Mademoiselle de Scudéry et le roman féminin
p. 269-277
Texte intégral
Madeleine de Scudéry est une figure quasi-mythique de l’histoire littéraire du XVIIe siècle. Malgré sa célébrité elle reste toutefois une figure méconnue, en partie à cause de l’énorme longueur de ses romans, et en partie par suite de la critique négative dont elle est devenue la cible1. Ces deux faits, pris ensemble, ont eu une conséquence défavorable pour l’histoire du roman féminin. En prétendant que son œuvre n’a pas eu de suite, on est arrivé à occulter un élément primordial de l’histoire du roman féminin en France au XVIIe siècle2. Mais, pour passionnante qu’elle soit, la question de l’existence d’une tradition féminine dans le roman à partir de Mademoiselle de Scudéry dépasserait largement les limites de la présente étude. Pour poser des jalons dans un domaine littéraire qui est aussi riche qu’il est méconnu, je me bornerai donc ici à cerner certains aspects de deux chefs-d’œuvre du roman féminin du XVIIe siècle, Le Grand Cyrus3 et La Princesse de Clèves4.
1Dans son analyse approfondie du texte du Grand Cyrus, René Godenne a relevé trois catégories de récit : le récit-cadre, l’histoire de Cyrus et de Mandane ; les récits dépendants du cadre ; les récits indépendants, ceux qu’on pourrait nommer à juste titre les récits intercalés5.
2Le couple Cyrus/Mandane représente une création littéraire remarquable. Malgré la liste impressionnante des sources historiques et littéraires qu’elle cite dans la préface de son roman, on constate qu’en Cyrus Mademoiselle de Scudéry a créé son héros de toutes pièces, et ce faisant elle a inventé un type littéraire d’une grande originalité. Chez Scudéry, Cyrus est un grand guerrier doublé d’un homme sensible. En fait, on peut dire que, selon le schéma scudérien, Cyrus est grand parce qu’il est amoureux. Chez lui la gloire, qu’il évoque si souvent au cours de ses aventures, cède la place à la passion envahissante qu’il éprouve pour Mandane. Voilà qui le conduit à avouer qu’il préfère « l’intérêt de sa princesse, non seulement à sa propre vie, mais à sa propre gloire » (IIe partie, p. 358). On peut dire qu’à la légende du grand conquérant Mlle de Scudéry a substitué le mythe de l’homme tout-puissant soumis à la femme. Cyrus est avant tout un être passionné, une âme sensible, et ses états d’âme font naître des scènes de sensibilité lorsqu’il se lamente sur son sort par exemple, ou bien lors des rares occasions où il se trouve en tête à tête avec Mandane et qu’il la supplie – très respectueusement – d’écouter son amour. Chez Cyrus, il s’agit de la première et l’unique passion de sa vie, comme il le déclare lui-même à Mandane : « Je vous protesterai que vous avez été ma première passion et que vous serez la dernière » (VIe partie, p. 14). À la fois guerrier devant qui tout le monde se plie et amant soumis à la volonté de sa maîtresse, il est dépeint surtout comme un amant malheureux. Au début de son histoire, nous le voyons assis sur un rocher déplorant son sort malheureux (Ie partie, p. 52) ; « entré dans sa chambre, [il] congédia tout le monde : et demeura seul pour entretenir son désespoir » (Ie partie, p. 59-60). Cet aspect de son caractère est souligné au cours de la narration, de sorte qu’on peut dire que c’est lui le premier en ligne des amants malheureux6.
3L’image du couple Cyrus/Mandane constitue un diptyque dont les éléments sont réciproquement complémentaires. Tandis que Cyrus est tout passion, Mandane, dotée d’une insensibilité surhumaine, est mue uniquement par des préoccupations de vertu et de gloire. Elle va jusqu’à déclarer : « J’aime mieux exposer toute l’Asie que ma propre gloire » (IIe partie, p. 155). Mais on pourrait arguer que l’insensibilité qu’affiche Mandane est la conséquence de son statut de femme. Grâce à son statut d’homme, Cyrus peut atteindre à la gloire, en livrant des batailles, en conquérant des royaumes, tandis que Mandane en tant que femme, n’a que sa vertu comme ressource pour se distinguer et pour s’élever au rang héroïque.
4La conséquence la plus importante de ce tour de force littéraire n’est pas seulement la création du héros sensible, mais aussi la création d’une histoire alternative, celle où la femme, d’invisible qu’elle avait été dans l’histoire officielle, est amenée à jouer un rôle important, où elle devient la présence occultée mais toute puissante qui agit sur les événements politiques. Autrement dit, l’histoire de Cyrus et de Mandane est à l’origine de cette école d’histoire féconde, celle de l’histoire secrète, qui donnait carte blanche aux romancières qui prenaient la succession de Mlle de Scudéry pour écrire des « histoires secrètes », où toute l’histoire s’expliquait par des intrigues amoureuses7. Mais cette image de Mandane, pour envoûtante qu’elle soit, est dans le fond une image creuse. Cette femme pour l’amour de qui des hommes – bien davantage, des rois qui, selon l’idéologie du XVIIe siècle étaient plus que des hommes – étaient prêts à sacrifier leurs royaumes et même leur vie, existe en dehors de tout repère matériel ou psychologique, en dehors du milieu familial qui représentait la norme pour les lectrices contemporaines de Scudéry8. Cette vertu dont elle se targue ne sert qu’à la protéger contre l’agression sexuelle des hommes, qui, usant de la violence pour l’enlever, représentent le contraire de l’idéal masculin qu’incarne Cyrus, chez qui l’agression sexuelle du mâle reste bien atténuée. Elle est constamment enveloppée d’un air de mystère, ou même de magie. On pense ici aux circonstances qui entourent les multiples enlèvements dont elle est victime9. Tandis que Cyrus est actif, elle reste passive, prisonnière de l’un ou de l’autre de ses ravisseurs.
5Ce couple homme sensible/femme virile, existant en dehors du temps et de l’espace, représente un tour de force de travestissement littéraire, où les normes du masculin et du féminin sont mises en question. Il est significatif que ce soit une femme écrivain qui, la première, a créé cette nouvelle image littéraire du héros, un être androgyne qui doit plus à l’imagination littéraire qu’à l’observation psychologique, un héros qui, grâce à son statut d’homme, pouvait mener un genre d’existence qui était refusé à la femme, mais qui en même temps était empreint de caractéristiques prisées par les femmes. L’homme sensible scudérien, le « Brutus dameret » dont se moquait Boileau, constitue l’héritage littéraire le plus important de Sapho, qui a bien survécu à la mode des histoires secrètes dans le roman féminin.
6Les récits secondaires dans Le Grand Cyrus. où sont dépeints deux mondes différents, le monde mythique de Cyrus d’une part, et celui des honnêtes gens de l’autre, peuvent se diviser en trois catégories. D’abord, ce qu’on pourrait nommer les récits princiers, parce qu’ils traitent des amours des compagnons de Cyrus, par exemple l’Histoire de la Princesse Araminte et de Spitridate (IIIepartie, 1. II). Ici, à l’encontre du récit principal, les personnages sont dépeints dans un milieu familial, et ces histoires d’amour sont en même temps l’exposé de la politique du mariage chez les grands. L’héroïne, sous le pouvoir d’un père autoritaire, est susceptible d’être immolée à des intérêts dynastiques ou politiques. Dans une série de portraits de pères antipathiques et de filles sous le joug du pouvoir patriarcal auquel elles vouent une obéissance aveugle, l’auteur développe le thème de la servitude princière en ce qui concerne les femmes.
7Les deux dernières catégories de récits évoquent deux mondes opposés l’un à l’autre. L’un nous plonge dans une ambiance irréelle, où l’auteur s’éloigne délibérément du quotidien et nous plonge dans le monde des contes pour raconter des histoires de princes qui épousent des bergères, qui à leur tour se révèlent être des princesses déguisées (Histoire de Philoxipe et de Policrite, IIe partie, 1. III), ou bien d’enfants trouvés qui se révèlent être des personnages de haute naissance (Histoire de Sésostris et de Timarète, VIe partie, 1. II). Ce sont ici des histoires d’amour qui finissent bien, et où la vertu est récompensée ; autrement dit, des contes de fées à l’usage des honnêtes gens lecteurs de Mlle de Scudéry et, pourrait-on ajouter, à l’usage des honnêtes gens qui figurent dans la dernière catégorie de récits, celle où prime l’observation psychologique et sociale, où les lecteurs et surtout les lectrices du Grand Cyrus pouvaient se reconnaître.
8La troisième catégorie, celle des récits mondains, se distingue le plus de l’histoire de Cyrus par l’importance qui y est accordée aux détails de la vie quotidienne d’une société mondaine et par son évocation de la mentalité mondaine. C’est ici où l’auteur crée le portrait moral et physique d’une société raffinée, tiré d’un point de vue féminin. D’abord le décor, qui évoque la vie domestique d’une aristocrate à l’époque. L’intrigue se déroule dans les appartements des personnages féminins ou bien dans les jardins qui, agrémentés de cabinets de verdure, sont devenus des accessoires nécessaires de la vie mondaine et qui servent ici de lieu de rencontre amoureux ou de tête-à-tête intimes. L’image créée est celle d’une existence féminine qui, quoique limitée dans l’espace, ne manque pas d’enjouement. Les seuls voyages que les personnages féminins entreprennent sont pour aller passer quelques jours dans une maison de campagne ; mais le monde vient chez elles, et c’est un monde brillant. À ce tableau du décor matériel s’ajoute un aperçu du rythme et du rituel de la vie mondaine : des heures de visites, des règles qu’on observe aux cercles de conversation. Certains récits nous présentent des exemples assez remarquables de ces conversations spirituelles où l’on s’efforce de briller et surtout de ne pas livrer le secret de son cœur, car évidemment le grand sujet dans tous ces récits est l’amour et le mariage10. D’une part il s’agit du mariage en tant qu’institution sociale, et ici nous retrouvons le thème du père autoritaire dont le pouvoir sur sa fille est absolu. Non seulement elle n’a pas le droit d’agir sans son consentement, mais même il lui est défendu d’avoir des sentiments autres que ceux d’une fille obéissante11. À ce portrait d’une société patriarcale s’ajoute le thème corollaire du rôle de l’argent dans la destinée féminine, c’est-à-dire de la dot sans laquelle le mariage, tant souhaité ou bien tant redouté, ne peut pas s’accomplir ; c’est ainsi que le thème de l’argent fait son apparition dans le roman féminin12.
9À ce tableau de l’amour aux prises avec la société s’ajoute un examen de la passion amoureuse elle-même, où les amants méditent sur le caractère éphémère de l’amour, « puis qu’il n’est point d’amour éternelle [sic] » (VIIe partie, p. 522), et s’inquiètent du sort de leur amour une fois qu’ils seront mariés13. Ailleurs, on pose la question de la bienséance en ce qui concerne la passion entre époux, si par exemple un mari peut continuer à être amoureux de sa femme sans se rendre ridicule14. Ces récits mondains nous proposent une série de vignettes d’une vie de femme, depuis la jeune fille à marier jusqu’à la veuve qui se trouve libre de se choisir un mari et donc de trouver enfin le bonheur, et dans ce dernier cas nous trouvons l’histoire du mari qui, sur son lit de mort, commande à sa femme de se remarier après sa mort, thème qui trouvera son écho dans Les Désordres de l’amour15. Quant à l’étape intermédiaire, celle du mariage, on doit dire que chez Scudéry le portrait du mariage vu par la femme est souvent négatif, depuis le discours de Sapho elle-même au dernier tome du Grand Cyrus jusqu’aux descriptions du désespoir de la mariée le jour de ses noces16.
10Quant aux personnages masculins qui jouent un rôle dans la comédie humaine telle qu’elle nous est présentée dans ces récits mondains, il y en a un surtout qui intéresse notre propos, Aglatidas, le compagnon d’armes de Cyrus, qui fait son apparition dès les premières pages du roman. De même que les récits « princiers » tendent à renforcer le thème de l’héroïne victime de sa destinée princière, Aglatidas, dans son rôle d’amant malheureux, renforce l’image de l’homme sensible présente chez Cyrus. Aglatidas est aimé en retour par la femme qu’il aime, mais, rongé par une jalousie mal fondée, la conséquence de sa sensibilité outrée, il refuse de croire à son bonheur, et sa bien aimée, par dépit, en épouse un autre (Histoire d’Aglatidas et d’Amestris, Ie partie, 1. III). Certains aspects du caractère de cette âme sensible et certains incidents dans le récit de ses déboires amoureux méritent d’être relevés ici. D’abord la description de sa première rencontre avec Amestris, qui a lieu dans un cabinet de verdure et où les deux parties ignorent l’identité de l’autre, scène où pointe un élément d’érotisme dans la description de l’héroïne, déjà objet du désir du héros, qui arrive à montrer « qu’elle avait autant d’esprit que de beauté » (Ie partie, p. 410). Et ici le héros de conclure que le fait que c’était lui qui avait vu Amestris le premier lui donnait des droits sur son cœur (Ie partie, p. 418). Aglatidas se laisse emporter par sa passion. On le voit qui se promène la nuit dans les jardins, fou d’amour et de jalousie lorsqu’il croit qu’Amestris lui est infidèle (Ie partie, p. 498 et 512), et qui s’écrie : « je veux voir Amestris ; je la veux entretenir ; je veux mourir à ses pieds » (Ie partie, p. 578). Dans Aglatidas, nous avons le portrait de l’amant jaloux, personnage sensible donc sympathique, à l’encontre du mari jaloux qui, chez Scudéry, est un personnage antipathique. Cet amant malheureux, une création littéraire des plus réussies de Madeleine de Scudéry, nous semble familier par le fait même que nous le reconnaissons dans sa postérité littéraire.
11En fait le portrait de la société mondaine que Mlle de Scudéry nous présente dans Le Grand Cyrus cache, sous une surface élégante et spirituelle, un grand fonds de pessimisme à l’égard du cœur humain. Les personnages scudériens sont jaloux parce que sensibles. L’amour est dépeint sous un jour pessimiste parce qu’il met les amoureux aux prises avec la société ou bien parce qu’il met l’amant aux prises avec lui-même. Dans cette littérature d’amour voué à l’échec, de passion refoulée, la jalousie est une manifestation essentielle de la sensibilité. Chez Scudéry, être amoureux veut dire être anxieux. Dans ces récits mondains, les amoureux sont convaincus que leur amour ne peut pas durer. Les héros n’ont pas d’existence au-delà de celle de l’amant. Les héroïnes sont amenées à faire un aveu de leur passion à leur bien-aimé en leur disant un éternel adieu dans des scènes qui, sans aucun doute, ont joui d’un grand succès auprès des lectrices17.
12C’est surtout par son aspect « sensible » que Le Grand Cyrus se rapproche du chef d’œuvre de Mme de Lafayette. Dans son étude magistrale sur Madeleine de Scudéry, Alain Niderst s’est proposé comme but de remettre l’œuvre littéraire dans son contexte culturel pour arriver à une interprétation qui ne soit pas entachée d’anachronisme18. Ce but est d’autant plus important en ce qui concerne La Princesse de Clèves qu’il s’agit d’y établir l’existence d’une tradition littéraire qui doit son origine à l’œuvre romanesque scudérienne. Si on examine son texte du point de vue de la stratégie qu’elle y a employée, on constate que Mme de Lafayette s’est servie de la tradition littéraire établie par Scudéry à des fins diverses. D’abord, les emprunts qu’elle a fait au modèle scudérien servent à créer un genre de complicité entre elle et ses lecteurs, par exemple par la donnée initiale qui déclenche l’intrigue, celle d’une jeune fille qui est à marier, thème qu’elle développe ensuite à des fins originales et même choquantes pour ses lecteurs contemporains. De même, elle se sert de certains thèmes rebattus de la tradition romanesque, lettres perdues, conversations que l’on écoute à la dérobée, portraits perdus ou volés, pour en faire une partie intégrante de son esthétique. En juxtaposant ces topoï littéraires avec les passions qu’elle y dépeint, elle fait ressortir le caractère tragique de l’histoire de son héros et de surtout celle de son héroïne. Mais c’est avant tout dans la façon dont Mme de Lafayette a modifié le scénario scudérien en ce qui concerne ses personnages, ainsi que dans son invention d’une troisième personnage-clé, Nemours, qu’elle est arrivée à faire du nouveau, tout en se servant d’une tradition littéraire qui servait de bien commun entre elle et ses lecteurs. C’est dans sa modification radicale du scénario scudérien d’une héroïne obsédée par sa conception de la vertu et d’un héros homme sensible, qu’elle est arrivée à créer une œuvre littéraire d’une étonnante force dramatique en la dotant d’un caractère tragique qui manquait au modèle scudérien.
13Dans son interprétation de la donnée initiale, Mme de Lafayette signale bien son intention. En prenant le thème de la jeune fille à marier, elle s’engage dans un chemin bien fréquenté de la tradition littéraire pour s’en écarter immédiatement. La jeune fille en question, Mlle de Chartres, « une des plus grandes héritières de France » (p. 247), n’est pas sous la tutelle d’un père autoritaire comme c’était le cas des héroïnes scudériennes. Au portrait d’une société patriarcale Mme de Lafayette en a substitué un d’un monde matriarcal. Mlle de Chartres est sous la tutelle d’une mère veuve, femme de tête qui a des idées bien arrêtées sur l’éducation de sa fille, qu’elle a élevée loin de la cour. Il n’est donc pas question de soumission au pouvoir paternel ni d’un mariage forcé : le célèbre dialogue entre la mère et la fille concernant le choix du mari indique ici l’intention de l’auteur.
14L’époux, le prince de Clèves, ne rentre nullement dans la tradition du mari odieux. Au contraire, c’est lui l’homme sensible dans la tradition d’un Aglatidas. Ici les ressemblances sont soulignées par certains parallélismes de situation, par exemple leur première rencontre avec la femme dont ils tombent éperdument amoureux. Françoise Gevrey a signalé le ton précieux que lui prête l’auteur au début du roman, lorsqu’il constate, avec douleur, qu’il n’a pas touché le cœur de sa fiancée : « Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de Mlle de Chartres ne passaient pas ceux de l’estime et de la reconnaissance » (p. 258)19. On pourrait également conclure que cet emploi d’une langue précieuse de la part de l’auteur était l’indice d’une stratégie qui avait pour but de souligner le côté précieux de son héros, qu’elle allait soumettre à des épreuves tout autres que celles que devait affronter le héros scudérien. Dire que Clèves est avant tout une âme sensible, et qu’en tant que tel, son caractère était à plusieurs égards familier aux lecteurs de Mme de Lafayette, nourris comme elle de la tradition littéraire scudérienne, nous ramène à la question de l’originalité de son œuvre. Au scénario qui dans ses grandes lignes était familier aux lecteurs contemporains de Mme de Lafayette, celui de l’homme sensible passionnément amoureux d’une femme, elle a ajouté un élément révolutionnaire en faisant de lui le mari et non pas l’amant de l’héroïne. Plusieurs traits du caractère de Clèves se trouvent déjà été esquissés dans Le Grand Cyrus. Par exemple sa mort, qui choquait Valincour, le premier critique, perspicace mais malveillant, de La Princesse de Clèves20. Le thème de la maladie psychosomatique figure à plusieurs reprises dans le texte du Grand Cyrus, de sorte que la fin tragique du prince de Clèves n’aurait rien eu d’étonnant pour les premiers lecteurs nourris d’une tradition littéraire où primait l’étude du cœur humain et de son rôle dans le comportement des hommes21.
15Il nous est malheureusement impossible de savoir au juste quelle était la façon de travailler de Mme de Lafayette lorsque, de concert avec ses collaborateurs, elle composait son roman. On peut toujours supposer que certains des emprunts qu’elle fait à la tradition scudérienne doivent leur place dans son œuvre à son désir d’y intégrer des éléments de l’œuvre scudérienne qui auraient retenu les suffrages de ses lecteurs – les scènes de sensibilité entrent dans cette catégorie. D’autre part, on peut comprendre son emploi de topoï littéraires empruntés à la tradition scudérienne comme autant d’éléments que l’auteur transforme pour forger son esthétique. Ces accessoires romanesques qui jalonnent le texte de La Princesse de Clèves sont chaque fois employés à des fins inattendues. Le portrait volé par exemple : Nemours, en volant le portrait de la femme qu’il aime, entre dans une tradition littéraire établie, mais par contre, en acceptant qu’il lui vole son portrait et qu’il le garde, Mme de Clèves en sort d’une façon dramatique, du moment que, selon cette tradition littéraire, la possession du portrait signifiait la possession symbolique de la personne. Cette modification radicale d’un lieu commun littéraire n’aurait pas manqué de frapper les lecteurs par son caractère osé à l’égard de la psychologie de l’héroïne22. Quant à l’incident de la lettre qui est tombée de la poche du vidame de Chartres, à nouveau, d’un poncif littéraire, Mme de Lafayette a créé un événement hautement dramatique, qui marque encore une étape dans cette histoire de la passion adultère chez une femme vertueuse. Toujours est-il que l’histoire tragique de la princesse de Clèves et de son mari, ce couple « extraordinaire », lui, l’homme sensible par excellence, elle, l’héroïne obsédée par sa conception de la vertu, doit se lire comme un examen soutenu de la dialectique scudérienne que Madame de Lafayette confronte avec une analyse du cœur humain et du mariage en tant qu’institution sociale.
16Sans doute la scène de l’aveu que la princesse de Clèves fait à son mari dans un cabinet de verdure reste l’exemple le plus éclatant de la stratégie littéraire de Madame de Lafayette vis-à-vis du modèle scudérien. La princesse avoue à son mari qu’elle en aime un autre. À leur insu le duc de Nemours, en bon héros de roman, les écoute en cachette. Le thème du cabinet de verdure qui sert de lieu de rencontre à un tête-à-tête intime était déjà familier aux lecteurs de Scudéry, thème qui reflétait deux aspects de la vie mondaine à l’époque, d’abord celui de la vie domestique dans les maisons nobles, où à l’intérieur de leurs appartements les dames n’étaient jamais seules, et ensuite celui du goût de la nature apprivoisée que représentaient les jardins au XVIIe siècle. Mais chez Scudéry, ces entrevues avaient lieu entre amants ou entre des personnes du même sexe23. Dans son choix du cabinet de verdure, Mme de Lafayette a fait d’une pierre deux coups : d’une part elle situe ce dialogue tellement dramatique dans un endroit où le prince de Clèves et sa femme ne seraient pas accompagnés de leurs domestiques, et par ce fait elle insiste sur l’intimité qui règne entre les époux, un élément des plus frappants du texte, et qui a sans doute frappé les contemporains comme tel. Mais s’il était surprenant pour un lecteur de 1678 de trouver des époux et non des amants dans cet endroit solitaire, cet aveu de la part de l’héroïne de son amour pour un homme autre que son mari a dû être d’autant plus étonnant pour un lecteur qui avait déjà goûté ce thème chez Scudéry, et c’est lorsqu’on lit cette scène déchirante à la lumière de cette tradition littéraire antérieure qu’on se rend compte de la profonde vérité du jugement de Joan DeJean lorsqu’elle écrit que c’est avec La Princesse de Clèves que le thème du mariage est entré dans le roman24.
17La sensibilité, le caractère dominant chez Clèves, est la source de scènes profondément émouvantes, notamment celle qui a lieu entre les époux à la suite de l’aveu de Mme de Clèves et bien entendu la dernière scène, déchirante, lorsque Clèves est sur son lit de mort. En fait, cette sensibilité colore le récit à partir du premier aveu de madame de Clèves et aboutit dans la dernière scène d’aveu de sa part, lorsqu’elle dit adieu à Nemours en lui avouant qu’elle l’aime. Cette dernière scène, qui se trouvait déjà esquissée chez Scudéry, est d’une grande beauté. Elle trouvera son écho dans le roman féminin ultérieur sans qu’aucune de ses émules ait jamais su atteindre à la tristesse majestueuse de Lafayette.
18Il va sans dire que, loin d’être un pâle décalque du roman scudérien, La Princesse de Clèves est l’ouvrage d’un écrivain de génie, mais qui était en même temps et avant tout un écrivain femme. La succession littéraire de Scudéry et de Lafayette, pour vaste qu’elle soit, reste un élément qu’il faut comprendre et mettre à sa place dans l’histoire du roman français.
Notes de bas de page
1 Voir J. DeJean, Tender Geographies, p. 165-69.
2 P. Bayle déjà attribuait la fin de l’influence littéraire de Mlle de Scudéry à Mme de Villedieu (« Jardins », Dictionnaire historique et critique, cinquième édition, Amsterdam, 1740, vol. II, p. 833).
3 Mademoiselle de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, 10 vols. 1649-53.
4 Toutes les références à La Princesse de Clèves sont données dans l’éd. suivante : Madame de Lafayette. Romans et nouvelles, édition d’Émile Magne, introduction d’Alain Niderst. Paris, Garnier. 1970, p. 237-395.
5 R. Godenne, Les Romans de Mademoiselle de Scudéry.
6 Voir par exemple IIIe partie, p. 595 ; Ve partie, p. 497.
7 Un exemple des plus éclatants de cette nouvelle école est dû à la plume de Mme de Villedieu, par ailleurs fille rebelle de Sapho, dans Les Désordres de l’amour, éd. M. Cuénin, p. 3-66.
8 Il est vrai qu’à un moment donné, elle invoque l’obéissance qu’elle doit à son père, ce qui dans un sens rétablit l’ordre patriarcal ; elle vit toutefois séparée de lui et en dehors du pouvoir paternel.
9 On pense à l’emploi de l’anneau de Gygès qu’on lui fait porter pour la rendre invisible, ou bien lorsqu’on la fait passer toute vêtue de blanc à travers les lignes de Cyrus. Ces épisodes d’enlèvement ont le caractère d’un rêve ou bien d’un conte de fées.
10 Pour un exemple du dialogue, voir Ve partie, p. 567. Pour des exemples du danger que courent les amants à révéler leur secret, voir IVe partie, p. 431-32 ; VIe partie, p. 707.
11 Voir par exemple VIe partie, p. 594-95 ; VIIIe partie, p. 143, 148, 183, 513, 532, 681, 731, 734 ; Xe partie, p. 216-17.
12 Voir par exemple VIe partie, p. 623 ; IXe partie, p. 384.
13 « il y a je ne sais quoi dans le mariage qui est incompatible avec l’amour » (VIe partie, p. 105). Voir aussi VIIe partie, p. 109.
14 Voir par exemple l’Histoire de Timante et de Parthénie, VIe partie, p. 104-05, 150. Voir aussi VIIIe partie, p. 34.
15 Les Désordres de l’amour, seconde partie (Histoire de Madame de Bellegarde), op. cit., p. 67-118.
16 Voir par exemple Ie partie, p. 575 ; IVe partie, p. 232.
17 Voir IVe partie, p. 362 ; IXe partie, p. 182, 185, 156.
18 A. Niderst, Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson et leur monde, p. 9.
19 Fr. Gevrey, L ’Esthétique de Madame de Lafayette, p. 24.
20 Valincour, Lettres à la Marquise..., éd. Albert Cazes, p. 125-27, 215.
21 Voir par exemple IVe partie, p. 591 ; Ve partie, p. 217, 246 ; VIIe partie, p. 502, 685 ; IXe partie, p. 277, 665, 727.
22 La signification du portrait dans Le Grand Cyrus mériterait une étude à part. Pour les portraits perdus ou volés, voir par exemple IIe partie, p. 257 ; IVe partie, p. 415 ; Ve partie, p. 53, 518-19, 620, 710.
23 Voir par exemple Ie partie, p. 409, 545 : Ve partie, p. 138, 548 ; VIe partie, p. 634 ; VIIIe partie, p. 66.
24 Op. cit., p. 106-107.
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