Chapitre 1
Immobilité, réclusion
p. 265-273
Texte intégral
Ainsi la vie peut-elle se résumer à peu de choses, dans une absence à l’Histoire et à ses vicissitudes. Sa plénitude et sa fragilité ne s’opposent pas, et sur le bonheur difficilement acquis persiste une très légère ombre, non pas un nuage mais une nuée, comme l’indique la formule « Ils sont tous aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde » qui conclut Le Mauvais génie et qui vient nuancer le « bonheur sans mélange » évoqué un peu plus haut. A la fin des Vacances l’auteur, s’adressant à son public, lui dit qu’elle abandonne ses personnages, qu’il n’y aura pas de suite au livre : « Les vacances étant finies, nous laisserons grandir, vivre et mourir nos amis sans plus en parler. » Grandir, vivre, et même mourir, tout cela d’un seul trait de plume qui pourrait sembler cruel si l’on ne savait que la vraie vie le fut davantage. Dans ce dernier chapitre, Camille et Madeleine se marient fort bien et sont très heureuses, alors que leur existence sera un échec. Cette grand-mère, dans un raccourci qui apparaît comme une faille de l’œuvre, une entaille surprenante, envisage déjà la mort de ses personnages, supposés être ses propres petits-enfants, mais comme un événement situé dans une continuité normale. Ses fins de roman esquissent de manière assez cavalière des destinées heureuses ou malheureuses, sur lesquelles en somme il n’y a pas lieu de s’attarder. « Tout est fini, n’en parlons plus », comme nous le dit brusquement le titre du dernier chapitre de Diloy le chemineau, tandis que celui d’Après la pluie le beau temps s’affiche avec la même désinvolture comme « Fin de M. Dormère, de Georges et du livre ».
1Diverses fins, diverses morts dues à des fièvres ou à des massacres d’indiens, viennent ainsi équilibrer le bonheur des justes. « Spécialiste de la mort », selon l’expression d’Alain Lanavère, la comtesse la voit dans une perspective religieuse, comme une belle scène au terme d’une vie belle et sereine. Mais elle affectionne aussi les tableaux surchargés de douleurs et de repentirs, qui sont toujours comme en arrière-plan, pour servir de leçon, et qui renvoient à l’esthétique baroque dont l’ultramontanisme, si épris de Rome, ne pouvait que s’emparer contre le goût classique de la France tant gallicane que républicaine, auquel l’auteur adhère en profondeur. A l’inverse, Louis-Gaston de Ségur lui-même n’est pas sans aspirer à la tranquillité, expliquant que « Dans le ciel, il n’y a plus d’années, ni de temps comme ici-bas : la béatitude y est un état indivisible, un seul et unique acte qui a eu un commencement mais qui n’a ni succession ni fin, qui enveloppe et compénètre entièrement, totalement, la créature béatifiée... »1
2La bonne mort, c’est-à-dire, le repos, l’immobilité, sans rupture avec une vie étale, qui n’exclut ni la mobilité de l’esprit, ni la vivacité de la conversation ou l’échange des récits, et qui n’a rien à voir avec la prostration subie par la comtesse pendant plus d’une dizaine d’années. Marc Soriano voyait dans la réelle conversion de la comtesse une des raisons de sa guérison et cite Mgr de Ségur, qui la montre « redevenue robuste et florissante », à nouveau douée de mouvement. C’est encore un paradoxe de notre auteur, remise au monde par une foi qui ordinairement soustrait au monde. C’est pourquoi il faut examiner cet engagement religieux comme nous l’avons fait pour l’appartenance de classe ou l’ancrage dans le féminin. Sa religiosité conduit-elle la comtesse vers les mêmes chemins que ceux de son entourage, dont elle semble tellement avoir subi l’influence ? Par exemple, Mgr de Ségur, toujours, écrivant à sa sœur Sabine : « Il y a quatre ans aujourd’hui que tu as pris le saint habit du renoncement et de la paix. Quelle grâce et quel bonheur pour toi d’abord, et puis pour nous ! C’est bien certainement à la grille du monastère que mon pauvre père a été se préparer de loin à paraître dignement devant Dieu. C’est là que maman va chercher ses meilleures consolations et directions2. » Le renoncement caractérise une dévotion qui prend en horreur le monde, et qui cherche un refuge en Dieu ou en Jésus. « Quel bon rendez-vous que Jésus-Christ », s’exclame encore Monseigneur de Ségur, ajoutant cependant que « jamais Sabine de Ségur ne lut aussi unie à tous les siens que ne le fut la sœur Jeanne-Françoise », et que « jamais, malgré le nom de Dieu jaloux que le Seigneur prend quelquefois dans l’Ecriture sainte, un époux humain n’eût laissé à son épouse une aussi grande liberté d’affection et d’intimité avec tous ceux qu’elle avait aimés dans le monde... »
3On sait combien la comtesse eut à souffrir du départ de ses enfants, et son acceptation difficile mais apparemment complète de la vocation religieuse de Gaston et de Sabine s’explique peut-être par ce moindre coût, cette possibilité de partage avec celui qu’on nomme le « divin Epoux », qui n’est plus le Dieu terrible et vengeur des Anciens, mais une source de douceur inépuisable. Monseigneur de Ségur, dans ses adresses aux sœurs de la Visitation, « multipliait les gracieuses images », à l’exemple de Saint-François de Sales, et « les filles spirituelles du grand Evêque de Genève croyaient voir dans ce doux prélat, qui venait leur parler des choses divines en un langage séraphique, l’image de leur fondateur et de leur père. »3
4On rappelle souvent la profonde religiosité de la comtesse, mais en dissociant la piété et la création littéraire, comme si l’œuvre n’avait pu se développer qu’en dépit de, ou contre la foi. Les esprits les mieux disposés envers cet engagement religieux ne font qu’en souligner les effets moraux, sans observer quelles images pouvaient être suscitées par la dévotion. Ce n’est que très récemment qu’un article, soulignant sinon l’influence du quiétisme et de la spiritualité fénelonienne, du moins « la ferveur de tout l’entourage de la comtesse pour la mystique salésienne », Monseigneur de Ségur, Sabine de Ségur, Mme Swetchine, Louis Veuillot, repère le thème d’une sainteté communicative, dans des « scènes prodigieuses » conduisant à une innocence première où s’estompent toutes les distances, sociales et affectives : « A cette occasion, la romancière comble ses héros d’un monde transfiguré ; les châteaux enchantés où se tiennent des fêtes paraissent plus que jamais en marge du temps et de l’espace, méchanceté et vulgarité sont tenues à distance, le soleil inonde cette étrange Normandie où jamais il ne pleut4. »
5Comment le bonheur ségurien prolonge la spiritualité salésienne, n’en conservant que la partie la plus aimable, et comment en même temps, il partage l’idée « philosophique » du bonheur, telle que l’expose Robert Mauzi dans L’Idée du bonheur au XVIIIème siècle, et dont l’idée maîtresse semble celle d’une continuité sans trouble ni accident. Parmi tous les types de bonheur possibles, le plus marqué de sérénité est celui qui se conçoit comme une « totalité immobile » :
Il faut alors imaginer un homme qui aurait atteint la plénitude de son être par l’apaisement de tous ses désirs, la réalisation de toutes ses aptitudes, et qui vivrait sans angoisse, sans rêve, sans tentation, et, ce qui est le plus difficile, sans dégoût de tant de privilèges5.
6En regard de cette aspiration, il suffit d’évoquer le début de La Bible d’une grand-mère, publiée en 1869 par la comtesse de Ségur. La grand-mère commence par expliquer qu’« avant Dieu, excepté Dieu, il n’y avait rien du tout ; c’est ce qu’on appelle le vide ou le néant ». « Comme il devait s’ennuyer », s’exclame Françoise.
grand-mere : Non, chère petite ; le bon Dieu ne s’ennuyait pas, parce qu’il était alors comme à présent, infiniment heureux par lui-même.
armand : Comment pouvait-il être heureux sans jamais s’amuser ?
grand-mere : Dieu est heureux par lui-même, tandis que nous, nous avons besoin de beaucoup de choses pour être heureux.
7Dans cet ouvrage de religion, publié d’ailleurs et par exception chez l’éditeur Douniol, la comtesse de Ségur s’avance plus explicitement que dans ses romans. Dit-elle davantage sa vérité ? Rien n’est moins sûr, car l’écriture romanesque, sous ses procédés de masquage, indique sans doute mieux les penchants véritables de l’individu. Mais l’exigence pour les hommes d’une sorte de « divertissement » pascalien constitue le fond d’une spiritualité diffuse qui s’étend à l’œuvre de fiction, où certes il est plaisant de jouer, de s’amuser, mais bien plus important de prendre conscience de notre rapport au monde. Philosophe sans le savoir ni le vouloir, la comtesse partage cependant de manière très explicite quelques-uns des traits qui caractérisent le bonheur chrétien, perçu peut-être comme un discours de résignation sociale mais aussi comme l’horizon d’une méditation spirituelle. Dans la Bible d’une grand-mère, elle expose en particulier la doctrine des Béatitudes, énumérées dans le Sermon sur la montagne, et qui sont les huit voies à suivre pour être assuré du bonheur souverain, car il n’y a personne au monde qui ne désire d’être heureux et qui travaille pour une autre fin : « Interrogez votre cœur, pourquoi recherche-t-il une chose et en fuit-il une autre ? Ce n’est que pour trouver son bien et son repos, et fuir ce qui lui est contraire. »
8La pauvreté en esprit, la douceur, l’humilité, les larmes, la faim et la soif de la Justice, la miséricorde, la pureté du cœur, la paix, et la persécution et la souffrance, telles sont ces béatitudes, si bien incarnées par Blaise, dont la vocation est d’être un saint, selon une démarche qui annonce celle de Sainte-Thérèse de Liseux6. Avec ces béatitudes, nous voici à une hauteur très loin au-dessus de la question des péchés capitaux ou des « défauts horribles » qui font l’objet de certaines lectures de Petites filles modèles. Blaise nous mène du côté de Gaston de Ségur, dont la correspondance exprime à tout instant cette unique aspiration à la sainteté, notamment lorsqu’il s’adresse à de jeunes garçons particulièrement pieux, comme le petit René D*** ou Gabriel S*** : « Si Notre-Seigneur t’accordait cette grâce, mon petit enfant, nous ferions de grandes réjouissances et il faudrait bon gré mal gré que tu devinsses un petit saint7. » Le même Gaston de Ségur écrit en 1863 à sa sœur Sabine :
Nous sommes en train avec maman de lire le Traité de l’amour de Dieu de Saint François de Sales, que je ne connaissais pas du tout. Il est rempli de choses divines et charmantes, mais tellement mêlées de métaphysique et de pastorale enchevêtrées que je comprends qu’il soit peu lu et peu goûté. J’y trouve des passages excellents pour mes petits traités8.
9Malgré ce jugement un peu cavalier, Monseigneur de Ségur se tient volontiers dans les hauteurs mystiques et exigeantes du Traité, tandis que sa mère en reste davantage au seuil de la dévotion, avec L’Introduction à la vie dévote qui, ainsi que le remarque Jean Calvet, est une Introduction à la langue classique offerte au plus grand nombre, et notamment à « la femme française », qu’il a formée, « cette maîtresse de maison, cette mère de famille de la bourgeoisie ou du peuple, qui passait du couvent au mariage comme à une profession religieuse, qui s’établissait gardienne du foyer, heureuse de sa vie limitée, trouvant sa joie à se « consacrer » à son mari et à ses enfants. C’est pour elle que Verlaine a écrit ces deux vers qui sont peut-être le résumé le plus exact de l’Introduction :
La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles
Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour9. »
10Dans la généalogie de l’humilité, dans tout ce qui touche l’intérieur des maisons, loin de la grande histoire, on retrouve toujours l’évocation de Saint François de Sales, « un des ferments de la civilisation moderne », comme l’écrivait l’abbé Brémond : « Jugez-le comme vous le faites, pour les autres, Erasme, Montaigne, par exemple. Son influence s’est exercée d’ordinaire sur une autre fraction du public, mais elle n’a été ni moins étendue ni moins profonde10. »
11Dans la piété sulpicienne de la seconde partie du XIXème siècle, liée elle-même à l’essor de l’édition religieuse et des livres pour enfants, l’influence de saint François de Sales est immense. Louis-Gaston de Ségur, animateur de l’Œuvre de saint François de Sales, modèle sa vie sur l’exemple de « l’apôtre du Chablais ». A Annecy, où les religieuses de la Visitation le vénèrent comme un autre François de Sales, elles lui font revêtir une soutane du Saint évêque tissée par sainte Jeanne de Chantal et l’on découvre, « à l’étonnement et au bonheur de tous », qu’il a exactement la même taille11. Son frère Anatole, qui rapporte cette ressemblance, évoque aussi les entretiens de Gaston et de leur sœur Sabine, après qu’elle fut reçue Visitandine, rue de Vaugirard à Paris, et qui rappelaient ceux de François de Sales et de Jeanne de Chantal.
12Aussi n’est-il pas étonnant de trouver, en tête de La Piété enseignée aux enfants, de Monseigneur de Ségur, l’avertissement selon lequel « la piété est à la religion ce que la crème est au lait. La crème vaut encore mieux que le lait : la piété est supérieure à la religion ». C’est en regard de ces lignes que peuvent prendre sens quelques-unes des scènes les plus heureuses et les plus marquantes de l’œuvre ségurienne, et qui montrent les châtelains goûter au lait et à la crème de la ferme. Ce monde est bien celui de l’innocence ultérieure selon Jankélévitch, cette innocence qu’il oppose pourtant, à tort selon nous, à celle de la « Bibliothèque Rose » : « L’innocence que nous voulons n’est pas une innocence de Bibliothèque Rose, une innocence en sucre candi, car cette innocence-là est, comme l’ignorance elle-même, ou comme l’inconscience, plutôt une faiblesse qu’une force, et plutôt une infériorité qu’un avantage... » 12 Ce sucre candi n’est-il pas également goûté par le lecteur adulte, non parce que le texte ségurien lui serait adressé, mais parce que les grands, qu’il s’agisse de Louis Veuillot, François Mauriac ou José Cabanis, se font petits : « Etait-elle donc si innocente quand elle offrait à ses héros, non seulement le bonheur de la sainteté, mais aussi les grâces de l’enfance ? », demande Alain Lanavère, qui répond négativement en s’appuyant sur la doctrine salésienne et sur la représentation de l’état de grâce, faite par la comtesse elle-même dans La Bible d’une grand-mère : Le Nouveau Testament, ainsi que dans ses romans, où elle montre qu’elle savait qu’il est exigé du chrétien d’acquérir par humilité cet esprit d’enfance si cher à la mystique fénelonienne13.
13A l’enfant, les adultes s’adressent donc « avec le respect dû à une âme qu’il serait abominable de scandaliser », mais cette candeur ressortit aussi d’un esthétique, d’une prose tellement simple qu’on n’en voit pas la qualité. Alain Lanavère cite tel passage des Vacances ou des Petites filles modèles, ouvrages qui semblent d’emblée cristalliser la douceur de vivre ségurienne. Ainsi, au chapitre I des Vacances : « ils étaient tous heureux ; ils riaient, ils couraient, grimpant sur des arbres, sautant des fossés, cueillant des fleurs pour en faire des bouquets qu’ils offraient à leurs cousines et à leurs amies. Jacques donnait les siens à Marguerite. Ceux de Jean étaient pour Madeleine et Sophie ; Léon réservait les siens à Camille. »
14Esthétique des petits riens, dans la langue, aussi simple que possible, et dans les gestes relatés, si proches des romans champêtres de George Sand ou de la Sylvie de Nerval et de sa fête du bouquet. Ce bonheur, démarqué à la fois de l’Introduction à la vie dévote et des modèles littéraires plus païens, se cherche au cœur de la société, mais sans mondanité, et tout se passe comme si le projet romanesque de la comtesse consistait, sur ce point, à rendre accessible aux plus petits un art de réaliser l’amour de Dieu dans le monde, pour reprendre une formule de Jean Calvet à propos de saint François de Sales.
15« Donc, puisque nous sommes enfants, faisons nos enfances », écrit François de Sales. Mais, précise Wladimir Jankélévitch, qui distingue après Fénelon « la simplicité numéro un, qui est la simplicité “a qua”, celle d’où l’on part », et « la simplicité numéro deux qui est la simplicité “ad quam”, celle à laquelle on retourne par simplification », cette innocence « ultérieure », ce retour à notre pauvreté fondamentale, ne signifie pas retomber en enfance, « car cette rechute dans le statu quo est plutôt gâtisme qu’innocence », cela signifie « devenir comme l’enfant – instar pueri –, être cet enfant lui-même pour la limpidité de la conscience et la charmante spontanéité du cœur »14. Ces deux simplicités expliquent comment, depuis sa mort, le 9 février 1874, la comtesse de Ségur a survécu grâce à une œuvre toujours en faveur auprès du public enfantin, mais aussi auprès de graves académiciens qui ne dédaignèrent point lui rendre hommage. Régulièrement, des articles ou des livres ont témoigné leur affection pour un auteur rangé dans les souvenirs d’enfance mais volontiers classé à l’égal des plus grands, dans une tentative de réappropriation des adultes.
16S’en tenir à une telle simplicité n’est pas simple et l’on voit chez Gaston de Ségur toujours cette aspiration à porter sa croix, la Croix. Au contraire, Monseigneur Landriot, dans ses Promenades autour de mon jardin rappelle opportunément que pour Fénelon « vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction »15. « En somme, écrit plus tard Albert Delplanque, être humble, parfaitement humble, selon Fénelon, ce n’est pas s’humilier, ni s’abaisser, ni penser qu’on s’humilie et qu’on s’abaisse justement, ni préférer, par son choix, le mépris à l’élévation, ce n’est plus penser à soi du tout16. » C’est peut-être trop demander, et si les dévotions ne sont pas absentes de l’univers ségurien, elles s’attachent d’abord à une hiérarchie sociale qui traduit les réserves de la comtesse à l’égard d’une crédulité trop affirmée, et elles se reportent souvent sur la personne du bienfaiteur ou de la bienfaitrice. Ainsi, c’est Diloy, être bon mais fruste, qui va brûler un cierge à Notre-Dame de Bonne-Espérance :
... Et demain, avant d’aller conclure, j’irai faire une petite prière à l’église.
la femme : Et au bon Gilles et à la bonne sainte Suzanne.
diloy : Et je demanderai à M. le curé un Evangile qu’il dira sur ta tête.
17De telles pratiques sont suggérées comme étant le fait de classes pauvres, et semblent implicitement définir une forme de naïveté absente des actes de la famille noble, pour laquelle la meilleure manière d’être chrétien, c’est de faire l’aumône bien plutôt que de multiplier les gestes dévotieux. En sens inverse, on pourrait soutenir que la prière des pauvres s’adresse autant à leurs bienfaiteurs qu’à Dieu ou à la Sainte Vierge, comme en témoigne cet autre passage de Diloy le chemineau, alors que la famille de Madame d’Orvillet vient d’installer les Diloy dans un nouveau logement. Rien n’a été oublié, pas même un crucifix et une Sainte Vierge. « Quand vous voudrez témoigner votre reconnaissance à ma tante, à mon oncle et à Félicie, mon bon Diloy, – dit Gertrude –, faites-le au pied de ce crucifix et de cette statuette de la Sainte Vierge. C’est notre présent particulier, à Félicie et à moi ; vous prierez pour nous, et vous y ferez prier vos enfants. »
18On sent ici comme une possibilité de confusion, ou de déplacement, et l’on ne sait plus si la prière se fera pour ou à Gertrude et aux siens. Les images du Christ et de la Vierge deviennent des emblèmes, les symboles que laissent les puissants dans les chaumières, suscitant des dévotions qui, dans la réalité, se perpétueront autour de la tombe de la comtesse. Mais à Paris, son cœur, embaumé et placé dans un sarcophage d’ébène, se trouve conservé à l’entrée de la chapelle de la Visitation. Gaston de Ségur, dans Ma mère, expose minutieusement les circonstances de cet embaumement qui dura plus d’un mois, pendant lequel « le pauvre et cher cœur déposé sur des linges blancs » resta couvert et entouré de fleurs :
Dans la petite châsse de plomb où il a été renfermé, enveloppé de ouate et de satin blanc, nous avons tenu à faire déposer, au milieu des aromates, un petit crucifix d’argent, une médaille à l’effigie du Saint Père, bénite et donnée par lui-même, une belle médaille de Notre-Dame de Lourdes, une autre de Saint Joseph, une de Sainte-Anne, et enfin une de saint François d’Assise, et une de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal17.
19Monseigneur de Ségur rapporte aussi un fait miraculeux qui le console, et qui sera repris par son frère Anatole :
M. Roussel, qui depuis trois jours avait une fièvre violente, et qui, le matin même du mardi, ne savait pas trop comment il pourrait tenir sa parole et aller au rendez-vous fixé par le docteur, se sentit complètement délivré de sa fièvre au moment où le cœur de ma sainte mère fut déposé dans ses mains. Dans les premiers jours de son agonie, ma mère m’avait dit : “J’espère que dans sa bonté, Dieu daignera lorsque je ne serai plus, te donner un signe quelconque pour te consoler et te faire connaître où je serai”.
20Dans la vie, la famille de Ségur ne doit rien à celle de Diloy pour la dévotion aux saints les plus divers. Dans l’œuvre, ce sont les bonnes œuvres qui l’emportent. L’œuvre et les œuvres se confondent, et la comtesse de Ségur feint de considérer ses livres comme une bonne action.
Notes de bas de page
1 Lettres de Monseigneur de Ségur à ses filles spirituelles, 28 août 1879.
2 Anatole de Ségur, Monseigneur de Ségur, p. 133.
3 Monseigneur de Ségur, p. 135.
4 Alain Lanavère, « Le Bonheur selon Madame de Ségur », Mélanges offerts à Jacques Robichez, Cent ans de littérature française, Sedes, 1987, p. 27.
5 L’Idée du bonheur au XVIIIème siècle, p. 117.
6 Laura Kreyder, L’Enfance des saints et des autres, p. 180-181.
7 Lettres de Monseigneur de Ségur à ses filles spirituelles. Egalement à « ses filles spirituelles », Louise : « Quand vous serez canonisée, j’écrirai Sainte-Louise, mais pas avant » (p. 38), Cécile : « je vous engage très fort à désirer, non votre guérison, mais votre sanctification » (p. 48).
8 Lettres de Mgr de Ségur..., lettre du 21 septembre 1863, p. 71.
9 De François de Sales à Fénelon, p. 55.
10 Histoire littéraire du sentiment religieux, citée par J. Calvet, p. 67.
11 Anatole de Ségur, Monseigneur de Ségur, souvenirs et récit d’un frère, Bray et Retaux, Tome 2, 1882, p. 88.
12 L’Innocence et la Méchanceté, p. 358.
13 « Le Bonheur selon Madame de Ségur », p. 28.
14 Wladimir Jankélévitch, L’Innocence et la Méchanceté, p. 431.
15 Mgr Landriot, Promenades autour de mon jardin, conférences aux Dames du monde, Victor Palmé, 1876, p. 326.
16 Albert Delplanque, La Pensée de Fénelon, p. 161.
17 Gaston de Ségur, Ma mère (rééd. Grand Album Comtesse de Ségur, p. 39).
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