Chapitre 3
Le romanesque de la religion
p. 289-295
Texte intégral
Aussi les auteurs les plus asservis à un projet d’endoctrinement versent-ils dans un « idéalisme » éloigné des réalités pratiques. Et, d’une résignation devant le monde tel qu’il est, passent à une exaltation contraire aux intérêts d’une nation industrieuse, célébrant la « Majesté suprême » dans un renoncement aux « misérables choses ». Invitées à prendre le voile du renoncement et de la paix, les jeunes filles, si elles suivaient ces leçons, devraient fuir un monde qui n’apporte que la déception.
1Malgré des pages pleines d’un goût pour la nature, dans la veine de Bernardin de Saint-Pierre, Le Journal de Marguerite, de Melle Monniot, a illustré pour des milliers de jeunes filles cette idée que c’est la vie sur terre qui est un exil, en attente de la vraie vie1. La mort d’un bébé est contradictoirement l’occasion d’une douleur extrême et d’une évocation de la félicité des anges, . « voyez au contraire, mon enfant, combien la mort paraît douce, en la contemplant ! Ce calme, cette beauté, ce sourire, ne nous parlent-ils du ciel, du repos, du bonheur que l’on y goûte ? On croirait que son âme a entrevu, en partant, les joies célestes et qu’elle en a laissé l’empreinte sur cette froide enveloppe... »2 En 1855, à propos de la mort de deux de ses nièces, et alors qu’il est partagé entre la douleur et l’allégresse, Louis Veuillot écrivait : « Je crois bien qu’en vérité considérant bien ce monde et ce que nous comprenons du ciel, j’envisagerais la mort avec une sorte d’allégresse, si je n’avais pas sous les yeux le spectacle navrant de ce cœur si bon et sans cesse déchiré3. » La mort préserve la pureté des enfants, que le siècle n’a pu avilir, Dieu « a gardé l’innocence de ces enfants et il leur a donné une sainte mort », « ces petites filles, qui étaient angéliques, sont mortes comme de grandes pénitentes, faisant des actes de piété que l’on ne pouvait attendre de leur âge »4.
2Il n’y a pas de bonheur sur la terre, ne cesse d’écrire Victorine Monniot, et le Ciel vaut bien mieux. « Que c’est long d’attendre le ciel ! », et les dernières phrases sont pour comparer la vie du chrétien sur terre à un combat continuel, « le monde est un champ de bataille, où nous devons lutter contre les tentations et contre nous-mêmes ; où nous devons souffrir et vaincre, avant de mourir pour obtenir enfin le prix de la victoire ». Publiée également à la Librairie Périsse, dans sa « Bibliothèque des jeunes filles », la suite du Journal de Marguerite, Marguerite à vingt ans, se conclut sur une prise de voile, comme bien d’autres ouvrages de la même collection : « Ah ! qu’il me tarde déjà d’échanger le voile de la novice contre celui de la religieuse ! mon titre de fiancée du Christ, pour celui de son épouse ! » Car Jésus, c’est le « divin époux » qui n’a pas de rival sur terre. Cet élan amoureux, on le lit également dans la correspondance de Thérèse Lisieux et de ses sœurs5.
3Plus que Dieu, « l’adorable législateur », c’est Jésus qui motive cet appel. Et reviennent sans cesse, comme chez Gaston Ségur, l’« onction » ou la « suavité », bien absentes du vocabulaire de la comtesse, même si elle se réclame aussi de l’Imitation, qui est pour V. Monniot le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes, « puisque l’Evangile n’en vient pas ». A propos d’un livre de la même collection, Marguerite de Brillac, le Conseiller des Familles parle du « baume sacré que Dieu met dans toutes nos plaies » et du « vin fortifiant de grâce et d’amour qu’il a mêlé aux plus amers calices ». La suavité n’a de sens que dans son antithèse avec le fiel et l’amertume, et la Croix est le prétexte des métaphores sans cesse renouvelées de Gaston de Ségur : « Notre-Seigneur m’a fait cette grâce en me privant de la vue, comme il te l’a faite à toi-même, en plantant sa croix douloureuse et bénie, non dans tes yeux, mais dans ton pauvre petit corps épuisé par la fièvre et la douleur », écrit-il au petit René6.
Et à Louise :
Souvent nos meilleures années sont celles où nous pleurons, où nous souffrons davantage. La croix est si sanctifiante [...] O bonne croix ! Si nous l’avions plantée dans notre pauvre cœur, nous serions toujours dans la paix et la joie spirituelle...7
4Nous avons quelque peine aujourd’hui à comprendre le véritable ravissement qui saisit au XIXème les lecteurs de L’Imitation dont même Michelet rend compte, dans Ma jeunesse, lorsqu’il découvre par hasard la religion, dont ses parents ne l’ont pas informé :
Comment dire l’état de rêve où me jetèrent les premières paroles de ce livre ? Ces dialogues entre Dieu et une âme malade comme l’était la mienne, m’attendrissaient profondément. Je ne lisais pas, j’entendais comme si cette voix douce et paternelle se fût adressée à moi-même. Timide, ne connaissant les hommes que par le mal qu’ils m’avaient déjà fait, je goûtai avidement les louanges de la solitude dont ce livre est plein : il me faisait apercevoir, tout à coup, au bout de ce triste monde, la délivrance de la mort, l’autre vie et l’espérance.
5Ce discours excède toujours son utilité sociale, car ce qu’on appelle l’ordre bourgeois n’a pas toujours besoin que les croyants se mettent en croix : « Depuis dix-neuf siècles, de génération en génération, – écrit François Mauriac –, la meilleure part de l’humanité se met de son plein gré en croix et y demeure, sans qu’aucune raillerie puisse l’en faire descendre8. » Des voix s’élèveront contre cette littérature jugée frelatée, et ce sera même un lieu commun de la critique que de déplorer, sans jamais mener d’analyse précise, l’absence de style, la qualité déplorable de l’écriture. En 1862 la Revue de l’année dénonce « cette Capoue religieuse », ses fleurs de poésie mystique offertes à des âmes naïves auxquelles on déclame « un peu de Bernardin de Saint-Pierre, un peu de Rousseau, un peu de René ; un peu de Lamartine, un peu d’Arlaincourt passés à un alambic mystique ». « Figurez-vous Benserade et Berquin pomponnant de dévotes oraisons », surenchérit la Revue du monde catholique9.
6Louis Veuillot lui-même se livrera à cet exercice. « Le bon livre, écrit-il, manque de simplicité ou il est trop simple ; il manque d’intérêt ou il tombe dans le drame et le mélo ; il est plat ou enflé, rarement correct, même dans la plénitude [...] Le bon livre manque de morale... Cette pauvre vertu est si bête ! Surtout les livres pour enfants, particulièrement ineptes et qui en arrivent à force d’ineptie, à être corrupteurs10. » Pourtant, il a essayé de lancer un périodique pour enfants avec son frère Eugène, et plus d’un de ses ouvrages se trouve après 1845 dans la « Bibliothèque de la Jeunesse chrétienne » de Mame, qui reprend toute une série de titres d’abord publiés chez O. Fulgence à Paris : Les Français en Algérie, souvenirs d’un voyage fait en 1841, Les Pèlerinages de Suisse11, Pierre Saintive12, Rome et Lorette13, et surtout Agnès de Lauvens, prétendu journal qu’il avait d’abord publié anonymement sous le titre de Mémoires de Sœur Saint-Louis, contenant divers souvenirs de son éducation et de sa vie dans le monde14, un ouvrage où il use de toutes les ressources de son style pour chanter la poésie de la clôture conventuelle15. Une autre collection de Mame, plus franchement religieuse, la « Bibliothèque pieuse des maisons d’éducation », reprend même un titre que n’aurait pas désavoué un bas-bleu, Le Saint Rosaire médité suivi de quelques poésies en l’honneur de la très pure Vierge Marie, mère de Dieu. Enfin, Veuillot accorde une préface à un ouvrage de Mme Van den Bussche, qui signe aussi sous le nom de Marie Emery des romans « honnêtes » chez Lefort.
7Quoi qu’il en dise, ce qui attire dans la religion, c’est aussi son romanesque, son style, ses fleurs ou ses fioritures, qui finissent par l’emporter. Le cloître devient le lieu d’une aventure qui doit se penser et se dire dans une langue spéciale, ainsi que dans un détachement héroïque. En 1868, Zénaïde Fleuriot cherche la solitude dans un couvent de Paris. « Faisons de l’éternel », lui intime la Supérieure, et elle se dit : « Mon âme pourra donc s’élever, peu à peu, vers l’Epoux invisible des âmes ; mes yeux se détacheront, à jamais du bonheur humain, pour ne voir que de l’éternel bonheur16. » Cette fuite lui sera pourtant refusée par le père Olivaint, qui lui trace sa vraie voie, vivre dans le monde en véritable chrétienne, servir Dieu par sa plume.
8Servir donc cette forme industrielle de littérature, en s’y frayant le chemin personnel le plus modeste qui soit, se voulant inaperçu et pourtant remarqué par certain lecteur, chez qui il n’a pas manqué son effet. François Mauriac évoquera de manière obsessionnelle l’« Œuvre des Bons Livres », trouvant dans cette religiosité la source d’un idéalisme bourgeois : « Quelle puissance de poésie chez ces enfants bourgeois que nous étions, un peu ridicule, il me semble [...] J’aime ce titre de Drieu La Rochelle, Rêveuse Bourgeoisie. »17 Ce titre en effet lui semble désigner le songe dans lequel il aura vécu cette enfance préservée, à la fois source de bien des démissions et privilèges...
9Un paradoxe fait qu’on peut opposer à cette bourgeoisie rêveuse une aristocratie des Lumières, celle d’une famille de Ségur toujours bien à sa place, en dépit de quelques moments d’incertitude, et communiquant au lecteur cette impression d’aise. Et, considérant ce mot « lecteurs », il faut bien y voir aussi, avec la comtesse, un masculin, car ces livres pour petites filles sont également lus par des garçons, plus sans aucun doute que les livres pour garçons ne sont lus par les filles. Il y a bien chez Mauriac et chez la plupart de ses personnages privilégiés, un caractère sinon de féminité, du moins accordé à la féminité. François Mauriac, enfant du XIXème siècle, ne cessera de regretter ce monde qui lui semblait fixe et durable, mais que l’exigence d’un ailleurs menace d’emblée.
10Dans ces « récits spirituels », François Mauriac appréciera donc les éléments qu’un Mgr Landriot désapprouvait au contraire, ne trouvant « ni science, ni jugement, ni sens pratique » dans la librairie religieuse, « la meilleure librairie, hélas ! trop peu surveillée aujourd’hui sous ce rapport », et qui jette chaque année des milliers de livres de piété sans valeur18. Ce qu’il leur reproche au premier chef, ce sont les exagérations ridicules, et le désir de certaine perfection chrétienne qui peut être imaginée mais non pas pratiquée. « Défiez-vous de toutes ces vies à choses extraordinaires », s’exclame-t-il, pensant qu’il ne sert à rien d’interdire les romans, même les plus purs, s’il s’agit pour la religion de nourrir de nouvelles chimères, tout aussi romanesques et exaltées. Car la littérature dévote, tout en faisant le procès des romans et de ses émotions factices, ne cesse de nourrir le genre, contant des histoires d’enfants trouvés ou enlevés19. Pour concilier le projet romanesque et la leçon de piété, les auteurs imposent à leurs héros, et encore plus à leurs héroïnes, des séries d’épreuves qui certes leur enseignent la nécessité du travail et de l’économie domestiques, mais qui se produisent de manière aventureuse dans des paysages animés d’un romantisme religieux, forêts profondes, gouffres vertigineux, chapelles dans la montagne ou ermitages venus des contes du chanoine Schmid, un des auteurs, sinon l’auteur le plus lu, avec Les Œufs de Pâques ou Geneviève de Brabant20.
11Dans Les Jeunes ouvrières Mme Woilliez se livre à l’éloge convenu de la réclusion : « Là où on s’agite, on rit, on pleure, tour à tour, et la vie se précipite comme un torrent, sans qu’on ait le temps de prévoir où elle doit aboutir ; ici, au contraire, elle s’écoule sans bruit, sans agitation, mais pleine d’innocents plaisirs, de saintes espérances. O mon Dieu ! je vous remercie : vous m’avez fait le meilleur lot21. » Cependant, la relégation dans l’ouvroir et le refus de l’agitation passent par la métaphore du torrent, élément du décor montagnard qui l’emportera dans une deuxième partie, avec ses eaux écumantes, ses abîmes immenses, ses lieux terribles qui finissent par susciter l’admiration pour le divin auteur de ces beautés si étonnantes.
12Les mêmes contradictions se retrouvent chez Mme de Stolz, écrivant le charmant livre d’aventures qu’est La Maison roulante et fournissant les éditions Périsse en ouvrages pieux que ne dédaignait pas la maison Hachette, puisqu’elle publie du même auteur Par-dessus la haie : ce texte singulier envisage la vie de la femme sous le signe de l’abnégation, et plusieurs figures illustrent de diverses manières cette condition de la femme, qui n’a pas été faite pour s’occuper des charges de l’Etat, mais qui peut contribuer à relever moralement la France et participer à la revanche, après la défaite de 1870. Ainsi, Marie-Aimée, qui reste avec sa mère tandis que son frère est au collège, ne déclare-t-elle pas : « Jeannette a attrapé pour moi un chardonneret. Pourquoi l’enfermer ? Il a des ailes ! Moi qui n’en ai pas, j’aime à rester où est maman. » Mais c’est une petite servante qui porte la plus grand charge de soumission et de souffrance, offerte à Dieu. Misérable, elle porte le nom de Miriam, dont Mme de Stolz rappelle qu’il est le nom hébreu de la sainte Vierge ; muette, « le silence l’a préservée des contacts vulgaires », et le seul savoir qu’elle maîtrise est celui de la religion, dispensé dans un établissement pour sourdes-muettes qu’elle a fréquenté autrefois. Pour Myriam, l’intercesseur privilégié, c’est l’Ange gardien :
Elle savait qu’en Dieu tout commence, qu’en lui tout finira ; qu’Il attend de l’homme pour le récompenser s’il a été bon [...] Elle savait encore qu’il y avait dans le ciel une Reine, et qu’ici nous l’appelons mère. Toutefois, ce qu’elle avait compris beaucoup mieux que tout le reste, grâce à un grand tableau placé dans la classe des plus jeunes élèves, c’était l’enseignement de l’Eglise par rapport à l’ange gardien.
13Ce tableau, dont elle emportera une reproduction en miniature qu’elle ne quittera plus jamais, nous le reconnaissons, ne représente-t-il pas le fameux rêve de Sophie ? On y voit un chemin plein de pierres et de ronces ; un ange conduit dans cette rude voie une toute jeune fille le regardant tandis qu’il lui montre le ciel :
L’enfant avait saisi le sens de ce tableau, car on lui avait expliqué par signes, ainsi qu’à ses jeunes compagnes, que la route épineuse, c’est la vie ; qu’un ange de dieu conduisait ainsi son âme comme par la main, et qu’il fallait monter, monter toujours parce qu’on s’en allait au ciel22.
Notes de bas de page
1 Victorine Monniot, Le Journal de Marguerite ou les deux années préparatoires à la première communion, Librairie Catholique Périsse frères, 1860.
2 Le Journal de Marguerite, Tome 2, « Marguerite sur mer », p. 21.
3 Veuillot évoque ici le chagrin de sa sœur, mère des petites mortes, Correspondance Tome IV (août 1852-juin 1856), p. 308-309, lettre à Mme***, 6 juillet 1855).
4 Lettres envoyées respectivement à Monseigneur Parisis, évêque d’Arras (6 juillet 1855, p. 312) et à monsieur l’abbé Bemier (7 Juillet 1855, p. 313).
5 Jean-François Six, La Véritable enfance de Thérèse de Lisieux, Névrose et sainteté, Seuil, 1972.
6 Lettres de Mgr de Ségur à ses filles spirituelles, 24 juin 1859.
7 Id., 5 janvier 1871, p. 41.
8 François Mauriac, Journal, Grasset, 1923.
9 Propos cités par Claude Savart, Les Catholiques en France au XIXème siècle, p. 660- 661.
10 Propos cité par Géry Legrand dans la Revue du mois et rapporté par Pierre Pierrard (La Vie ouvrière à Lille..., p. 271).
11 Première publication à Paris chez A. Cannet, 1839, puis chez O. Fulgence, 1841. Plus de 30 rééditions chez Mame.
12 Première publication chez O. Fulgence, 1840.
13 O. Fulgence, Paris, 1841. Environ 30 rééditions chez Mame.
14 Publiés également chez O. Fulgence en 1842.
15 Voir notre article, « Une éducation contre le monde », L’Education des filles au temps de George Sand.
16 Francis Fleuriot-Kérinou, Zénaïde Fleuriot...
17 François Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs, p. 274.
18 Monseigneur Landriot, Conférence aux dames du monde, p. 606.
19 Ainsi, Mme Woillez dans Les Jeunes ouvrières ou L’épreuve et la récompense, Tours, Mame, 1845. Voir notre article « La Fiction pour enfants au XIXème siècle », Le Livre d’enfance et de jeunesse en France.
20 Voir notre article, « Quand la littérature de jeunesse s’aventure sur les hauteurs », dans Visages et paysages de la littérature de jeunesse.
21 Les Jeunes ouvrières, p. 98.
22 Mme de Stolz, Par-dessus la haie, Hachette, p. 293.
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