Chapitre 5
Une langue élémentaire
p. 65-70
Texte intégral
L’enfance, espace à découvrir, recèle des « mots d’enfants » qui sont des traces d’ignorance et des preuves de génie tout à la fois. Les Bons enfants commencent avec les raisonnements curieux du petit Jacques, qui rappellent ceux de Gribouille, de son vrai nom Babylas, celui qui est demeuré dans le babil enfantin : « Quel malheur que ce ne soit pas le beau-père de nourrice qui soit mort ! elle n’aurait pas pleuré alors. La nourrice ne put s’empêcher de sourire malgré son chagrin. » De même, lorsque la maman dit au petit garçon qui ne sait comment consoler sa nourrice, « Donne-lui ton cœur, mon Henri, c’est ce que tu pourras donner de plus agréable » : « Mon cœur ? dit Henri en déboutonnant son habit et en ouvrant sa chemise. Mais comment faire, il me faudrait un couteau. »
1Scène adressée à la fois aux parents et aux enfants. Aux parents, elle souligne le caractère singulier du raisonnement puéril, qui démonte en même temps le langage. Aux enfants, elle sert de leçon puisqu’elle donne l’occasion à la maman de glisser une explication : « Mon cher petit, dit la maman en souriant et le prenant dans ses bras, ce n’est pas le cœur qui bat dans ta poitrine que je veux dire, mais la tendresse de ton cœur, ton affection. » Ecrit pour les mères, le livre leur dit comment expliquer les choses avec tendresse, promeut cette tendresse comme règle ; écrit pour les enfants, il leur laisse entendre qu’ils ont droit à cette tendresse, à cette bienveillante attention, et qu’ils auront à l’exercer plus tard à leur tour.
2L’enfant-lecteur, devenu observateur de l’enfant, assistera à une autre de ces mises en scène dans Diloy le chemineau, avec Anne et Laurent ; « oui, mon cher oncle, un vrai ours, qui nous a un peu mangés », raconte la petite Anne. Quelques instants plus tôt, elle vient de répondre à cet oncle qui lui demande si elle sait compter : « Oh oui ! mon oncle, puisque j’ai cinq ans. Un an, c’est beaucoup de jours ; presque cent jours, je crois. » L’enfance est donc investie de qualités distinctives qui étaient ignorées du conte de fées, et l’aventure, même lorsqu’elle touche à la robinsonnade, perd de sa tension pour assurer une liaison entre le jeu et le travail. La cuisine, le jardinage, remplissent la même fonction, favorisée par la miniaturisation. Aussi la scène du retour à la maison, dans La Sœur de Gribouille, n’est-elle pas éloignée des jeux dans le parc des petites filles modèles. On compte l’argent, on énumère les victuailles, et ces dénombrements s’effectuent selon des proportions accessibles aux enfants. D’une façon générale, la fiction réaliste du XIXème siècle se coupe rarement d’un projet didactique qui donne de la valeur aux détails les plus humbles. La botanique, l’histoire ou la géographie nourrissent d’ailleurs les livres pour adultes, ceux de Balzac comme ceux de Zola, mais aussi de Victor Hugo. Mais chez la comtesse, point besoin de grand voyage, et dans l’espace clos du jardin, les petits événements donnent lieu à des « leçons de choses » qui seront autant de leçons de langage en même temps que des leçons de spiritualité.
3Parce qu’ils se présentent comme le « Décaméron des enfants », Les Bons enfants, dès leur début, fournissent un exemple caractéristique de ces petites leçons de langage :
Plusieurs enfants jouaient dans le jardin de Mme Dupuis ; il faisait beau temps, presque trop chaud.
Jacques, Louis, Nicolas et Jules se reposaient sur un banc.
Jacques s’essuyait le front avec un mouchoir ; il avait bêché, arrosé,
ratissé et il se reposait en causant avec ses amis.
jacques : Quelle chaleur il fait aujourd’hui ! c’est presque comme en été.
louis : Nous sommes bien près de l’été.
nicolas : Non, puisque nous commençons le printemps.
louis : Eh bien ! est-ce que le printemps ne touche pas à l’été ?
nicolas : Oui, comme il touche à l’hiver.
jacques : Ce n’est pas la même chose ; l’hiver est en arrière et l’été est en avant ; la preuve c’est que c’est demain le 1er avril.
4Le dialogue donne l’occasion de rappeler, dans le bon ordre, quels sont les gestes du jardinage, – comme cela sera fait quelques pages plus loin pour les gestes du matin –, ou de parler des saisons. Tout cela dans le cadre d’une dramaturgie qui doit à l’Emile de Rousseau ou aux Conversations d’Emilie de Mme d’Epinay, mais en mettant un peu à l’écart le précepteur ou les parents. A cette différence près, la disposition de certains dialogues est celle qu’adoptera la comtesse :
emile : Monsieur Robert, il y a donc souvent de la graine de melon perdue ?
robert : Pardonnez-moi, mon jeune cadet ; car il ne nous vient pas souvent de petits messieurs aussi étourdis que vous. Personne ne touche au jardin de son voisin ; chacun respecte le travail des autres afin que le sien soit en sûreté.
emile : Mais moi, je n’ai point de jardin.
5Le jardin, la mise en scène, un prénom (Sophie), autorisent donc des rapprochements, mais entre le philosophe et l’écrivain pour enfants la différence reste grande : dans l’Emile, le jardinage fournit le prétexte d’une fable pour philosophes, chez la comtesse de morale et de jardinage, mais aussi de langage, comme chez Mrs Barbauld ou chez Berquin, lus par Renée Balibar dans la perspective d’une « élémentation » de la langue conforme au programme révolutionnaire. En 1778, dans les Lessons for children in Four parts (Leçons pour les enfants en quatre parties), ouvrage de Mrs Barbauld souvent traduit en français, « il y a une leçon de langue anglaise et de jardinage adaptée au premier degré d’instruction »1. Cette leçon de langue est menée de manière beaucoup plus systématique que chez la comtesse, comme le montre cet exemple :
... Si vous êtes un bon garçon, vous aurez un petit jardin pour vous, une pelle pour bêcher, une houe, et un râteau et une brouette, et j’espère qu’il n’y aura jamais des mauvaises herbes dans votre jardin, vous les arracherez toutes ; vous aurez une petite haie qui entourera votre jardin...2
6Les petites choses se disent avec de petites phrases et de petits mots, c’est l’abandon de la rhétorique classique : l’audace de Mrs Barbauld, remarque R. Balibar, consiste à supprimer tout ce qui constituait le commencement des études, le latin, l’A.B.C., les Fables d’Esope, et même Les Aventures de Télémaque... Mais surtout, Mrs Barbauld prétendait éduquer un enfant dans un livre qui passait sous silence, à chaque ligne, non seulement les latins, et les grecs, mais Dieu3. » La comtesse de Ségur, sans le vouloir expressément, suivra à sa manière le même chemin, qui s’écarte de l’emphase classique et même de l’influence du folklore, lisible aussi bien dans les divers recueils de contes que chez des poètes comme Burns, et surtout Blake, qui publie en 1789 les Chants de l’Innocence et en 1794 les Chants de l’Expérience. C’est « un nouvel art de la phrase simple et des noms communs », qui sera adopté en France par Berquin, lui-même influençant les écrivains anglais pour la jeunesse. Car cette langue dépouillée est pour le moins européenne : les Leçons comme les Evenings at home, à l’intersection de la littérature du manuel, servent à l’enseignement de l’anglais langue maternelle puis, en France, de l’anglais langue étrangère, et traduits en français, du français langue maternelle4.
7« Juillet est fort chaud, en vérité ; et le gazon et les fleurs sont brûlés, car il n’a pas plu depuis longtemps ; vous devez arroser votre jardin, sans quoi les plantes mourraient. Où est l’arrosoir ; allons sous les arbres. Il y a de l’ombre là ; il n’y fait pas si chaud. Venez sous le berceau5. » Ces quelques lignes des Leçons portent déjà la forme et le contenu du début des Bons enfants. En de certains endroits, la comtesse de Ségur, c’est du Mrs Barbauld... Sans vouloir revenir à une hypothétique recherche des « sources », force est de reconnaître que le « réalisme » à la manière de la comtesse de Ségur ne doit pas tout à l’évidence « naturelle » ou à la simple expérience de mère et de grand-mère. En effet, si les biographes admettent volontiers une part d’invention pour les romans d’esprit « balzacien » destinés à de lecteurs plus âgés, ils considèrent que le « cycle Fleurville » doit essentiellement aux souvenirs familiaux, comme si les petites choses et les petites phrases étaient tout simplement naturelles. Mais le rapport de la comtesse de Ségur à Berquin, souvent évoqué, doit être observé dans ce projet d’un apprentissage de la langue, et, sans doute plus encore, de la lecture. Le terme de « berquinade », employé pour désigner une œuvre mièvre, ne rend pas compte de cette face essentielle d’une littérature pour les jeunes lecteurs, qui se doit d’employer peu de mots, d’utiliser des phrases simples et variées, tout en disant quelque chose. Jean Calvet rangeait Berquin avec Mme de Genlis et surtout Bouilly, parmi ceux qui ouvraient la voie « à un genre destiné à une si brillante carrière, le roman de l’enfance » :
Pourquoi Berquin est-il si méconnu ? Je sais bien ce qu’on peut reprocher aux histoires de son principal recueil, L’Ami des enfants : la mièvrerie de sa sensibilité, le terre à terre de sa morale, la manie de prêcher. Mais il a une simplicité limpide, l’art de bien raconter et une évidente tendresse pour les petits êtres qu’il veut amuser et instruire à la fois6.
8Denise Escarpit a rappelé quel était le projet de Berquin, précepteur des enfants du grand éditeur Charles-Joseph Panckoucke : « donner la logique des enfants sous forme de dialogues », fonder l’enseignement sur la raison et la persuasion, en faisant cependant appel au cœur, afin de connaître et sentir, de devenir un honorable citoyen aux mœurs plus douces, et par là-même, atteindre au bonheur7. Le succès de Berquin, toujours croissant au XIXème, est en plein épanouissement au moment où la comtesse de Ségur écrit, même s’il se paie souvent d’un véritable détournement de l’œuvre : en 1829, l’édition de Masson et Yonnet ajoute une table des matières ou plutôt, une table des moralités qui prétend indiquer « aux jeunes esprits le moyen de dépouiller tout ouvrage de son appareil littéraire pour y découvrir le but moral ». D’une manière générale, le choix des récits, les coupes et les rajouts, la mise en perspective conforme aux orientations de l’édition religieuse de l’époque8, oblitèrent la première ambition de Berquin, qui était d’illustrer le programme de Condorcet : donner aux enfants, et d’une manière générale, aux français, des ouvrages qui soient ajustés à leur compréhension et à leur capacité de lecture. Dans Les Trois couleurs du tableau noir. La révolution, Dominique Julia a mis en lumière cette aspiration également illustrée, entre autres, par Talleyrand, lorsqu’il déclarait : « la vraie richesse d’une langue consiste à pouvoir exprimer tout avec force, avec clarté mais aussi avec peu de signes », ou par Grégoire réclamant une langue universelle qui permette à tous les citoyens d’une grande nation de se communiquer leur pensée9.
9Intellectuel engagé, Berquin a lutté pour la langue républicaine, le français élémentaire accessible à tous, et dans La Bibliothèque des villages, lancée en 1790, il professe conjointement un idéal de paix et une morale de l’ordre à la campagne qui vont également nourrir L’Ami des enfans. « Mais, écrit R. Balibar, on ne peut disjoindre un mythe des réalités auxquelles il réagit », et lorsque Berquin prêche l’ordre bourgeois aux habitants de la campagne, lorsqu’il met en scène un paysan qui se félicite de l’abolition du régime féodal, va voter et paie ses contributions, « l’évocation du bonheur champêtre n’est pas un enlisement dans le conformisme »10. Si l’on peut parler d’académisme au sujet de Berquin, c’est d’un académisme nouveau, celui qui va sortir des écoles et se maintenir dans les manuels de la IIIème République. Nourri de raison et de sensibilité, héritier des Lumières, il se transmet par des petits récits en formes de dialogues qui constituent, selon R. Balibar, autant de « grands exemples forgés pour l’élémentation de la langue française », élémentation passant par un usage de la langue qui se pose comme « universel », illustrant les règles les plus ordinaires de la langue française, évitant les sens figurés et veillant à la précision des sens propres.
10En dépit de ses opinions politiques affichées, en dépit de sa « caste », la comtesse de Ségur suit la même ligne, attentive à tous les accidents du parler, montrant l’interdiction du patois, adopté spontanément par les enfants, et s’attachant aux déformations opérées par les étrangers qui, par l’effet d’étrangeté produit, attirent l’attention sur le bon usage. Elle s’inscrit, qu’on le veuille ou non, dans « l’immense entreprise politique, sociale, industrielle, inaugurée par les berquinades, les livres de lecture courante, les romans couronnés par la Société pour l’Instruction élémentaire, dont l’aboutissement esthétique est représenté, dans la sphère des “grands auteurs”, par George Sand11. » Tout semble séparer George Sand de la comtesse de Ségur, qui la lisait cependant et qui réclame par exemple à son éditeur un exemplaire de La Marquise de Villemer. Stylistiquement, elles se rejoignent quelquefois. Si l’on considère les lignes particulièrement directes par lesquelles, en 1847, commence François le champi :
Un matin que Madeleine Blanchet, la jeune meunière du Cormouer, s’en allait au bout de son pré pour laver à la fontaine, elle trouva un petit enfant assis devant sa planchette, et jouant avec la paille qui sert de coussinet aux genoux des lavandières,
on peut en trouver une sorte d’écho dans le premier chapitre de Jean qui grogne et Jean qui rit, où une scène équivalente est décrite avec davantage encore de promptitude :
Pendant que la mère priait, elle se sentit serrer doucement le bras, et une voix enfantine lui dire tout bas :
“Assez, maman, assez ; j’ai faim.”
Hélène se retourna vivement et vit une petite fille ; l’obscurité croissante l’empêcha de distinguer ses traits. Elle se pencha vers elle : “Je ne suis pas ta maman, ma petite ; lui dit-elle.”
Notes de bas de page
1 Renée Balibar, L’Institution du français, p. 169.
2 Id. R. Balibar cite un extrait de la deuxième partie dans la traduction de Beroud (1854). De Mrs Barbauld, on a Les Soirées au logis, ou L’Ouverture du portefeuille de la Jeunesse, traduites en 1795 (Evenings at home), puis Leçons pour enfants de trois à six ans (Blanchard et Eymery, 1812) et les Hymnes en prose proportionnés à l’intelligence du premier âge (1818 et 1820).
3 L’Institution du français, p. 172.
4 Sur Evenings at home, voir Anne Pradeilles, « Une lecture des Evenings at home (1792-1796) de Mrs Barbauld, née Anna Laetitia Aikin », L’Enfance et les ouvrages d’éducation, volume I, Avant 1800. Mrs Barbauld « met pleinement toutes ses qualités d’écrivain au service d’un projet pédagogique » et « a su tirer le meilleur parti de toutes les façons possibles de transmettre une information ».
5 Cité par R. Balibar, p. 225-226.
6 Jean Calvet, L’enfant dans la littérature française, p. 71.
7 Denise Escarpit, « Berquin, l’Ami des enfants » (1747-1791), in L’Enfance et les ouvrages d’éducation, Tome 2, XIXèmesiècle.
8 « Berquin, l’Ami des enfants », p. 18-20.
9 Les Trois couleurs du tableau noir. La Révolution, Belin, 1981.
10 L’Institution du français, p. 207.
11 L’Institution du français, p. 304.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017