La moraliste et la romancière : étude des trois dernières nouvelles de mademoiselle de Scudéry
p. 79-91
Texte intégral
Il n’y a pas solution de continuité, à partir de 1680, date de parution du premier des recueils de conversations, entre la romancière et la moraliste ; cependant parmi les nouvelles de Mlle de Scudéry, les trois premières, Célinte (1661), Mathilde d’Aguilar (1667) et La Promenade de Versailles (1669) sont mieux connues que les cinq dernières que recèle chacun des seconds tomes des recueils de conversations : Les Bains des Thermopyles ou conversation de la crainte, dans les Conversations sur divers sujets (C. Barbin, 1680, p. 615-837), l’Histoire du Comte d’Albe dans les Conversations nouvelles sur divers sujets (C. Barbin, 1684, p. 595-998), et les trois dernières nouvelles qui sont plus particulièrement l’objet de cette étude, l’Histoire de Bélinde qui fait partie de l’Histoire et conversation d’amitié dans les Conversations morales (Th. Guillain, 1686, p. 874-993), l’Histoire de Mélinte dans les Nouvelles Conversations morales (Veuve de S. Mabre-Cramoisy, 1688, p. 648-747), enfin l’Histoire du Prince Ariamène dans les Entretiens de morale (J. Anisson, 1692, p. 95-290)1. Passé 1680 la moraliste demeure « une romancière impénitente »2. La distinction n’a d’ailleurs chez elle guère de validité ; elle a en effet toujours soutenu la fonction morale du récit. D’Ibrahim en 1641 aux Entretiens de morale en 1692, il n’y a à cet égard qu’un changement de perspective. Les récits contenaient des conversations morales, les recueils de conversations contiennent des récits, les uns et les autres étant les moyens complémentaires de connaissance du monde, par l’examen théorique et par l’expérience, à savoir l’observation des cas particuliers que propose chacune des histoires et qui font l’objet des commentaires des auditeurs.
1Si l’on envisage l’ensemble des nouvelles de Mlle de Scudéry pour en esquisser une typologie, on voit qu’elles relèvent de plusieurs veines, selon leur matière et leur fonction. Tout d’abord, les nouvelles historiques, à l’occasion desquelles la narratrice produit soit un panorama de l’histoire antique (Les Bains des Thermopyles et l’Histoire du Prince Ariamène) et dans lesquelles il convient « d’accommoder un peu à l’usage du siècle où l’on vit, afin de plaire davantage » les mœurs des peuples anciens3, soit un panorama de l’histoire récente (Mathilde et l’Histoire du Comte d’Albe4). Ensuite, les nouvelles que l’on peut qualifier d’« exemplaires », dont l’intrigue est à peine contextualisée et qui illustrent un des points de vue de la conversation-cadre. Ces trois veines étaient déjà exploitées dans les grands romans avec les histoires insérées. On trouve dans Ibrahim une réécriture de l’Histoire de la conjuration de Fieschi d’Agostino Mascardi. Nombreuses sont les histoires épisodiques ayant pour cadre l’antiquité dans les deux romans suivants. On sait enfin que les personnages des histoires tendent à incarner un trait de caractère ou une « profession de foi sentimentale », ce qui leur confère un statut exemplaire5. Cette abstraction du personnage peut être soulignée par le dépouillement de l’écriture. Le cas le plus marquant est sans doute, dans la neuvième partie d’Artamène, l’« Histoire de Phylidas et d’Anaxandride », contenue dans « Le Banquet des Sept Sages » et présentée explicitement comme un « exemple »6. Cependant, dans un roman galant, que l’utilité prenne radicalement le pas sur l’agrément n’est pas apprécié, et la princesse Eumétis à qui cette histoire est adressée regrette que narrateur l’ait racontée « en Lacedemonien ». Le récit exemplaire tend en effet à la sobriété de l’écriture comme le montrent les nouvelles de 1686 et 1688, l’une et l’autre particulièrement brèves (environ 120 et 100 pages). On ne trouve dans l’Histoire de Mélinte ni conversations, ni histoires insérées, ni portraits, ni descriptions, ni monologues ou plaintes, ni lettres, ni dialogues amoureux ; quelques vers seulement agrémentent le récit. La narratrice n’emploie pas ici les procédés d’amplification traditionnels de l’écriture galante. Il n’en va pas de même avec la nouvelle de 1692, qui est donc beaucoup plus longue et s’apparente, pour ce qui concerne son écriture, à la quasi-totalité des histoires insérées des grands romans. Ce constat est à rapporter aux fonctions assignées à ces nouvelles. Les trois dernières nouvelles sont rattachées à une conversation-cadre qui se poursuit, une fois le récit achevé, par les commentaires des devisants sur l’histoire qu’ils viennent d’entendre. Mais si les nouvelles de 1686 et 1688 sont étroitement liées au sujet de la conversation-cadre, ce n’est pas le cas pour l’Histoire du Prince Ariamène, qui se présente comme une digression. La conversation qui précède porte sur l’impertinence, définie comme ce qui est contraire à la raison et à la bienséance. On en vient à envisager les cas d’impertinences dans l’Histoire, qui ont eu d’heureux succès, tel le choix de Darius comme roi de Perse. Et Théramène d’ajouter qu’il est heureux que cette impertinence ait eu lieu car
[elle] a donné lieu à une histoire particuliere fort agreable qu’on m’a donnée, & qui n’auroit jamais esté faite, si ce qu’on vient de dire ne fust pas arrivé ; car la mort de Darius causa quelque chose d’aussi surprenant en son espece, que tout ce qu’on vient de dire7.
2Le lien entre la conversation et l’histoire est lâche, on le voit, et, après la lecture de la nouvelle, les commentaires des devisants rattachent difficilement celle-ci au propos de l’entretien8. A cette histoire n’est pas assigné le rôle d’exemplum ; elle est signalée par Théramène pour le plaisir qu’elle va procurer à l’auditoire9.
3Chacune de ces trois dernières nouvelles est présentée comme « véritable » :
L’Histoire qu’on m’a assuré estre arrivée à la fin du Regne de Loüis
XIII (Histoire de Bélinde, p. 873),
une petite histoire qui n’est pas imprimée. & qu’on m’asseûre estre véritable (Histoire de Mélinte, p. 648),
il est certain que cette petite histoire a fort l’air de la vérité & ne sent point du tout la fable (Histoire du prince Ariamène, p. 92).
4Le point est important parce que l’on sait qu’une critique récurrente des grands romans au bénéfice des nouvelles porte sur l’invraisemblance des premiers. Son analyse est un moyen de voir où en est Mlle de Scudéry dans sa réflexion sur le genre de la nouvelle et quels sont les choix qu’elle effectue. Elle a toujours soutenu que les fictions devaient être vraisemblables, ce dont témoignent en 1641 la préface d’Ibrahim et dix-sept ans plus tard la conversation de la quatrième partie de Clélie « De la manière d’inventer une fable ». Mais les modalités de la vraisemblance ne sont pas toujours les mêmes. Avec L’Histoire du Prince Ariamène, Mlle de Scudéry recourt au procédé de longue date employé : l’imbrication de personnages et de faits historiques et de personnages et de faits inventés, la vérité des premiers faisant croire à celle des seconds. L’anecdote d’Ariamène et de son frère trouve ses sources chez les meilleurs historiens, Hérodote, Diodore, Plutarque, Justin, soulignent les devisants. L’histoire qui va être lue s’inspire en outre, apprend-on, d’une source inédite, le texte du frère du poète Simonide – dont l’existence n’est pas attestée –, qui aurait suivi le roi de Sparte Démarate à la cour de Darius – pour Démarate, le fait est vrai – et qui
écrivit tout ce qu’il avoit sçû de cette cour avec des circonstances dont les histoires generales ne parlent jamais10.
Il s’agit d’une histoire secrète :
Une Histoire particuliere, dont l’Histoire generale n’a marqué que les evenemens qui n’ont pû estre ignorez de personne en ce siecle-là11.
5Et si elle n’est pas absolument conforme à ce que l’Histoire rapporte, c’est que les historiens ne s’entendent pas entre eux, parce que leur parti pris les aveugle – les Grecs n’ont pas le même jugement sur Darius et Xerxès que Josèphe – ou parce qu’ils demeurent dans l’ignorance sur tel ou tel point12. Cela suggère que le critère de vérité ne permet pas d’opposer l’Histoire à la fiction et que l’Histoire du Prince Ariamène n’est ni plus ni moins vraie que les récits historiques. Cette stratégie est exactement celle qui est exposée dans l’avis « Au lecteur » d’Artamène. Mlle de Scudéry, si elle a donné avec Mathilde d’Aguilar en 1667 puis avec l’Histoire du Comte d’Albe en 1684, des nouvelles historiques et galantes, tout à fait dans le goût du jour, écrit en 1692 un récit qui prête de nouveau le flanc aux quolibets de Boileau dans le Dialogue des héros de roman13, parce que ses Perses se conduisent en galantes gens. C’est que pour elle – cette dernière nouvelle le rappelle ultimement-, la vraisemblance doit être, en premier lieu, celle des passions ; il s’agit là du point de vue d’une moraliste pour qui la connaissance et la réforme du cœur humain importent plus que l’anecdote historique :
Car enfin une personne qui escrit l’histoire d’un Prince, ne peut blasmer que les vices de celuy dont il escrit la vie, mais un homme qui voudroit composer quelque fable ingenieuse, trouveroit lieu, s’il vouloit, de condamner tous les vices, & d’enseigner toutes les vertus.
est-il dit dans la conversation « De la manière d’inventer une fable »14. D’un bout à l’autre de sa carrière, son point de vue n’a donc pas changé. La dernière devisante qui a voix au chapitre dans la conversation introduisant l’Histoire du Prince Ariamène formule cette opinion à propos de l’histoire :
Quand elle ne serait pas toute veritable je ne m’en soucierais guere pourvû qu’elle soit vray-semblable15,
opinion qui peut être rapprochée de celle de l’héroïne de Clélie, en 1658, qui, s’opposant à Plotine, déclarait que ce qui fait une bonne histoire n’est pas son authenticité mais la peinture des passions, pour autant qu’elle soit habilement exécutée, c’est-à-dire vraisemblable16. La fonction assignée par Mlle de Scudéry à l’histoire est donc d’assurer la vraisemblance, et que l’histoire soit antique ou contemporaine importe peu. C’est pourquoi elle a successivement donné dans le recueil de 1680 Les Bains des Thermopyles et dans le recueil de 1684 l’Histoire du Comte d’Albe. Mais une autre raison explique sa prédilection pour l’histoire antique, dont les nouvelles de 1680 et de 1692 sont le témoignage et qui l’éloigne du goût dominant alors chez ses contemporains. Pour elle, le récit doit être et rester le moyen pour les femmes d’accéder à une culture dont leur éducation les écarte. Elle souligne cette autre conséquence du mélange de l’histoire antique à la fiction dans une lettre adressée à P.-D. Huet, en 1670 :
Les femmes qui ont de l’esprit doivent raisonnablement chercher à lire les originaux de ces sortes de choses dont elles trouvent des passages dans les romans ; et j’ai une amie qui n’eût jamais connu Xénophon ni Hérodote, si elle n’eût jamais lu le Cyrus, et qui en le lisant s’est accoutumé à aimer l’histoire et même la fable17.
6En conséquence, toutes ses fictions antiquisantes – romans ou nouvelles – sont l’occasion de faire une revue des grandes figures politiques et intellectuelles de l’époque à laquelle se place l’histoire racontée. Sa dernière nouvelle évoque l’histoire perse antique, de la mort de Cyrus à celle de Xerxès, et accorde une place importante à Démocrite. Par ces aspects, l’Histoire du Prince Ariamène témoigne de la constance de la romancière envers des principes affirmés et répétés de longue date.
7Avec l’Histoire de Bélinde et l’Histoire de Mélinte, le « caractère de vérité » des récits ne tient pas à son arrière-plan historique. Quand la lecture de l’Histoire de Mélinte est achevée, Timarette déclare :
Cette petite Histoire [...] a un caractére de vérité qui ne sent point le Roman, & quelque chose de touchant qui plaist beaucoup, car ils ont presque tous raison : & ne laissent pas d’estre malheureux18.
Cela rappelle le commentaire d’Elpinice, qui suit l’Histoire de Bélinde :
Ce qui m’en plaist [...] c’est qu’elle a un air de vérité que toutes les Histoires d’amour n’ont presque jamais, et je suis assurée qu’il n’y a personne dans la compagnie qui n’ait connu quelques Amis fort ressemblant à ceux de Belinde19.
8Un nouveau paramètre du vraisemblable est ici introduit : ces histoires s’opposent au « roman », aux « histoires d’amour » par leur « air de verité », parce qu’elles décrivent des mœurs que chacun peut observer, qui rendent compte d’un réel décevant, c’est ce qui les fait juger vraies. Or ce qui précisément oppose les trois dernières nouvelles aux romans et aux nouvelles précédentes, c’est la fin de l’idéalisation, qui impose à ces trois récits un dénouement malheureux. Mlle de Scudéry a renoncé à écrire des histoires où les choses sont telles qu’elles devraient être – comme c’est le cas avec Les Bains des Thermopyles et l’Histoire du Comte d’Albe –, elle les présente comme elle sont, pour reprendre le propos de Segrais20. Cela ressort, comme nous allons le voir, d’une part de l’analyse du traitement des sources historiques dans l’Histoire du Prince Ariamène par comparaison à Artamène et, d’autre part, dans le fait que les nouvelles de 1686 et 1688 explicitement ne donnent plus l’exemple exceptionnel mais l’exemple courant : du monde des héros, nous voilà tombés dans celui des hommes21.
9L’Histoire du Prince Ariamène se déroule en Perse, sous le règne de Darius pour l’essentiel, donc très peu de temps après le règne de Cyrus, héros du deuxième grand roman de Mlle de Scudéry. Elle relate l’épisode de la succession de Darius à laquelle deux de ses fils peuvent prétendre, l’aîné, Artamène, né alors que Darius n’était pas roi, et Xerxès, le fils que Darius eut de la princesse Atosse, fille de Cyrus, qu’il épousa sitôt qu’il fut sur le trône. Mlle de Scudéry développe les données de l’anecdote historique en y insérant des épisodes galants22. Elle donne donc de l’importance à Amestris, la future reine, épouse de Xerxès, alors que les historiens ne font pas mention d’elle quand ils évoquent la succession de Darius ; elle invente le personnage de Palmis, « la fille du Satrape d’une Province fort éloignée »23. La cour de Darius est présentée comme le lieu par excellence de la mondanité galante :
Il est aisé de juger aprés ce que je viens de dire que tous les plaisirs de cette cour-là estoient honnestes & spirituels24.
10Ariamène et Xerxès sont de parfaites honnêtes gens. Il n’y a pas jusqu’à Démocrite qui ne devienne un philosophe galant – elle en fait un moraliste25 – dont l’entretien « plaisoit aux Dames »26. Ariamène se situe donc dans la parfaite continuité d’Artamène : la paronomase n’est pas le fait du hasard. Cependant, à partir d’ingrédients similaires, Mlle de Scudéry invente une combinaison qui va produire l’échec. D’une part, Ariamène aime Amestris qui ne l’aime que parce qu’elle est persuadée qu’il succédera à Darius. Mais, conformément à un serment de Darius dont son testament fait état, elle est destinée au futur roi et épouse sans états d’âme Xerxès. Ce dernier aime Palmis, parangon de toutes les vertus féminines, mais sans retour car elle aime secrètement Ariamène. Voilà pour l’aspect sentimental de l’intrigue. En ce qui concerne l’aspect politique, le lecteur sait dès le début qu’Artamène se trompe quand il croit, comme tous, qu’il va succéder à Darius. Si grandes que soient ses vertus et quoique
tous les grands de l’État auraient mieux aimé Ariamene que Xerxes27,
elles ne sont pas récompensées. Par ailleurs, toute la vaillance d’Ariamène, à qui, selon Mlle de Scudéry, Xerxès aurait donné le commandement de ses armées, n’empêche pas la défaite de Salamine et sa mort :
Ariamene, dont la valeur égaloit toutes les autres vertus, fut tué dés le commencement de la fameuse bataille de Salamine : car ce vaillant Prince s’estant rendu maistre d’un des plus redoutables vaisseaux des Grecs, coula à fonds, sans qu’on ait sceu si ce fut par les Grecs, ou si quelque rocher brisa le vaisseau dans lequel il estoit28.
Mlle de Scudéry suit ici Plutarque :
Par la suite, il [Artaménès] fut auprès de lui [Xerxès] le personnage le plus important et fit preuve envers lui d’une telle fidélité que, en se distinguant à la bataille de Salamine, il tomba pour la gloire de son frère29.
11Elle aurait pu suivre Justin, qui termina par ces mots le récit de l’anecdote :
Ainsi les frères partageaient alors de vastes empires avec plus de modération qu’ils ne partagent aujourd’hui la plus mince des fortunes30,
d’autant plus aisément que ni lui ni Hérodote ne font mention de la mort d’Ariamène31. Elle choisit donc parmi les sources historiques et procède à l’inverse de ce qu’elle avait fait pour Cyrus. Elle avait alors choisi de ne pas le faire mourir lors d’un combat contre les Massagètes, alléguant que les historiens, Hérodote et Xénophon, ne s’accordaient pas à ce sujet32. C’est le sosie de Cyrus, Spitridate, qui meurt dans le roman. Dans la nouvelle de 1692, conséquence de la mort du héros, le dénouement n’amène pas le retour à l’ordre mais entraîne le chaos :
Depuis cela [la mort d’Ariamène], le bonheur abandonna Xerxes. & il s’abandonna luy-mesme à des passions indignes, aussi bien que l’ambitieuse Amestris.33
12Sur une même matière, l’histoire antique perse, Mlle de Scudéry porte un regard différent, désenchanté. Ni l’ordre politique ni l’ordre amoureux ne s’imposent dans un monde où la présence idéale d’un héros n’assure plus l’harmonie. Il y a jusqu’au philosophe qui est débouté alors que, tout en rappelant la philosophie atomiste de Démocrite, la narratrice s’est ingéniée à faire de lui un moraliste galant, parce que le politique – le réel – prend le pas sur la sociabilité galante, l’idéal :
Cependant, quoy qu’il [Darius] estimast infiniment le rare sçavoir de Democrite, il craignit que sa nouvelle doctrine ne devinst dangereuse, rien n’estant plus pernicieux dans une cour, que ces gens qui n’esperent nule recompense de leurs vertus, & qui ne craignent nule punition de leurs erreurs : aussi Darius estoit-il fortement persuadé que le libertinage faisoit les mauvais Rois & les mauvais sujets ; & comme les atomes de Democrite conduisoient insensiblement les jeunes gens à estre libertins, il luy fit inspirer par Artabase de passer en Egypte, ordonnant aux plus sçavans Mages de son Etat, d’empescher que cette nouvelle doctrine ne s’y répandit34.
13Le désenchantement est perceptible également dans l’Histoire de Bélinde, nouvelle qui peut être lue comme une réflexion sur le genre de la conversation. L’ouverture pose rapidement la situation : Bélinde est parfaitement libre d’épouser qui elle veut. Elle « s’imagina que celui qui aurait le plus de passion et d’attachement pour elle la rendrait la plus heureuse »35 et, partant, choisit Cléonte. Elle demande cependant conseil à des amis : c’est l’objet de la première conversation du récit. Parmi tous les devisants, Alcionide s’oppose au parti pris par Bélinde. Peine perdue que ses recommandations :
Je suis persuadée que celui qui m’aime le mieux, m’aimera du moins plus longtemps qu’un autre,
déclare pour conclure Bélinde36. Suit un temps de récit relatant les étapes du désamour de Cléonte qui, « par bonheur » pour Bélinde, mourut à la guerre37. Ainsi s’achève la première partie de l’histoire où il est question de l’amour et à propos de laquelle Bélinde constate qu’Alcionide avait raison mais que seule l’expérience personnelle est profitable :
Pour juger bien de cette espece de malheur [...], je suis persuadée qu’il faut l’avoir eprouvé, car ce changement qui se fait sans nul sujet dans le cœur d’un mary est si surprenant & si cruel, surtout quand on ne peut changer comme luy, que je ne crois pas qu’il y ait de malheur plus rigoureux38.
14Commence ensuite la seconde partie où il est question de l’amitié : Bélinde a pris en effet la décision de n’avoir plus que des amis. Cette partie s’ouvre sur une conversation. D’emblée, Alcionide met Bélinde en garde contre le choix d’un premier ami qui risque fort de devenir amoureux. Puis la discussion porte sur l’amitié, particulièrement « l’amitié parfaite », à propos de laquelle Alcionide exprime son incrédulité. Bélinde cependant se rallie au parti des optimistes et, au terme de la conversation,
demeura persuadée qu’il estoit fort doux d’avoir des Amis, & d’en choisir un entre les autres en qui on pût se confier de toutes choses39.
15Deux expériences d’amitié vont se succéder. D’abord Bélinde choisit Persandre pour premier ami, mais il devient amoureux d’elle. Elle le chasse et confie à Alcionide :
Je n’eusse jamais crû [...] qu’on pût ressentir aussi vivement que je fais un malheur d’amitié, & je vois bien ma chere & parfaite Amie, que vous aviez raison lorsque vous me conseilliez de ne me haster pas de choisir un premier Amy40.
16Puis, durant un séjour à la campagne, elle se lie avec un favori disgracié, Poliante, lui aussi déçu par l’amitié. Alcionide la met de nouveau en garde contre ce nouvel ami, à juste titre puisque Poliante ne s’est intéressé à Bélinde qu’autant qu’elle pouvait le faire rentrer en grâce et, une fois rétabli en faveur, la néglige.
17L’expérience de Bélinde (le récit) l’amène à perdre ses illusions sur les hommes, et c’est une expérience douloureuse. À Alcionide, quand elle s’efforce de la dissuader de prendre Persandre pour premier ami, elle répond :
Si vous voulez encore m’oster la douceur de l’amitié, j’aime autant mourir41.
Et plus tard, quand Alcionide l’invite à se défier de Poliante :
Vous avez toujours une raison si excessivement raison, si on peut parler ainsi, que si on la suivoit exactement on ne vivroit que pour soi, & par consésquent sans plaisir42.
18De cette perte d’illusion, de ce désenchantement, la défection de tous ses amis est l’image :
Elle n’avoit plus d’amis ; car s’étant dépitée contre la foiblesse & l’infidelité de tant de gens, elle borna ses plaisirs à lire, à se promener avec Alcionide & Hermilie, à s’amuser à de beaux ouvrages43.
19Souffrance et solitude sont donc finalement le lot de Bélinde. Alcionide avait raison, l’amour ne résiste pas au mariage et l’amitié parfaite n’existe pas : la nouvelle, par l’alternance des conversations et des récits ayant charge d’illustrer que le point de vue d’Alcionide est le point de vue lucide, est structurée pour le prouver. C’est aussi à des fins démonstratives qu’est conçue la succession des conversations. Les deux principales se déroulent entre un groupe de devisants dont les points de vue divergent : Alcionide, Hermilie – « qui avaient toutes deux beaucoup de raison et plus d’experience que Bélinde »44 –, Persandre « un de ses parents un peu éloigné »45, auquel s’adjoint pour le second entretien, le « sage et savant » Anthénor46. Au pessimisme radical d’Alcionide s’opposent les positions de Persandre et Hermilie, plus optimistes, et celle idéalisante d’Anthénor. Or, dans la seconde partie du récit, de ces quatre interlocuteurs de Bélinde, seule demeure Alcionide. Son point de vue s’est imposé, réduisant tous les autres au silence : telle est la conséquence de l’épreuve de la réalité (le récit) sur les positions de principe, théoriques (la conversation). Au dialogisme s’est substitué le monologisme, évolution qui est à rapporter, si l’on envisage plus généralement le passage des grands romans aux nouvelles, à la disparition des histoires épisodiques qui, proposant des contrepoints à l’histoire principale, participent au dialogisme. Dans cette nouvelle triomphe le monologisme.
20Partant, le rôle de la conversation se pose. L’Histoire de Bélinde prouve son inutilité. D’abord parce qu’elle n’a servi à rien à l’héroïne qui a dû mener sa propre expérience ; ensuite, on vient de le voir, parce que la diversité des points de vue ne résiste pas à l’expérience de la réalité. Parallèlement à la mise en question de l’utilité du moyen de diffusion privilégié de la morale, la conversation, se produit la mise en question de ses sujets de prédilection, l’amour et l’amitié. Dans la nouvelle, comme dans la conversation qui la suit, est menée une discussion sur l’« amitié parfaite ». Elle est définie dans le récit, par Anthénor, sur le mode prescriptif – non ce qui est mais ce qui doit être :
L’amitié parfaite [...] est naturelle, sa source doist estre dans le cœur, elle doit estre sans interest, unir parfaitement, & durer toujours47.
21Hermilie intervient pour nuancer, sur l’air des maximes de La Rochefoucauld : il y a toujours de l’intérêt à la base de toute amitié, même les plus parfaites, il s’agit alors d’un « interest noble »48. Anthénor objecte qu’il faut viser l’idéal, quitte à être trompé, et il poursuit en évoquant la société dans laquelle tous les citoyens seraient de parfaits amis :
Mais cela est si éloigné d’estre ainsi, que la Fable ni l’Histoire n’ont jamais donné de modele d’amitié parfaite que de deux personnes seulement ; & jamais de trois49.
22Il propose ensuite que chacun donne le plus bel exemple d’amitié qu’il connaisse. Bélinde l’en prie, qui ne connaît que deux exemples, un dans la fable antique (Homère) et l’autre dans la fiction moderne (Le Tasse). Anthénor cite le couple célèbre que formèrent les pythagoriciens Phintias et Damon. Hermilie, quant à elle, va évoquer « l’amitié tendre » de la conversation de Clélie. Alcionide – et c’est le rôle qu’elle va tenir tout le reste de la conversation – est sceptique et demande des exemples. Pour elle, l’amitié tendre de Clélie est un original sans copie. Elle parle, elle, de « l’amitié ordinaire »50, l’« amitié commune » qui n’est
qu’un honneste commerce pour la commodité de la vie51.
23Certes, dit Anthénor, reprenant le propos du traité de Plutarque « De la pluralité d’amis », mais le plaisir de l’amitié est dans le choix d’
un Amy de distinction, en qui on puisse avoir la derniere confiance, de qui on puisse recevoir des conseils, & à qui on en puisse donner, qui soit sensible à tous nos interests, comme nous à tous les siens, à qui on puisse montrer son cœur à découvert. & confier tous ses secrets, & même ses propres foiblesses, si on en a ; en un mot, un autre soy-même52.
24Mais Alcionide de demander un exemple, qu’elle doute qu’Anthénor puisse produire. Au terme de la conversation, elle ne nuance qu’apparemment sa position : un véritable ami n’est pas impossible à trouver mais rare au point de n’être jamais rencontré :
Qui trouve une amitié fidelle,
A de quoy mépriser les caprices du sort,
Mais helas on la cherche, on parle toujours d’elle,
Et puis sans la trouver on rencontre la mort53.
25C’est la forme idéale de l’amitié, héroïque ou tendre, dont est contestée l’existence réelle dans cette conversation. Tous les exemples allégués viennent de la fable, de l’histoire antique ou de la fiction : rien qui existe hic et nunc alors que chacun, commente Astérie, connaît de ces faux amis comme sont ceux de Bélinde. On s’aperçoit là encore que l’Histoire de Bélinde participe de l’esthétique de la nouvelle par la mise en question de l’idéalisation. La nouvelle n’expose plus l’idéal, proposé comme norme et par rapport auquel est jugé le réel, qui peut-être estimé par certains décevant :
[la nouvelle] me semble si belle [...] que je ne croy pas qu’il y ait rien de vray, car l’amour de ce Siecle-cy ne ressemble point du tout à celle de Celinte,
déclare, par exemple, Lysimène dans l’« Épilogue » de la première nouvelle de Mlle de Scudéry54. Elle expose désormais le réel imparfait : les devisants s’accordent sur ce point, quand ils jugent qu’elle a « un air de vérité »55.
26Ce qui caractérise ces trois dernières nouvelles et les distingue du reste des récits scudériens, c’est qu’elles refusent d’entériner l’idéal héroïque et galant – ce que faisait toutes les autres nouvelles, de Célinte à l’Histoire du Comte d’Albe –, pour proposer une vision du monde plus vraisemblable en ces années 1680-1690. Ces trois derniers récits proposent trois exemples d’échecs. Certes, dans les grands romans, qui avaient pour ambition de rendre compte de la diversité du monde et des hommes, il était des cas de destins catastrophiques et injustes, ne signalons que celui de Spitridate dont il a été question, mais le récit principal se dénouait heureusement, qui plaçait sous le signe de l’optimisme héroïque et galant l’ensemble du texte. L’idéologie qui fondait l’écriture des premiers récits est dans les derniers mise à distance, on en dénonce le caractère romanesque. L’itinéraire de Bélinde, dans la nouvelle de 1686, est symptomatique de cette évolution. Une fois perdue toute illusion sur l’amour et sur l’amitié parfaits, que devient l’héroïne ? Précisément une moraliste :
Elle faisoit une si plaisante satyre de la foiblesse du cœur humain, qu’elle divertissoit même ceux qui pouvoient se sentir coupables des defauts qu’elle dépeignoit : de sorte que sans vouloir ny Amans, ny Amis, elle ne laissa pas de se faire estimer de tout le monde, & l’on peut même dire que contre la maxime la plus generale, elle fut plus aimée lorsqu’elle n’aima rien, que lorsqu’elle estoit la plus tendre Amie qui fut jamais. Cela luy faisoit dire quelquefois que le veritable plaisir de l’amitié consistoit plus à aimer qu’à estre aimée, puisque malgré toute la consideration qu’on avoit pour elle, son cœur ne sentoit plus la même douceur qu’il avoit sentie autrefois, lorsqu’elle aimoit plus des Amis qu’elle n’en estoit aimée56.
27Dans les trois dernières nouvelles, la mise à distance que rend possible le regard critique qui caractérise la position du moraliste, en l’occurrence celle de Mlle de Scudéry, s’exerce tout particulièrement à propos de ses œuvres précédentes, les grands romans, Artamène et Clélie en tête, non pour en formuler la poétique, comme il en allait dans la fameuse conversation de Clélie « De la manière d’inventer une fable », mais pour en faire le bilan. Ces trois dernières nouvelles offrent une réflexion sur les fictions anciennes dont la moindre des originalité n’est pas qu’elle se fasse par le biais de nouvelles fictions, qui s’interrogent sur les fondements idéologiques des premières œuvres et en signalent le caractère définitivement obsolète.
Notes de bas de page
1 Ce dernier recueil est le seul dont la pagination ne soit pas suivie dans les deux tomes qui le composent.
2 N. Aronson, Mademoiselle de Scudéry, titre du chapitre 25 consacré à ces nouvelles.
3 Clélie, IV, p. 1136 (conversation « De la manière d’inventer une fable »).
4 L’intrigue de Mathilde se déroule au XIVe siècle en Castille et à la cour des Papes réfugiée en Avignon ; celle de l’Histoire du Comte d’Albe sous le règne de Philippe II.
5 Ch. Morlet-Chantalat, La Clélie, p. 251.
6 p. 382, notamment.
7 P. 91.
8 P. 290-295.
9 De même dans les commentaires qui la suivent, p. 294 : « Mais qui eust cru, interrompit Cleone. que l’entretien des impertinens eust eû une suite si agreable » et p. 295 : « cette aimable compagnie se retira aprés avoir remercié Theramene, de leur avoir montré cette agreable histoire ».
10 P. 92. 11 est de nouveau fait allusion à ce manuscrit retrouvé, p. 113.
11 P. 95.
12 P. 138 : « mais à parler sincerement l’histoire de ces temps-là. a tant de contrarietez, qu’il a esté permis à celuy qui a escrit l’histoire d’Ariamene, de suivre comme il luy a plû, ou les divers historiens qui en ont parlé, ou le manuscrit Grec qui luy est tombé entre les mains, sans qu’on puisse l’accuser d’ignorance pour avoir rapproché quelques évenemens ».
13 Ce dialogue parut à l’insu de son auteur en 1688 et 1693.
14 P. 1137.
15 P. 93.
16 IV, p. 794-795.
17 MM. Rathery et Boutron, p. 295. Par cette lettre, elle remercie son destinataire des éloges qu’il a faits de ses romans dans son « Discours sur l’origine des romans » paru en 1670.
18 P. 747-748.
19 P. 994. Le premier commentaire est d’Astérie, il précise une des caractéristiques de la nouvelle, par rapport au roman, l’absence d’événements extraordinaires : « Il faut avoüer [...] que je n’eusse pas crû qu’une Histoire d’Amitié, sans grands évenemens, eust pû estre si agreable », p. 994.
20 Les Nouvelles françaises, tome I, p. 99.
21 Nous ne pourrons, dans le cadre de cet article, que proposer une analyse de la nouvelle de 1686.
22 C’est le mode d’amplification le plus important et c’est à lui que le romanesque est associé, comme l’indique ce passage de la conversation « De la manière d’inventer une fable » : « Lors que l’on veut faire arriver des evenemens extraordinaires, il est sans doute bien plus beau d’y introduire l’amour, que nulle autre cause ». Clélie, IV. p. 1122.
23 P. 109.
24 P. 102.
25 Notamment dans ce passage, p. 183-184 : « mais un des plus agreables divertissemens de la cour en ce temps-là, fut d’observer l’agreable critique que faisoit Democrite de tout ce qui faisoit le plaisir des autres, & de toutes les passions en general ».
26 P. 159.
27 P. 282.
28 P. 289.
29 Œuvres morales, tome VII, première partie, « De l’amour fraternel », p. 166.
30 Histoire universelle, p. 35.
31 Chez Hérodote, l’aîné des enfants de Darius ne s’appelle pas Artamène mais Artobazanès (L ’Enquête, livre VII, 2). Il est fait mention d’un frère de Xerxès qui meurt durant le combat de Salamine mais il s’agit d’Ariabignès (VIII. 89).
32 Avis « Au Lecteur », p. 3. Hérodote, comme Josèphe, fait mourir Cyrus pendant la guerre contre les Massagètes mais, dans la Cyropédie, Xénophon rapporte qu’il meurt dans son lit ; Ctésias et Diodore donnent d’autres versions de cette mort.
33 P. 290.
34 P. 200-201. Diogène Laërce fait mention d’un voyage de Démocrite en Perse, mais pas du fait qu’il en aurait été chassé (Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IX). Rappelons qu’à l’époque certains voyaient en Descartes un épigone de Démocrite, tel est le cas du Président dans le cinquième dialogue du Parallèle des Anciens et des Modernes de Perrault.
35 P. 875.
36 P. 889.
37 P. 895.
38 P. 898.
39 P. 911.
40 P. 947-948.
41 P. 901-902.
42 P. 980-981.
43 P. 989-990.
44 P. 876.
45 P. 876.
46 P. 903.
47 P. 905.
48 P. 905.
49 P. 908.
50 P. 916.
51 P. 918. Le propos est de Persandre.
52 P. 919-920.
53 P. 921.
54 Célinte, p. 169.
55 Perte de ses illusions et scepticisme sont les motifs de la retraite finale de Mélinte dans la nouvelle de 1688, qui par le rôle attribué à la mère rappelle La Princesse de Clève de Mme de Lafayette et qui, par le thème de l’épreuve, annonce l’œuvre de Marivaux. L’héroïne en effet veut éprouver méthodiquement l’amour de Timante, sa sincérité et sa constance, mais cette expérience en révèle l’imperfection : Timante n’est pas un héros mais un exemplaire de l’humanité moyenne. On sera sensible dans cette nouvelle, comme dans l’Histoire de Bélinde, au fait que l’amour-propre, dont la blessure fait naître le dépit, explique assez souvent le comportement des personnages : rappelons que Mlle de Scudéry témoigne de son admiration pour La Rochefoucauld dans La Promenade de Versailles.
Auteur
Université de Caen
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