Chapitre 8
Paroles en mouvement
p. 255-262
Texte intégral
Tous les genres sont convoqués dans ce colloque des enfants et la construction complètement bigarrée du livre entraîne une fébrilité de l’esprit dans un espace quant à lui profondément tranquille. Du conte on passe à l’anecdote réaliste puis à l’évocation d’aventures plus lointaines ; l’anecdote intitulée « Le Voleur » permet de faire apparaître, en passant, un volume d’images dont l’une, La Chasse au lion, et quelques autres, frappent les enfants : « c’était un traîneau plein de chasseurs poursuivi par des loups qui tuaient les chasseurs à mesure qu’ils approchaient. Une autre était un goûter d’enfants sur l’herbe ; une autre, enfin, c’était un naufrage ; des malheureux sautaient de leur vaisseau en flammes dans des chaloupes qui étaient déjà pleines. » Toutes ces aventures, la « Bibliothèque rose » les propose en grand nombre. Naufrages, conquête des pôles, chasses diverses dans tous les continents... Il faut y ajouter les voleurs d’enfants, que le récit d’Elisabeth met en scène, un motif romanesque négligé par la comtesse et qui pourrait faire la matière d’un livre entier, comme La Maison roulante ou Les Mémoires d’un caniche. Cet « homme à barbe noire qui avait l’air d’un diable » et qui cherche à entraîner un enfant lors de sa promenade au Jardin des Plantes, c’est celui que le Journal des Enfans n’a cessé d’évoquer depuis 1832, et quand la comtesse de Ségur écrit, rien de nouveau ne semble pouvoir être dit sur le sujet.
1L’aventure, chez la comtesse, est donc toujours liée à sa critique. Elle met en scène à la fois l’acte de narration et l’audition, forme enfantine de la réception, fondée le plus souvent sur un souci de vraisemblance, le même qui anime les enfants dans La Bible d’une grand-mère, où les auditeurs interrompent la grand-mère pour comprendre les comportements des personnages. Le seul récit qui dans Les Bons enfants relate vraiment une aventure, « Les Loups et les ours », se passe en Russie, toujours montrée comme le pays des attachements indissolubles, puisque le cocher Nikita, affranchi par son maître qu’il vient de sauver, demande à rester à son service : « Vous êtes un bon maître, dit-il, je suis heureux près de vous. Que ferais-je si je vivais ne rien faire ? Je m’ennuierais et je ferais peut-être des sottises. » Ainsi Nikita se révèle-t-il plus immature que ces enfants, capables d’organiser leur temps et d’adopter une position de recul à l’égard de leur propre activité.
2Le dernier récit, celui de Louis, est une sorte de parodie de la nouvelle d’épouvante telle que la pratiquera un Maupassant. Une voyageuse est persuadée que l’aubergiste chez qui elle est descendue nourrit des projets criminels. La découverte d’un cadavre, la disparition de sa voiture, la présence d’animaux féroces, tout entretient cette angoisse jusqu’au moment des explications : le cadavre est celui du père que l’on n’a pas encore pu enterrer, si bien que l’aubergiste a emprunté la voiture de la voyageuse pour le transporter. Quant aux animaux, c’étaient ceux d’un conducteur d’ours et de loup savants...
3« C’est une des plus jolies histoires que nous avons entendues », déclare Pierre, et l’on s’explique cette préférence puisqu’il s’agit d’un récit tourné vers sa propre négation, et transformant en éléments de gags – fussent-ils macabres –, les faits les plus inquiétants, survenus dans une auberge, ce lieu à vocation romanesque.
4Il n’est pas indifférent de constater que Les Bons enfants se terminent sur l’annonce des Deux nigauds. En effet, Innocent et Simplicie sont d’abord caractérisés par leur envie furieuse de voir autre chose, de quitter leur milieu, et de vivre à Paris ; aucun argument ne peut les détromper, et la comtesse conclut : « Nous nous amuserons peut-être plus qu’ils ne le voudraient des aventures dont ils seront victimes et dont je vous raconterai tout ce que je pourrai découvrir. »
5Aventuriers à leur façon, Innocent et Simplicie ne connaîtront que déceptions et humiliations. La comtesse n’a que faire du roman de formation, et l’épreuve du monde a moins pour effet d’aguerrir le héros que de lui faire sentir la vanité du mouvement. Le voyage pour Paris n’est qu’une suite de gags qui ne constituent pas une intrigue, comme le montre la lettre de la bonne Prudence aux parents d’Innocent et de Simplicie. Enumérant tous les incidents survenus à ses petits maîtres, elle en tire un récit des plus absurdes qui est en même temps une sorte d’exercice pour le jeune lecteur qui a suivi ces événements et qui peut critiquer la relation qu’elle en fait :
Monsieur et Madame,
J’ai l’honneur de vous faire part de notre arrivée. Nous avons eu tout plein d’aventures en route et dans cet affreux Paris, qui n’a pas du tout l’air comme il faut ; les gens n’y sont pas honnêtes ; ils vous rient au nez, vous éclaboussent et vous bousculent en criant, puis ils vous font tomber dans la crotte. Monsieur et Madame pensent que ce n’est pas des bonnes manières. En diligence, un vaurien de chien a dévoré le beau morceau de veau rôti que j’avais préparé pour mes jeunes maîtres ; heureusement qu’un brave polonais a jeté par la fenêtre le chien et la dame avec. Les Polonais sont de braves gens ; ils ont tué beaucoup de Russes, parce qu’ils avaient les jambes dévorées de vermine...
6« Je peux dire que Mam’selle se repent déjà de son voyage et que la leçon de Monsieur commence son effet » : à peine partis, les deux nigauds comprennent l’inanité de leur ambition. Héros bourgeois, ils aspirent au changement, à la différence des petits nobles. Il leur arrivera donc des « aventures », et le livre qui leur est consacré est un des plus animés, des plus bigarrés, de la comtesse. Mais celle-ci travaille contre le Balzac du Père Goriot, et Mme Bonbeck, qui les accueille, ne leur transmettra aucun savoir, aucun mot de passe pour conquérir le monde. Le récit de Prudence est comme une propédeutique bouffonne à l’enseignement qu’il faut tirer de cette histoire. Des événements aussi dérisoires ne peuvent prétendre au statut d’aventures, et la classe bourgeoise est ridicule en cela même qu’elle veut « monter », connaître le monde. Sur ce point, on serait du côté de l’ironie flaubertienne, et certaines scènes, comme celle du voyage en diligence, font penser au Maupassant de Boule de suif, ou de La maison Tellier, de même que la scène en police correctionnelle est digne des Tribunaux comiques.
7A l’inverse, le voyage du retour se passe à merveille, « aucun incident fâcheux ne contraria leur bonheur : leurs compagnons de route ne disaient rien et ne les gênaient pas [...] On descendit, sans autre aventure, à la ville où les attendait la voiture de M. Gargilier. » Ainsi guéris, Innocent et Simplicie se retrouvent au centre d’une communauté qui retient les polonais ; « la vie des habitants de Gargilier s’écoula heureuse et paisible [...] ils vécurent en famille, aimant la campagne, s’occupant de leurs biens et des pauvres et redoutant Paris. »
8Le récit de Prudence, nous l’avons déjà suggéré, se révèle particulièrement instructif : il nous montre ce qui importe pour la comtesse, moins les événements eux-mêmes que les différentes relations qui peuvent en être faites. Dès lors le personnage est saisi dans sa capacité à redire ce qui s’est passé et qui est déjà connu du lecteur. La plupart des romans sont ainsi conçus qu’ils reviennent sans cesse sur les mêmes faits, racontés à de nouveaux interlocuteurs. Nous sommes dans un monde où les personnages doivent, d’une manière ou d’une autre, être mis au courant de la vérité, comme l’auteur, le lecteur complice de l’auteur, et sans doute comme Dieu, qui voit tout. Ce principe de vérité fait qu’un mensonge réussi sera immanquablement découvert, pour des raisons morales sans doute, mais d’une morale touchant à l’organisation même du monde, plus qu’au péché. Il est presque impensable que le vrai ne soit pas dit.
9Ainsi, dans Après la pluie le beau temps, les mensonges de Georges commandent le récit, puisqu’il s’agira à chaque fois de déjouer cette imposture véritablement insupportable. Mais le menteur se présente comme la figure privilégiée d’un monde qu’il anime de ses récits. « Tu sais que ma tante déteste les faussetés », dit Paul à Sophie (Les Malheurs de Sophie). Voire, car dans les épreuves que Mme de Réan inflige à Sophie pour forcer son impatience plus que pour l’aguerrir, il entre beaucoup de théâtralité et de mensonge : elle se garde bien de dire toute la vérité. Et les mensonges de Sophie constituent une parfaite réplique qui prouve l’efficacité de l’apprentissage ; ayant mangé presque tous les fruits confits, elle se demande quelle sera l’invention la plus efficace, mais Mme de Réan, qui démêle le vrai du faux, lui demande : « Et comment espérais-tu me le cacher ? » Sophie vient d’avouer sa faute, et la question n’a plus d’objet. Ce qui intéresse Mme de Réan, c’est bien l’espèce de jeu verbal dans lequel elle enferme sciemment Sophie et auquel elle va ici l’exercer.
– Je voulais vous dire, maman, que c’étaient les rats qui l’avaient mangée.
– Et je ne l’aurais pas cru, comme tu penses bien, puisque les rats ne pouvaient lever le couvercle de la boîte et le refermer ensuite ; les rats auraient commencé par dévorer, déchirer la boîte pour arriver aux fruits confits. De plus, les rats n’avaient pas besoin d’approcher un fauteuil pour atteindre l’étagère.
10Autrement dit, le lecteur prend, en même temps que Sophie une double leçon, de choses et de mensonges. Il existe un art de passer pour vrai. Mais dans cet univers, il ne se révèle jamais efficace : il faudrait faire coïncider le réel avec notre intérêt ou notre désir, il faudrait que ce qui s’est passé n’ait pas eu lieu, mais la fiction ségurienne, tout en vivant de ces vains efforts, repose sur l’interdiction radicale de tromper. Sorte de morale d’auteur, qui forge un monde à l’image de la création, c’est-à-dire un monde vrai. On sait que cette question du vrai et du faux est celle que posent avant tout les enfants confrontés à une histoire, et sur ce point la comtesse se place là où son public exerce son jugement critique.
11Le mensonge, la confession ou l’aveu ne sont finalement que des formes de la « relation » prise dans un double sens : raconter, se lier. Les enfants s’exercent sans cesse à cette relation, toute entière dans l’oralité, autre gourmandise qui rapproche la parole de l’aliment. Quant au lecteur, toujours bien informé, il éprouve le sentiment d’une toute-puissance, égale à celle de l’auteur, qui est lui-même dans la position tutélaire de Dieu à l’égard des hommes et des choses. On est « dans la confidence », – ce qui semble être le propre de la théâtralité à la différence du roman. En ce sens, la comtesse se situerait dans le lignage marivaudien de la « dispute », assise sur des récits ou des épreuves qui sont autant de mises en scène élaborées par les personnages eux-mêmes.
12La vérité demande le plus souvent une enquête. Le vol d’une poupée permet des déductions et des interrogatoires qui laissent attendre une enquête comme les affectionnera Enid Blyton. Si l’on peut voir le roman policier, du moins dans ses origines, comme une forme liée au rétablissement de l’ordre après un désordre passager, l’œuvre de la comtesse anticipe sur un genre qui connaîtra le succès dans les bibliothèques enfantines.
13Il y a donc un usage de la parole et du récit, qui devient un acte. Le mensonge comme la confession visent à des effets, et en produisent. Raconter n’est jamais gratuit. « Je ne vous demande pas du tout la discrétion que vous me promettez. Parlez, racontez, commentez, ce sera pour le mieux », s’exclame Mademoiselle Primerose dans Après la pluie le beau temps. Affichant le programme ségurien, elle satisfait à la fois à ses penchants pour le commérage et aux exigences d’une morale fondée sur le vrai. « Parlez, racontez, commentez », c’est aussi un programme de société de Cour, le seul apanage qui reste à l’aristocratie, même sous sa forme dégradée, et qui est ici transmis aux enfants. Après la pluie le beau temps se constitue ainsi en exégèse puérile, qui recouvre un événement de multiples relations et interprétations.
14Dès le début, un fait assez mince va subir ce traitement, cette amplification qui devient la matière du drame. En effet, sur les instances de son cousin Georges, Geneviève a fini par s’aventurer dans des ronces dont ils sortent tous deux égratignés et les vêtements en loques. « Geneviève espérait que Georges dirait à son père que ce n’était pas elle, mais bien lui qui avait voulu aller à travers bois », mais celui-ci se tait après avoir simplement déclaré : « Nous venons du bois, papa, il ne nous est rien arrivé. » C’est donc Geneviève qui se fait gronder par son oncle et tuteur, le père de Georges. A sa bonne qui la gronde à son tour, elle dit le vrai : « Pardon, ma bonne ; Georges a voulu revenir à travers le bois ; les ronces et les épines ont déchiré ma robe, ma figure et mes mains. Et mon oncle m’a grondée. » D’un point de vue strictement « fonctionnel », ce récit est inutile, puisqu’il ne nous apprend rien que nous ne sachions. La comtesse aurait pu écrire simplement : « Geneviève lui raconta ce qui s’était réellement passé. » Si économe de ses moyens en ce qui concerne le récit, elle s’attarde sur l’émergence de la vérité à travers de multiples tentatives. Une mésaventure aussi mineure déclenche un propos obsessionnel sur la vérité, et tout le second chapitre du livre se passe à confronter des témoignages qui sont autant d’occasions de raconter à nouveau cette mince anecdote. Aux visiteuses, Mme de Saint-Aimar et Melle Primerose, qui s’étonnent de l’allure de Georges, encore vert de la tête aux pieds, Geneviève répond en effet par un mensonge pieux : « Non, madame, c’est en m’aidant à me tirer des ronces qui me déchiraient, que le pauvre Georges s’est sali et un peu écorché. » Cette nouvelle version des faits se répand très vite, jusqu’à Pélagie, la bonne, qui se montre très étonnée. Mademoiselle Primerose devine qu’il y aura matière à faire quelque commérage : « J’y vais avec vous, ma bonne Pélagie ; nous lui ferons raconter la chose. » On se précipite sur Georges pour le faire parler, ce qu’il se refuse à faire : « Il ne m’est rien arrivé du tout ; je n’ai rien à raconter, ma cousine. » Questionnant habilement Geneviève, Melle Primerose apprend ce qui s’est passé et se rend auprès de M. Dormère auquel elle raconte d’abord la version des faits si pieusement mensongère de Geneviève, s’amusant à faire passer Georges pour un héros avant de révéler la vérité.
15Le roman se poursuit selon ce principe, chacun usant de ses récits pour faire pression sur les autres, et Georges voulant même persuader Geneviève de sa propre version des faits, jusqu’à ce que la bonne se décide à révéler ses faussetés à son père. Ce que celui-ci reprochera à Geneviève : « ne fais donc par l’innocente. Ce n’est pas à moi que tu t’en plaignais, mais à ta bonne, qui allait le raconter à tout le monde. »
16Le monde de M. Dormère repose sur un mauvais usage de la parole. Monde noir, « balzacien » a-t-on pu dire, puisque l’intrigue va se nouer autour de l’héritage de Geneviève, orpheline comme Sophie. En face de lui un nègre, issu en quelque sorte des Vacances, représente la clarté. L’irruption du nègre Ramoramor dans le roman marque en effet le rappel du véritable modèle enfantin, reprenant les motifs des premiers romans, le voyage sur les mers, l’inspiration discrètement puisée chez Bernardin de Saint-Pierre et surtout parce que le nègre est porteur d’une autre parole, d’un récit jubilatoire à la fois dans son contenu et dans sa forme. Le parler « petit nègre », en effet, participe d’un plaisir masticatoire qui est resté enfantin. Ramoramor, dont le nom donne à lire le mot « amour » dans les deux sens, est tout entier dans l’oralité, évidemment pourvu du don de narrer et d’un appétit formidable, vivant complètement dans l’expansion, au contraire de M. Dormère, toujours sur sa « réserve ».
17Se retrouver, c’est d’abord échanger son histoire : « Pélagie et Geneviève emmenèrent Rame dans leur appartement ; ils causèrent longtemps. Rame raconta son histoire ; Pélagie et Geneviève racontèrent la leur depuis trois ans qu’ils étaient séparés. » Le nègre représente donc ici l’enfance demeurée, la forme domestiquée de l’exotisme qui anime la vie tranquille. Et Melle Primerose, personnage également enfantin dans son emportement, s’en empare : « Rame avait des histoires sans fin à lui raconter, tant du passé que du présent ; elle était au courant de la vie de Geneviève, de ses parents, de M. Dormère, comme si elle ne les eût jamais quittés. » Mais, ce faisant, Ramoramor peut exercer un chantage sur elle : « Et Rame plus raconter d’histoires à mam’selle Primerose ; pas dire quoi dit moussu Dormère, pas raconter quoi fait moussu Georges, moussu Jacques. Mam’selle Primerose plus rien savoir ; voilà. »
18On n’en finirait pas de relever dans toute l’œuvre les moments où l’on raconte les événements que le lecteur a déjà vu se dérouler. Dans Les Petites filles modèles, un chapitre se nomme « Les Récits », un autre dans Les Vacances : « Fin du récit de Paul », et dans Diloy le chemineau : « Récit des enfants à leur bonne ». Dans le chapitre XXIII des Petites filles modèles, Camille et Madeleine, d’ordinaire si réservées, ne tiennent plus en place en attendant que Sophie et Marguerite soient éveillées pour raconter leur escapade dans la forêt. Camille, embrassant Marguerite, l’invite donc à parler, et à dire si elle a eu des dangers à courir. Marguerite fait le récit de ses « aventures », que le lecteur lit donc une seconde fois, tandis que Camille et Madeleine écoutent « avec un vif intérêt mêlé de terreur ». Les commentaires de Mme de Fleurville, exagérant les dangers courus, ajoutent encore de l’intensité au récit que Sophie vient ensuite compléter « par quelques épisodes oubliés ». Etant la coupable puisqu’elle a entraîné sa petite amie dans les bois, elle exprime son remords, tire la morale de l’histoire mais pour en signifier l’importance particulière : « elle assura que cette journée ne s’effacerait jamais de son souvenir, et dit que, lorsqu’elle serait grande, elle ferait faire par un bon peintre le tableau de cette aventure. » En somme, cette désobéissance donne la peur du grand monde, mais aussi le prétexte à effusions, voire célébrations, laissant une trace impérissable comme toutes ces bêtises que les enfants se rappelleront deux ans plus tard, au début des Vacances. En échange de ces récits, Mme de Fleurville parlera à son tour, détaillant avec complaisance aux petites imprudentes ses craintes et ses recherches, leur offrant donc une sorte de récompense. Même l’absence d’événement motive la parole, comme on le voit plus loin, quand Sophie demande à Camille, qui sort de quarantaine après avoir eu la petite vérole, de raconter si elle s’est « bien ennuyée ».
19Dans Diloy le chemineau, la rencontre de Félicie avec Diloy, puis le combat de ce dernier contre un ours échappé d’une ménagerie, déclenchent une série de récits d’autant plus embrouillés que Diloy est ivre et que Félicie veut cacher la honte d’avoir été fouettée par lui. Aussi le petit frère et la petite sœur font-ils à leur bonne une relation incohérente qu’ils reprendront devant leur oncle. Comme la bonne Prudence des Deux nigauds, ils juxtaposent des scènes différentes, proposant ainsi au jeune lecteur un véritable jeu : celui-ci, placé devant un mauvais récit, est implicitement sollicité de remettre en ordre les éléments du puzzle. De manière indirecte, la comtesse propose en quelque sorte des exercices pratiques sur la narration, allant pour cela jusqu’à faire répéter trois ou quatre fois la même histoire devant des publics différents. En même temps, raconter, c’est témoigner de l’intérêt aux autres, leur signifier qu’ils nous importent : si Félicie aimait sa bonne comme elle devrait l’aimer, déclare Mme d’Orvillet, elle aurait senti le besoin de lui raconter le danger qu’elle a couru.
20La recherche de la vérité sur la nature exacte de l’événement survenu à Félicie s’apparente à une autre enquête policière, personne ne pouvant se satisfaire de l’incertitude. Avec plus de brièveté, une même recherche se développe dans Un bon petit diable, lorsque l’altercation entre Mme Mac Miche et un charretier donne l’occasion à tous deux d’exposer leur version des faits. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer le mensonge, faute capitale dans ce petit monde, mais de faire constater la fragilité du témoignage, qui implique une méfiance ou un exercice de la raison. Cet exemple est aussi le prétexte de scènes comiques, puisque celui qui raconte mal devient risible s’il n’est plus un petit enfant. Ces moments apparaissent comme les plus excités, relevant de ce qui est ici la source principale de jouissance, l’oralité.
21Il est cependant des usages moins euphoriques de la parole, et notamment dans La Sœur de Gribouille. Gribouille, d’abord, a un vrai nom que personne ne relève, comme celui de Fédora dans Les Malheurs de Sophie, et qui est fort instructif, Babylas. Si le babil du tout jeune enfant est habituellement reçu avec fierté et tendresse, c’est au contraire un babil inconsidéré qui, sans arrêt, perd Gribouille. Disant d’une certaine manière la vérité, il la dit mal à propos, et surtout, il entend mal, il prend les mots au pied de la lettre. Dans le même roman, la comtesse de Ségur oppose à cet usage inconsidéré de la parole, une autre déviation, représentée par la médisance, que ce soit celle de Rose, celle de Mme Piret, celle de Mme Grébu, « les bonnes langues », ou celle de Phrasie et de Nanon. La Sœur de Gribouille développe, par exception, une théorie de l’incommunicabilité entre les hommes et les différentes classes sociales, faisant de l’étrangeté un poids tellement lourd à porter qu’il conduit à la mort.
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