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Chapitre 6

Le modèle de la trivialité

p. 71-83


Texte intégral

L’un des intérêts suscités par l’œuvre de la comtesse tient dans cette situation à mi-chemin entre le récit bref, la saynète, illustrée par les berquinades, et une forme romanesque qui reprend et organise différemment la même matière. Cette matière que la comtesse aurait tout simplement puisée dans ses souvenirs. Mgr Gaston de Ségur écrivait dans Ma Mère : « Les Malheurs de Sophie, vrai petit chef-d’œuvre, n’étaient guère que le récit des petites aventures de ma pauvre mère, dans ses premières années. Cette habitude d’écrire toujours ainsi d’après nature donne à tous les livres de ma mère un naturel, un charme spécial. » Olga de Pitray, quant à elle, s’approprie en quelque sorte l’origine d’un certain nombre de « malheurs », entreprenant de raconter sa propre enfance dans un ouvrage consacré à sa mère, Ma chère maman : « Comme cet accident, la tortue, puis l’écureuil, furent dans le livre de ma mère Les Malheurs de Sophie, des réminiscences de ma jeunesse1. »

1« Elle faisait une découverte d’un prix inestimable, la découverte de l’enfant réel », écrivait Jean Calvet de la comtesse. En fait, celle-ci pouvait reprendre à Berquin, non seulement la peinture d’une famille aristocratique aux champs, mais un récit dialogué, aux commencements abrupts prenant quelquefois des airs de résumé, sans compter les mésaventures vécues par de jeunes personnages. Dans Les Enfants qui veulent se gouverner eux-mêmes, de Berquin, Julie et Casimir manquent de se noyer, et dans Le Serin, Joséphine, se lassant de l’oiseau qu’elle chérissait, le laisse mourir de faim ; Le Petit joueur de violon, qui oppose un « vrai » fils, Charles, à un fils adoptif, Saint-Firmin, annonce la trame de Après la pluie le beau temps. Mais le récit chez Berquin reste une fable à l’état d’ébauche, sans rebondissements et ne retenant que le strict nécessaire pour conduire à la moralité.

2Il n’en reste pas moins un modèle, suggérant que nature et naïveté résultent d’une posture mentale patiemment construite par une littérature en gestation. La comtesse de Ségur est très au fait de ce qui s’écrit dans son domaine, n’hésitant pas à conseiller son éditeur pour tel ou tel titre à publier, à republier ou à traduire, Le Livre de la jeunesse d’Eugénie Foa, et surtout les Contes de l’allemand Nieritz, sur lesquels elle revient maintes fois, désirant pousser une jeune traductrice dans le besoin, et qu’elle compare à ceux du chanoine Schmid2. Elle commande pour son propre compte et pour celui de sa famille les romans de Mayne Reid traduits par Henriette Loraux dans la « Bibliothèque rose », les œuvres d’Edmond About, d’Alexandre Dumas, elle évoque Dickens qui est un auteur essentiel chez Hachette, ou Nid de nobles de Tourgueniev... En 1861, pour son petit-fils Jacques de Pitray elle envoie Pierre l’ébouriffé, une traduction du fameux Struwwelpeter du Dr Heinrich Hoffmann, connu aussi sous le titre de Crasse-Tignasse.

3La drôle cruauté de cet ouvrage séduit depuis 1845 des générations d’enfants. C’est Pauline qui joue imprudemment avec des allumettes et dont il ne reste « Que des cendres en petits tas », tandis que « l’homme aux ciseaux » n’hésite pas à mutiler la main du jeune Conrad qui se suce le pouce. Certes, la forme rimée, l’exagération même du propos, tempèrent beaucoup de sa férocité, mais il reste qu’on ose toucher à la sainte image de l’enfance et qu’on lui épargne le pardon systématique. C’est Louis Ratisbonne qui avait édité à compte d’auteur, sous le nom de Trim, sa propre traduction, reprise en 1861 et 1862 par Hachette dans la série des Défauts horribles, histoires ébouriffantes et morales pour les petits enfants de 3 à 6 ans, dits « Albums Trim », au texte et à l’illustration assez vifs, dans la ligne de ce premier ouvrage : on y trouve l’Histoire comique et terrible de Loustic l’Espiègle (Eulenspiegel) ou Jean Bourreau, bourreau des bêtes, cité par la comtesse de Ségur.

4Dans Les Petites filles modèles, elle évoque Le Robinson suisse et les Contes de Grimm. Tout cela reste allusif et le critique rêve d’en savoir plus sur l’ensemble des lectures, sans doute considérable3. On peut cependant avoir un aperçu des bibliothèques d’enfants en consultant le catalogue des livres appartenant à Olga, Lydie et Victor Rostopchine, les neveux de la comtesse, qui bénéficient d’une éducation de qualité. Ce catalogue, dressé par les enfants eux-mêmes, compte 42 ouvrages, parmi lesquels Le Magasin des Enfants, les Contes de Perrault, 15 volumes du Journal des Enfans, plusieurs livres de Mme Guizot, et de nombreux titres d’Eugénie Foa4.

5Certaines références se font plus précises, comme dans les Mémoires d’un âne, quand Henriette regrette que Cadichon ne puisse parler, car il raconterait beaucoup d’histoires ; à Elisabeth qui a lu les Mémoires d’une poupée, Madeleine rétorque : « Ne crois donc pas de pareilles bêtises, ma pauvre Elisabeth ; c’est une dame qui a écrit ces Mémoires d’une poupée, et, pour rendre le livre plus amusant, elle a fait semblant d’être la poupée et d’écrire comme si elle était la poupée [...] Comment veux-tu qu’une poupée qui n’est pas vivante, qui est faite en bois, en peau et remplie de son, puisse réfléchir, voir, entendre, écrire. »

6La poupée, qui ne servait chez Fénelon qu’à animer une sorte de catéchèse, devient ici le prétexte d’un débat qui porte sur les manières de raconter, et qui permet à la littérature enfantine de se célébrer elle-même. Car la comtesse de Ségur rend ici hommage à Julie Gouraud, auteur de ces Mémoires d’une poupée, un des grands succès de cette librairie spéciale, et qui figure dans le catalogue des enfants Rostopchine. D’où l’importance d’un texte établi avec précision : dans certaines éditions, « les mémoires d’une poupée » apparaissent comme un groupe de mots et non comme un titre, ce qui gomme l’effet voulu par la comtesse. D’ailleurs, poursuivant le jeu, Julie Gouraud répondra à son tour dans l’introduction de ses Mémoires d’un caniche :

... je ne suis pas plus bête qu’un autre, et je ne vois pas pourquoi je n’écrirais pas ma petite histoire, à l’exemple des poupées, des petits garçons, voire des ânes.
Tous ces auteurs ont donné le nom pompeux de mémoires à leurs récits. Pourquoi ne les imiterais-je pas ?

7Ces quelques lignes illustrent également la position de Julie Gouraud à l’égard de la comtesse de Ségur ; position ambiguë d’allégeance et de distanciation. En effet cet auteur (1810-1891), née et élevée à Tours, avait commencé sa carrière bien avant la comtesse, fondant dès 1832 le Journal des jeunes personnes et publiant en 1839, chez Ebrard, les Mémoires d’une poupée, sous la signature de Louise d’Aulnay. Mais c’est dans la « Bibliothèque Rose » qu’elle fait éditer ces Mémoires d’un caniche, en 1866, rejoignant un éditeur et une collection où elle figurera au tout premier rang. Les Mémoires d’un caniche connaîtront onze rééditions jusqu’en 1913. Leur début affiche en quelque sorte sa dépendance au modèle ségurien, tant on croirait revivre le début des Vacances :

Où est-il ? Voici la voiture, on ouvre la grille, Paul, Henriette, Louis, venez, venez donc ! Le voici ! le voici !
Les enfants accouraient tout en s’appelant, les bonnes cherchaient en vain à rétablir l’ordre interrompu par l’arrivée d’une berline à quatre chevaux qui s’avançait au milieu de la grande cour du château.

8Mais ce caniche (remarquez la proximité du mot à la fois avec « âne » et avec « Cadichon »), n’a plus rien du caractère effronté de son modèle, puisqu’il se défend d’être savant, de savoir-faire une partie de dominos ou d’additionner la dépense d’un collégien au retour d’une promenade générale, tout en se flattant de sa « bonne réputation », de sa fidélité, de son obéissance, voire même de son absence d’ambition, bien qu’on lui ait donné, en quelque sorte par antithèse, le nom guerrier de César.

9Dans sa correspondance, la comtesse cite à plusieurs reprises un autre ouvrage puéril, Douze Histoires pour enfants de quatre à huit ans, parues en 1858, et qui semblent représenter pour elle une sorte de référence. Elle en réclame des exemplaires à son éditeur et souhaite que Les Malheurs de Sophie, « qui sont des histoires d’enfants très jeunes », soient imprimés avec les caractères de cet ouvrage, qu’elle cite encore pour comparer sa pagination avec celle des Mémoires d’un âne5. « On y trouve en effet bien des traits séguriens, écrit Laura Kreyder : une poupée nommée Madelon est oubliée sous l’orage toute une nuit ; une petite fille perdue, à la question “Comment s’appelle ta maman ?”, répond “maman” ; un caniche savant, racheté au cirque, menacé d’abandon à cause de son défaut de propreté, réussit à se réhabiliter en faisant capturer des cambrioleurs6. »

10Cependant, Les Petites filles modèles sont déjà écrites à ce moment, et l’antériorité semble devoir être trouvée dans un autre petit ouvrage, également anonyme et paru chez Mame en 1854, Veillées instructives et amusantes, par Mme de ***. La matière des saynètes est celle des Petites filles modèles, des Malheurs de Sophie ou de La Sœur de Gribouille. Ce qui passe pour le « vécu » d’une famille particulière est donc un bien commun, dont on ne sait s’il doit à des emprunts et à des influences ou à un « air du temps ». Ces Veillées sont au nombre de huit : « Le Bon cuisinier », « La Partie d’âne », « Grisette », « Le Petit chat », « La Fuite du jardin », « Le Petit homme », « Le Petit lapin », « La Petite maison ». Dans la première, les enfants veulent préparer eux-mêmes leur goûter. C’est un récit vif, commençant par un dialogue :

11– Qui est-ce qui sera le cuisinier ? Qui est-ce qui sera le cuisinier ?

12– C’est moi, c’est moi, cria une petite fille.

13– Non, je vous dis que c’est moi, répondit un petit garçon.

14– Je vous l’ai demandé hier, dit la petite Marie.

15On assiste aux maladresses des enfants : Louis casse les assiettes, Marie s’inonde de l’eau d’un pot plus grand qu’elle. Quant à Louis, « le cuisinier en chef », le voici en action pendant qu’il a réussi à éloigner les autres :

A ces mots il s’assit tranquillement, puis, savez-vous ce qu’il a fait ? Il prend la tablette de chocolat et la râpe avec soin dans sa bonne terrine de lait ; quand il l’eut bien mêlée, il y mit du sucre, remua bien le tout, et ensuite, prenant sa terrine à deux mains, le voilà buvant tout à l’aise son excellente crème, jusqu’à ce que la terrine fût vide, et qu’il n’en restât pas une goutte.

16Les cerises, les pommes, les macarons ayant connu le même sort, il entreprend de tout remplacer par des compositions de sa façon :

Alors avec de l’eau, de la terre, il fit un beau gâchis, qu’il divisa par petits pâtés et qu’il mit un instant sécher au soleil, et ensuite il les posa avec soin sur un beau plat blanc. C’était superbe.
“Combien ils vont se régaler ! Je suis bien sûr qu’il n’en restera pas un seul”, dit-il avec malice.
“Et les compotes que j’oubliais, reprit-il. Ah ! cette fois je ne sais trop comment faire... Bah ! que je suis sot ! Il faut faire comme pour les cerises.” Courir à un pommier, en cueillir du fruit bien sur et bien vert, fut pour Louis l’affaire d’un moment ; les couper en morceaux fut fait encore plus vite. Il couvrit le tout d’une eau sale qui ressemblait à un jus un peu épais.
“Ah ! pour le coup, on se ferait fouetter pour manger de cette compote”, dit-il.

17Une même inspiration saisit Sophie lorsque, ayant reçu un joli ménage pour son anniversaire, elle prépare le thé pour ses petites amies :

“A présent, dit-elle, je vais faire du thé.” Elle prit la théière, alla dans le jardin, cueillit quelques feuilles de trèfle, qu’elle mit dans la théière ; ensuite, elle alla prendre de l’eau dans l’assiette où on en mettait pour le chien de sa maman ; elle versa l’eau dans la théière.
“Là ! voilà le thé, dit-elle d’un air enchanté ; à présent, je vais faire la crème.” Elle alla prendre un morceau de blanc qui servait pour nettoyer l’argenterie ; elle en racla un peu avec son petit couteau, le versa dans le pot à crème qu’elle remplit de l’eau du chien, mêla bien avec une petite cuiller, et, quand l’eau fut bien blanche, elle replaça le pot sur la table...

18Quant à Gribouille, réincarnation masculine et prolétaire de Sophie, lorsqu’on lui demande de préparer un bon dessert, il s’en va dans le jardin chercher de la mousse :

Gribouille réfléchit un instant... J’y suis ! s’écria-t-il. La mousse bien arrangée dans le compotier (Gribouille arrange la mousse), je prends ma compote, je la vide sur la mousse... (Gribouille fait à mesure qu’il dit). Je range proprement les abricots sur la mousse... J’ai les doigts tout poissés ! Cette mousse a bu tout le jus... Les prunes maintenant... Là... c’est fait... Drôle de compote tout de même !... Tiens ! des fourmis qui étaient dans la mousse et qui se sont noyées dans le jus ! Oh ! comme elles se débattent ! Je les aiderais bien à se sauver ; mais j’ai peur qu’elles ne me piquent les doigts...

19Les chapitres de l’Histoire de ma vie consacrés à la petite enfance constituent eux aussi un répertoire de saynètes propres à être réutilisées, revivifiées à chaque fois dans un nouveau récit. On y trouve même une recette de « pâtés à la crotte », digne de Sophie ou de Gribouille et enseignée à la petite Aurore par son demi-frère Hippolyte :

Nous prenions du sable fin ou du terreau, que nous trempions dans l’eau et que nous dressions, après l’avoir bien pétri sur de grandes ardoises en lui donnant la forme de gâteaux. Ensuite, il portait tout cela furtivement dans le four et comme il était fort taquin déjà, il se réjouissait de la colère des servantes qui, en venant retirer le pain et les galettes, juraient et jetaient dehors nos étranges ragoûts cuits à point.

20Etrange projet en vérité que de raconter une histoire de sa vie qui ressemble à celles de tous les autres, ou que de conter aux enfants leurs propres aventures. Etrange projet renforcé par le souci du détail tournant lui-même souvent au grotesque : les inventions de Sophie ou de Gribouille, les facéties de Cadichon, sont pleines de rusticité. Si bien que l’intention édifiante, – sauf lorsqu’elle touche à un véritable cas de sainteté comme dans Pauvre Blaise –, se trouve couverte par la matérialité de l’anecdote. Dans les Veillées instructives et amusantes de Mme de***, il y a bien des moralités : « Aussi, je puis vous l’assurer, Henri fut guéri pour toujours de sa gourmandise. On dit que bien longtemps après il ne pouvait voir une galette sans penser à sa malheureuse aventure et sans être triste. » Mais le souvenir qui demeure, c’est celui de la petite fille qui a perdu son étrier et qui est menée à son plus grand trot par un âne entêté ; c’est toujours dans la même histoire, celui du gros Henri qui a dérobé et caché dans ses poches les provisions du pique-nique :

Deux ruisseaux s’échappant du pantalon d’Henri laissaient derrière lui deux traces d’eau qui auraient pu le faire suivre à la piste. Mais bientôt, en s’approchant du malheureux enfant, on vit bien autre chose. Son pantalon était absolument traversé par une eau rose et épaisse qui lui donnait une fort singulière physionomie ; puis, en arrivant tout près du fugitif, on vit que ce pantalon n’était pas seulement mouillé, mais qu’il formait par-derrière une espèce de sac, et qu’il était rempli d’une bouillie épaisse, qui ressemblait à quelque chose de fort peu propre ; et à mesure qu’Henri fuyait, cette espèce de sac, ballot tant à droite et à gauche, donnait au malheureux Henri la plus grotesque figure.

21Et l’auteur de s’attarder complaisamment sur les vêtements tachés du gros Henri qui, ne s’étant pas contenté de cacher une partie du déjeuner et en ayant beaucoup mangé pendant la route, sent bientôt venir le mal de cœur et la colique. On sait que la comtesse n’hésitera pas à aborder ce type de sujet et que dans Les Vacances on raconte une aventure du Maréchal de Ségur intitulée « Les Revenants », qui doit sa célébrité aux « douleurs d’entrailles » du personnage.

“Comment reconnaîtrai-je ma dalle ? dit le maréchal ; je ne puis l’ouvrir maintenant, puisque deux heures sont sonnées. Si j’avais emporté ma tabatière ou quelque objet pour le poser dessus.” Pendant qu’il réfléchissait, il ressentit de cruelles douleurs d’entrailles, résultat du saisissement causé par la visite du chevalier. Le maréchal se prit à rire : “C’est mon bon ange, dit-il, qui m’envoie le moyen de déposer un souvenir sur cette dalle précieuse.”

22Le maréchal découvre qu’il a rêvé son aventure : « Fantôme, trésor, tout était un rêve, excepté le souvenir qu’il avait cru laisser sur la dalle et que ses draps avaient reçu... » Les Veillées cultivent ce grotesque qui sera la marque ségurienne par excellence, représentée de la manière la plus efficace par les chutes dans la mare, manifestations d’une véritable hantise, mais aussi figures d’une transgression à l’échelle de l’enfant : car on ne sort de la mare que tout à fait sali. La troisième veillée, « Grisette », se termine donc sur la chute d’un garçon brutal avec son âne, chute dans une eau épaisse qui rend l’accident sans gravité et comique :

Ce fut alors que les rires redoublèrent, et rien ne peut donner l’idée de la figure étrange qu’avait Paul. Une boue épaisse le couvrait depuis les pieds jusqu’à la tête ; une eau sale tombait goutte à goutte de ses cheveux, coulait le long de sa figure et y laissait de larges traces noires... »

23Les Mémoires d’un âne développeront à l’envi ce qu’on peut appeler une esthétique « naturaliste », en prenant le mot dans son sens restreint, vulgaire pour ainsi dire, et renvoyant au « sale ». Esthétique étonnante si l’on pense que la littérature naturaliste est présentée de manière répulsive par les mêmes milieux qui « portent » l’œuvre ségurienne :

En revenant par la ferme, nous longions un trou ou plutôt un fossé dans lequel venait aboutir le conduit qui recevait les eaux grasses et sales de la cuisine ; on y jetait toutes sortes d’immondices, qui, pourrissant dans l’eau de vaisselle, formaient une boue noire et puante. J’avais laissé passer Pierre et Henri devant ; arrivé près de ce fossé, je fis un bond vers le bord et une ruade qui lança Auguste au beau milieu de la bourbe. Je restai tranquillement à le voir patauger dans cette boue noire et infecte qui l’aveuglait.

24Quel est donc le modèle d’« instruction » dispensé par les Veillées de Mme de***, et prolongé par la comtesse de Ségur ? Dans « La Fuite du jardin », la petite Louise a son espace pour jouer. Elle ratisse, elle arrose ses fleurs. « Il en fut ainsi pendant une heure ; puis ensuite, de temps en temps, Louise releva la tête pour regarder dans la campagne, car, pour, elle, sortir du parc, courir les champs toute seule, c’était là le véritable bonheur. » L’épisode qui va suivre, nous le connaissons pour l’avoir lu dans Les Petites filles modèles. Louise s’en va sur la route, espérant rejoindre une petite fille qui passait ; elle se perd, est recueillie pour la nuit par un cantonnier et sa famille, chez lesquels elle fait l’expérience de la pauvreté, du pain noir et dur, du matelas de paille. De la même manière, leur rencontre avec le boucher Hurel sera pour Sophie et Marguerite une entrée dans le monde des humbles.

25« Jamais, depuis ce jour, Louise ne fut désobéissante », conclut Mme de ***. Mais dans la veillée suivante, c’est Henri qui oublie de donner à manger à son lapin, et dans la huitième veillée, « La Petite maison », les heureux propriétaires d’une jolie petite cabane ont beaucoup de difficulté à vivre en harmonie. Les « malheurs » recommencent donc toujours, et l’on n’en a jamais fini de raconter, de revenir sur des bêtises dont le schéma répétitif ne semble pas lasser. La dînette, la promenade à dos d’âne, les animaux mal soignés, la cabane, tous ces motifs sont donc déjà traités avant la comtesse, comme ils le seront après elle, et d’abord par sa propre fille. Les Veillées développent de manière très détaillée l’installation dans cette cabane, composée de deux chambres et très bien équipée : mobilier, vaisselle en suffisance ; un jardin cultivé. C’est Boucle d’Or découvrant la maison des trois ours. Les gestes de la vie quotidienne, faire son lit, laver la vaisselle, blanchir le linge ou tirer de l’eau, deviennent des jeux.

26Motifs de l’enfance heureuse apprenant la vie par le simulacre, le jeu, qui reproduisent à une échelle réduite les événements de l’existence adulte. Ce qu’indique, de manière programmatique, le début des Petites filles modèles, nous montrant deux accidents, d’abord celui de Mme de Rosbourg dont la voiture verse dans un fossé, puis celui de la petite diligence de Camille et Madeleine. « Tous les voyageurs qui étaient dedans se trouvèrent culbutés les uns sur les autres, une glace de la portière était cassée... » : « Mais si les voyageurs ont mal à la tête, comme maman ? » demande Marguerite.

27Aussi, pourrait-on s’étonner d’une postérité qui a retenu les Malheurs de Sophie plus que ces Veillées, plus même que les berquinades, lesquelles, après un succès si prolongé, ne sont plus guère lues que par les historiens de la littérature enfantine. Mais chez tous ces auteurs, la table des matières est éloquente, se réduisant à une liste de prénoms qui se renouvellent sans cesse, chaque enfant étant substituable à un autre, et les mères, Mme de Clairvalle, Mme de Praival, Mme de Limerac, ou les pères, M. de Réville, M. de Clermont, se montrant, dans les Veillées, d’une inaltérable égalité d’humeur excluant en fin de compte l’affectivité. Chaque veillée forme un tout, aucune progression psychologique ne mène de l’une à l’autre, et les parents ne conservent qu’un rôle fonctionnel et mécanique, jamais remis en cause. N’étant sujets ni à l’erreur ni à la faiblesse, ils dispensent une éducation harmonieuse, dont les éléments semblent s’additionner, bien qu’elle soit toujours à recommencer. Chaque erreur, chaque bêtise, présente une sorte de nécessité : la déconvenue, la punition, méritées et acceptées, sont toujours efficaces et conduisent à des résolutions définitives qui ont pour effet de faire sortir du champ de la fiction le personnage devenu inintéressant.

28Or, tout lecteur saisit vite qu’il n’en va pas ainsi chez la comtesse de Ségur, même dans les premières compositions qui gardent l’apparence d’une suite de saynètes : non seulement, Sophie est l’unique auteur et victime des Malheurs, mais ceux-ci ne se conçoivent pas sans Mme de Réan, qui n’est pas une mère parmi d’autres et dont on sait par ailleurs qu’elle est condamnée à mourir. N’a-t-on pas lu Les Petites Filles modèles, où Mme Fichini a pris sa place ? La comtesse de Ségur adopte une procédure véritablement balzacienne, rapportée au caractère minuscule de l’intrigue, en reliant entre elles des anecdotes qui jusqu’alors n’étaient que juxtaposées dans ce type de littérature. Procédure miniaturisée, puisqu’elle s’effectue à la taille d’un livre et non d’une œuvre, même s’il arrive à plusieurs titres de composer la matière d’un sous-ensemble. On a pu parler d’un « cycle Fleurville », composé des Malheurs de Sophie, des Petites filles modèles et des Vacances, cycle prolongé par les Mémoires d’un âne et par Les Bons enfants, où réapparaissent Camille, Madeleine et Sophie, celle-ci présentant dans Les Bons enfants le même visage espiègle, mais en toute sérénité. Les Bons enfants, qui commencent de façon décousue, par une multitude de personnages, vont d’ailleurs se construire au fil des pages, sous la forme d’un Décaméron des enfants ayant pour sujet l’acte même de narrer. Par ailleurs, la fin du livre nous fait découvrir Simplicie et Innocent, les futurs héros des Deux nigauds, dont est déjà annoncée l’aventure parisienne, et qui retrouveront Sophie et Marguerite chez Mme du Roubier.

29Mais la force du texte ne tient pas seulement dans ce qui pourrait n’être qu’un « liant ». Construisant des personnages plus achevés, la comtesse les place dans des situations complexes où le souci éducatif, toujours présent, laisse une place à un registre plus intime. Car cette matière convenue, banale et triviale, elle la reprend sans cesse pour revenir sur un face-à-face de l’enfant et de sa mère, de l’enfant et du monde, qui peut perdre de son caractère lisse et harmonieux. Face-à-face que la critique n’a pas toujours bien perçu, voyant dans Sophie une coupable châtiée par un texte qui, cependant, met en cause la mère, Mme de Réan. C’est pourquoi Les Malheurs de Sophie ne sont jamais vraiment terminés et se trouvent redoublés, avec François le bossu, qui devait s’appeler La Mauvaise mère, ou avec Après la pluie le beau temps, qui substitue un mauvais oncle à cette mauvaise mère. La figure même de Gribouille en est elle-même transformée, puisque ses bêtises, loin de simplement s’accumuler comme dans la tradition reprise par Stahl, finissent également par faire sens. De Sophie à Gribouille, l’inspiration évolue, s’attachant à une figure du peuple, qui n’est plus martyrisée par une mère mais par la société. Figure qui dit la vérité dans sa simplicité, et qui de ce fait est condamnée. Juste mais impuissante, la parole de Gribouille montre jusqu’où le cheminement de l’écrivain conduit à transformer à la fois une matière anecdotique et un scénario personnel. Avec Mme Delmis, c’est à une figure dégradée de la mère qu’il s’affronte. Femme autoritaire, régentant son domaine comme une autre femme au perroquet, la propre mère de la comtesse que nous aurons à évoquer plus loin.

30Au contraire, Les Petites filles modèles, titre si suspect et si suspecté, sont bien autre chose qu’une suite d’exemples vertueux. Car les bonnes mères n’enseignent quelque chose que par contraste avec les mauvaises, et, surtout, l’amour qui lie Camille et Madeleine présente une intensité particulière dépassant le cadre même de l’exemple, lequel, pour être efficace, se devrait de rester dans un moyen terme. C’est autour de ce noyau vraiment amoureux que va se constituer une mini-société initialement composée de femmes et de filles. Marguerite de Rosbourg, puis Sophie Fichini, d’abord toute chiffonnée comme l’indique son nom d’emprunt, sont aspirées par ce modèle et ne désirent qu’être aimées et s’aimer de pareille manière.

31Quand l’une est privée de plat sucré, l’autre n’y touche pas, et la compagnie les retrouve étroitement embrassées, se consolant l’une l’autre. A tel point que Mme de Fleurville organise dans leur chambre une collation improvisée, où chacune éprouve un bonheur d’autant plus grand qu’il succède à une punition. On pourrait sans doute lire cette scène en y observant quelque soupçon de perversité. Ce qui fait précisément la particularité du texte ségurien, c’est qu’il autorise aussi cette interprétation, à condition de bien voir que toute pratique éducative est menacée, que tout ce qui prétend au bien de l’enfant peut naître de pulsions sans rapport avec l’efficacité éducative. Et que le renversement ici effectué touche à l’image des parents, notamment de la mère. Il ne s’agit pas seulement de montrer des enfants tels qu’ils sont, c’est-à-dire turbulents, hardis, vivants et imparfaits à la fois, mais d’évaluer aussi le comportement de cette mère, de ces éducateurs tout aussi imparfaits par nature.

32Plus profondément encore, la simplicité et la trivialité des anecdotes vont de pair avec des significations complexes, multiples, voire indéchiffrables. Le modèle de la fable se trouve subverti dans des scènes qui ne se contentent pas de condamner un péché ou un défaut. Le chapitre XVIII des Petites filles modèles, « Le Rouge-gorge », est de ceux qui peuvent nous abandonner le plus à notre perplexité. Sophie y a trouvé un oiseau jeté hors de son nid par sa mère, situation qui semble appeler le commentaire : ne peut-on y voir une allégorie de la mauvaise mère ? Ce rouge-gorge, offert par Sophie à Madeleine, reçoit les soins si empressés du quatuor des petites filles qu’il manque d’en mourir pour littéralement ressusciter : il devient inséparable de sa petite maîtresse qu’il tourmente même de son affection presque agressive. Comme il n’est pas enfermé dans sa cage, il la réveille de bon matin, si bien qu’elle se fatigue et risque de tomber malade. On lui demande donc de fermer la cage de Mimi, qui se met en fureur, dévaste l’intérieur de sa « prison » et donne même deux grands coups de bec dans la joue de Madeleine quand on le libère. Il « fait une ordure » dans la main de la petite fille, est à nouveau enfermé et se sauve quand on rouvre sa porte :

On ouvrit les fenêtres. Quand Mimi aperçut les arbres et le ciel, il n’y tint pas ; il s’élança joyeux hors de sa cage et vola sur un des sapins les plus élevés du jardin. Les enfants allèrent se promener de leur côté, laissant Mimi au bonheur de la liberté et à l’amertume du repentir.

33Mimi ne reparaît pas, toute la maison le cherche jusqu’à ce qu’on retrouve un petit amas de plumes, et à côté la tête. Les petites filles creusent une fosse dans leur petit jardin, y descendent les restes de l’oiseau enveloppés de chiffons et de rubans, enfermés dans une petite boîte, élèvent un petit temple et lui rédigent une épitaphe. Tous ces événements, accompagnés de multiples raisonnements et commentaires, composent une sorte de petit roman dans le roman, concentrant plusieurs motifs traités dans d’autres chapitres. Ainsi Sophie établit-elle un parallèle entre la colère de l’oiseau et la sienne lorsqu’elle fut enfermée dans le cabinet de pénitence. Elle espère qu’il se repentira comme elle, mais un peu plus loin, demande à Madeleine : « Comment veux-tu qu’un pauvre oiseau demande pardon ? » Sans l’intervention d’une instance morale, les petites filles sont donc tentées de considérer l’oiseau comme un être humain, tout en prenant conscience de la différence. Camille, qui rédige l’épitaphe, parle de sa grâce et de sa gentillesse qui firent le bonheur de sa maîtresse, « jusqu’au jour où il périt victime d’un moment d’humeur ». Victime, et non coupable, Mimi illustre certes les dangers de l’emportement, mais en même temps il apparaît comme un prisonnier appelé par les arbres et le ciel. Selon qu’il insiste sur telle ou telle donnée du récit, le lecteur pourra donc construire une interprétation qui ne rendra pas compte d’un exceptionnel foisonnement de pistes : que penser de Madeleine qui dépérit d’être trop aimée par son rouge-gorge ? La situation offre des ébauches de sens qu’une glose excessive risque de rendre caricaturaux. Mimi meurt de s’être enfui, ses restes suscitent des cris de terreur, mais donnent l’occasion d’un jeu particulièrement prisé, jouer à l’enterrement, avec toutes les activités qui s’y rapportent, creuser la terre, orner la dépouille de chiffons, jeter des fleurs, maçonner un petit temple, rédiger un ex-voto...

34Un autre chapitre du livre, « Sophie veut exercer la charité », peut paraître plus simple, puisque Sophie et Marguerite, sorties du parc comme la petite Louise des Veillées instructives et amusantes, se perdent et semblent courir de terribles dangers, du moins selon les mères, qui voient des loups et des sangliers là où les petites filles n’ont entrevu que des frôlements. Certes, une leçon de prudence est ici donnée, à un jeune lecteur ou une jeune lectrice qui retiendra peut-être davantage le gain d’une amitié, celle du boucher Hurel, brave homme permettant à Fleurville de s’initier à un autre monde. Ce même Hurel dédramatise l’histoire, s’adressant non sans esprit aux « mioches » qui crient au secours : « Mais où diantre êtes-vous ? Pour vous sauver, faut-il pas que je vous trouve ? » Il va « cueillir » le « numéro 1 » puis le « numéro 2 », et lorsque tout Fleurville, en grand équipage, vient le remercier, il rit : « Ah bah ! Tout cela est terrible pour de belles petites demoiselles comme vous ; mais pour des gens comme nous ! on n’y fait seulement pas attention... »

35Le texte offre la possibilité, sinon de contredire, du moins de relativiser les angoisses des mamans ainsi que la leçon morale qu’elles prétendent tirer de cette mésaventure. D’ailleurs, le drame véritable, c’est Hurel qui le vivra plus tard en périssant bêtement, par un accident imprévu. Enfin, une lettre de la comtesse vient nuancer plus encore la morale de cette histoire : « Mme R. est après les enfans comme une tique, ne les laissant ni courir ni jouer, parce qu’elles sont trop grandes ; leur défendant d’entrer dans le bois de bouleaux, parce qu’elles pourraient se perdre. » Sa fille Olga, annotant cette dernière phrase, écrit : « Ce qui est aussi difficile que dans un square à Paris. »7

36Cette sagesse dans la vie pourrait ne pas se reporter dans l’œuvre, qui se donne un autre public ; elle nous interdit cependant de trop spéculer sur la peur du monde. D’ailleurs, le chapitre trouve un étrange argument, bien éloigné des Veillées instructives et amusantes. En effet, si Sophie pousse Marguerite à sortir de l’enclos, c’est sans doute pour éprouver un sentiment de liberté, mais plus encore pour exercer à sa façon la charité. Impressionnée par l’aventure de Françoise et de Lucie, elle a senti le bonheur de faire le bien, mais voudrait l’exercer toute seule pour en tirer tout le mérite. On lui a parlé de la mère Toutain, qui couche dans un four, sur de la fougère, de l’autre côté de la forêt, et c’est le prétexte de cette escapade secrète qu’elle justifie à Marguerite par un souci de discrétion : « parce que j’ai entendu dire l’autre jour à ta maman qu’il ne faut pas s’enorgueillir du bien qu’on fait, et qu’il faut se cacher pour ne pas en recevoir des éloges. »

37On voit comment l’auteur complique un motif originellement des plus simplistes, en suggérant un pittoresque de la misère, – de l’ordre d’un certain réalisme à la Champfleury –, mais surtout en y entremêlant une question spirituelle, une mise en garde adressée à l’esprit simple et charitable, qui se complaît dans sa simplicité. Mise en garde dirigée vers la comtesse elle-même, vers ses lecteurs, vers le critique, qui fait d’un épisode un texte étoilé, tenant divers propos en même temps, sans toujours les mener jusqu’à leur terme, puisque nous ne saurons rien de cette mère Toutain.

Notes de bas de page

1 Ma chère maman, in Le Grand Album Comtesse de Ségur, p. 72.

2 Carl-Gustav Nieritz est un maître d’école qui a connu le succès avec de nombreux récits rassemblés dans sa « Bibliothèque des Enfants ». En France, on les trouve chez de nombreux éditeurs, notamment Belin-Prieur et Morizot, mais la librairie Hachette n’a pas donné suite à la suggestion de la comtesse.

3 En 1998, le catalogue de la librairie Godon à Lille proposait les 16 volumes in 8 du Lycée ou Cours de Littérature Ancienne et Moderne de La Harpe, chaque tome portant sur le faux-titre le cachet-ex libris du comte de Ségur, les Nouettes, Orne.

4 Voir la liste dans Les Rostopchine (p. 53-54), de Marthe de Hédouville, retranscrite avec plusieurs erreurs sur les noms d’auteurs, (ainsi Fox pour Foa).

5 Lettres 15 et 19, Lettres à son éditeur.

6 Laura Kreyder, « Les Incivilités puériles d’un âne », L’Orne de la comtesse de Ségur, Fiction, réalité, Tome 2.

7 Lettres de la comtesse de Ségur, lettre du 14 août 1859.

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