Chapitre 3
L’effacement du père
p. 125-141
Texte intégral
Le succès et le nom de la comtesse entraîneront et favoriseront la vocation et la carrière de deux de ses filles dans la « Bibliothèque Rose », Olga et Henriette. La première à entrer dans la carrière littéraire, bien qu’elle fût la plus jeune des enfants, Olga de Pitray, a laissé davantage de traces que sa sœur, et la correspondance de la comtesse nous montre que celle-ci eut à cœur de favoriser une vocation qui prenait modèle sur la sienne.
1Le 13 mars 1865, une lettre à Emile Templier lui propose « un nouveau collaborateur », « ma fille, Mme de Pitray, qui écrit de très jolies histoires pour les jeunes enfans. Elle a beaucoup d’esprit, une imagination active, une gaieté inépuisable ; elle est jeune et active, de sorte qu’elle réussira, je n’en doute pas, à donner de la valeur à votre collection rose. » Le 2 mai, la comtesse annonce l’envoi du manuscrit, Les Petits et les Grands normands1, dont le titre définitif sera Les Débuts du gros Philéas, le plus réussi des nombreux ouvrages d’Olga, auquel celle-ci donnera une suite tardive, mais à la maison catholique Gaume, Voyages abracadabrants du gros Philéas. Ses liens avec Hachette et la « Bibliothèque Rose » sont en effet moins étroits que ceux noués par sa mère, qui fut, comme Jules Verne, l’écrivain d’un seul éditeur. Certains de ses livres paraissent donc dans des établissements plus en accord avec son engagement ultramontain, Christophe Colomb, vie populaire chez Tolra et chez Marc Barbou, La Journée du petit enfant chrétien chez Gaume, Vie populaire de Jeanne d’Arc pour la jeunesse française chez Taffin-Lefort, etc.
2Les Débuts du gros Philéas s’attachent à décrire le petit monde de la région de Laigle, d’une manière fort pittoresque qui semble avoir influencé sa mère, notamment dans les scènes champêtres de Diloy le chemineau (1868). Les familles Ségur et Pitray y sont célébrées, la comtesse apparaissant sous le pseudonyme si transparent déjà forgé par elle, de Rugès. Le maire de Vély, c’est-à-dire le village de Livet, proche des Nouettes, est M. de Marsy, qu’Olga aurait pu nommer Traypi, puisqu’il s’agit de son mari, Emile Simard de Pitray, particulièrement chéri par Sophie. Tous ses enfants sont présents, du moins par leurs prénoms, Jacques, Jeanne, Paul et Françoise. Ne manquent que Marguerite, morte en 1863 à l’âge de quatre ans, et Louis, qui ne naîtra qu’en 1872.
3Olga n’oublie pas de rendre hommage au talent de sa mère, et même de lui faire quelque publicité. Alors qu’un précepteur ennuie la petite Jeanne en lui faisant réciter les commandements de Dieu et de l’Eglise, celle-ci s’exclame : « J’aimerais pourtant bien entendre parler du bon Dieu et de la Sainte Vierge ! Un jour, grand-mère m’avait lu de très jolis petits évangiles faits par elle ; ça m’intéressait beaucoup. Moi, je les demande à grand-mère. Elle dit à Monsieur : tenez, gardez-les, vous les lirez à Jeanne en lui expliquant bien les détails de la vie de notre Seigneur. – Oui, madame, dit-il avec douceur ; mais bah ! il n’a seulement pas ouvert le livre une seule fois depuis. »
4Mais, grande amie de Louis Veuillot, dont elle était sans doute plus proche que sa mère du point de vue politique si l’on s’en tient à la correspondance qu’ils échangeaient, Olga abandonne souvent le cadre aimable de la chronique villageoise pour une littérature engagée, davantage dans le style des productions de Lefort, même si son plus grand succès, Le Château de la Pétaudière, encore édité en 1923, avait paru dans la « Bibliothèque rose ». Le lieu de l’action, situé en Bretagne, traduit sans doute le souci de reprendre l’œuvre ségurienne là où l’a arrêtée la disparition de son auteur : le livre est écrit en 1876, deux ans après la mort de la comtesse, et dans une période qui suit la défaite de 1870, la Commune, l’instauration de la IIIème République, autant d’événements mal vécus par la famille. Aussi, la gaieté s’est-elle envolée, et l’inspiration serait-elle plutôt à chercher du côté de L’Imitation de Jésus-Christ dans laquelle s’absorbe le petit Yvon, mais d’une Imitation mal lue et détournée dans le sens de la mortification. Un des derniers chapitres, consacré aux événements de 1870, exprime l’idée tant remâchée par les milieux cléricaux, et notamment dans les livres de l’éditeur Lefort, d’une culpabilité et d’une punition collectives :
Dans cette agonie d’un pays visiblement coupable et visiblement puni, M. de la Taudière et les siens fournirent leur large part de larmes et de prières.
5Mais le livre donne encore l’occasion de renvoyer allusivement à l’histoire de la famille Ségur, puisque deux personnages, Yvon et Régina, font penser, mais de manière inversée, à Gaston de Ségur, qui devint aveugle, et à sa sœur Sabine, qui entra au couvent. Ici, l’un annonce à sa famille sa vocation religieuse, tandis que sa sœur déclare qu’elle ne voit plus, dans une scène très proche du récit fait par Anatole. Quant à la dédicace, tout en se voulant très proche du modèle maternel, elle traduit également une inspiration moralisatrice plus marquée :
dedicace
a ma fille françoise
Ce livre t’est destiné, chère enfant. Puisse-t-il te montrer ce que peut la religion sur de nobles natures ! aucun défaut n’est assez grand pour résister à la douce influence d’une piété patiente et saintement tenace. Je te souhaite de vivre comme ma petite héroïne, Marie-Ange. La vie chrétienne est le seul vrai bonheur ici-bas. Heureux ceux qui comprennent vite cette grande vérité ! Heureux ceux qui la mettent résolument en pratique ! Ceux-là traversent paisiblement les douleurs de la vie et voient avec calme arriver la fin de leur existence, appuyés qu’ils sont sur la croix de Jésus et le bras maternel de la Vierge immaculée.
Ta mère affectionnée,
Olga de Ségur
Vicomtesse de Simard de Pitray
Livet, 1876, 24 septembre, fête de Notre-Dame de la Merci.
6Le 13 août 1871, c’est pour Nathalie, devenue Mme de Malaret, que la comtesse de Ségur intervient : « elle vous demande entre autres la traduction d’un charmant ouvrage, Sybil’s Second Love. Elle sait parfaitement l’anglais et elle a un très bon style en français. Si vous vouliez bien lui adresser deux traductions par an [à cinq cents francs le volume], nous serions bien contents... »2Quant à Henriette, née en 1829, elle publie sous le nom de Mme Armand Fresneau, née Ségur, des ouvrages qui auront peu de retentissement : Une année du petit Joseph, ouvrage imité de l’anglais de Jane Marcet (1865, « Bibliothèque des petits enfants »), Comme les grands (1886), Thérèse à Saint Domingue (1888), Les Protégés d’Isabelle (1890), Deux abandonnés (1892). Cette carrière tardive, ébauchée après la mort de la comtesse, traduit sans doute le souhait de prolonger le personnage de Sophie, ce qu’Henriette avait commencé de faire après la vente du château des Nouettes, en accueillant le plus souvent possible toute la famille chez elle, à Kermadio, où tous essayaient en quelque sorte de retrouver l’atmosphère d’antan, comme si le temps n’avait pas passé.
7L’écriture semble donc une occupation naturelle, presque une obligation, pour ne pas déroger. La famille Ségur restera fortement présente dans la « Bibliothèque rose », où l’on trouvera en 1905, outre les œuvres de la comtesse, sept romans d’Olga de Pitray, quatre d’Henriette Fresneau, et une de la marquise de Moussac, fille aînée d’Henriette, Popo et Lili, histoire de deux jumeaux. Dans cette famille, il faut tenir un rôle, d’homme ou de femme de lettres, et la dimension de jeu reparaît constamment : si Gaston de Ségur est un nouveau François de Sales, les filles de la comtesse jouent à la comtesse de Ségur, et dans cette entreprise d’illustration du nom, l’humilité, même sincère, est aussi une arme. En 1847, dans la préface qu’il écrit pour ses Fables et qu’il intitule significativement Les Oiseaux ambitieux, Anatole de Ségur dévoile cette soif de notoriété qui vient troubler l’être le plus comblé. Après avoir évoqué des oiseaux auxquels ne manque ni le vivre, ni le couvert, ni l’amour d’une mère, il ajoute :
Mais depuis que la terre est terre
Et que les hommes sont des fous
Notre plus grand travers à tous
Et notre étemelle misère,
C’est le démon du changement
Un jeune homme épris de gloire
Met au monde un écrit qu’il admire en son cœur
Et tout palpitant d’espérance,
Il imprime son œuvre et se livre au lecteur
Et sous la raillerie ou sous l’indifférence
Tombent en un moment ses rêves de bonheur !
8Sur la fin de sa vie, la comtesse reçoit précisément d’un érudit de province, admirateur de Lamartine, un long poème intitulé La Conteuse, Sophie Rostopchine. Le 5 novembre 1873, elle lui envoie ses remerciements et quelques conseils pour réussir. En 1875, le poète, Emile Labroue, publiera cette lettre en tête d’une plaquette, Poèmes intimes (délassements rimés), qui contient également son poème sur la comtesse, dont voici quelques strophes :
Je la connus, c’était aux champs ;
Elle était vieille, mais aimable ;
Quelle causerie agréable !
Elle charmait comme à vingt ans.
A l’heure où monte la prière
Vers le séjour des bienheureux,
Elle venait des malheureux
Visiter la triste chaumière.
Rêveuse, elle écoutait le chant
Du soir ; jeune, elle aimait l’aurore
Maintenant, le soleil qui dore
Au loin les monts en se couchant.
Souvent son œil baigné de larmes
Errait sur l’horizon lointain
Elle pensait à son Kremlin,
A son enfance, à ses alarmes.
Souvent, de sombres bataillons
Que le feu de Moscou harcèle,
Semblaient se dresser devant elle,
Dans le silence des vallons.
Les enfants faisaient ses délices,
Elle était leur ange gardien,
Leur montrant la route du bien
Et le sentier sombre des vices.
Quelle heureuse fécondité
Chez cette femme octogénaire !
Comme ses récits savaient plaire
Par leur douce simplicité !3
9Poème sans doute remanié, puisqu’entre temps la dédicataire est morte, d’où une ambiguïté sur la signification de l’imparfait ou du verbe partir, qui semble à la fois indiquer un déplacement, « elle est partie à Paris », et un départ définitif, d’ailleurs pressenti par Sophie de Ségur dans sa réponse :
Merci mille fois, cher Monsieur Labroue, de votre belle et charmante pièce de vers.
Fort heureusement, vous l’avez composée au temps où le modèle, prêt à disparaître, ne pourra être comparé à l’inspiration de l’auteur et laissera au lecteur l’impression que laisse toujours une belle pièce de poésie prenant sa source dans un noble cœur et une vaste imagination. Tâchez de vous rencontrer avec Hugo ; composez avec lui et vous aurez du renom. Pour arriver à la célébrité, il ne suffit pas de bien faire : il faut encore la chance d’un nom qui patronne le vôtre et vous lance dans le monde poétique et puis un sujet qui intéresse et qui émeuve, et vous voilà connu, loué avec admiration.
Ce patronage est indispensable pour arriver. Pour commencer, c’est ennuyeux parce qu’il faut attraper la piste et la suivre avec acharnement ; mais quand on est dans le courant, on avance tout seul, sans se donner ni peine, ni mouvement.
Adieu, cher Monsieur Labroue, mille amitiés.
Sophie Rostopchine, Comtesse de Ségur4.
10A l’homme modeste, qui n’a pas de grand nom pour l’introduire, on ne prêche ni la révolte, ni l’ambition agressive qui attaquerait de front. On propose bien plutôt une tactique d’insinuation qui rappelle la douceur avec laquelle des personnages, Blaise, Jean ou Julien, se tenant au plus près de leur protecteur, en recueillent le trop-plein. Machiavélisme innocent qui frappe d’autant plus que la comtesse détestait et la poésie et Victor Hugo, l’ennemi de son fils Gaston. Mais toujours attentive à la marche exacte de la vie sociale, elle manifeste une pleine conscience des avantages de la notoriété.
11De patronage, Mme Armand Fresneau ne manquait pas, puisqu’à la gloire maternelle s’ajoutait le renom du mari, homme politique actif et auteur lui-même d’ouvrages sérieux, significatifs de ses préoccupations : Rapport adressé à M. le comte de Ségur d’Aguesseau (Comment on peut quintupler le revenu d’une ferme bretonne), L’Atelier français en 1879, Evêques et professeurs, réflexions sur les balances de l’état. Préoccupations partagées par la comtesse, laquelle, à l’instar d’un Eugène Sue traitant de la ferme-modèle de Bouqueval dans les Mystères de Paris, rêve d’une société capable de résoudre la misère grâce à l’amélioration de la productivité. Ainsi, à la fin d’Un bon petit diable : « la ferme prospéra entre les mains de Donald ; elle devint une des plus belles et la mieux cultivée du pays. Donald ne négligeait aucune portion de terrain ; tout était travaillé, fumé, soigné, et tout rapportait dix fois plus que lorsque Charles l’avait achetée. » Jacques Chenevière entrevoit ce beau-fils dans Jean qui grogne et Jean qui rit, lorsque le fermier Kersac évoque le propriétaire de Kermadio, « large en affaires et se contentant d’un gain fort restreint » : « Innocente réclame pour le domaine de son gendre »5. On retrouvera dans L’Usine et le Château d’Olga de Pitray le motif de la charité appuyée sur de bons rendements.
12En définitive, c’est cette « publicité » constante qu’il nous faut retenir. Cette famille qui s’active pour le dogme de l’immaculée Conception, comme en témoigne la dédicace du Château de la Pétaudière, se montre en même temps proche des réalités matérielles, sachant que rien ne vient de rien. On est toujours « née » quelque chose.
13Cette référence à l’immaculée Conception n’est guère ségurienne, bien que le culte marial constitue, avec l’infaillibilité pontificale, le socle même de l’ultramontanisme. Mais la façon de présenter la généalogie, la mise en avant d’une dynastie littéraire, apparaissent aussi curieuses chez la mère et la fille, car si Olga rappelle son nom de jeune fille, Ségur, nul doute que celui-ci est devenu davantage le nom de la mère que celui du père. Exemple peut-être moins rare qu’il n’y paraît, de l’appropriation d’un patronyme par l’épouse et mère. Celle-ci se montre plus Ségur que les Ségur, bien qu’elle garde en réserve son nom de Rostopchine, lui-même rivalisant d’ancienneté et d’éclat. Dès lors, se réclamer de l’immaculée Conception prendrait un autre sens, si l’on pense à l’effacement du père dans le texte ségurien, et plus encore du grand-père, totalement absent, comme si la comtesse laissait le soin à Victor Hugo d’occuper cette place. Dans l’exceptionnel entrecroisement de biographies que se consacrent réciproquement les membres de la famille, la disparition d’Eugène de Ségur sera d’une rare constance.
14« Divorces : un enfant sur deux oublie son père », si l’on en croit le titre de l’hebdomadaire Le Point du 18 au 24 janvier 1988. Sans que cette séparation ait pris un tour officiel, il est clair que Sophie et Eugène ne vivent plus ensemble et que leurs enfants n’accordent guère de pensée à leur père. Tout se passe comme si l’épouse avait pris le nom de famille à son avantage, s’en était emparé pour le faire briller et le transmettre, occupant la place vide laissée dans la généalogie par le mari, alors que les biographies édifiantes, comme celle du chanoine Cordonnier, s’appliquent à reconstruire un couple parfaitement uni et conforme au modèle idéalisé de la famille.
15En 1875, Louis-Gaston publie Ma mère, souvenir de sa vie et de sa sainte mort ; Anatole l’avait précédé en 1870 avec Sabine de Ségur, en religion sœur Jeanne-Françoise et une Vie du comte Rostopchine (1872). Dans ces œuvres croisées, son Monseigneur de Ségur, souvenirs et récit d’un frère constitue une source d’informations particulièrement précieuse dans laquelle la plupart des biographes puisent sans toujours la citer. Anatole de Ségur consacrera plusieurs ouvrages à son frère, dont Les Fleurs de Monseigneur de Ségur, pensées et traits les plus touchants de sa vie. Autant de preuves d’affection au sein d’une famille très unie. Mais les grands de ce monde, s’ils se sont mis à cultiver la vertu, ne l’exercent pas dans l’obscurité et continuent de se donner en représentation, comme en témoignent les tableaux, qui sont également nombreux puisque la comtesse et son fils Gaston étaient d’excellents peintres. Leur premier sujet, c’est la famille et son château des Nouettes, si bien nommé puisque précisément tout s’y noue, comme l’a fait joliment remarquer Simone Muller. D’une part, le nom roturier, Desnouettes, qui venait de l’ancien propriétaire, le général Lefebvre-Desnouettes, est ennobli en devenant « des Nouettes », d’autre part « ce diminutif est à lui seul un programme, puisque, si le comte de Ségur rechigne bientôt à ces longs séjours campagnards dans lesquels se complaît sa femme, les Nouettes resteront néanmoins, pour la comtesse de Ségur et pour tous ses enfants, le lieu de réunion privilégié, celui où se nouent et renouent, au fil des étés normands, les liens d’affection les plus profonds »6.
16Anatole de Ségur n’écrivait pas autre chose quand la perte définitive de la vue par Gaston lui fait faire comme un rapprochement implicite : « il sentait instinctivement que l’heure du dénouement approchait, et en partant pour le château des Nouettes où il devait passer ses vacances près de sa mère, il s’attendait tellement à la crise finale, qu’il demanda à la Sainte Vierge, comme grâce suprême, non pas d’écarter de ses lèvres le calice, mais de lui permettre de revoir une fois encore ses frères et sœurs avant de fermer les yeux pour toujours au monde extérieur7. »
17Parce qu’elle n’est pas, ou qu’elle ne se sait pas encore, le nœud de vipères que Mauriac, grand lecteur de la littérature dévotieuse, verra dans la Famille, celle-ci peut donc s’exposer. De toutes les façons possibles, à la fois au contact des grands et des petits. Une des filles de la comtesse, Nathalie, dame d’honneur de l’impératrice Eugènie, figure avec celle-ci et les autres dames de compagnie dans un tableau connu de Winterhalten, tandis que les petites-filles de la comtesse seraient représentées sur les vitraux de l’église de Livet, d’après des témoignages locaux rapportés par Hélène Jaulme dans son article « L’Immortelle comtesse de Ségur à Laigle ». Il n’est jusqu’à un fils mort au bout de six semaines, Renaud, dont le souvenir n’ait été fixé « dans une peinture qui en prolonge la mémoire » par son frère Gaston : « De chaque côté de l’autel, où il s’est représenté, célébrant pour la première fois les Saints-Mystères, il a placé, portés sur des nuages et prosternés en adoration, les anges et les bienheureux, ses saints de prédilection. Au milieu d’eux une petite tête d’ange soutenue par des ailes déployées, rappelle à tous ce petit frère, dont il a essayé de reproduire les traits et dont l’ascension rapide au Ciel avait fait pour lui une protection dont il était fier8. »
18La comtesse de Ségur elle-même n’a-t-elle pas nourri cette équivoque perpétuelle entre fiction et réalité, en nommant Sophie la plus célèbre de ses héroïnes et en lui donnant le même jour de naissance qu’elle, ou en donnant à ses petites filles modèles le prénom de deux de ses petites-filles : « Mes Petites filles Modèles ne sont pas une création ; elles existent bien réellement : ce sont des portraits ; la preuve en est dans les imperfections mêmes. Elles ont des défauts, des ombres légères qui font ressortir le charme du portrait et attestent l’existence du modèle. Camille et Madeleine sont une réalité dont peut s’assurer toute personne qui connaît l’auteur » (Préface des Petites Filles Modèles). Les noms Rugès ou Traypi, utilisés dans Les Vacances, prétendent aussi désigner la famille, d’une façon faussement discrète mais néanmoins trompeuse. Car rien n’est fait de ce nom de Rugès, attribuÈ à des personnages presque inexistants, tandis que Mme de Fleurville semble bien peu tenir de Nathalie de Malaret, la mère de Camille et de Madeleine, dame d’honneur à la cour de Napoléon III.
19Olga de Pitray a voulu retrouver systématiquement les modèles dont sa mère avait pu s’inspirer. Elle s’attribue un certain nombre des aventures de Sophie, comme le fameux épisode de la chute dans la mare où ont été jetés des hérissons : « Alors qu’on faisait les foins (j’avais environ six ans), moi et les enfants des ouvriers jouions dans l’herbe. Nous y trouvâmes un hérisson et ses petits, ou plutôt un faucheur les trouva et nous les donna. » Les enfants décident de les jeter à l’eau pour voir s’ils savent nager et Olga tombe : « Ah ! quelle sensation bizarre j’éprouvai alors ! Accroupie dans cette vase, je me disais, tout étourdie de cette chute, que je faisais un rêve affreux... J’avais les yeux grands ouverts et je voyais vaguement de la clarté au-dessus de ma tête [...] Je compris alors peu à peu que j’étais réellement dans la mare9. »
20Par un renversement du processus biographique, c’est la lecture qui forge des souvenirs, d’autant plus étonnants qu’ils ne jouent même pas le jeu du vraisemblable. Il reste que les noms des personnages, même ceux des petites filles modèles, peuvent tromper et dissimuler diverses identités possibles, puisqu’entre les deux filles jumelles de la comtesse, Sabine et Henriette, s’étaient noués des liens aussi étroits que ceux de Camille et Madeleine. Bien plus, ils auraient même inspiré Eugène Sue, et dans Le Juif errant, certains retrouvent les alentours des Nouettes, son moulin et son ruisseau, ainsi que le portrait d’Henriette et Sabine :
Greuze se fût inspiré à la vue de ces deux jolis visages coiffés de béguins de velours noir, d’où s’échappaient une profusion de grosses boucles de cheveux châtain clair, ondoyant sur le cou, sur leurs épaules et encadrant leurs joues rondes, fermes, vermeilles et satinées ; un œillet rouge, humide de rosée, n’était pas d’un incarnat plus velouté que leurs lèvres fleuries ; le tendre bleu de la pervenche eût semblé sombre auprès du limpide azur de leurs grands yeux, où se peignaient la douceur de leur caractère et l’innocence de leur âge10.
21Si peu de choses viennent étayer cette hypothèse, celle-ci n’en est pas moins séduisante pour le lecteur comme pour la famille, qui figure en palimpseste et peut faire l’objet d’une véritable dévotion, parce qu’en elle se confondent l’amour des proches et celui de Dieu. Ainsi, quand Jules de Trénilly fait un cadeau à Blaise, il lui en explique l’origine :
“Mon cher Blaise, je ne t’ai pas encore fait mon petit présent ; le voici ; accepte-le comme la preuve d’une amitié qui durera aussi longtemps que moi.”
En achevant ces mots, il lui passa au cou une jolie chaîne d’or avec un petit crucifix et une médaille en or de la Sainte Vierge.
“C’est béni par un saint prélat qui est devenu subitement aveugle, et qui donne à tous l’exemple d’une résignation si calme et si douce, qu’on se sent touché rien qu’en le voyant.”
22Le livre sur la sainteté qu’est Pauvre Blaise se trouve ici discrètement dédié à Monseigneur Gaston de Ségur, dont la cécité fut douloureusement ressentie par la comtesse, puis commentée en détail par Anatole de Ségur dans le livre qu’il consacra à son frère Gaston de Ségur, qui infléchit l’inspiration de sa mère, la détournant de ses racines « libérales » vers une dévotion entière, indifférente à ce qui n’est pas elle, dans cet ouvrage qu’il habite fondamentalement de sa censure sourcilleuse.
23Les Ségur s’installent donc des deux côtés du livre, sur le titre de couverture et dans le récit lui-même, sans savoir que d’autres mises en scène prolongeront celles-ci. Dans Le Centaure de Dieu de Jean de La Varende, Gaston, fils cadet du Marquis de la Bare, se rendant un jour à Tainchebraye, trouve la route de Laigle impraticable et prend un détour qui le conduit le long d’une haie délimitant un parc : « il remarque un petit enfant bien habillé, tout seul au bord d’un bassin. Soudain, avec la malfaisance irréelle et saugrenue des rêves, il vit le petit basculer et piquer une tête. L’Arrogant accomplit là un des plus beaux sauts-de-mouton de sa carrière... Dans la minute, Gaston, obligé de descendre dans l’eau à mi-corps, repêchait le marmot11. »
24Cet événement, archétype de la mythologie ségurienne, permet à ce Gaston, – qui porte le même nom que le fils aîné de la Comtesse –, de découvrir un château Louis XIII et « une vieille dame en robe pensée avec des nœuds violemment jaunes, bonnet aventureux, face olivâtre », qui « s’approche vivement, reçoit le petit qui hoquète, le calotte de trois gifles à réveiller les Sept Dormants. Puis, dans le même mouvement, le serre passionnément sur son cœur ; le baise, le rebaise, se barbouillant jusqu’aux sourcils de lentisques et de conferves... »
25Devenu « persona grata » dans cette maison « où, le silence, certes, ne régnait pas ! », Gaston complimente Mme de Ségur pour ses récits enfantins « qu’on lui payait assez généreusement ». Elle lui dit : « Vous êtes assis dans Les Mémoires d’un âne, et vous avez tiré Emile des Aventures de Gribouille. » Autrement dit, et bien qu’il ait pu y avoir plusieurs mares à proximité, Olga se souvient d’une chute faite dans une mare creusée seulement grâce au succès des livres racontant l’événement... D’ailleurs, comme il arrive souvent, c’est la fiction qui inspirera des prénoms familiaux, la comtesse conseillant à sa fille le prénom Christine, à cause de la Christine de François le Bossu, et Marguerite de Rosbourg donnant son nom à Marguerite de Pitray.
26L’ouvrage de Jean de la Varende, à mi-chemin entre l’histoire et la fiction, présente de l’intérêt en ce qu’il pose toute une série de questions sur la noblesse, la religion, le rapport aux domestiques, tous points sur lesquels le marquis de la Bare maintient les préceptes d’Ancien Régime, alors qu’il voit la grande aristocratie modifier son train de vie. Cette Normandie fait donc coexister les hobereaux encore imprégnés de chouannerie et des aristocrates peu suspects de romantisme. « La campagne entre Argentan et le pays d’Ouche est la plus distinguée de France. Qui passe aux haras du Pin se croit à Fleurville », écrit avec exagération Paul Guérande, qui oublie la médiocrité du château des Nouettes.
27Mais, si les habitants de Fleurville portent le nom de leur terre, la comtesse en a provisoirement adopté une qui n’est pas la terre natale des Ségur et qu’elle revendra. Loin de l’attachement à un terroir, elle fait figure de cosmopolite : « Russe de naissance, a dit un savant professeur, française par son mariage, mère d’un fils qui fut prélat romain, apparentée à des familles italiennes, elle est un peu cosmopolite. Pour combattre cette thèse, parlons de Mme de Ségur. En elle, rien de cosmopolite. Barrès eût dit : c’est une déracinée de Russie retrouvant terre en Normandie », écrit toujours Paul Guérande qui croit utile de dédouaner la comtesse d’un tel reproche12.
28Quoi qu’il en soit, la comtesse ne fait rien passer d’une sensibilité pour la maison familiale, « paternelle », sensibilité qui semble bien être une invention bourgeoise. Pas de retour en arrière, pas de tableaux de famille, dans son œuvre romanesque, au contraire de certains de ses futurs lecteurs, comme François Mauriac ou José Cabanis, toujours occupés à déjà se souvenir de ce qui est en cours. Des châteaux, ça s’achète et ça se vend. Déjà son père avait fait une bonne affaire lorsqu’il avait acquis Voronovo, en dessous de son prix. Il lui achète Les Nouettes, et elle-même suit de près l’achat du château voisin de Livet par sa fille Olga. Ce qui lui donne l’occasion de manifester ses idées en la matière :
A Livet, vous aurez du poisson, du gibier, du laitage, des produits de basse-cour, etc., etc. Vous y dépenserez peu. C’est Paris qui gruge.
Je suis très contente que votre décision soit prise quant au bâtiment neuf [...] j’aime l’espace, le confortable, mais pas l’excès du bien qui tombe dans le luxe des grands châteaux de millionnaires13.
29Comme dans La Nouvelle Héloïse, on ne cherche plus « une maison faite pour être vue, mais pour être habitée ». Les Nouettes seront vendues en 1872, « par une prémonition qui lui fait devancer en quelque sorte l’ultime détachement et l’ultime dénouement », comme l’écrit Simone Muller14. Mais cette vente reste un peu inexpliquée. La vieillesse, l’approche de la mort, auraient plutôt dû attacher davantage encore la propriétaire à son domaine. Au lieu de quoi, sur la fin de sa vie, elle voyage, allant de l’un à l’autre. Ce sont ses enfants qui souffrent de la perte des Nouettes. « Je suis déraciné », dira Monseigneur de Ségur.
30Finalement, rien de plus trompeur que ce nom de Nouettes. Ce n’est ni aux lieux ni aux généalogies que s’attache la Comtesse. Le château lui-même verra une succession de propriétaires, énumérés par Hélène Jaulme : Baudot, ancien pharmacien de Louis-Philippe, Meus et Kahn, le baron de Santos, M. et Mme Batanero de Montenegro, M. Strap, M. Biard, Mme Mahyeux, et enfin le département de l’Orne...
31Et pourtant cette étrangère a illustré ce canton de Normandie qui s’enorgueillit d’avoir accueilli son petit nid de nobles. Dans cette œuvre au monde mêlée avec vanité et humilité, l’image la plus significative est peut-être donnée par cette phrase d’Hélène Jaulme au début de son article sur « L’Immortelle comtesse de Ségur à Laigle » : « Si la ville de Laigle est connue du monde entier, c’est bien grâce à Cadichon. » Le plus modeste des animaux rend illustre une ville qui porte un nom guerrier, dont les habitants se nomment les Aiglons, toutes appellations encore significatives dans cette époque post-napoléonienne. Et si, en littérature, nous nous plaisons à croire au pouvoir de la « lettre », ce curieux acharnement de l’onomastique à se révéler emblématique ne peut que combler notre attente.
32Sous cette phrase, la première page de l’article offre un portrait de Rostopchine, qualifié de « barbare et spirituel ». Cadichon et Rostopchine résument toute l’affaire, comme si la mémoire ne pouvait que balancer entre l’héroïque et le simple ou le trivial. En somme, la ville de Laigle est connue par la fille du vainqueur de L’Aigle, et l’adresse qui ouvre les contes de fées, en rappelant son ascendance, loin d’être une simple formalité, annonce bien cet apanage de la noblesse, qui est de pouvoir confondre non seulement le privé et le public, mais aussi le réel et le légendaire. Comment entendre le nom de Laigle, si souvent écrit L’Aigle, à juste titre puisque la ville doit son nom à un nid d’aigle trouvé au XIème siècle ?
33L’œuvre la plus puérile ouvre ici une perspective sur les événements capitaux d’un siècle qui en son début fut par excellence celui de l’Histoire. Deux noms illustres, Ségur et Rostopchine, convoquent deux extrêmes, le libéralisme et le féodalisme, confrontés au travers de l’impérialisme napoléonien, dans la malencontreuse guerre de Russie, et dans cet incendie de Moscou, un événement prodigieux, hissé au rang d’un mythe, et fatal pour Napoléon. Catastrophe involontaire ou décision magnifique et barbare, attribuée au gouverneur Rostopchine, cette tragédie est à l’origine de toute une littérature où l’on retrouve notamment un Philippe de Ségur, auteur de L’Histoire de Napoléon et de la grande armée en 1812. Rostopchine lui-même s’expliquera par écrit sur les circonstances de l’affaire, en héros incapable de porter jusqu’au bout une si écrasante responsabilité.
34Néanmoins, l’Histoire lui faisait un présent de choix en lui accordant un destin à la mesure de la légende familiale, qui faisait des Rostopchine les descendants de Gengis Khan :
Ainsi se montent les généalogies imaginaires, postulat dont la postérité tire d’étranges propositions : tout le long de sa vie, selon Arlette de Pitray, le comte Rostopchine devait sentir dans ses veines l’impétuosité de son généreux aïeul. On dira qu’il suffisait d’y croire. Le comte Théodore Rostopchine, gouverneur de Moscou, se prenait donc pour tartare. Au bout du compte, il ne fut sans doute qu’un sauteur. Dans Guerre et Paix, Tolstoï l’a peint avec brio, montrant le mélange de grandeur et de démagogie, le beau parleur prisonnier de son mythe, le rodomont indécis, le faible jouant...15
35L’auteur de ces lignes, Paul Guérande, le montre se débattant toute sa vie « avec l’affaire du prétendu geste néronien » de l’incendie de Moscou, que tour à tour il nie et revendique. Sa petite-fille, Lydie Rostoptchine, rapportera ses paroles : « au passé, j’ai agi comme un démoniaque, ou comme un Asiatique ivre d’opium16. »
36Sophie est un enfant confronté à l’étemel commentaire d’un geste paternel aussi terrible qu’incertain, et décisif pour le sort de l’humanité. Comme l’écrit André Rétif, « l’histoire a gâté la petite Sophie. Il a fallu que de son vivant Napoléon, cet être de légende, réplique par certains côtés de Gengis Khan, envahisse la vieille Russie et trouve en face de lui le père de Sophie, gouverneur de Moscou17. » Voici donc un père dont la présence se fait obsédante, et qui vient s’inscrire contre l’absence précédemment constatée chez les Ségur. Son geste fait de cet homme un héros de roman autant qu’un acteur de l’Histoire, désigné à la gloire comme à l’opprobre. C’est Joseph de Maistre qui écrit par exemple :
M. le comte Rostopchine, avant de partir, fit ouvrir les prisons et emmener les pompes ; ce qui est assez clair ; ce qui ne l’est pas moins, c’est que sa maison a été épargnée et que sa bibliothèque n’a pas perdu un livre. Voilà qui n’est pas équivoque [...] Je doute que depuis l’incendie de Rome, sous Néron, l’œil humain ait rien vu de pareil [...] Je répète que la perte en richesse de toute espèce se refuse à tout calcul ; mais la Russie et peut-être le monde ont été sauvés par ce grand sacrifice.
37A propos d’un prétendu traître livré par Rostopchine à la foule, de Maistre ajoute que ce jugement est « une infamie au premier chef, aussi éloignée de l’état de civilisation que le lit de Procuste ou le taureau de Phalaris ; le comte de Rostopchine est le beau-frère de la princesse Alexis Gallitzin et ami intime des Golovin ; mais quoique je sois très assidu dans ces deux maisons, où je suis comblé d’amitiés, j’observe cependant que depuis plus d’un mois on ne m’y nomme plus ce personnage qui est en effet inexcusable sous ce rapport18. »
38Dans Guerre et paix, Tolstoï s’évertue à contester toute participation de Rostopchine à l’incendie de Moscou, bien qu’il place le personnage au centre de l’action de la troisième partie, après la bataille de Borodino. Et, si comme l’écrit Tolstoï, « les quinze premières années du XIXème siècle en Europe offrent le spectacle d’un extraordinaire mouvement de millions d’hommes, qui abandonnent leurs occupations habituelles, se précipitent d’un côté de l’Europe à l’autre, pillent, s’entre-tuent, vainqueurs ou désespérés », le père de la Comtesse figure au premier plan d’un événement hors du commun, vécu comme le coup d’arrêt d’une époque et d’une épopée. Mais Tolstoï ne dresse pas un portrait flatteur de l’homme, parlant des absurdités contenues dans les affiches pompeusement signées le prince sérénissime, et le dépeignant toujours indécis : « Et le comte Rostopchine lui-même, qui tantôt faisait honte au fuyards ; tantôt s’occupait de l’évacuation des bureaux ; tantôt distribuait des armes de pacotille à un ramassis d’ivrognes, tantôt levait une icône pour une procession ; tantôt défendait au métropolite Augustin de laisser sortir les icônes et les châsses [...] tantôt prenait sur lui l’incendie de Moscou, tantôt le niait, tantôt pour se débarrasser de la foule donnait un homme à massacrer tandis qu’il s’échappait lui-même par une porte de derrière [...] il jouait comme un gamin avec cet événement formidable et fatal que représentait l’abandon et l’incendie de Moscou ; de son bras d’enfant, il s’efforçait soit d’activer, soit d’enrayer cet énorme torrent populaire qui l’emportait dans son cours19. »
39Cet incendie qui fut au centre de l’histoire du monde, Sophie avait pu l’observer à loisir, aux dires de Gaston, qui entend l’inscrire dans son fonds privé :
En 1812, lors de l’incendie de Moscou, dont mon grand-père a été, sinon matériellement, du moins moralement, le patriotique auteur, ma mère, qui venait d’avoir treize ans, avait été envoyée, avec ma grand-mère et avec ses frères et sœurs, à trente-six lieues de la capitale, d’où elle voyait, m’a-t-elle dit, tous les soirs, pendant plus de huit jours, non les flammes même du grand incendie, mais tout l’horizon en feu, semblable à une aurore boréale20.
40Dans la préface de sa Vie du comte Rostopchine, gouverneur de Moscou en 1812, écrite pendant la guerre de 1870, Anatole de Ségur ne manque pas non plus de tirer parti d’un événement qu’il met en relation avec ceux du moment. Alors que son travail est interrompu par l’invasion du territoire français, il écrit : « les flammes de Paris incendié en ont presque éclairé la reprise et la fin. C’était une invasion aussi et l’incendie d’une capitale que je rencontrais dans la vie publique du comte Rostopchine : mais quelle différence... »21
41Le livre de Lydie, Les Rostoptchine, publié pour la première fois en 1919, fait l’éloge de Théodore, descendant « d’une ancienne, noble et illustre famille, provenant de Boris Davydov Rostoptcha », et passé le 18 novembre 1796, avec la mort de Catherine, d’ami obscur et dévoué en favori tout-puissant. Lui aussi est doué pour les lettres, qu’il pratique en amateur mais de manière suivie : Oh ! les Français ; Les Nouvelles ou le mort-vivant ; Pensée à haute voix sur le perron rouge de Sila Andreïevitch Bogatyrev ; et surtout Mes Mémoires, ou moi au naturel, écrits en dix minutes, un chef- d’œuvre de brièveté et d’esprit. Mais elle le montre cruellement trompé par son épouse, qui embrasse le catholicisme et monte une machination pour faire croire à la conversion de sa fille Lise, au moment de sa mort. Une grande partie de l’ouvrage est une charge contre cette mère qui aurait mis de force l’hostie dans la bouche de sa fille mourante, contre ce tyran implacable et sans entrailles, qui fait fouetter une femme enceinte et impose la terreur après la mort de son mari : la propriété de Voronovo envoyait annuellement à elle seule plus de gens en Sibérie que tout le reste du gouvernement réuni22.
42Lydie note que l’ambassadeur de Ségur parle d’elle dans ses Mémoires et que Lord Byron « lui consacre quatre lignes sanglantes, mais absolument calomnieuses, dans son Don Juan ». C’est donc encore une femme qui suscite le commentaire, un personnage que l’on peut mettre en scène, comme les autres membres de la famille, dans des ouvrages, mais qui est également animée d’un désir d’écrire, rédigeant des Conversations d’une grand-mère avec ses petits enfants sur les Saintes Ecritures, « petites merveilles reliées » qu’elle envoyait aux Ségur. Car Catherine Rostoptchine, selon Lydie, n’avait d’yeux que pour les Ségur, « elle ne pouvait aimer au monde que les Ségur, mais elle pouvait détester bien des gens ». Cette passion, elle la partage avec celle qu’elle voue aux perroquets, qui martyrisent les invités, criaillent, démolissent tout23. Révélation qui jette un curieux éclairage sur les rapports de Gribouille avec le perroquet de Mme Delmis, laquelle pourrait être une réincarnation bourgeoise de Mme de Réan, elle-même une autre Catherine Rostoptchine.
43Si le témoignage de Lydie est véridique, Catherine Rostoptchine cumule les défauts contre lesquels sa fille luttera tout au long de ses récits, la cruauté et le goût de la pompe. Lydie la montre dans sa promenade du matin, avec ses demoiselles de compagnie et une grande provision de chapelets : « Nous marchions groupés derrière ma grand-mère qui cheminait devant, absolument comme sur les tableaux représentant le Roi-Soleil se promenant à Versailles24. » Même outré, le portrait ne s’en appuie pas moins sur la problématique qui anime la Comtesse et autour de laquelle elle construit dès le départ le personnage de Mme Fichini.
44Car se pose ici la question : que faire du biographique ? Il ne s’agit pas simplement d’un récit de vie, à partir duquel on chercherait des traces dans l’œuvre, opération néanmoins obligée, quoi qu’on en ait, dès qu’on est possesseur d’un tel savoir. La lecture essaie toujours de réparer la fracture entre la vie et l’œuvre. Mais, en l’occurrence, le lecteur se trouve muni d’autre chose, d’un réseau de textes, d’un corpus où celui qui écrit devient décrit à son tour, si bien que le nombre important d’ouvrages consacrés à la comtesse mêle sans arrêt des observations sur le texte et des considérations sur la vie, empruntées sans référenciation précise à cet ensemble plus ou moins hagiographique ou polémique.
45Ainsi les exégètes voudront-ils voir dans tous les incendies de la fiction ségurienne, un reflet de ce gigantesque brasier qui prend les couleurs d’un décor d’opéra, et les critiques y trouveront l’occasion d’exercer « les méthodes d’investigation contemporaines », par exemple « les techniques psychanalytiques », Marc Soriano faisant ainsi de Sophie Rostopchine la « fille de Néron et de sainte Blandine »25. En fait, les circonstances qui entourent ces drames, dans François le Bossu comme dans Les Mémoires d’un âne, n’ont rien de commun avec ce spectacle où la famille ne craint pas pour elle, et le nombre même de ces sinistres est moins élevé que celui des noyades. Et quand les romans évoquent des incendies, ils les dépouillent de tout pittoresque, ils ne font pas rêver et ils menacent l’intégrité physique, en toute simplicité et en toute brutalité.
46De l’incendie de Moscou, la comtesse de Ségur ne retient que la métamorphose des souris, anecdote digne des contes de fées, d’autant qu’avec l’image d’une « aurore boréale » surgit le prénom par excellence de ces contes, Aurore, celui qui magnifie la féminité, trop magnifique peut-être : car l’itinéraire de la comtesse la conduit de cette aurore à la ville d’Aube. L’aurore et l’aube, c’est presque la même chose, mais le second terme est plus modeste. La fée Aurore, l’aurore aux doigts de fée, ce prénom qui dans la généalogie de George Sand touche au côté princier et magnifique, a quelque chose de plus brillant, de plus lumineux, face à cette aube qui caractérise à la fois le début de la vie, la blancheur de la pureté et de l’habit de communion, et qui reste en même temps très proche des robes grises et ternes que la comtesse aimait à porter à la fin de sa vie.
Notes de bas de page
1 Voir Lettres à son éditeur, correspondance avec Emile Templier, publiée par Claudine Beaussant, Œuvres de la comtesse de Ségur, collection « Bouquins », Robert Laffont, Tome 1, 1990, p. CIV et CV.
2 Œuvres, p. CXXXIX.
3 Emile Labroue, Poèmes intimes (délassements rimes), 1875.
4 Poèmes intimes (délassements rimés).
5 La Comtesse de Ségur née Rostopchine, p. 88.
6 Simone Muller, La Thématique de la stabilité...
7 Monseigneur de Ségur, Tome 1, p. 233.
8 Chanoine Cordonnier, La Comtesse de Ségur, l’idéale grand-mère, p. 57.
9 Ma chère maman, « Grand album Comtesse de Ségur », p. 61-62.
10 Voir Claudine Beaussant, La Comtesse de Ségur ou l’enfance de l’art, p. 119. Illusion de lecture ? Beaucoup de commentateurs rejettent cette intimité de Sue et de la comtesse. Marthe de Hédouville rappelle que Veuillot démolit point par point Les Mystères de Paris, tandis que Sue, dans le Constitutionnel, dépeint un journaliste catholique ivrogne, débauché, stipendié des Jésuites, et accuse Veuillot d’écrire « aux flammes de l’orgie, en compagnie de Rose Pompon » (La Comtesse de Ségur et les siens, Editions du Conquistador, 1953).
11 Jean de La Varende, Le Centaure de Dieu, Grasset, 1938, p. 203.
12 Paul Guérande, Le Petit monde de la comtesse de Ségur, p. 11.
13 Lettres au vicomte et à la vicomtesse de Simard de Pitray, 30 sept. 1859 et 12 avril 1860.
14 La Thématique de la stabilité..., p. 5.
15 Paul Guérande, Le Petit monde de la Comtesse de Ségur.
16 Lydie Rostopchine, Les Rostoptchine, rééd. Balland, 1984. (L’auteur tient à la graphie « Rostoptchine », inusitée en France).
17 « Une comtesse tartare au pays normand », Au pays d’Argentelles, 7ème année, n° 3, janvier-mars 1983, p. 121.
18 Joseph de Maistre, Correspondance diplomatique, Lettre au roi de Sardaigne, Saint-Pétersbourg, octobre 1812.
19 Guerre et paix, troisième partie, chapitre 5.
20 Gaston de Ségur, Ma mère, Grand Album Comtesse de Ségur, p. 9. Sur cet événement aussi, les œuvres se croisent, que ce soit avec le livre de Nathalie Narishkine, la sœur de Sophie, Le Comte Rostopchine et son temps, ou avec celui du gouverneur lui-même, La Vérité sur l’incendie de Moscou.
21 Vie du comte Rostopchine, Bray et Retaux, 1871. L’ouvrage est dédicacé :
« A ma mère, la comtesse de Ségur, fille du comte Rostopchine,
J’offre avec tendresse et respect cet ouvrage consacré à la mémoire de son illustre père.
Les Nouettes, octobre 1871. »
22 Dans La Comtesse de Ségur et les siens, Marthe de Hédouville, plus soucieuse de préserver une certaine image de la famille, met en doute le témoignage de Lydie Rostoptchine.
23 Les Rostoptchine, p. 213.
24 Id., p. 187.
25 Marc Soriano, Guide de littérature pour la jeunesse, p. 473-474.
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