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Chapitre 4

Du conte au roman

p. 55-64


Texte intégral

Cet environnement rural, les livres élémentaires de la librairie Hachette l’explorent avec constance depuis quelques années, et en 1853 c’est à une production moins directement scolaire, moins « classique », que s’ouvre celle-ci, avec la « Bibliothèque des chemins de fer », divisée en plusieurs collections, dont la 6ème, de couleur rose, est à l’origine de la « Bibliothèque Rose »1. Cette série propose un Choix de petits drames de Berquin ; des Contes choisis d’Andersen ; des Contes de fées de Perrault ; des Contes de l’enfance, de l’adolescence de Miss Edgeworth ; des Contes des frères Grimm ; des Contes merveilleux de Porchat, des Contes moraux de Mme de Genlis ; Nouveaux contes de Mme de Bawr ; Don Quichotte de Cervantès ; Histoire d’un navire de Ch. Vimont ; Légendes pour les enfants de Boiteau ; Le Livre des merveilles de Hawthorne ; Les Exilés de la forêt et L’Habitation du désert de Mayne Reid, et Douze histoires pour les enfants de quatre à huit ans par une mère de famille.

1C’est dans cette « Bibliothèque des chemins de fer » que paraissent les premiers ouvrages de la comtesse de Ségur, les Nouveaux contes de fées à la fin de 1856, et Les Petites filles modèles en 1857. Ces mêmes Contes peuvent être lus presque simultanément dans le premier numéro de La Semaine des Enfants, un nouveau « Magasin d’images et de lectures amusantes et instructives », le 3 janvier 1857. En effet, contrairement au système habituel de prépublication en feuilleton, l’Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon est empruntée « à un joli recueil publié par Mme de Ségur à la librairie de M.M.L. Hachette et Cie ». Ce périodique de huit pages, édité en compte à demi avec Lahure, accorde une grande place à l’image, devenue dans certains cas l’égale du texte, notamment grâce au travail spectaculaire de Gustave Doré qui offre une mise en scène imposante aux Nouveaux contes de fées puis aux Mille et une nuits.

2Le journal est divisé en trois rubriques, « Récits historiques », « Contes, historiettes, drames », et « Variétés ». Dans le premier numéro, le récit historique est de Louise d’Altemont, auteur d’un Choix de poésies dans la collection des livres de lecture courante. Ce nom est en fait un pseudonyme de Barrau, rédacteur en chef de la revue, avec lequel la comtesse bataillera pour de supposés points de décence. Aux côtés de Mme de Ségur, Zulma Carraud livre des historiettes extrêmement brèves, comme Les Bonnes sœurs : « Jules apprenait difficilement ses leçons, et les savait mal ; le maître le grondait et le punissait souvent, ce qui décourageait le pauvre garçon. Ses sœurs, qui l’aimaient beaucoup, imaginèrent de les lui faire apprendre en les lui répétant tout haut, jusqu’à ce qu’il les sût parfaitement ; puis elles l’aidèrent à faire ses devoirs. Jules prit alors goût au travail, qu’il n’aimait guère auparavant, et à la fin de l’année, il eut deux prix. Il donna une couronne à chacune de ses deux sœurs en leur disant qu’elles étaient bien à elles, puisque, sans leur secours, il n’aurait pu les mériter. »

3Ces historiettes, rassemblées à la fois comme livre de lecture courante et comme ouvrage de la « Bibliothèque rose », Contes et historiettes à l’usage des enfants qui commencent à savoir lire, trouvent facilement leur place dans un périodique dont Zulma Carraud est une collaboratrice régulière, avec Mme Henriette Loreau, Charles Aubun, Léon de Laujon... A ce moment, La Semaine s’adresse à la fois aux tout petits et aux plus grands, qui pourront lire, après les Mille et une nuits, des récits mythologiques de Nathaniel Hawthorne, Le Minotaure ou La Toison d’or, repris également en « Bibliothèque Rose ». Malgré ses démêlés avec Barrau, la comtesse faisait grand cas de La Semaine des enfants, dont elle ne cesse de réclamer des collections complètes. Bien qu’inconnue dans ce milieu, elle tient la vedette dans les premiers numéros de ce périodique, en offrant une sorte de caution aristocratique, une garantie d’élégance et même de luxe équilibrant les discours plus besogneux des autres collaborateurs.

4Pour ses débuts en littérature, la comtesse de Ségur a proposé des contes qui s’inscrivent dans ce qu’on peut appeler le « courant aristocratique » du conte merveilleux, illustré par Perrault, Mme d’Aulnoy, Catherine Bernard, Melle Lhéritier, et qui a, curieusement, rendu le genre acceptable à la fois par la Cour et par l’enfant. A l’époque, l’influence de Mme d’Aulnoy est au moins aussi grande, sinon supérieure à celle de Perrault, et l’Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon semble faire écho à certains de ses contes les plus célèbres, La Biche au bois et La Chatte blanche, qu’on retrouve par ailleurs sur les tréteaux du théâtre de Vaudeville.

5Parmi ces cinq contes, Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon, Le Bon Petit Henri, Histoire de la princesse Rosette, La Petite souris grise, et Ourson, l’auteur recourt deux fois au terme d’« histoire », qui pourrait renvoyer à une sorte de sous-genre fort en vogue au XVIIIème, et dont relevait par exemple l’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Si tel n’est pas le cas, ce mot suppose néanmoins une ambiguïté déjà contenue dans le titre, où l’adjectif « nouveau » est presque en désaccord avec la notion de conte, toujours associée à une idée d’ancienneté. C’est le roman qui se dit « nouveau » par définition, comme l’atteste l’appellation anglaise « novel ». Lire les Nouveaux contes de fées, c’est à la fois y retrouver des fonctions traditionnelles et y repérer des motifs inédits, tenant à l’époque ou à des traces personnelles. Les textes, touffus, compliqués, « baroques » par leurs méandres et la liberté de leur invention2, n’ont pas cette clarté au moins apparente de l’œuvre romanesque. Il n’est pas sûr qu’on puisse trouver une cohérence de l’un à l’autre, même si tel ou tel détail semble en conformité avec ce que nous savons de la biographie. Ce qui reste, c’est que l’espace aristocratique du palais est mis en concurrence avec des lieux plus modestes, comme la pauvre maison du petit Henri, située dans une géographie particulière, au pied d’une haute montagne, « si haute que personne n’avait jamais pu monter jusqu’au sommet », et « entourée d’un torrent, de murs élevés et de précipices infranchissables ». Cette aspiration romantique vers les hauteurs, digne des contes d’Andersen ou de Schmid, peut d’autant plus requérir notre attention qu’elle est condamnée à disparaître dans la suite de l’œuvre.

6Il se trouve que la mère du petit Henri est immobilisée par une maladie, comme la comtesse l’a été pendant des années, et que le jeune garçon doit découvrir pour la guérir la « plante de vie » qui, certes, rappelle La Santé des enfants parue en 1855 à compte d’auteur, mais peut s’interpréter d’une façon plus abstraite, comme s’il fallait renouer avec un principe vital que l’écriture va favoriser. Ecrire, c’est peut-être s’écrire, moins pour fantasmer sur soi-même que pour se construire imaginairement un monde habitable, où prennent sens les choses, les gens et les lieux, sans qu’on y soit soumis à une totale cohérence.

7Le Bon petit Henri, tout en s’appliquant à remplir les cases d’un schéma presque prototypique, insiste sur les travaux, moisson, vendange, chasse, pêche, qui apportent l’aisance, et ses héros sont maintenus dans leur cadre modeste sans qu’ils manifestent une ambition particulière. Malgré les dons illimités qui lui sont conférés, le petit Henri ne demande que le strict nécessaire, et refuse le superflu qui fait pourtant la marque habituelle du conte. Henri a guéri sa mère, vit avec elle, et, bien étrangement puisqu’il est en relation avec des fées, remercie Dieu du bonheur qui lui arrive. Dieu fait donc irruption dans un merveilleux qu’il contribue à rendre plus raisonnable et qui tend à récuser les souhaits de richesse ou de pouvoir absolu3.

8Dans Ourson, le chapitre X intitulé « La Ferme, le château, l’usine » introduit plus clairement une modernité qui annonce la Normandie de La Fortune de Gaspard ou les entreprises de M. Georgey dans Le Bon génie. D’une façon plus générale, les Nouveaux Contes de fées développent des questions d’actualité comme celles de l’éducation, et la princesse Rosette, envoyée en nourrice à la campagne quelques jours après sa naissance, par ses parents, le roi et la reine, qui ne l’aiment pas et ne s’occupent pas de son éducation, « eût été mal élevée et ignorante, si sa bonne marraine la fée Puissante ne lui avait envoyé des maîtres et ne lui avait fourni tout ce qui lui était nécessaire. C’est ainsi que Rosette apprit à lire, à écrire, à compter, à travailler ; c’est ainsi qu’elle devint très habile musicienne, qu’elle sut dessiner et parler plusieurs langues étrangères. »

9C’est l’enfant en tant que tel qui va de plus en plus se tenir au centre du récit, alors que le conte traditionnel ou le conte « mondain » ne mettent en scène un personnage petit ou faible que pour le faire évoluer dans un cadre adulte. L’Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon s’organise autour de la petite fille, tandis qu’Ourson semble illustrer le motif du « fiancé-animal », venu de Psyché et particulièrement connu au travers du conte de Mme Leprince de Beaumont, La Belle et la Bête. Ces contes peuvent être lus parallèlement aux romans libertins du XVIIIème siècle, puisqu’ils apprennent d’une certaine façon à dépasser « l’inquiétante obscénité du corps de l’autre ». Le corps, celui de l’homme, présente un caractère animal, presque monstrueux, quand bien même l’on parvient à discerner la bonté du personnage. A certains égards, Ourson propose un discours encore plus clair, avec un jeune garçon victime d’une vengeance et dont le corps couvert de poils soyeux effraie tout le monde, et une petite fille d’une beauté exquise :

Mais là encore, l’abjection malheureuse de la chair peut être rachetée, la bestialité du garçon faire place à la plus magnifique splendeur, car sous les poils noirs d’Ourson est dissimulé le Prince Merveilleux. Il faut pour cela que quelqu’un accepte de faire l’échange de sa peau, et de se voir affublé de l’horrible fourrure. Violette elle-même se propose pour le sacrifice, puis est “guérie” peu après, “désenchantée” par la magie d’un onguent que le Prince applique sur tout son corps...
... Dans la plupart des contes du “fiancé-animal”, il s’agit bien d’une révélation du corps de l’autre. L’exemple d’Ourson est significatif, puisque les deux enfants se regardent tour à tour, l’un émerveillé de la grâce et de la beauté qu’il contemple dans cette petite fille perdue au milieu d’une forêt, l’autre brutalement épouvantée, et cherchant d’abord à fuir l’apparition qu’elle prend pour un dangereux animal4.

10Simone de Beauvoir n’avait pas manqué de faire cette lecture : « Ce qui m’intriguait, c’est le soin qu’avaient mes parents de me dérober certaines de leurs conversations : à mon approche, ils baissaient la voix ou se taisaient. Il y avait donc des choses que j’aurais pu comprendre et que je ne devais pas savoir : lesquelles ? Pourquoi me les cachait-on ? Maman défendait à Louise de me lire un des contes de Mme de Ségur ; il m’eût donné des cauchemars. Qu’arrivait-il donc à ce jeune garçon vêtu de peaux de bêtes qu’on voyait sur les images ? En vain, je les interrogeais. Ourson m’apparaissait comme l’incarnation même du secret ! »5 On pourrait comparer ce conte avec Lokis, la nouvelle que Mérimée, descendant de Mme Leprince de Beaumont, lira bientôt devant les dames de la cour impériale, et qui nous rapproche du pays natal de Sophie, le pays des ours6. Dans Les Malheurs de Sophie, le petit chat trouvé par les enfants fera resurgir en d’autres termes la question du corps. D’abord, Sophie a peur, puis personne n’ose toucher l’animal tant il est sali, et enfin Paul demande : « Et si en grandissant il devient laid ? » Supposition que démentira la réalité, puisque Beau-Minon, « un vrai chat angora de la plus belle espèce », a de longs poils blancs et brillants comme des soleils, et un nez rose qui lui donne l’air gentil et enfantin. Il deviendra le héros d’un de ces chapitres complexes et retors dont la comtesse a le génie.

11Mais dans Ourson, le personnage masculin n’était plus seulement le héros d’une aventure personnelle liée à des affects. Après que sa famille a tout perdu, il part chercher de l’ouvrage, frappant tour à tour à la porte d’une ferme, d’un château, d’une usine, où il est mal accueilli en raison de son aspect repoussant. A l’opposé de la Bête richissime ou du petit savetier héroïque des contes, il connaît donc des épreuves triviales, réalistes, le refus du travail dans une société où le maître de forges, « ce nouveau marquis de Carabas », fait la richesse du pays mais pèse « de tout le poids de son avidité et de son opulence sur les pauvres ouvriers ». Après trois épisodes intitulés « Le Sacrifice », « Le Combat » et « La Récompense », autant de moments caractéristiques du conte, les dernières lignes sont pour donner une morale sociale avec un triple châtiment, le méchant fermier dévoré par un ours véritable, l’intendant du château chassé et piqué par un serpent venimeux, et enfin le maître de forge précipité dans le fourneau ardent où il périt en quelques secondes, sorte d’annonce prophétique de certains épisodes de la révolution russe. La vengeance du Ciel, tout en conservant quelque chose de magique et de barbare, se colore d’une actualité que l’on peut d’ailleurs interpréter doublement, comme une bizarrerie, un anachronisme annonçant par exemple ceux d’un Pierre Gripari, ou comme la tentation du roman social.

12Dans l’Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon un magnifique chat aux poils blancs comme la neige se révèle être un prince beau comme le jour, de même que la Chatte blanche de Mme d’Aulnoy se métamorphosait en une magnifique jeune femme. Mais là n’est pas l’argument d’un récit construit sur des problèmes d’éducation et s’attardant sur les comportements du tout petit enfant. Quand Blondine est évoquée à l’âge où l’on tète encore, elle n’illustre pas simplement une « fonction », au sens que lui donneraient les analystes du récit dans le sillage de la Morphologie du conte de Propp, mais elle est décrite comme un petit enfant qui suscite l’intérêt par son comportement spécifique :

Malheureusement, la reine mourut peu de mois après la naissance de Blondine, et le roi pleura beaucoup et longtemps. Blondine était trop petite pour comprendre que sa maman était morte : elle ne pleura donc pas et continua de rire, à jouer, téter et à dormir paisiblement.

13L’enfant a sa « psychologie », objet absent du conte, mais fondateur du roman du XIXème. Un tout petit enfant, parce qu’il ne comprend pas la situation, est innocent, et c’est bien l’innocence qui, pour la comtesse, caractérise les justes. Mais l’enfant a aussi son langage :

Le roi aimait tendrement Blondine, et Blondine aimait le roi plus que personne au monde. Le roi lui donnait les plus beaux joujoux, les meilleurs bonbons, les plus délicieux fruits. Blondine était très heureuse.

14« Maman », « joujoux », le langage mignard, qui participait d’un jeu mondain, n’est plus envisagé que d’un point de vue enfantin héritier cependant de cette mondanité. Dans ses romans, la comtesse n’abusera pas de tels mots, s’attachant davantage aux raisonnements et à la syntaxe de l’enfant ; mais cette « innocence » de l’enfant permet de faire passer pour naturel un des aspects du bonheur de Blondine, qui est l’absence d’une mère, alors que les malheurs de Sophie viendront toujours de cette mère, évoquée de façon problématique. Ainsi les contes de Mme de Ségur prennent-ils sens grâce aux œuvres romanesques qui les suivront. La toute petite enfance intéressant assez peu la comtesse, les aventures de Blondine ne commencent réellement qu’à partir de sa septième année. Sept ans, l’âge de raison, comme il est rappelé dans Les Bons enfants : « D’abord, toi tu es vieux », dit petit Henri à son frère qui lui fait la leçon, « ainsi ce n’est pas étonnant ». « Non, je ne suis pas vieux ; mais je suis raisonnable tandis que tu ne l’es pas toi. » « Tu es raisonnable parce que papa dit que tu as l’âge de raison : sans cela tu ne le serais pas. » A sept ans, on offre à Blondine une jolie petite voiture attelée de deux autruches, image à la mode qui s’inspire des représentations du prince à la cour de Napoléon 1117, tout en permettant le déclenchement du récit : pour quelques livres de bonbons, – tentation à la mesure de l’enfant –, le page Gourmandinet, qui mène cet attelage, acceptera de la fourvoyer dans la forêt des lilas. Cette forêt n’est pas celle du conte romantique, où l’on fuit l’espace socialisé pour une retraite qui apparaît comme une forme de régression. Loin de proposer de terribles dangers ou une forme d’ensauvagement comme chez le chanoine Schmid, la forêt des lilas prend l’aspect d’un domaine merveilleux que la petite fille ne peut quitter, mais où elle est traitée magnifiquement, comme la Belle dans le palais de la Bête. L’animalité de Beau-Minon est singulièrement adoucie puisqu’elle se réduit à l’évocation de son beau poil blanc. Mais, sous l’effet d’un charme, la princesse entre dans un sommeil profond,

... et quand elle se réveilla, il lui sembla qu’elle n’était plus la même que lorsqu’elle s’était couchée ; elle se voyait plus grande ; ses idées lui semblèrent aussi avoir pris du développement ; elle se sentait instruite ; elle se souvenait d’une foule de livres qu’elle croyait avoir lus pendant son sommeil ; elle se souvenait d’avoir écrit, dessiné, chanté, joué du piano et de la harpe.

15Blondine s’est couchée enfant, elle se réveille grande personne : Bonne-Biche et Beau-Minon, pour lui épargner les ennuis des premières études, l’ont endormie pour sept ans et ont passé ce temps à l’instruire. Si l’enfance représente le plus souvent un âge perdu et qu’on ne se console pas d’avoir perdu, elle est donc ici comparée à un long sommeil, une sorte de parenthèse qui ne semble rien valoir par elle-même. C’est cette même période, pourtant, que la comtesse observera de préférence dans ses romans, celle que les psychanalystes appelleront « période de latence ».

16Si, dans le conte traditionnel, mais aussi dans le roman d’aventures, on étudie très peu, Blondine se retrouve ici dans une sorte de pensionnat qui semble avoir été pensé pour son seul usage. Chez Bonne-Biche et Beau-Minon, elle dispose en effet de sa chambre et d’un cabinet de travail attenant. Le monde aristocratique de la comtesse, où l’on écrit beaucoup, fait de ses appartements des lieux à la fois de retraite et de travail, puisque les mères ont la haute main sur l’éducation de leurs enfants, et surtout de leurs filles. Dans les romans, l’internat sera toujours considéré comme une terrible menace et la comtesse confiera la charge de l’éducation et de l’instruction aux mères. Pour le moment, il apparaît comme un moyen d’échapper à la méchante belle-mère que le père de Blondine a épousée en secondes noces, et qui l’obligeait à fuir dans ses appartements avec sa bonne. Mais il préfigure davantage le château de Fleurville, un château dont l’auteur n’est pas sans discerner le caractère carcéral, caractère qui est peut-être celui de toute école ou de toute institution qui se propose d’élever un enfant. Ce que notait Kant dans son Traité de pédagogie où il reconnaissait la part « négative » propre à toute éducation :

L’éducation comprend les soins qu’exige l’enfance et la culture. Celle-ci est : 1°, négative, c’est alors la discipline, laquelle se borne à empêcher les fautes. 2°, positive, c’est l’instruction et la direction, et sous ce rapport elle mérite bien le nom de culture8.

17Dans le conte, un perroquet, agent de la tentation, se révèle aussi porteur d’une part de vérité en dénonçant ce château comme une prison. Aussi la vie heureuse avec Bonne-Biche et Beau-Minon va-t-elle bientôt paraître pesante, et si Blondine résiste d’abord aux propos captieux du perroquet, c’est pour mieux céder et mesurer immédiatement son ingratitude à l’égard d’« amis qui s’étaient dévoués à elle, qui avaient passé sept ans à soigner son éducation ». Là est l’épreuve proposée par le conte, dont la problématique est placée sous le signe de la faute, du repentir, et du rachat, et non pas de l’exploit héroïque. La petite fille, condamnée à vivre seule dans la forêt où « règne son mauvais génie », y fait l’apprentissage de la simplicité et du contentement. « Le repentir fait pardonner bien des fautes », telle est la phrase de catéchisme qui revient plusieurs fois et qui montre la contamination du conte par l’intention moralisatrice.

18Le rachat attendu sera définitivement gagné au travers d’une épreuve conçue comme une attente, comme un moment d’isolement et de recueillement, tout en donnant l’occasion d’une robinsonnade aux dimensions fort modestes et essentiellement domestiques. Trouvant une cabane, la petite princesse emploie ce qui reste de jour à arranger « son petit réduit ». Elle se fait un lit, un siège, des épingles et des aiguilles, et fabrique une espèce de fil avec des brins de chanvre cueillis près de sa cabane, réussissant à raccommoder les lambeaux de sa chaussure. Dans Le Robinson des demoiselles, de Mme Woillez, un livre publié pour la première fois en 1835 et qui connut plusieurs rééditions, le premier inventaire des poches de la petite robinsonne se réduit à un canif, un couteau, une paire de ciseaux, un dé à coudre, un étui plein d’aiguilles et un petit trousseau de clefs. Toujours prête à remercier la Providence, elle profitera de ces bienfaits pour se constituer un petit ménage, imitée plus tard en cela par l’héroïne d’En famille d’Hector Malot ; ce roman de 1893 contient une petite robinsonnade au cœur du monde civilisé, puisque Perrine s’installe quelque temps sur une petite île, dans les marais de la Somme, non loin de l’usine de son grand-père, dont elle espère se faire reconnaître. Plutôt que de dormir dans une malsaine chambrée d’ouvrières, elle préfère une « aumuche », une hutte de chasseur abandonnée qu’elle commence par nettoyer consciencieusement, balayant tout, le plafond, les parois et le sol, avant de se fabriquer quelques vêtements et ustensiles à partir de roseaux ou de bois. En somme, ces petites filles vivent en grandeur réelle l’aventure qui est simplement rêvée et jouée dans Les Vacances de la comtesse de Ségur. Mais chez Hector Malot, le Robinson sert d’abord à porter un message social critique, fondé sur le spectacle de la pauvreté hideuse des familles ouvrières, et sur le rêve d’une délivrance passant par un retour à la simplicité de la nature et à la source de ses bienfaits naturels, retrouvant la tradition de Bernardin de Saint-Pierre et de La Chaumière indienne.

19Dans tous les cas, l’enjeu est celui d’un apprentissage. Si la clairière dans la forêt est une sorte d’île, l’île est elle-même comme une école. Mais il faudrait renverser la comparaison : c’est l’école qui adopte le modèle de l’île, son retranchement. Prenant les limites d’un parc, l’île devient un espace d’appropriation et de réassurement, comme le fera remarquer Roland Barthes à propos de L’Ile mystérieuse de Jules Verne :

L’accord de Verne et de l’enfance ne vient pas d’une mystique banale de l’aventure, mais au contraire d’un bonheur commun du fini, que l’on retrouve dans la passion enfantine des cabanes et des tentes : s’enclore et s’installer, tel est le rêve existentiel de l’enfance et de Verne. L’archétype de ce rêve est ce roman presque parfait, L’Ile mystérieuse, où l’homme-enfant réinvente le monde, l’emplit, l’enclôt, s’y enferme et couronne cet effort encyclopédique par la posture bourgeoise de l’appropriation : pantoufles, pipe et coin du feu, pendant que dehors la tempête, c’est-à-dire l’infini, fait rage inutilement9.

20Dans le rêve d’intimité insulaire, gît toujours quelque chose de régressif, une sorte de complexe de Jonas tel qu’il a été repéré par Gaston Bachelard ou tel qu’il a été illustré par Michel Tournier, lorsqu’il fait rentrer son Robinson presque en lui-même dans une soue, un autre ventre de la baleine. Ventre que l’on peut mettre en relation avec tous les greniers, caves et autres caches ou boîtes qui peuplent les fictions enfantines, et qui sont d’ailleurs étrangement absents du monde ségurien. La robinsonnade de la comtesse est plutôt une retraite calquée sur celle des postulantes à la première communion, et vécue sous le régime de l’austérité. Car si elle rassemble ordinairement toutes les espèces animales et végétales, l’île donne ici l’occasion d’un dénuement propice à la maîtrise de quelques petites choses. On pourrait dire que Blondine apprend à vivre sa condition de femme, mais elle connaît surtout une situation d’abaissement tout à fait dans la ligne des contes de Schmid, qu’il reprenne la légende de Geneviève de Brabant ou qu’il la remanie dans ses Œufs de Pâques.

21Cette catéchèse n’oublie jamais de rester à hauteur d’enfant, et l’épreuve finale imposée à Blondine, voyager sur le dos d’une tortue pendant six mois sans descendre de son dos ni lui adresser la parole, correspond bien à ce qui est le plus difficile à respecter par l’enfant, l’interdiction de bouger. Pas de combat contre les dragons, mais une lutte contre ses pulsions, l’obligation de dominer son propre corps, s’astreindre à l’immobilité : « Si elle avait pu descendre du dos de la tortue, elle eût franchi en dix minutes l’espace qui la séparait du château. » A l’intérieur du conte, la comtesse se confronte à l’idée d’enfance, de littérature enfantine, qui est à la fois une lecture de l’enfance et une enfance de la lecture. Cette mise en scène s’organise à travers un langage puéril qui a sa syntaxe. Ainsi, dans Ourson : « Pleure pas ; Violette n’a plus peur ; plus se sauver. Violette aime petit ours ; petit ours donne la main à Violette. » Le langage de l’enfant, ses raisonnements, deviennent des sujets d’étude et d’étonnement, mais pour l’enfant lecteur lui-même appelé à se distancier devant ce miroir offert. L’enfant est aussi un petit sauvage, un étranger dans sa langue : il parle comme le sauvage, ou les étrangers, mais à la différence du nègre, il progressera. Le nègre, c’est celui qui, gouverné entièrement par la nature, ne peut que rester enfant. L’enfant, lui, joue au sauvage, joue à faire des cabanes. Son illusion est toujours liée à quelque distance, il fait le sauvage, il ne l’est pas.

22Le conte cessera d’apparaître comme la forme la plus appropriée pour traiter ces questions. Paradoxalement, c’est le roman qui se trouve du côté de l’enfance, par sa capacité à réutiliser les gestes de la vie domestique, les savoirs divers ou les moralités. Malgré le jeu de mots appelé par l’analogie entre « conte » et « comtesse », comme l’atteste le calembour d’Emile Labroue, « la Conteuse Sophie Rostopchine », celle-ci choisit définitivement le roman.

Notes de bas de page

1 Voir Jean Mistler, La Librairie Hachette, p. 124.

2 Comme l’a rappelé Jean Perrot, en réaction à une lecture un peu trop pédagogisante de ces contes.

3 Dans une note de son édition en collection « Bouquins » (Tome 1, p. 39), Claudine Beaussant voit cette histoire comme celle de « Sophie elle-même, guérie par son fils Gaston à qui elle a donné le nom de son petit-fils ».

4 Claude Reichler, L’Age libertin, Editions de Minuit, 1987, p. 90-91.

5 Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, 1958.

6 Ce motif de l’ours inspire une page pleine de frénésie à Catherine Leleu, « La Comtesse, l’ours et le marquis », Griffon n° 102, juillet-août-septembre 1989.

7 On trouve encore exposés, au château de Compiègne, certains des jouets de ce prince.

8 Traité de pédagogie, traduction de J. Barni, réédition Hachette, 1981.

9 Roland Barthes, « Nautilus et le bateau ivre », Mythologies, 1957.

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