Poésie précieuse ou poésie des précieuses ?
Questions de genre et de genderi
p. 165-177
Texte intégral
Comme nous le savons, Madeleine de Scudéry n’a pas écrit uniquement des romans, des nouvelles, des conversations et discours divers, elle est aussi l’auteur d’une œuvre lyrique étendue et variée et elle a également développé une esthétique de la poésie lyrique, que l’on peut trouver aussi bien dans son essai théorique De la Poësie Françoise jusques à Henry Huitième (sic pour Quatrième), publié en 1684, que dans son œuvre poétique même.
1Dans ce qui suit, je me propose, en me référant à mon étude Femme poète. Madeleine de Scudéry et la poésie précieuse, de présenter l’écrivaine dans son engagement contradictoire en tant qu’auteur d’une œuvre lyrique sur l’amour, panégyrique, d’une poésie de salon et de poèmes de circonstance. En partant de l’ensemble de son œuvre lyrique, je voudrais contribuer à réexaminer la question de la préciosité et de ses genres lyriques et en arriver à une nouvelle définition de la poésie précieuse.
2Madeleine de Scudéry est l’auteur de poèmes appartenant à des genres aussi différents que la lyrique d’amour, la poésie panégyrique, la poésie de circonstance et enfin ce que l’on appelle la poésie précieuse. Je voudrais tout d’abord m’attacher à la contradiction qui s’offre à nos yeux entre Scudéry auteur de poèmes lyriques d’amour, d’une part, et d’une œuvre panégyrique, d’autre part, c’est-à-dire qui semble inhérente à une poétesse qui, d’un côté, évoque un monde d’idylles centrées sur l’amour, les sentiments et la nature et qui, de l’autre, chante la guerre, l’héroïsme, la force, la puissance et la violence. Madeleine de Scudéry, une poétesse prête à tous les compromis ?
3Or, justement, et même si cela peut paraître paradoxal, chez Scudéry il n’y a pas de contradiction entre l’œuvre poétique lyrique qui traite de l’amour et sa poésie panégyrique. S’il est bien vrai que, dans ses poèmes d’amour, elle fait appel à toutes les variantes des sentiments, qu’elle joue sur tous les registres de la tendresse, de l’amitié et de l’amour, jusqu’à l’amour ardent et la passion, il n’en est pas moins vrai qu’on ne trouve, dans sa poésie panégyrique, aucune glorification de l’héroïsme martial.
1. L’œuvre panégyrique1
4Prenons par exemple l’« Impromptu fait au donjon de Vincennes en visitant la chambre où le Prince de Condé avoit été prisonnier » :
En voyant ces œillets qu’un illustre Guerrier
Arrosa d’une main qui gagna des batailles ;
Souviens-toy qu’Apollon bâtissoit des murailles,
Et ne t’étonne pas que Mars soit Jardinier2.
5Cet « illustre Guerrier » n’est autre que le prince de Condé, qui, sorti vainqueur de nombreuses batailles, était considéré par ses contemporains comme un jeune dieu de la guerre. Néanmoins, ce qui a retenu l’attention de Madeleine de Scudéry n’est pas ses dons de chef de guerre, mais elle s’est laissée fasciner par ce guerrier dont la main faisait s’épanouir des fleurs. L’œillet dans la main du guerrier, symbole de beauté, de la dame aimée, de l’art d’aimer et du service d’amour, nous renvoie presque à une allégorie de l’amour – mais la visée de cet homme n’est ni la possession ni la conquête d’une dame. Le Prince de Condé n’est, dans ce poème, ni plus ni moins qu’un jardinier.
6Certes, de telles oppositions sont fréquentes dans la poésie baroque ; certes, Mars et Apollon se présentent en couple antithétique dans d’autres poèmes avant Scudéry. Mais l’image de cette main d’homme pleine de force et de tendresse à la fois, qui fait surgir cette floraison merveilleuse, ce guerrier avec l’âme d’un jardinier, n’appartiennent à aucun modèle courant de pensée et ne renvoient à aucune image connue.
7La poétesse crée de nouveaux contextes. Dans un autre poème, Louis XIV, qui venait de soumettre encore un nouveau territoire, n’est pas présenté en triomphateur, possesseur victorieux de cette terre, mais en vainqueur des quatre saisons :
Les héros de l’antiquité
N’étoient que des héros d’été :
Ils suivoient le printemps comme des hirondelles
La Victoire en hiver pour eux n’avoit pas d’ailes ;
Mais malgré les frimas, la neige et les glaçons,
Loüis est un héros de toutes les saisons3.
8On a du mal à croire qu’il s’agit là de la conquête de la Franche-Comté, de la victoire emportée contre les Espagnols en 1667/68. Des mots tels que « été », « printemps », « hirondelles », « hiver », « frimas », « neige », « glaçons » nous feraient plutôt conclure à un tableau de nature morte. De plus, avec ce héros « de toutes les saisons », c’est une nouvelle idole qui apparaît, dont les vertus militaires se trouvent reléguées à l’arrière-plan.
9Lorsque Scudéry prend comme thème une grande bataille ou une grande conquête, ce qu’elle loue, c’est la fin des combats, la paix et la volonté de la réaliser ; un traité de paix est pour elle l’action la plus héroïque :
Jamais on n’avoit tant vanté
Ni Campagne d’Hiver, ni Campagne d’Eté,
Quand Louis revenoit suivi de la Victoire ;
Quelle est cette nouvelle gloire !
Sur ses propres Exploits a-t-il pû renchérir.
Après tant de succès sur la Terre, & sur l’Onde ?
Oüi, car donner la Paix au Monde,
C’est plus que de le conquérir4.
10La gloire du roi ne repose pas seulement sur le fait qu’il a préféré la paix à une victoire possible ; Scudéry se prend déjà d’enthousiasme pour la simple disposition qui le porte à agir et à penser ainsi : « Quand Louis triomphant joüira de la gloire / D’avoir pu préférer la Paix à la Victoire » et encore : « Que le plus grand de vos hauts Faits / Seroit de nous donner une troisième Paix »5. Scudéry prend parti pour la paix, comme on le voit aussi dans les questions qu’elle formule et qui sont, en fait, une mise en question de la guerre : « Faut-il donc toûjours vaincre, & forcer des Murailles ? N’aurons nous des Héros que par des funérailles6 ? »
11Le recours au topos de l’ineffabilité, et également au mélange du réel et du transcendant lui permettent de se libérer de la contrainte de nommer concrètement :
Mais cent Peuples rendus au Dieu de l’Univers
Sont un trop grand sujet pour tous nos foibles Vers,
La Terre doit se taire à de telles loüanges ;
Il faut la voix du Ciel, & le concert des Anges7.
12Somme toute, Scudéry contourne la réalité de la guerre en opérant une réduction des faits : elle évite toute mention du champ de bataille, des campagnes militaires, des expéditions ou des conquêtes, elle ne passe en revue ni les armes ni les morts. Tout ce qui appartient au métier de la guerre lui semble étranger. Enfin, elle plaide pour le renoncement pur et simple à l’exercice du pouvoir. En voici ce qui me semble être un fort bel exemple :
Dès que tu fais un pas. l’Europe est en alarmes.
Et contre l’effet de tes armes
Rien ne pourroit la soutenir.
Mais dans un calme heureux tu gouvernes la terre ;
Quand on peut lancer le tonnerre,
Il est beau de le retenir8.
13Ce poème qui fait l’éloge du « calme heureux » suggère même une certaine jouissance liée au renoncement à l’exercice du pouvoir. Qui plus est, Scudéry opère une subversion de l’héroïsme guerrier en utilisant toutes sortes de procédés de déconstruction du caractère proprement héroïque de ses héros. C’est ainsi qu’elle célèbre Louis XIV au moment précis où il est réduit à l’impuissance – le roi, handicapé, a le bras cassé :
Ce bras qui fait trembler tant de fiers Ennemis
Fait maintenant trembler les Cœurs les plus soumis [...]9
14De même, dans ses « Stances sur la Paix », ce sont les sentiments d’amour, les soupirs d’amour et la musique de l’amour qui remportent la victoire sur les tambours et les trompettes :
Taisez-vous, tambours et trompettes.
Qui chassiez au printemps tous nos braves du Cours.
Laissez entendre nos musettes.
Voicy le signe des Amours ;
La paix s’en va bientôt rétablir son empire
Et l’on ne verra plus de cœur qui ne soupire […]10.
15Enfin, elle place Louis XIV, ce puissant conquérant, dans un paysage qui évoque celui de Cythère, où ni le sceptre ni la couronne ne peuvent empêcher qu’il soit lui-même vaincu :
Nostre invincible Conquérant,
Que dans ces aimables bocages
Et sous les plus espais feuillages,
On trouve parmi les plaisirs [...]11.
16On pourrait allonger la liste des exemples et montrer aussi que, par contraste, la poésie panégyrique contemporaine abonde en détails glorifiant la violence, la force virile, la combativité, la conquête et la guerre12. Les panégyristes se complaisent souvent dans de longues descriptions de bataille, des représentations de combat, ils imaginent des scènes de violence et ne reculent pas devant les images les plus cruelles, le spectacle du sang, des mourants et des morts. L’action guerrière est rythmée au son des tambours, du tonnerre et des trompettes et au cliquetis des sabres et des épées. Les superlatifs du décor héroïque ne se trouvent relativisés que par le caractère mécanique et stéréotypé des moyens d’expression, le recours à un style largement formulaire et répétitif.
17Ce que j’ai voulu essayer de montrer ici, c’est une tendance qui ressort de l’œuvre panégyrique de Madeleine de Scudéry, celle qui conduit la poétesse, en associant les grands héros avec des œillets, avec la nature, avec les saisons, avec Cythère, avec « l’aimable paix » et le « calme heureux », à effectuer une certaine déconstruction de l’héroïsme et de la puissance du héros pour se détacher de la guerre et de son théâtre concret. L’auteur de ce lyrisme officiel se montre à nous comme une panégyriste qui n’entend rien à la guerre, qui ne sait que poser des questions qui semblent venir d’un autre monde, un monde en repos, le monde de l’amour et de la paix, et qui assume la position naïve d’un spectateur situé à l’extérieur et qui ne comprend pas ce qui se passe. En contrepartie de l’héroïsme traditionnel, cette étrangère (en ce qui concerne le monde de la guerre) construit subrepticement, au moyen de ses associations et de ses nouvelles images, un anti-monde ou plutôt un anti-discours. C’est le discours de ses poèmes d’amour, le discours d’une Précieuse qui n’a jamais quitté le Royaume de Tendre, même lorsqu’elle fait l’éloge d’un héros guerrier.
2. Poésie précieuse
2.1. La poésie lyrique en tant que poésie précieuse13
18Nous avons vu que Madeleine de Scudéry avait déconstruit le genre panégyrique par démontage de l’héroïsme. Je voudrais maintenant montrer comment elle a réussi également à subvertir le genre de la poésie d’amour et je dirais même plus, comment, en tant que Précieuse, elle s’emploie même à déconstruire la poésie précieuse – précieuse dans le sens que lui donnait René Bray, entre autres, parce qu’elle use d’un vocabulaire élévé, ésotérique et artificiel – et ses codes idéalistes.
19Dans la poésie lyrique de Scudéry s’expriment toute la diversité et la complexité des sentiments et des affects. On y trouve thématisés l’éveil de l’amour, l’inclination, l’affection, les aspirations, la mélancolie, les souffrances d’amour, l’indifférence, les tourments de l’amour, la jalousie, la déception et le martyre. La gamme des expressions utilisées par Scudéry s’étend du registre galant, léger, badin à la « tendresse » et finalement au registre passionné de l’amour enflammé et de l’ardeur extrême. Scudéry n’était certainement pas une ennemie de l’amour, une prude, une « Janséniste de l’Amour », comme on l’a trop souvent affirmé. Réciproquement, on aurait tort de la réduire au seul registre sentimental du doux et du tendre. Dans sa poésie lyrique, elle soutient continuellement la thèse de la suprématie de l’amour, de son absolue nécessité :
Mais est-ce vivre hélas ! que vivre sans amour ?
Et peut-il estre un mal, plus grand, plus effroyable,
Que n’estre point aimé, que n’estre point aimable,
Que n’aimer rien que soy, que vivre tiedement
Sans sçavoir ce que c’est que d’aimer ardemment14.
20Cependant, en la comparant à la poésie lyrique de ses contemporains, on constate qu’elle commence à s’opposer aux conceptions dominantes de l’amour. Pour Scudéry, l’amour n’est pas une force destructrice, sans échappatoire possible :
Lors qu’on dit que l’amour est un mal rigoureux,
On fait une injustice extréme :
Car est-il un sort plus heureux
Que d’estre aimé de ce qu’on aime ?
21L’amour n’est pas non plus une force compulsive qui mène à la soumission ou à la domination, ni un prétexte pour styliser et sublimer l’autre sexe. L’attitude masochiste qui aboutit à l’auto-stylisation ne trouve pas ici l’occasion de se développer. En revanche, Scudéry s’intéresse à la réalité possible d’un amour partagé, à la symétrie des relations entre hommes et femmes. L’amour est conçu ici comme un besoin existentiel et une relation réciproque. Il se présente comme une amitié émotionnellement plus intense. Voici la première et la dernière strophes d’un poème d’amour qui utilise le modèle pétrarquiste :
Ma peine est grande, & mon plaisir extrême ;
Je ne dors point la nuit, ie resve tout le jour :
Je ne sçay pas encor si j’aime,
Mais cela ressemble à l’amour.
[...]
Tout ce qu’il me dit me semble plein de charmes ;
Tout ce qu’il ne dit pas, n’en peut avoir pour moy :
Mon cœur as-tu mis bas les armes ?
le n’en sçay rien, mais ie le croy15.
22Ici, le discours pétrarquiste est traversé par les incertitudes du moi lyrique. Un tel manque d’assurance révèle que ce terrain lui est (encore) étranger. Mais, en même temps, les interrogations et les doutes sur l’amour se lisent aussi comme une mise en question de la conception pétrarquiste. L’artificialité et le haut degré de stylisation se trouvent atténués ; à l’amour comme produit artificiel, Scudéry oppose l’authenticité et la sincérité, c’est-à-dire l’aspiration à la congruence du sentiment et de l’expression. La recherche artistique du langage est dénoncée comme fin en soi, le pétrarquisme comme un mensonge codifié et, avec lui, tout le programme lyrique de la « nouvelle Pléiade » ainsi que la poésie lyrique à la suite de Marino.
23Madeleine de Scudéry enlève une certaine part de tragique à ces jeux touchant à la pathologie, qui unissent l’amour et la souffrance. Elle essaie de dédramatiser ce modèle et de le transformer en une forme de vie plus humaine. Si elle recourt en effet au vocabulaire rencontré habituellement dans ce type de poésie (par exemple « courroux », « ingrate », « mourir sous vostre empire », « cruel martyre », « cruel supplice », « amoureuses peines », « conquête », « armes » etc.), elle combine ces topoï de la douleur avec d’autres représentations : « charmant », « doux », « plaire », « plaisir », « bonheur », « amour », « fidèle », « bal », « carrousel », « bontés », « rimer » et « adoucir ». Renvoyant au monde quotidien, ces termes associés émoussent l’héroïsme amoureux, en relativisent l’artificialité et les invraisemblances contre lesquelles la poétesse n’a cessé de prendre position. Elle estompe ainsi les contours traditionnels de l’image de la « dame sans merci », de même qu’elle adoucit les tourments de l’amour en faisant entrevoir le « bonheur d’aimer » et d’« estre aimé » qu’ils ménagent :
Je tâche en vain de faire resistance
A la douleur d’une si longue absence.
De mille ennuis mon cœur est consumé.
Qui le croiroit, Amour, qu’on pût sous ton empire
Souffrir tant de martyre,
Quand on a le bonheur d’aimer. & d’estre aimé ?
24Arrêtons-nous ici : la poétesse n’appartient pas à cette tradition lyrique que l’on a trop souvent qualifiée de précieuse. Sa poésie lyrique n’est pas une poésie précieuse si l’on entend par là une poésie sérieuse, une poésie du sentiment, une poésie lyrique qui se laisse aller à l’idéalisation et à la stylisation, comme c’est le cas, par exemple, de celle d’Honorat Laugier de Porchères, de Voiture, de Malleville ou encore du propre frère de la poétesse, Georges de Scudéry. Ceux-ci en effet restent attachés aux images et aux modèles traditionnels – comme par exemple le motif de l’« amour-martyre », de la « belle dame sans merci », la « belle insensible », la « coquette », la « nudité surprise » ou Vénus-Diane. Madeleine de Scudéry ne se rattache pas non plus aux épigones de Malherbe, qui se piquent de « pureté classique » ; elle ne suit ni les voies du néo-pétrarquisme, du néo-platonisme ou du marinisme, ni les tendances du maniérisme.
25Il se trouve, néanmoins, un poète avec lequel elle se sent des affinités spirituelles : c’est Jean Bertaut, à l’égard duquel elle exprime son enthousiasme dès la publication de Clélie et, plus tard encore, dans son essai d’histoire littéraire intitulé De la Poësie Françoise, où elle présente la poésie française du seizième siècle. Jean Bertaut est essentiellement un auteur qui, dans sa poésie sentimentale nouvelle, tendue, sérieuse, oratoire, a visé un idéal précieux et exprimé sa conception de l’amitié (« chaste amitié ») tout à fait comme Scudéry elle-même l’entendait.
2.2. La poésie galante en tant que poésie précieuse16
26Les textes lyriques de Madeleine de Scudéry ne se laissent pas non plus classer dans la catégorie d’une poésie précieuse rapportée aux genres lyriques mondains17, comme c’est le cas, entre autres, pour Benserade, Voiture, Vion d’Alibray, Godeau, Sarasin, et après eux pour les amis de la poétesse, Conrart, Godeau, Isarn, Ménage, Pellisson et Raincy.
27La critique s’est longtemps fixée sur la préciosité de Scudéry, sur le registre du tendre, sur la sentimentalité préromantique, sur une conscience annonciatrice des Lumières. Ces dernières années cependant, non sans raison, l’accent a été mis plus systématiquement sur la composante galante de son esthétique. Cependant, il faut prendre garde à ne pas confondre la « conception galante » traditionnelle, c’est-à-dire entendue dans une perspective androcentrique, avec celle développée et exposée par Scudéry. Il est vrai que l’écrivaine a pris ses distances par rapport à une certaine poésie galante, trop monocorde, portée à l’exagération, au mot d’esprit outrancier, aux pointes, soucieuse selon la poétesse de « chercher trop l’esprit », rejetée encore lorsqu’elle tend à la frivolité, à la vulgarité et à la méchanceté, au burlesque et à l’obscénité. Scudéry la condamne sous le terme global de « Poësie Burlesque » : elle désigne par là ce code des « coquets, flateurs et vulgaires amans »18, qu’elle associe aux « amours passagères », « amours d’intérêt », « amours mensongères » et « sentiments grossiers ». Dans son étude de grande envergure, Jean-Michel Pelous19 évoque l’« immoralisme galant » et le « mensonge galant ». Odette de Mourgues s’aventure même jusqu’à faire de la frivolité la caractéristique essentielle de cette poésie précieuse20.
28Écoutons Madeleine de Scudéry :
Quand je fis de l’amour une image parfaite,
Des vulgaires amours j’espérai la défaite ;
Mais malgré cet espoir nous voyons mille cœurs
Se laisser conquérir par d’indignes vainqueurs.
Qui, méprisant bientôt ce qu’ils ont pris sans gloire.
Courent incessamment de victoire en victoire,
Et se lassant enfin d’être trop tôt aimés,
Se moquent des Chloris dont ils furent charmés [...]21.
29Et pourtant, Scudéry revendique très nettement son appartenance à la poésie galante, à une « poésie galante et enjouée », à cette « belle et fine galanterie » et à cette « galanterie vertueuse », qui dénotent une souplesse d’esprit, une habileté à s’exprimer, une façon naturelle de se comporter et une exigence de moralité dans les relations humaines. Chez elle, le tendre n’exclut pas le galant ; la galanterie elle-même est orientée vers l’« enjouement », le « badinage », le « divertissement » et la « raillerie », (« sans malice »). Ainsi, elle associe même « l’air galant » avec des épithètes tels que « noble », « naturel », « aisé », « modération », « agréable », « facile », « spirituel », « charmant », « ironie » (« sans malice »), « tendresse » et « gaieté »22. « Le naturel », « la simplicité », « la modération », la légèreté et la fluidité et surtout l’expression adéquate des sentiments sont érigés en principe esthétique :
Que si je voulois un amant.
Il auroit, comme vous, l’esprit doux et charmant,
Il seroit, comme vous, un galant agréable,
Et mon cœur, comme à vous, lui seroit favorable »23.
30L’esthétique du sentiment et du goût, qui se caractérise par l’idéal stylistique de la simplicité (« gaieté », « sincérité », « diversité ») a trop souvent été attribuée au Père Bouhours, au Père Rapin et au chevalier de Méré24, sans que l’on eût remarqué que Madeleine de Scudéry avait déjà émis ces exigences pour la poésie lyrique dans la Clélie et dans son traité De la Poësie Françoise. Il n’est pas non plus sans intérêt de remarquer que Paul Pellisson, dans sa préface à l’œuvre de Sarasin25, a formulé lui aussi ces postulats en faisant l’éloge du « style égal et naturel », ce qui lui a valu d’être également considéré comme l’inventeur de cet idéal stylistique, sans qu’il l’ait lui-même vraiment mis en pratique26.
31À ce point précis, il faut remarquer que la notion de galanterie doit être différenciée selon des critères de gender. D’Émile Colombey27 à Jean-Michel Pelous28, cette poésie précieuse/galante est reconnue comme une forme de poésie caractérisée par un sexisme fondamental. Ce qui est appelé (en particulier par Pelous) « l’esprit galant » des années 60 et 70 du XVIIe siècle a été interprété par la recherche dans le sens d’un panérotisme entièrement basé sur la maximalisation du plaisir (masculin). Ce « nouvel art d’aimer » se définit essentiellement selon les jouissances du libertin et le cynisme du roué.
32L’attitude positive de Scudéry par rapport à la galanterie est à mettre en relation avec ses intentions personnelles dans l’écriture et la vie : elles visent à une éthique et une esthétique de l’intersubjectivité. Il va sans dire que les vers de la poétesse témoignent de la maîtrise parfaite d’un registre galant dans lequel dominent la légèreté et le naturel de l’expression, ainsi qu’un ton à la fois stimulant et badin. Ici encore – comme dans son œuvre panégyrique et dans sa poésie d’amour – Scudéry est une adepte de la sincérité. Les caractéristiques en sont la franchise, l’ouverture aux affects et au vécu, l’immédiateté, la spontanéité, la subjectivité, la réciprocité et la volonté de dialoguer. Scudéry cherche les points de contact entre l’amour véritable et les mœurs de la galanterie.
3. Poésie des Précieuses
33Le genre panégyrique, la poésie précieuse néo-pétrarquiste ainsi que cette poésie précieuse à tonalité galante renvoient à des cultures se définissant par leur masculinité, contre lesquelles la poétesse s’inscrit. Si elle est déjà une étrangère dans le domaine de la poésie panégyrique, une étrangère sur le terrain du discours idéalisant de l’amour, elle se sent aussi étrangère à sa propre culture, celle qui constitue pourtant le milieu d’où elle est issue : celle des roturiers, amuseurs, et libertins, que précisément Madeleine de Scudéry ressent comme vulgaires.
34Dans sa poésie en effet, Scudéry insiste sur la différence. C’est pourquoi la formule de poésie précieuse, qui se trouve aussi bien appliquée à la poésie lyrique pétrarquiste dramatisante qu’à la poésie galante des salons, ne me semble que partiellement convenir pour désigner la contribution particulière de Scudéry : la poétesse ne devrait-elle pas cesser d’être définie selon les critères d’une culture masculine (sur le terrain de laquelle sont seulement applicables les définitions traditionnelles de la « poésie précieuse ») ? Car la poésie précieuse, dans le sens que nous avons rappelé plus haut, est comprise au moyen de caractéristiques qui ne sont représentatives que des précieux masculins. Bien qu’environ soixante-dix auteurs féminins aient participé activement à la poésie de salon et aux œuvres lyriques de circonstance, elles ont été traitées par la critique comme quantité négligeable en ce qui concerne la formation des catégories majeures. Ce qui aboutit au paradoxe suivant : d’une part la poésie précieuse est déterminée par le fait qu’elle se réfère aux salons littéraires dans lesquels les femmes dominent, tandis que, d’autre part, on en définit les traits littéraires sans tenir aucunement compte de la contribution de ces femmes qui ont dominé le champ.
35Or le terme de Précieuse est encore disponible pour désigner un certain type de femme. Il devrait justement recevoir une acception se prévalant de cette esthétique de la différence. L’exploitation de cet appellatif paraît légitime à un moment où les femmes entreprennent de soumettre à l’examen les images qui leur sont renvoyées d’elles-mêmes et de les dégager des connotations péjoratives dont elles sont entachées. En raison de la spécificité de la conception de la poésie qui est celle de Madeleine de Scudéry et du cercle de ses amies (Mlle Descartes entre autres)29 une expression comme poésie des Précieuses me semble particulièrement adéquate, car elle se rapporte à une culture spécifiquement féminine, dotée d’une façon bien spécifique de penser et d’écrire – une poésie des Précieuses dont la singularité de gender fonctionne comme une catégorie constitutive de sens – une façon d’écrire qui sert à l’articulation et à la circulation de modèles féminins de pensée et de vie. Dans ce contexte, je voudrais évoquer l’élaboration d’un nouveau système de référence, une conception viable pour la femme aussi : la Carte de Tendre, le « saphonisme » (projets d’une conception d’équilibre), le refus du modèle de la femme comme objet, de la « femme écrite » (Hélène Cixous), la revendication de réciprocité et de sincérité, la réconciliation des oppositions polaires, passion vs raison30, la traversée des ordres du langage par le badinage, la lutte contre le culte de la beauté et de la jeunesse, l’idée d’un art de bien vieillir, autant de moments de rébellion contre un ordre déterminé par la masculinité, contre des symboles masculins et pour la libération des prescriptions concernant les femmes31. Ce sont des contre-discours qui nous renvoient au désir féminin32.
« Débrutaliser »
36Pour finir, je voudrais en venir à une notion qui permet de mieux mettre en lumière l’éthique et l’esthétique de Madeleine de Scudéry : la notion du « débrutaliser », créée par Mme de Rambouillet33. Ce terme même se signale par le recours à deux procédés linguistiques empruntés à la pratique langagière des Précieuses : la prédilection pour la substantivation (y compris des verbes) et pour le préfixe privatif dé-, des-. Cette expression s’offre à nous pour caractériser la manière dont Scudéry se déjoue de l’autorité, des hiérarchies et des polarités ; de la même manière elle procède à la débilitation de la puissance et du pouvoir du potentat, à la désarticulation de l’héroïsme, au désamorçage de la violence, au désarmement du personnel militaire, la défonctionnalisation de la guerre, etc., jusqu’aux plus amples conséquences : la suggestion de vertus non guerrières telles que la volonté de conciliation, la retraite, le renoncement au pouvoir. Cette notion permet aussi une nouvelle définition de l’action héroïque en terme de non-violence et de qualité de caractère.
37L’intention panégyrique ainsi entendue implique aussi la tentative de démythologiser les idoles, de les bagatelliser, de les humaniser. Ce faisant, la virtù masculine qui est normalement faite de vigueur, puissance, énergie, force, bravoure, courage, apparaît presque comme un défaut. L’auteur, qui se meut entre conformisme et progrès, a recours aux moyens d’expression littéraire moins pour représenter des héros que pour suggérer un antihéroïsme. En même temps, Scudéry a soin de « débrutaliser » ces idoles pour déconstruire les idées toutes faites et refuser de se plier aux comportements attendus : en évoquant de nouvelles images, par exemple Mars jardinier, Cupidon sans arc, un « héros de toutes les saisons », un « cruel vainqueur » sans armes, un roi à l’âme aimante, ainsi qu’en attachant le mot de « gloire » à des valeurs comme l’« amour » et la « galanterie ».
38Par là-même, Madeleine de Scudéry contrarie la pensée par de constantes oppositions. Alors que ses collègues poètes représentent les couples « Mars » et « Auguste », « bras » et « cœur », « ciel » et « terre », « tonnerre » et « amour », « paix » et « guerre » en plaçant les antagonistes côte à côte, elle crée, en utilisant les mêmes moyens rhétoriques, des images chargées d’un message inédit. Scudéry suspend aussi l’opposition polaire entre « raison » et « passion », « devoir » et « vouloir », « raison » et « folie », qui a été cultivée au XVIIe siècle non seulement dans le théâtre classique mais encore dans la poésie d’amour. Ses conceptions de l’« amitié amoureuse » ou de l’« amour amical » réconcilient la passion, la raison et la vertu :
Et pourquoi t’égares-tu ?
L’amitié qui te ressemble,
Joint les beaux noms de vertu
Et de passion ensemble.
Amitié tout est charmant
Sous ton équitable empire ;
On te trouve rarement,
C’est ce que j’y trouve à dire [...]34.
39Le souci de « débrutaliser » se montre déjà in statu nascendi dans son babil, dans la dévalorisation du canon mondain se prévalant de la culture, par l’insertion du non-sens dans la conversation de salon. Le saphonisme, les concepts de tendre, d’amitié amoureuse, de belle et fine galanterie, l’art de bien vieillir encore, ces projets féminins d’amitié, d’amour et de mode de vie, représentent une tentative pour rompre avec la stéréotypie du milieu social et du salon. L’« amour à la mode », l’« amour enjoué », la « galanterie » (celle des « vulgaires amans »), la « frivolité », la « coquetterie » et la « flatterie », le libertinage et le culte de la femme, de la jeunesse et de la beauté, tout cela se trouve ainsi, dans cette perception raffinée, ressenti comme trop univoque (« brutal ») et se voit donc dévalorisé ou différencié par Madeleine de Scudéry.
40Le « débrutaliser », pratiqué sur le plan des thèmes, des motifs et du style, témoigne d’une tendance à estomper et à brouiller les représentations et les concepts de l’ordre symbolique. Le processus de dés-identification, au sens le plus large du terme, correspond d’ailleurs à la prédilection des Précieuses pour le déguisement et la dissimulation, et, dans le domaine linguistique, pour une sorte d’indétermination résultant d’une oscillation poétique entre le terrain vague du monde féminin et la mobilité masculine. Pareille tension semble constitutive du projet de « débrutaliser », car elle se situe également entre la loi et la transgression, l’ordre symbolique et le non-sens. Dans cette langue du « débrutaliser » s’exprime l’aspiration au démontage de l’autorité, à la correction du normatif, à la destruction des forces paralysantes, comme par exemple, les règles et l’univocité.
41Si nous voulons alors prendre au sérieux la contribution poétique de cette Précieuse qui s’inscrivit contre les représentations de ses collègues masculins (Précieux eux aussi), nous ne pouvons plus la subordonner à leur programme. C’est pourquoi j’ai proposé de recourir à l’expression de poésie des Précieuses. Celle-ci se laisse appréhender comme une écriture médiatrice entre la poésie précieuse masculine (poésie sérieuse ou poésie galante) et la condition féminine. Elle comporte des divergences par rapport au monde des symboles masculins et des schèmes de significations qui émanent d’une perspective spécifiquement féminine, c’est-à-dire différenciée selon la catégorie du gender. Le recours à une telle formule nous permet d’élargir la vision du champ des genres lyriques contemporains de Madeleine de Scudéry, dans la mesure où cette poésie des Précieuses (qui déconstruit la poésie précieuse d’une façon latente ou ouvertement subversive) peut être comprise aussi, comme une poésie dé-précieuse. La corrélation que nous proposons entre poésie des Précieuses et poésie dé-précieuse permet d’élargir notre façon de comprendre la littérature dans la mesure où le concept moderne de déconstruction, la volonté affichée de « débrutaliser », nous permettent de repérer un contexte sémantique par lequel un genre littéraire du XVIIe siècle peut enfin être relativisé et différencié.
Notes de bas de page
1 Voir R. Kroll, Femme poète, chapitre 3, p. 172-224.
2 Ibid., p. 435 ; 129-135.
3 Ibid., p. 452 ; 185-186.
4 Ibid., p. 441 ; 191-192.
5 Ibid., p. 458 ; 187-188 et p. 437 ; 188.
6 Ibid., p. 436 ; 194.
7 Ibid., p. 430 ; 195.
8 Ibid., p. 426 ; 190-192.
9 Ibid., p. 421 ; 189-190.
10 Ibid., p. 480 ; 185.
11 Ibid., p. 424.
12 Ibid., p. 196-224.
13 Voir R. Kroll, « La mise en scène des sentiments dans l’élégie et la chanson : dépassement du pétrarquisme et distanciation de la poésie flatterie », op. cit., p. 284-294.
14 Ibid., p. 286.
15 Ibid., p. 458-459.
16 R. Kroll, « Poésie galante et enjouée : aspects de la poésie lyrique de Madeleine de Scudéry », op. cit., p. 266-284.
17 Voir A. Génetiot, Les genres lyriques mondains (1630-1660). Étude des poésies de Voiture. Vion d’Alivray, Sarasin et Scarron.
18 Voir ici en particulier la « Prétendue Eglogue de Voiture » dans l’Histoire de Celanire (1669).
19 Amour précieux, amour galant.
20 O. de Mourgues, Ô muse, fuyante proie, p. 54.
21 R. Kroll, op. cit., p. 434-435 et 279-282.
22 Ibid., p. 275.
23 Ibid., p. 271.
24 Voir entre autres E. Köhler, « Je ne sais quoi », p. 230-286.
25 Discours sur les Œuvres de Monsieur Sarasin.
26 Le discours de Pellisson, comme celui des autres habitués masculins du Samedi, signale, par son vocabulaire élitaire, son appartenance à la culture savante et érudite.
27 Ruëlles, salons et cabarets.
28 Op. cit.
29 R. Kroll, « La chanson des femmes poètes au XVIIe siècle », p. 27-29 ainsi que Femme poète, en particulier p. 35-68.
30 R. Kroll, « Nouvelle Sapho. La recherche des terres inconnues », p. 21-25.
31 De fait, on est à même aujourd’hui de retracer une tradition linéaire à partir de Madeleine de Scudéry jusqu’à Mme de Graffigny et Mme de Staël, en passant par Mme de Lafayette et Mme de Sévigné. Marie de Gournay peut, par sa « Deffence de la Poësie », être considérée comme une précurseure des Précieuses : voir R. Kroll, « Deffence de la Poësie. Zwischen Barock und Preziositat : Gournay, Longueville, Scudéry », p. 575-594.
32 Les témoignages écrits en sont les nombreux vers, pour la plupart dialogués, qui ont été récités dans le contexte des Samedis organisés par Scudéry à partir de 1653/4 et de la Journée des Madrigaux et conservés par Paul Pellisson dans ses Chroniques du Samedi.
33 D’après Thomas Corneille : voir R. Lathuillère, « La langue des précieux », p. 253.
34 R. Kroll, Femme poète, p. 430-431.
Notes de fin
i Pour la traduction de cet exposé, je remercie Geneviève Gembries, de l’université de Siegen.
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