Clôture
Mademoiselle de Scudéry telle qu’en elle-même
p. 317-320
Texte intégral
Me voici donc invité, pour que le programme de notre colloque soit rempli, à en assurer la clôture. Je me suis bien gardé de demander aux responsables de l’entreprise ce qu’elles entendaient par ce mot ; trop heureux de rester ainsi plus libre de l’interpréter à ma guise. Je ne crois pourtant pas m’éloigner beaucoup de leur sentiment en le faisant désigner une conclusion un peu plus légère. L’expression de la reconnaissance doit y occuper la place de choix ; mais rien ne m’empêche d’exprimer ensuite brièvement une impression personnelle.
1Remercions donc celles qui ont considéré comme une obligation de commémorer le tricentenaire de la mort de Madeleine de Scudéry et qui ont réussi à le faire à une date proche dans l’année de celle de l’événement, survenu le 2 juin 1701. Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica ont donc passé près de deux ans avec ce projet en tête et le souci de le mener à son terme, sans pour autant nous priver d’autres travaux et d’autres initiatives heureuses qui ont grandement compté parmi les récentes activités dix-septiémistes. Il faut beaucoup remercier aussi Philippe Sellier, qui les a discrètement guidées, notamment pour les démarches nécessaires auprès des autorités qu’il convenait de mobiliser, et qui leur a fait donner toute leur mesure. Elles ont montré leur efficacité sur tous les fronts. Celui des finances, d’abord, qui apparaissait dangereusement dégarni lors des premiers mois. Mais les aides sont venues, avec, en tête, la Sorbonne et l’Institut historique allemand, sans oublier la Société d’Étude du XVIIe siècle ; on aurait pu aussi s’adresser, avec les plus grandes chances de succès, à l’Institut culturel italien. La Mairie du IIIe arrondissement s’est offerte comme une sorte de quartier général. Et j’en oublie. Sur le front de l’organisation scientifique, une collaboration internationale tout à fait remarquable a pu s’instaurer, à l’image de l’audience non moins internationale dont bénéficie aujourd’hui Mlle de Scudéry. Le programme établi s’annonçait à la fois riche et sans lourdeur, avec une harmonieuse répartition entre les séances de travail et les activités de détente. Il a été intégralement rempli, et respecté à la lettre. Tous les orateurs annoncés étaient présents. Seule la présidence dévolue à Joan DeJean n’a pu être assurée ; mais ce fut en conséquence d’événements aussi imprévisibles que douloureux, et qui appellent surtout compassion. Les communications ont été données dans l’ordre prévu, et chacune d’elles a commencé – et même fini – à l’heure fixée. Ce n’est pas seulement l’effet de la discipline des auteurs, ni de l’efficacité des présidents de séances. C’est d’abord le signe de l’unité dans l’amitié qui a régné entre nous, la preuve que nous avons formé une communauté authentique, où chacun se situait spontanément à sa place parmi les autres. Nous avons tous bénéficié de l’atmosphère ainsi créée ; et nous pouvons nous féliciter d’y avoir tous contribué.
2Qu’on me permette maintenant de revenir brièvement sur les communications entendues et, plutôt que de m’engager à leur propos dans le graves réflexions, de déposer çà et là quelques grains de sel.
3Première constatation, en apparence négative, mais en fait éminemment positive. Dans le titre du colloque et les indications d’ensemble, ne sont employés ni l’adjectif précieuse, ni le substantif préciosité. Mots que Mlle de Scudéry n’a peut-être jamais prononcés – on peut le dire à coup sûr du second – et dont, en tout cas, la naissance ne lui doit rien. Mots qui se sont interposés fâcheusement entre son œuvre et la critique, et ont constitué, pour l’interprétation de son rôle littéraire, un lourd handicap. Il fallait, d’urgence, la désenclaver. Elle est donc désignée pour ce qu’elle est, une femme de lettres, créatrice de grandes œuvres, fondant son art sur des principes théoriques, et usant d’une certaine pratique de l’écriture. Tous aspects de son œuvre qu’il convient d’analyser sans préjugés et d’une manière d’abord positive. Certes, il n’est pas de critique littéraire qui puisse se dispenser de recourir à des concepts. Mais, de ces concepts, il faut justifier l’emploi, et définir un sens qui ne relève pas de l’arbitraire et de l’a priori. Voilà qui requiert une grande rigueur méthodologique. Mais, lorsqu’elle est présente – et nous en avons eu l’exemple – il est évidemment loisible de se demander dans quelle mesure l’œuvre de la romancière témoigne d’un esprit précieux. Quitte éventuellement à préférer d’autres termes.
4Les communications que nous avons entendues se sont presque toutes regroupées selon trois axes. Au plus important se rattachent les problèmes de réception, vers lesquels se sont portés beaucoup de nos collègues étrangers, apportant de véritables révélations. Nous avons pu mesurer le succès remporté par Mlle de Scudéry en Allemagne, et la diversité des transformations que son œuvre y a subies. Avec l’Italie la réception a été, plutôt, comme il convenait, considérée dans l’autre sens. C’est la romancière qui a reçu, et l’Italie qui a donné. Ce qui a été reçu, c’est la théorie du roman, proche de celle de l’épopée ; fruit de toute une réflexion venue de l’antiquité grecque et que les Français vont repenser. Ainsi entre-t-on dans la poétique du genre romanesque, à laquelle ont été consacrées plusieurs belles communications. Le troisième axe nous a conduits vers les problèmes de morale, qui intéressent la conception et la conduite de l’intrigue romanesque, mais plus encore, les conversations qui introduisent des pauses dans le récit et permettent de prendre du recul par rapport à lui, élément à ce point autonome qu’il a pu constituer, comme l’on sait, la matière d’ouvrages distincts des romans, parallèlement à de nouvelles conversations, bâties sur un thème plutôt que sur une action. Voilà trois centres d’intérêt dont on ne saurait contester l’importance majeure.
5Peut-être serait-il cependant possible d’envisager d’autres pistes. Qu’on me permette d’en signaler quelques-unes.
6Le problème n’a été qu’indirectement et partiellement posé de la culture de Mlle de Scudéry. Il y aurait lieu, me semble-t-il, de s’intéresser en particulier à sa culture ancienne, à la dimension humaniste de son œuvre. Elle a pratiqué le genre du roman historique. Ce n’est peut-être pas l’aspect le plus convaincant de sa création sur le plan esthétique. Mais l’ampleur du travail de documentation, accompagné d’une mise en œuvre romanesque, ne saurait échapper : par exemple à partir de Tite-Live pour Clélie. Elle est aussi obsédée par les sources grecques, même philosophiques, si bien que l’humanisme est présent dans les conversations. On est frappé par l’importance des noms grecs, signe de l’influence du roman grec sur la conception du genre. Le rôle des éthiopiques reste à envisager plus en détail. Mlle de Scudéry rejoint aussi l’humanisme par ce qu’elle doit à la culture du XVIe siècle, notamment en ce qui touche la recherche de la civilité. Par-delà se profilent les sources italiennes et le modèle du Cortegiano. Pour la réflexion morale en général, la dette est à mesurer à l’égard de Marguerite de Navarre et de Montaigne. Une confrontation avec Cicéron réserverait peut-être quelques surprises enrichissantes. N’allons pas toutefois limiter cette culture à l’antiquité. Constatons par exemple que, si Mlle de Scudéry aime la géographie, comme beaucoup de ses prédécesseurs, ce n’est pas seulement lorsqu’elle imagine la Carte de Tendre. Elle connaît tout le monde méditerranéen et oriental, à diverses époques de son histoire ; et elle interroge avec curiosité la société où elle vit, réalisant une association originale du moderne avec l’ancien.
7Elle n’est donc pas seulement femme du monde, mais savante, à en juger par le témoignage de son œuvre, elle n’est pas toutefois portée vers les mathématiques ou les sciences de la nature ; elle n’a pas le goût de l’observation des astres ni celui de l’expérimentation. Elle se distingue par là des femmes savantes de Molière, dont les modèles possibles n’appartiennent pas à son groupe : il faudrait, à mon avis, en suivant certaines suggestions de Somaize, chercher ces dernières, non du côté du Marais, mais de celui d’un autre quartier neuf, l’île Saint-Louis. Elle est essentiellement humaniste et moraliste. En ce sens, elle prend une double succession : elle remplace simultanément les deux femmes qui avaient régné sur la culture française dans la première moitié du siècle, Mme de Rambouillet et Mlle de Goumay, toutes les deux, comme elle-même, en rapports avec l’Académie française.
8Son attitude politique mériterait aussi d’être approfondie et nuancée. Sa lecture de Jean Bodin confirme les aspects savants et humanistes de sa culture ; elle montre toute la part qu’elle a accordée en ce domaine à la réflexion théorique à côté des prises de position pratiques. Ses attaches avec l’Académie ne permettent pas qu’on soit surpris de la trouver proche de Richelieu. La glorification du Condé victorieux à laquelle elle se livre dans Le Grand Cyrus la révèle tout à fait acquise à une politique de grandeur française. Fut-elle, par la suite, entraînée comme son frère dans la Fronde des Princes ? On peut en douter, en dépit de son amitié pour sa voisine Mme de Clermont, qui, pour sa part, fut incontestablement grande Frondeuse. Son entourage, où les financiers qui peuplaient le Marais se découvrent en grand nombre, était propre à la tourner plutôt du côté de Mazarin. Certes, elle n’a pas flatté le Cardinal. Mais elle a très tôt, comme beaucoup d’écrivains, entre autres Corneille, montré de la sympathie pour l’un des familiers de ce dernier et l’un de ses successeurs possibles, le Surintendant Foucquet. Elle avait fait le mauvais choix, puisque, à la mort de Mazarin, ce fut Colbert que Louis XIV choisit, au grand dam de son rival. Un Colbert qui avait aussi son entourage d’écrivains, notamment dans le monde académique. Entre les milieux politiques et les milieux littéraires, des interférences importantes existent alors, encore qu’il ne faille pas croire à une superposition absolue. Ce qui est sûr, c’est que Mlle de Scudéry et ses amies, entre autres Mme du Plessis-Guénégaud, en ont pâti.
9Un dernier grain de sel. Dans quelle mesure faut-il considérer les écrits de Mlle de Scudéry comme une œuvre collective ? La question se pose de deux manières. Tout d’abord, dans la création romanesque, une collaboration a-t-elle existé entre Georges de Scudéry et sa sœur ? Puis, les assemblées des samedis de la rue de Beauce et les réunions qui les ont précédées en d’autres lieux ont-elles servi de laboratoire à la préparation des romans ? La question est, dans l’ensemble, tranchée dans le sens d’une œuvre personnelle – à juste titre, me semble-t-il. Si l’on veut approfondir le sujet, il convient de faire le compte exact des témoignages et des vraisemblances éventuelles qui pourraient porter en l’autre sens. Il faut aussi raisonner à leur sujet avec rigueur et prudence. Que le frère ait composé telle préface ne prouve pas qu’il ait guidé sa sœur dans le corps de l’œuvre. Que des pièces d’origines diverses aient été échangées lors des samedis n’a rien à voir avec la composition d’une œuvre collective. On parlera, tout au plus, d’une œuvre à l’occasion élaborée en commun, mais assumée quand même par l’auteur principal. Plus exactement encore, on reconnaîtra l’existence possible d’une continuité entre la conversation et la naissance de l’œuvre. C’est en effet dans le dialogue moral que la matière romanesque reflète du plus près, sans nécessairement s’y identifier, la réalité vécue.
10Grâce à notre colloque, voilà donc des curiosités éveillées ; voilà des voies ouvertes à la recherche. Voilà, je l’espère, la promesse d’enquêtes subtiles, et de découvertes enrichissantes. Pour aborder cette nouvelle étape, il fallait faire le point. Merci à tous ceux qui l’ont permis.
Auteur
De l’Institut de France
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