Les maîtresses de pension à l’époque de George Sand : tradition, identité, expériences
p. 29-40
Texte intégral
Etudier les maîtresses de pension durant la première moitié du XIXe siècle répond à une double préoccupation. Celles-ci alors s’insèrent déjà dans une tradition : dès la seconde moitié du XVIIIe siècle1, indépendamment des couvents qui connaissent une certaine défaveur, s’ouvrent, dirigées par des femmes, des maisons d’éducation et des pensions particulières pour les jeunes filles. Dans cette fonction d’éducatrice, une des rares professions libérales proposées à la femme bourgeoise, se dessine d’autre part une identité féminine. Aussi est-il désirable d’évoquer des expériences dans un métier où la réussite qui dure, la sécurité financière, la permanence en un mot s’acquièrent difficilement.
1Durant les années 1840, les maîtresses de pension2 ont commencé à connaître une importance sociale, visible à mesure que l’éducation des filles devenait un sujet publiquement débattu. La période a été le témoin d’une prise de conscience de leur rôle ; un effort d’organisation, de hiérarchisation s’est opéré parmi ces institutions qui restaient des entreprises privées. Les maîtresses de pension cependant sont absentes, pour la plupart, des dictionnaires biographiques, elles n’ont guère laissé de publications, et il est remarquable que beaucoup de livres pédagogiques à l’usage des femmes, dans le premier tiers du siècle, ont été écrits par des femmes, comme Madame Guizot ou Madame Necker de Saussure, qui ne faisaient pas profession d’éducatrices. De plus, l’attention administrative dont les maîtresses de pension étaient l’objet a laissé trop peu de traces, dans les archives parisiennes du moins, pour donner naissance à des études quantitatives d’une grande solidité. Aussi conviendra-t-il plutôt de procéder à une sorte de portrait de groupe, nourri de données nécessairement fragmentaires. Quelle image les maîtresses de pension au temps de Louis-Philippe ont-elles laissée sur la scène pédagogique ?
2Si la Révolution a anéanti l’enseignement par les congrégations religieuses, les maîtresses de pension et d’institution apparaissent aussitôt après la Terreur, tout comme les institutrices et professeurs particuliers. Les pensions à cette époque assurent une éducation payante aux jeunes filles de la bourgeoisie et pallient l’absence des religieuses. Ainsi est né le pensionnat de Mme Campan :
Quatre jours après le 9 Thermidor, écrit-elle, je pensai qu’il fallait vivre et faire vivre une mère âgée de soixante-dix ans, mon mari malade, mon fils âgé de neuf ans et une partie de ma famille ruinée. Je n’avais plus rien au monde qu’un assignat de cinq cents francs […]. Les monastères étaient fermés, les religieuses dispersées. Je choisis Saint-Germain pour y établir un pensionnat […]. Au bout d’un an, j’avais soixante élèves, bientôt après cent3.
3L’établissement est bien une entreprise qu’on espère rémunératrice, le moment est bien choisi, il n’existe pas encore d’approbation par une autorité académique à venir. Le nombre d’élèves avancé par Mme Campan montre la modestie des dimensions. Dès 1795, elle confie à une religieuse de Saint-Thomas l’enseignement de la religion. Après le Concordat, elle fait construire une chapelle et établit dans la maison un aumônier. Le pensionnat s’est taillé en quelques années une réputation telle qu’il est fréquenté par des jeunes filles bien nées, par les sœurs de Napoléon, par Hortense et Stéphanie de Beauharnais, d’où la fortune de la fondatrice qui se voit confier par l’Empereur les fonctions de directrice du premier pensionnat de la Légion d’honneur à Ecouen4. Madame Campan constitue un lien entre l’ancien monde et le nouveau : lectrice des sœurs de Louis XV, elle devint première femme de chambre de la Reine en 1774. Ses relations avec l’ancienne cour comme avec la nouvelle l’ont aidée dans la réussite.
4Bientôt, les établissements féminins ont proliféré, du moins pour les classes aisées et la bourgeoisie parisienne. Les congrégations religieuses renaissent ; il s’en crée de nouvelles. Les maisons laïques, trop nombreuses, se font une concurrence telle que leur existence est souvent précaire. Mme Campan, parce qu’elle affirme sa prédilection pour l’« éducation maternelle », grand thème du siècle, mais aussi peut-être pour des raisons économiques, prône l’usage des « pensions de jour », entendons des externats surveillés5. Il est aussi une autre manière de dispenser un enseignement aux jeunes filles, en dehors des leçons à domicile : les cours secondaires, donnés par des hommes, en général une fois par semaine, en présence des mères d’élèves. Tel est le système de David Lévi-Alvarès dont la réputation est telle, sous la Monarchie de Juillet, que le roi le décore de la Légion d’honneur. Mais, commente Gréard qui reprend les considérations de Kilian quarante ans plus tôt, ce ne sont pas des écoles. Tenues par des hommes, « sans aucune condition préalable de diplôme ou d’autorisation », ce ne sont « point des classes proprement dites, mais des réunions littéraires et scientifiques »6.
5A part la création des maisons de la Légion d’honneur, l’Empire n’est guère intervenu dans l’éducation féminine. Napoléon a cependant confié à Mme de Genlis une mission d’inspecter les écoles féminines de Paris. La monarchie censitaire établit les premiers règlements d’un enseignement qui n’en avait aucun, et même élabore une hiérarchie de qualifications pour les institutrices appelées à diriger les établissements7. Après la loi du 15 mars 1850 (loi Falloux), la proportion des maîtresses laïques de pensions et d’institutions a eu tendance à devenir moins importante. Pour trois raisons au moins : la concurrence de plus en plus vive entre les établissements dirigés par des laïques, d’où des disparitions ou des fusions entre établissements, les effets de la croissance en nombre des maisons congréganistes et les difficultés économiques générales rencontrées à la fin de la Monarchie de Juillet. Selon les républicains, la loi Falloux aurait contribué elle-même au déclin des pensions laïques, en ne reconnaissant plus que le niveau primaire pour les écoles de filles et en consacrant pour les religieuses le privilège de la lettre d’obédience. Force est cependant de constater sous le Second Empire l’existence persistante de pensionnats laïques. Une fraction des toutes premières Sévriennes a exercé dans ces établissements. L’enseignement secondaire des jeunes filles a même connu ses premiers essais dans le collège Sévigné, fondé en 1880, bientôt dirigé par Mathilde Salomon qui représenta longtemps l’enseignement privé au Conseil supérieur de l’instruction publique. C’est encore l’enseignement privé qui, dans les premières années du XXe siècle, a entrepris la conquête du baccalauréat par les jeunes filles et contraint l’enseignement d’Etat à suivre le mouvement.
6Selon une instruction ministérielle du 19 juin 1820, sanctionnée l’année suivante par une ordonnance8, il faut pour ouvrir une pension de jeunes filles être munie d’un diplôme et être âgée d’au moins vingt-cinq ans. Une commission formée par le préfet, car les établissements féminins privés qui dispensent un enseignement supérieur à l’enseignement élémentaire sont placés sous autorité préfectorale, examine les titres produits : il faut prouver que l’on connaît les « principes de la religion », la lecture, l’écriture, la grammaire française et l’arithmétique, l’histoire ancienne et moderne, la géographie (qui sert alors surtout d’auxiliaire à l’histoire). La commission procède aussi à l’examen des mœurs, de l’éducation, du passé des candidates, elle se préoccupe aussi de leur mari, de son honorabilité, de la salubrité enfin des locaux destinés à l’enseignement. Les pensionnats sont soumis à l’inspection de dames nommées par le préfet. Ce qui n’empêche pas une inégalité certaine des niveaux d’enseignement selon les départements et le manque de tenue de certains établissements.
7Le règlement de 1820 est modifié dans quelques départements, notamment la Seine, en 18379. Aux termes de ce nouveau texte, s’introduit une notion véritable d’établissements féminins d’enseignement « supérieur » et s’ébauche une hiérarchisation. Le préfet prévoit un « ordre inférieur » : l’établissement s’appellera alors « pension », et définit l’instruction que l’on y dispensera. Dans l’« ordre supérieur », il s’agira d’« institutions ». Outre les matières de l’« ordre inférieur », on devra y enseigner les éléments et l’histoire de la littérature française, avec des exercices de grammaire et de style, la géographie ancienne, l’histoire ancienne et moderne, les éléments de la cosmographie. Kilian reconnaît que le règlement élève, pour les pensions et les institutions, « le programme de l’enseignement au dessus de ce qui est prescrit dans les écoles primaires », mais observe que dans tous les départements (la moitié au moins) où il n’a pas été appliqué, « il est plus facile d’obtenir, sous le rapport de l’instruction, un diplôme de maîtresse de pension ou même d’institution qu’un brevet d’institutrice du degré inférieur »10. Le règlement s’applique seulement aux maisons qui reçoivent les pensionnaires : « toute maison d’instruction qui ne reçoit que des externes est réputée simple école primaire », ce qui nuit, ajoute-t-il, « aux intérêts privés »11. Les examens de l’Hôtel de Ville connaissent cependant un succès grandissant, car un certain nombre de jeunes filles, sans avoir l’intention d’entrer dans l’enseignement, les considèrent comme le couronnement de leurs études. « L’affluence des aspirantes, note en 1847 la Revue de l’enseignement des femmes12, est toujours si grande que la plupart d’entre elles doivent attendre une année pour pouvoir passer à leur tour, et que le plus souvent elles n’obtiennent cette faveur qu’à force de sollicitations et de protections »13. A l’usage, le niveau de l’examen s’est peu à peu élevé. Gréard tient d’un témoin « digne de foi » que dans une session antérieure à 1848, sur cent dix-neuf aspirantes au diplôme de maîtresse de pension, seize seulement avaient été admises. Il était rare d’accorder plus de douze brevets de maîtresse d’institution par an.
8Comment les maîtresses de pension et d’institution sont-elles devenues chefs d’établissements ? La plupart du temps, elles n’ont pas enseigné en qualité de maîtresses ou de sous-maîtresses. Il existe un fossé social entre une maîtresse de pension et une sous-maîtresse. L’ouverture d’un pensionnat, même sans tenir compte des conditions économiquement difficiles au terme des années 1840, exige une importante mise de fonds qui va jusqu’à 60 000 francs à Paris sous le Second Empire14. Certaines maîtresses de pension collaborent avec leurs sœurs, ainsi à Troyes Melle Aubry, secondée par deux sœurs et deux nièces, héberge quatre-vingt élèves dont quarante pensionnaires15. D’autres, comme les demoiselles Marchant auprès de Madame Frèrejean à Paris, en 1840, sont des associées. Plus tard, le pensionnat s’est transporté à Versailles et Julie Velten16, venue très jeune sous-maîtresse chez Madame Frèrejean, devient son associée et lui succède à sa mort en 1860 ; Julie se fait alors aider à la pension par ses sœurs. Mathilde Salomon17 fut maîtresse de pension associée avant de diriger des cours18. Femme d’une grande piété, Lucile Sauvan19 a noué des amitiés dans le monde libéral. Son père, ruiné en 1811, achète une maison d’éducation à Chaillot dont elle fait, selon E. Gossot20, « le premier pensionnat de Paris ». Elle reçoit des enfants des « premières familles », mais accueille aussi, gratuitement, des jeunes filles pauvres et comptera jusqu’à cent internes. Elle se retire subitement, restée pauvre, en 1828, donne gratuitement un cours de morale aux jeunes institutrices, puis est nommée en 1835 inspectrice des écoles communales de filles de la Ville de Paris. La plupart des maîtresses de pension sont mariées ou veuves.
9Peu de sous-maîtresses, à moins d’un héritage ou d’un mariage, songent à ouvrir une pension, alors que leur salaire peut être inférieur à celui d’une bonne domestique21. Certains noms doubles de maîtresses de pension suggèrent qu’elles ont succédé à leur mère. Les listes d’établissements d’enseignement supérieur de jeunes filles révèlent d’autre part une assez grande mobilité, résultat de cessions ou de causes plus complexes. J. Bachellery, après avoir été professeur d’institution en province, devient une maîtresse de pension réputée à Paris. Son établissement change cependant trois fois d’adresse entre 1840 et 1850. En 1849, il devient même, en un autre lieu, l’Institution des mères de famille. Les derniers écrits de cette maîtresse permettent de constater qu’elle dirige en 1857 une institution à la Côte Saint-André où l’a appelée, dit-elle, « un pieux devoir ». Elle évoque l’expérience accumulée à Paris où elle s’était « fait, dit-elle, un nom ». La liste des institutions parisiennes dressée par Gréard montre un accroissement en nombre de 1845 à 1846, mais peu d’élèves par établissement : cinquante en moyenne. Les couvents, beaucoup moins nombreux à Paris, accueillaient en revanche une moyenne de 214 élèves par établissement22. 1847 et 1848 ont entraîné, pour des raisons économiques et comme toujours en un temps troublé, un mouvement de fusions, voire de disparitions. Les pensionnats ont été souvent victimes de leur petite taille qui en rendait la rentabilité incertaine. Certaines maîtresses ont fait face à la crise en transformant leur établissement en externat, tandis que les pensionnats religieux ont surmonté victorieusement l’épreuve.
10Dans Les pensionnats de jeunes filles, publié au début du Second Empire, Marie Sincère (Mme Philarète Chasles)23 décrit en fait la réalité antérieure à 1848. Ses allusions à la rivalité entre maîtresses titulaires d’un « examen de la Sorbonne » et celles qui ont obtenu un diplôme de deuxième classe de l’Hôtel de Ville font référence à la situation créée dans les années 1840 par le préfet de la Seine, Rambuteau, et les autorités académiques qui rivalisent plus qu’ils ne collaborent pour octroyer des diplômes. Mais l’auteur ne s’arrête pas aux deux degrés d’établissements définis par l’administration. Les maîtresses de pension, avant les mesures d’inspection qui ont harmonisé quelque peu et moralisé les usages, ne dédaignent pas le revenu que leur apportent, comme sous l’Ancien Régime, les « pensionnaires en chambre », dames plus âgées dont la présence n’est pas toujours un exemple pour les élèves. Le pensionnat est généralement situé dans un quartier calme, doté souvent d’un jardin, voire d’un parc. Marie Sincère en décrit le régime d’études, où le piano prend tant de place. Le « nombre des classes », en revanche, et « le choix des matières d’enseignement pour chacune d’elles sont arbitrairement déterminés par la maîtresse du pensionnat ». Ainsi ressort dès les premières pages ce qui apparaît comme l’un des attributs de la maîtresse de pension : « une souveraine n’a point de pouvoirs plus illimités que ceux d’une maîtresse de pension ». Madame régit seule l’organisation de son établissement, d’autant que nul règlement n’a défini ce qui doit être enseigné aux jeunes filles, et que son diplôme seul définit, en principe, le niveau de l’institution24. D’autres auteurs parlent de « tyrannie » exercée non tant sur les élèves que sur les sous-maîtresses. « Elle réalisait la perfection du despote », écrit encore en 1921 une ancienne élève de l’institution Beaujon, en parlant de la directrice, Mme de Saint-Aubin Deslignières25, qui imposait à ses élèves et maîtresses une « vie absolument régulière ».
11« C’est surtout dans les salons de réception qu’on déploie le plus de recherche », observe Marie Sincère, en opposition avec l’extrême simplicité des classes. Les salons en effet sont le domaine de la maîtresse de pension, qui va rarement dans le monde. Il semble que les maîtresses d’institutions importantes n’enseignaient pas, mais se consacraient à la relation avec les parents, sur lesquels il fallait faire impression, et les professeurs. Pas d’institution de quelque renom ne pouvait en effet se passer des professeurs-hommes dans les classes supérieures26 La protestation d’une femme de lettres, Louise Dauriat, portée par deux fois devant la Chambre des Pairs27, a étonné plus qu’elle n’a convaincu. Le plus grand nombre des maîtresses de pension avaient recours à l’enseignement par des hommes pour les disciplines les plus variées : écriture, musique, dessin, gymnastique, aussi bien qu’histoire ou littérature. Le système de formation n’était pas en mesure de fournir des professeurs femmes propres à les égaler dans toutes ces disciplines. Tel fut l’avis des dames inspectrices, au reste fort liées avec les fonctionnaires de l’instruction publique.
12Les soirées se passaient au salon où la maîtresse de pension recevait quelques maîtresses. Dans la journée, elle visitait les classes et surtout recevait. Il semble que certaines donnaient un grand développement à leur vie de réception. D’où un luxe « souvent exagéré » et une « frivolité », le mot revient souvent chez les commentateurs, qui s’étalait notamment au moment de la distribution des prix. La plupart des maîtresses de pension entretiennent des relations avec leurs anciennes élèves. Leur univers est la pension, monde clos. Les théories de « l’éducation maternelle » répandues dans la presse d’enseignement, l’influence peut-être des religieuses qui se font appeler « mères » amènent les maîtresses de pension à se faire appeler par les élèves de noms maternels, ainsi « petite mère ». Pas de plus grande joie pour les jeunes filles que lorsque la maîtresse de pension leur organise un bal blanc. Sa fonction en effet n’est pas seulement de pourvoir à l’instruction. Elle contribue à la préparation au monde, et dans les bonnes institutions, les élèves apprennent à danser, ce qui a la réputation de fortifier des organismes fragiles, et à faire les honneurs d’un salon.
13De la vaste liberté qui leur était laissée en matière d’enseignement et de pédagogie, les maîtresses de pension ont-elles usé pour innover ? Saint-Cyr, disparu en 1793, ou les couvents, et les modes nouvelles mieux adaptées à la sensibilité familiale, telle l’« éducation maternelle » prônée entre autres par les professeurs dans les cours secondaires, ont un grand prestige. Madame Campan avait conçu, au sein de ce qu’elle rêvait de transformer en une « Université des femmes », un vaste plan d’instruction. En désaccord bientôt permanent avec le grand chancelier Lacépède, elle dut obéir à l’Empereur qui voulait de bonnes femmes d’intérieur28 ; ainsi disparut l’enseignement des langues étrangères. L’enseignement à la Légion d’honneur sous l’Empire n’en dépassait pas moins le niveau élémentaire. L’épisode révolutionnaire avait fait sentir à la directrice la nécessité de donner une formation qui pût procurer « une ressource assurée dans toutes les circonstances de la vie » : de là l’importance qu’elle donna aux travaux d’aiguille. « Former des mères », avait dit Madame Campan à Napoléon. Le terme d’« éducation maternelle » revêt deux sens : selon Lévi-Alvarès, il désigne l’éducation des filles par leur mère, avec l’enseignement du cours comme guide ; mais l’éducation maternelle, c’est aussi l’éducation à la maternité, thème récurrent au cours du siècle. Un modèle social d’éducation féminine s’impose donc. Le désir de complaire aux familles, la peur de perdre une clientèle fait le reste. Les familles se sont parfois laissé séduire, dans les institutions, et les universitaires le déplorent, par un enseignement de littérature aux formules creuses, mais brillantes. Elles semblent avoir souvent voulu une part très importante pour les arts d’agrément, musique, dessin et peinture, qui pouvaient donner aux élèves une compétence professionnelle et attiraient plus que les travaux d’aiguille : le ou les professeurs de piano avaient la vedette sur l’affiche ou le prospectus de l’institution et recevaient des rémunérations plus élevées que des maîtres d’autres disciplines.
14Les maîtresses de pension ne se sont pas toutes abstenues, cependant, d’appliquer des méthodes originales. Pestalozzi, le Père Girard, n’étaient pas inconnus. Quelques maîtresses étaient disciples de l’abbé Gaultier, qui avait rapporté d’Angleterre, sous la Restauration, la méthode d’enseignement mutuel pour l’adapter à la jeunesse du faubourg Saint-Germain : il recevait, le samedi, les élèves des deux sexes. Ses moniteurs n’avaient guère plus de quinze ans. Filles et garçons apprenaient même le latin par une méthode animée, où entraient questions, réponses et usage de jetons. De rares femmes, telles Mmes Charrier et Boblet, avaient créé des cours sur ce modèle avant 1848. Affranchies de toute sujétion particulière par le vote de la loi de 1850, d’autres les imitèrent après cette date.
15Joseph Jacotot, le pédagogue aux célèbres aphorismes, a eu ses adeptes. « Le plus puissant moyen d’éducation, déclare Joséphine Bachellery à ses élèves en 1851, consiste dans l’action directe et immédiate de notre volonté sur nous-mêmes »29. Cette maîtresse d’institution est une notoire disciple du doctrinaire de la volonté : l’attestent ses discours successifs lors de la distribution des prix où elle fait appel à la volonté des jeunes filles et se soucie de les doter d’armes pour la vie, voire d’un « état » qui leur permette, le cas échéant, de prendre leur destin en main. Secrétaire de la Société de philosophie panécastique30 et d’enseignement universel, elle rédige le compte-rendu des obsèques du maître31. Elle y a pris la parole, « puisant aussi, dit-elle, dans les doctrines de mon maître bien-aimé le droit d’émancipation et la foi de la volonté, j’ai suivi l’élan de mon âme sans craindre d’assumer sur moi la responsabilité d’un acte jusqu’alors étranger aux femmes, celui de prendre la parole sur une tombe » : elle déclara parler « surtout au nom d’une foule de jeunes filles qui reçurent ses soins si doux et si paternels ». Autres disciples féminines de Jacotot, Mme Frèrejean et Melles Marchant, maîtresses d’institution rue Saint-Honoré, 123. Mme Frèrejean ne fut jamais infidèle : « le bon sens, disait-elle, étant la chose du monde la mieux partagée, l’esprit est donné par la naissance, c’est la volonté qu’il s’agit de faire naître et de développer ». En 1856 encore, le livre qui servait d’instrument initial à l’apprentissage de la lecture, de l’orthographe et en définitive des autres savoirs était resté dans son pensionnat, comme chez Jacotot, Télémaque : « Sachez une chose et rapportez-y tout le reste »32. Mme Jules Favre se rattache donc par là à une tradition pédagogique particulière. Elle imprime à l’enseignement secondaire des jeunes filles créé en 1880, comme première directrice de l’Ecole normale secondaire des jeunes filles (Sèvres), une marque personnelle redevable aussi bien à un stoïcisme propre qu’à l’héroïsme de la volonté inspiré par Jacotot.
16Les réflexions pédagogiques, les efforts de l’administration, le débat public et les revendications de la presse libérale, le Siècle notamment, finirent par accréditer dans les milieux intéressés, à la fin des années 1840, l’idée que le ministre Salvandy était tout prêt à examiner un projet. La Revue de l’enseignement des femmes réclamait, avec la Société pour l’instruction élémentaire, avec Boulay de la Meurthe dont un amendement dans ce sens échoua à la Chambre en 1846 et 1847, des écoles normales primaires de filles et des écoles spéciales de filles. La révolution de février 1848 apparut ainsi à tous ceux qui se préoccupaient d’organiser l’éducation féminine l’aurore de temps nouveaux. Rivail, professeur d’institution, avait déjà produit un projet de baccalauréat féminin, assorti d’un plan d’études ; il suggérait une organisation uniforme pour toute la France, une mise en ordre dans l’appellation des établissements, et surtout un stage d’enseignement pour les maîtresses. J. Bachellery publia une lettre au « citoyen Carnot », ministre de l’instruction publique, à qui elle proposait une école normale professionnelle du degré supérieur33. De nombreuses associations militaient pour l’enseignement des femmes, on ouvrit un cours sur les femmes au Collège de France, pour Ernest Legouvé. La déception fut à la mesure des espoirs. Adoptée dans un climat de méfiance à l’égard du corps enseignant, la loi de 1850 mettait fin aux efforts administratifs des années précédentes. Les maîtresses de pension demeuraient exclusivement dans la sphère privée et ne firent jamais l’objet d’une législation qui leur fût propre.
Notes de bas de page
1 Cf. Martine Sonnet, L’Education des filles au temps des Lumières, Cerf, 1987, et Histoire des femmes, t. 3, chapitre : « Une fille à éduquer », p. 11-139 où elle fait observer qu’il est malaisé de conduire une étude systématique de ces établissements, « affaires commerciales privées, indépendantes les unes des autres, sujettes à déménagements et disparitions brutales », p. 125.
2 Nous emploierons la plupart du temps, dans ce texte, par commodité, l’expression de « maîtresses de pension », alors que l’administration des années 1840 s’efforce de distinguer deux niveaux de qualification, le niveau supérieur étant constitué par les « maîtresses d’institution ». Cf. Françoise Mayeur, L’Education des filles en France au XIXe siècle, Hachette, 1979.
3 De l’Education, Paris, 1824.
4 Rebecca Rogers, Les Demoiselles de la Légion d’honneur, Plon, 1992. La gestionnaire n’était apparemment pas à la hauteur de l’éducatrice, puisqu’elle laissa 60 000 francs de dettes au pensionnat de Saint-Germain.
5 Ibid. A la fin de la Monarchie de Juillet, certaines pensions, pour retenir la clientèle, baissent le prix de pension jusqu’à deux cents francs, somme insuffisante pour dispenser une bonne éducation et nourrir convenablement les élèves. (Revue de l’enseignement des femmes, 1846). Une pension aux Oiseaux revenait alors à mille francs.
6 AN AJ16 515.
7 Deux études peuvent servir à définir leurs conditions d’exercice et l’évolution connue par leurs établissements à cette époque. Tout d’abord Eugène Kilian, chef de bureau au ministère de l’instruction publique, De l’instruction des filles à ses divers degrés : institutions et pensions, écoles primaires supérieures et élémentaires, Dupont et Delalain, Paris, 1842. En second lieu, Octave Gréard publie, peu après la loi de décembre 1880 portant création de l’enseignement secondaire des jeunes filles, Education et instruction, Hachette, 1887, Enseignement secondaire, t. I comportant une étude sur l’enseignement « supérieur » des jeunes filles.
8 31 octobre 1821.
9 Arrêté du 7 mars 1837.
10 Gréard (op. cit. p. 123) l’explique ainsi : « Le programme déterminé par la circulaire du 19 juin 1820 pour les établissements d’instruction supérieure de filles était notablement au-dessous de celui qu’avait fixé l’ordonnance de 1836 pour les écoles primaires élémentaires ». D’où une situation paradoxale dans les départements où le règlement du 7 mars 1837 n’avait pas été adopté. Dans son numéro 1, La revue de l’enseignement des femmes décrit les deux types d’examens. Une Commission d’instruction primaire est chargée, pour le département de la Seine, de l’examen chaque année, lors de deux sessions, des aspirantes aux brevets de capacité pour l’instruction primaire élémentaire et supérieure. La dernière session avait produit 17 brevets élémentaires pour une seul aspirante au brevet supérieur. A l’Hôtel de ville, une commission d’une « juste sévérité » siège deux fois par semaine pour octroyer le brevet d’aptitude de maîtresse d’études et les diplômes de maîtresse de pension et d’institution. Le premier examen comporte une dictée et une rédaction, le second est constitué d’un « oral », le troisième est constitué d’une composition, généralement « sur un sujet élevé et historique ». Chaque maîtresse de pension ou d’institution doit afficher à l’entrée de son établissement un tableau indiquant la nature et le niveau de son diplôme et le contenu des études qui s’y conduisent.
11 Selon Gréard, « beaucoup d’institutrices pourvues des diplômes les plus élevés, ne pouvant pas soutenir les frais d’un pensionnat, se trouvaient lésées dans leurs intérêts les plus respectables » (op. cit. p. 125). Par la suite, la loi du 15 mars 1850 s’est refusée à opérer des distinctions de niveau entre les établissements féminins d’enseignement. L’attitude qui consistait à les considérer comme primaires s’est prolongée juqu’aux années 1920 où la doctrine du ministère change. Une partie des établissements préparaient quelques-unes de leurs élèves au baccalauréat. A une question écrite, en 1921 : « Une directrice d’école privée ayant fait une déclaration d’ouverture d’école privée élémentaire peut-elle organiser dans son « établissement une préparation au baccalauréat ? », le ministre répond : « Tout établissement dans lequel la préparation au baccalauréat est organisée doit être considéré comme un établissement d’enseignement secondaire ». (Revue universitaire, 1921, t. I, p. 306).
12 Fondée par l’éditeur Jules Delalain, elle contenait les lois, ordonnances et arrêtés relatifs à l’enseignement féminin. Le premier n° est de janvier 1845, le dernier de janvier 1848. Plusieurs autres publications, telle La Tribune de l’enseignement, fondée à l’automne 1838, avaient trait au moins partiellement à l’éducation des filles. Durant les dernières années de la Monarchie de Juillet, « c’était, selon Gréard, un manquement au devoir social de n’avoir pas d’opinion sur ce point ».
13 Janvier 1847, p. 8.
14 C’est la somme indiquée par Julie Daubié.
15 Mais l’inspection générale de Matter, quatre ans plus tard, trouve Mlle Aubry « peu instruite », sa sœur encore moins (A.N. F17 9763). C’est la coutume d’héberger des bourses d’élèves-maîtresses dans des pensionnats laïques ou religieux en l’absence d’écoles normales d’institutrices ; elle dure jusqu’au vote de la loi Paul Bert (1879) qui fait une obligation aux départements d’entretenir une école normale pour les filles comme pour les garçons. Cf. F. Mayeur, « La formation des institutrices avant la loi Paul Bert : les cours normaux », Revue d’histoire de l’Eglise de France, t. XXXVI, janvier-juin 1995, n° 206, p. 121-130.
16 1834-1896. Fille et nièce de pasteurs luthériens, Julie fait ses études et prend le brevet d’institutrice dans un pensionnat de Wissembourg ; elle acquiert des compétences linguistiques, étudie le latin. Elle fait la connaissance de Jules Favre en 1870. Traductrice pour lui dès 1871, elle l’épouse en 1874. Veuve désolée en janvier 1880, elle est nommée directrice de l’Ecole normale secondaire de Sèvres à l’automne 1881, « Notice sur Madame Jules Favre », par Lucie Belugou, dans La Morale de Plutarque, de Mme Jules Favre, Henry Paulin, Paris, 1909.
17 1837-1909.
18 Cf. Supra.
19 1784-1867. Fille d’un « homme de confiance » d’une famille princière, elle était la tante d’Ernest Legouvé.
20 Lucile Sauvan, Hachette, 1880.
21 Selon A. Esquiros qui écrit sous le Second Empire : « une bonne cuisinière gagne, en général, huit ou six cents francs par an, et pour deux cents francs vous avez une très bonne sous-maîtresse ». (Histoire d’une sous-maîtresse, Paris, E. Pick, 1861). Le cas des maîtresses est différent ; selon les établissements, il peut leur être réservé un sort beucoup plus favorable. Elles peuvent prendre leur repas à la table de la maîtresse de pension, ce qui n’est pas le cas des sous-maîtresses. Les pensionnats protestants, souvent de petite taille, présentent un autre visage. Ainsi à Nîmes, où succède à Mme Dupuy, décédée en 1852, Melle Cazalis qui a été sous-maîtresse durant douze ans. Le pensionnat est installé dans un local du consistoire et surveillé par le consistoire protestant de Nîmes. (A.N. 9765).
22 En 1845, on compte dans le département de la Seine 253 pensionnats recevant 13056 jeunes filles. En 1846, le nombre s’élève à 266, pour 13 487 élèves (Gréard, op. cil. p. 107). Les 28 couvents hébergent à la même date 6 000 élèves. La précision des chiffres recouvre en fait beaucoup d’incertitudes : quel était le niveau réel de l’enseignement dispensé aux élèves ? Combien d’entre elles étaient externes ? Que pouvait-on obtenir des couvents en matière de renseignements précis ?
23 Les Pensionnats de jeunes filles, Paris, Desloges, 1854.
24 Celle-ci étant cédée comme un fonds de commerce, sans réglementation particulière, le « même établissement, écrit H.L.D. Rivail, […] peut, ainsi que cela arrive souvent, en changeant de propriétaires diversement brevetées, ressortir alternativement, tantôt d’une autorité, tantôt d’une autre », Projet de réforme concernant les examens et les maisons d’éducation des jeunes personnes, Paris, 1847. Après 1850, l’auteur devint le spirite Allan Kardec.
25 Brada (nom de plume de la comtesse de Quiglini Puliga, auteur de romans pour dames) : Souvenirs d’une petite Second Empire, Calmann Lévy. L’auteur fut élève dix ans de cette institution, « une des plus à la mode de Paris ».
26 En 1846, sur 1255 professeurs de jeunes filles, on ne comptait que 327 femmes (Gréard, op. cit. p. 130). A la fin de l’année suivante, selon le rapport du préfet au Conseil général de la Seine, la proportion des professeurs hommes ne cesse d’augmenter : ils sont 928 contre 327 professeurs femmes (A.N. F17 12431). Les hommes conservent une supériorité dans les études classiques et l’enseignement des langues étrangères.
27 Avril et novembre 1845. Elle alléguait sans preuves des « faits d’immoralité notoires ». Une enquête auprès du maire du Xe arrondissement où elle habite révèle que cette « femme de lettres »« de cinquante ans au moins […] vit seule dans deux petites chambres sous le toit » et ne s’est jamais livrée à l’instruction. Auteur de romans dans sa jeunesse, elle a été inquiétée sous la Restauration, ce qui en fait une pensionnée de Juillet. Ses doctrines apparaissent « inoffensives » (A.N. F17 12432).
28 Rebecca Rogers, op. cit. ch. I. Madame Campan a par la suite été victime de sa vanité, et de ses dépenses. L’empereur lui préfère en 1810 Madame du Bouzet, veuve d’un colonel, comme surintendante de la maison de Saint-Denis. A la chute de l’Empire, le roi restitue Ecouen à la famile de Condé. Madame Campan se retire alors à Mantes.
29 Institution des mères de famille, rue du Rocher d’Antin, 52, Paris, 1851.
30 Absent du Littré, le mot pourrait dériver de la racine grecque ecaïstos : chacun.
31 « Qui veut, peut. Publication de la Société pour la propagation de l’enseignement universel et de l’émancipation intellectuelle », Compte-rendu des Obsèques de J. Jacotot, décédé le 30 juillet 1840, Paris, Mansut fils, 1840. Après les dernières prières, viennent le discours de Deligny qui retrace la vie mouvementée de Jacotot, puis celui de Mme Bachellery suivi de plusieurs autres allocutions.
32 Lucie Belugou, op. cit.
33 Cf. Gréard, op. cit. annexe n° XXVIII. La lettre fut également publiée à la suite des Lettres sur l’éducation des femmes, t. I, Paris, Lemoine et Mansut, 1848.
Auteur
Université de Paris IV
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