amour-jouissance », mais sans offrir à Nathalie l’occasion de le vivre. Parce qu’Insarov, enfin, répond sans l’avoir cherché à la soif d’évasion éprouvée par Hélène avant même de le connaître. Ici apparaît une problématique féministe en partie inconsciente chez l’héroïne. Elle voudrait fuir un univers familial et provincial qui l’étouffe, mais elle a honte de ce désir. L’élan amoureux permet de le légitimer. Il offre à Hélène une échappatoire, la seule possibilité moralement acceptable à ses yeux d’obéir à des déterminations qu’elle n’oserait assumer pour elles-mêmes. Un nouveau pas sera franchi au tout début des années soixante, quand le désir d’évasion viendra s’allier non plus avec la pulsion amoureuse, mais avec l’appétit de savoir, chacun trouvant en l’autre sa caution. Hélène se sentait bien isolée : « Parfois, il lui venait à l’esprit qu’elle aspirait à des choses auxquelles personne d’autre n’aspirait, ne pensait dans toute la Russie ». Moins d’une décennie plus tard, ce sentiment fera place, chez les jeunes filles, à l’impression encourageante de participer à un mouvement répandu, et d’être portées, voire aspirées par lui.
173. L’étudiant nihiliste est entré en scène dans l’intervalle. Sophie Korvine-Kovalevskaïa, la future mathématicienne, née en 1850, a douze ans lorsqu’Anna, sa sœur aînée, tombe sous l’influence d’un fils de pope qui ressemble beaucoup à Eugène Bazarov, prototype littéraire du nihiliste campé par Tourguéniev dans Pères et Fils (1862). Après le séminaire, le jeune voisin refuse la voie ecclésiastique et va faire des études à Pétersbourg. Séjournant l’été au village, il surprend tous ses proches par un sans-gêne qui frise la grossièreté. Mais Anna recherche sa compagnie ; quand elle se promène avec lui dans la forêt, nous croyons assister à une parodie de Roudine, concentrée dans la reprise ironique d’une fameuse scène de rendez-vous au jardin. Le fils du pope n’a rien d’un prince charmant. Mais il a pour lui, écrit Kovalevskaïa, « le prestige »22 de l’étudiant imbu des idées nouvelles, qui prête à son émule ravie des revues progressistes. Que signifie alors être « nihiliste » ? D’abord, nourrir une prédilection pour les sciences exactes, qui font de l’ombre aux matières littéraires, et pour certains à la littérature tout court, taxée de distraction futile ; ensuite, avoir une teinture de matérialisme philosophique, mâtiné d’athéisme chez beaucoup ; montrer de l’intérêt, enfin, pour les questions sociales, et pour la « question des femmes », selon la locution consacrée depuis la vogue de George Sand dans les années quarante. Anna devient à son tour une nihiliste, ce qui suppose remplies, encore qu’à des degrés de conviction variables, les conditions ci-dessus, plus une, à savoir une mise austère : robe noire à col plat, cheveux tirés vers l’arrière et enserrés dans un filet. Parfois aussi, les yeux se dérobent derrière des lunettes teintées. Le détail vestimentaire n’est pas anodin. Autant ou plus que l’appartenance à un courant de pensée, il marque le choix d’un mode de vie affranchi des usages auxquels se plie une demoiselle, des limites de sa condition, comme de ses anciens privilèges, celui de l’irresponsabilité sociale au premier chef. Finis les bals : Anna préfère employer son temps à faire la classe à de petits paysans. Quant aux lectures, adieu les romans, bonjour les factums arides intitulés Physiologie de la vie ou Histoire de la civilisation ! La coquette Mme Koukchine (Pères et Fils) peut difficilement passer pour une nihiliste. Mais Tourguéniev a malicieusement mélangé, dans ce personnage sot et snob, certains traits du traditionnel bas bleu et d’autres qui sont typiques de l’émancipée nouvelle, clamant que Sand est « une femme dépassée », qui « n’a d’idées ni sur l’éducation, ni sur la physiologie, ni sur rien... Je parierais qu’elle n’a jamais entendu parler d’embryologie, et comment se passer d’embryologie à notre époque ? »23. Le comble, pour la famille de Kovalevskaïa, est atteint lorsqu’Anna demande l’autorisation de faire des études à Pétersbourg, ce qu’on lui refuse.
18Plusieurs décennies s’écouleront encore avant que les jeunes filles russes puissent étudier dans les mêmes lieux et les mêmes conditions que les garçons. Mais l’épisode de 1860 a pour intérêt de cristalliser et de mettre d’un seul coup en évidence plusieurs questions relatives au niveau et aux débouchés des filles. Car elles sont peu nombreuses, malgré leur envie d’apprendre, à posséder les bases nécessaires pour suivre avec fruit les cours d’université. La première promotion formée dans les nouveaux gymnases féminins (payants, mais ouverts à toutes sans distinction de rang depuis les réformes de 1857-1858) arrive aux portes de l’université en 1863 seulement, c’est-à-dire juste au moment où elles se referment devant elle. De plus, le cursus secondaire féminin n’est pas identique à celui des garçons, que leurs gymnases préparent, théoriquement du moins, à l’université : cette continuité n’est pas prévue en amont pour les filles, dont le seul débouché post-secondaire est l’enseignement dans les trois petites classes des gymnases féminins. Dans ce contexte, la percée « sauvage » de 1860 fait apparaître soudain et ensemble, comme il ressort des débats qui se tiennent alors, divers types et niveaux de difficulté que les institutions aborderont par la suite de manière échelonnée. D’emblée sont mises en évidence les deux alternatives à considérer pour légiférer sur l’enseignement supérieur féminin : mixité/non mixité, culture/professionnalisation. Sans oublier l’articulation des niveaux secondaire et supérieur : pour accueillir utilement des filles à l’université, il eût fallu décider aussitôt d’élever le niveau des gymnases féminins. Ce qui n’allait pas de soi, pour des raisons tant pratiques que de principe. Mais du moins ces questions furent-elles alors publiquement évoquées, en particulier dans la presse.
19Un autre texte littéraire permettra de poser le dernier jalon. Il s’agit du bref roman Le Répétiteur, publié en 1863 par V. Markov dans une revue répandue. Le récit met en présence Botchovski, ancien étudiant de quarante-cinq ans, et le jeune homme qu’il aide à préparer son entrée à l’université. Tous deux aiment Lénotchka, dix-sept ans, qui s’apprête à passer un diplôme pour devenir gouvernante. Conscient de la différence d’âge, Botchovki s’efface et c’est Lénotchka qui complétera la formation de l’élève. Avant de quitter la maison, Botchovki lui délègue sa fonction : « J’ai achevé mon œuvre ici […] et je l’ai achevée mieux que je ne ferai nulle part ailleurs, parce que je vous ai transmis ma charge »24. Pareille conclusion témoigne du changement rapide des modèles féminins durant ces quelques années : depuis Roudine, la demoiselle a fait place à la jeune fille instruite, et celle-ci à l’éducatrice. L’appétit d’instruction vient aux filles à l’appui de cette promotion. Une promotion plus morale, à ce stade, que socialement et numériquement significative, et qui précède l’institution des moyens d’enseignement permettant de l’assumer. Une fois faite la part des circonstances politiques favorables évoquées plus haut, et même si l’on ne doit pas négliger (ce que le manque de place oblige à faire ici) la propagande menée au même moment pour diffuser en Russie les opinions de Stuart Mill ou de Jenny d’Héricourt sur le droit « naturel » des femmes à l’instruction, la résolution montrée dans le micro-événement de 1860 se comprend mieux quand on observe que, pour certaines jeunes filles russes, s’instruire comme les garçons était devenu un devoir avant d’être revendiqué comme un droit.
Notes de bas de page
1 Ouverture du cours Guerrier à Moscou en 1872, selon R. Stites, The Women’s liberation movement in Russia. Feminism, nihilism and bolshevism, 1860-1930, Princeton University Press, 1978, p. 81.
2 Charles C. Adler Jr, « The Revolutionary Situation, 1859-1861 : the uses of an historical conception », Canadian Slavic Studies, III, 2 (été 1969), p. 383-399.
3 L.F. Pantéléiev, Vospominania, Moscou, G.I.H.L., 1958, p. 213. Mais A.E. Kaufman, glosant Pantéléiev, indique pour date l’automne 1859, « Pionerki vyschevo jenskovo obrazovania i Peterburgskii universitet », Istoritcheskii Vestnik, 1910, n° 1, p. 210-215.
4 Bielinski v vospominaniah sovremennikov, Moscou, С.I.Н.L., 1962, р. 182.
5 А.А. Fet, Vospomimania, Moscou, Pravda, 1983, р. 140-141.
6 М.L. Мihailov, « Jenschiny v universitete », Sovremennik, 1861, n° 4, р. 504.
7 S. Аchevski, « Russkoe studentchestvo v epohu shestidesiatyh godov, 1855-1863 », Sovremennyi mir, août 1907.
8 Sur les controverses à ce sujet, voir C. De Maegd-Soëp, The emancipation of women in Russian literature and society, Ghent State Univesity (Gand, Belgique), 1978, p. 63-64.
9 S. Achevski, op. cit., donne 1862 comme date de publication de ces rapports, tandis qu’A.E. Kaufman, op cit., p. 214, indique 1863.
10 F. Venturi, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Le populisme russe, trad. de l’italien, Paris, Gallimard, 1972, p. 437 sq.
11 R. Stites, op. cit., p. 54-56.
12 M. Perrot, « Sortir », Histoire des femmes en Occident. Le XIXe siècle, sous la direction de G. Fraisse et M. Perrot, Paris, Plon, 1991, p. 486.
13 E.O. Lihatcheva, Materialy dlia istorii jenskovo obrazovania v Rossii, Saint-Pétersbourg, 1890-1895.
14 L.F. Pantéléiev, op. cit., p. 214.
15 Ibid., p. 221, p. 231.
16 A. Besançon, Education et société en Russie dans le second tiers du XIXe siècle, Mouton, Paris-La Haye, 1974, p. 42.
17 Ibid., p. 61-64.
18 Tchitchérine, Vospominania, cité par A. Besançon, op. cit., p. 78.
19 Quatre femmes terroristes contre le tsar, textes réunis par C. Fauré, trad. H. Châtelain, Maspéro, 1978, p. 258.
20 Ivan Tourguéniev, Romans et nouvelles complets, édition de F. Flamant et E. Scherrer, Gallimard, La Pléiade, t. 1, p. 968. Les citations suivantes de Roudine figurent t. 1, p. 969 ; p. 989 ; p. 1057.
21 Ivan Tourguéniev, Romans et nouvelles complets, éd. cit., t. 2, p. 315. Les citations suivantes de A la veille figurent p. 308 ; p. 301 ; p. 367 ; p. 321.
22 S. Kovalevskaïa, Vospominania i povesti, Moscou, 1974, p. 71. En français dans le texte.
23 Ivan Tourguéniev, Romans et nouvelles complets, éd. cit., t. 2, p. 591.
24 « Domashnyi utchitel », Otetchestvennye Zapiski (Les Annales de la patrie), t. 147, mars 1863, p. 360.
Auteur
Université Jean Moulin, Lyon III
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