L’héroïde chez mademoiselle de Scudéry
p. 41-57
Texte intégral
Il y a mille choses dans les romans de cette savante fille qu’on ne peut trop estimer. Elle a pris dans les Anciens tout ce qu’il y a de bon, et l’a rendu meilleur, comme ce prince de la fable qui changeoit tout en or1.
Loin de proposer l’image honnête et conventionnelle d’une femme qui écrirait de son propre fonds ou dans la vogue des romans modernes. Ménage fait accéder Madeleine de Scudéry au rang des auteurs savants par l’imitation des Anciens. La préface d’Ibrahim reconnaît en effet pour modèles les épopées d’Homère et de Virgile, et les romans grecs dont celui d’Héliodore ; l’avertissement au lecteur du Cyrus, tout en soulignant aussi l’importance d’Héliodore, déclare que l’auteur « sui[t] quasi par tout Herodote, Xenophon, Justin, Zonare, et Diodore Sicilien »2. Ces sources antiques sont renouvelées et perfectionnées dans l’écriture romanesque, et Ménage en appuie l’affirmation par l’allusion qu’il fait à la fable de Midas, tirée des Métamorphoses3. Dans cette comparaison galante, Ovide n’apparaît pas sur le même plan que les autres auteurs antiques. En effet, au-delà d’emprunts particuliers, c’est plutôt, chez Mlle de Scudéry, un esprit, une inspiration générale qui vient du poète. Son œuvre s’y réfère tout entière. Les Femmes illustres4 prennent la forme d’un recueil de harangues héroïques composées sur le modèle des Héroïdes et l’éloge d’Ovide qui apparaît dans la Clélie s’apparente à la poétique galante de l’auteur : « il sera pourtant si plein d’amour, si passionné, & si plein d’esprit, qu’il sera trouvé admirable dans tous les siecles »5. Plus encore qu’aux Métamorphoses, l’admiration de Mlle de Scudéry va à la veine tendre et passionnée de l’œuvre d’Ovide, représentée de façon privilégiée par les Héroïdes. C’est que l’inspiration qu’elle y trouve s’intéresse, plus qu’aux exemples de la fable, à l’expression de l’amour héroïque. La fureur et le déchaînement de la passion qui font la tradition des Héroïdes semblent pourtant assez mal s’accorder aux bienséances et aux conventions du roman galant créé par Mlle de Scudéry. Des harangues des Femmes illustres à l’héroïsme amoureux des romans, il s’agira donc ici de mieux cerner la façon dont l’héroïde ovidienne peut paradoxalement nourrir l’œuvre de Madeleine de Scudéry, pour voir comment elle y est assimilée dans une esthétique générale du tendre.
1. Les Femmes illustres : de modernes héroïdes
1Georges de Scudéry, dans la première épître liminaire des Femmes illustres adressée « aux dames », précise l’intention du recueil :
[Les lecteurs] sauront donc, pour les instruire de mon dessein, que l’heureux succès de la traduction, que j’ai faite des Harangues du Manzini, m’a obligé en partie à entreprendre celles-ci. J’ai voulu voir si je reussirais aussi bien en original qu’en copie & si je ne m’egarerais point, lorsque je marcherais sans guide6.
2C’est un exercice d’imitation lié à une pratique de la traduction qui est à l’origine de l’ouvrage ; mais Scudéry, s’adressant à des lectrices, substitue à son modèle latin une œuvre moderne, italienne, qu’elles peuvent lire. Cette marque de politesse occulte en partie la proximité avec les Héroïdes ovidiennes. Nicole Aronson déclare ainsi : « Il est difficile de savoir où l’auteur a précisément trouvé son inspiration »7. Elle ne propose Ovide que pour deux harangues, au même titre qu’Euripide, Virgile ou Héliodore pour d’autres. Rosa Galli Pellegrini rattache certes le choix des personnages historiques de la première partie à un goût mondain pour les œuvres historiques et les fictions historico-mythologiques dont l’Ovide des Héroïdes bénéficie à l’égal de Plutarque, mais elle ne va pas jusqu’à affirmer une filiation ovidienne. D’ailleurs, quand elle s’attache à la provenance des personnages de la seconde partie, elle cite l’épopée italienne, les mythes homériques, Héliodore et Virgile, sans nommer Ovide8. Enfin, parmi les critiques qui évoquent le poète latin non seulement comme source des personnages mais comme inspiration du genre, Joan DeJean voit dans Les Femmes illustres une « nouvelle tentative pour remettre en question l’universalité du modèle ovidien »9 et Marie-Gabrielle Lallemand, qui insiste sur la réticence de Mlle de Scudéry à s’inscrire dans la tradition des Héroïdes, y discerne une simple concession10. Le discours de Sapho à Erinne qui ferme le premier volume et qui n’a rien de commun avec la quinzième héroïde de Sapho à Phaon, autorise en effet à conclure que la romancière se détourne d’Ovide – mais c’est peut-être là trop concentrer l’attention sur une seule des harangues.
3Le recueil des Femmes illustres appartient dans son intégralité à la tradition ovidienne au XVIIe siècle : il s’insère dans un ensemble de réécritures françaises des Héroïdes, qu’il s’agisse de traductions, d’imitations, ou de textes mixtes. L’héroïde est au début du siècle un exercice à part entière auquel s’essaient savants et beaux esprits, traducteurs comme Renouard11 ou poètes comme Du Perron, La Brosse, Lingendes ou Hédelin12. Marie de Gournay13, même, avait montré qu’une femme de lettres pouvait s’y attacher. L’écriture des harangues scudériennesest assez peu différente de ces traductions qui sont souvent de « belles infidèles » : Lingendes précise dans son avertissement aux lecteurs qu’il a conservé les idées d’Ovide mais qu’il a
accomodé à l’usage du temps & de la Cour beaucoup de façons qui estoient, peut estre. de la bienseance & de la galantise de son siecle : mais qui aujourdhuy (comme tout se change) ne seroient pas trouvees de bonne grace14.
4De la sorte, les personnages deviennent des dames de cour dont les galantes héroïnes scudériennes ne sont guère éloignées. Dans les deux cas, les héroïnes sont l’incarnation actuelle de la société de cour, où le lien amoureux est le paradigme du lien social, où la grâce définit l’idéal du monde. La société galante voit dans l’image ovidienne de l’amour au siècle d’Auguste son reflet déformé, qu’elle a donc besoin d’accommoder pour mieux s’y retrouver.
5Nombre de recueils adjoignent à la traduction des morceaux imités d’Ovide : Croisilles publie ses Epistres en rassemblant autour d’une lettre de Léandre à Héro, celles d’Hippolyte à Phèdre, de Diane à Hippolyte, d’Écho à Narcisse, ou encore de Jupiter à Danaé, pour lesquelles Puget de la Serre à son tour compose des Réponses15. C’est à cette composition qu’obéissent aussi les Secrétaires16 ou les recueils de Lettres amoureuses comme celui du poète Malleville, familier de l’Hôtel de Rambouillet17. Ce foisonnement d’épîtres à l’imitation d’Ovide répond à divers principes d’invention : les unes sont de simples réponses, d’autres transposent leur argument à une autre relation amoureuse également tirée de la fable. De même, c’est un fait légendaire qu’exploitent les harangues de la seconde partie des Femmes illustres. D’autres encore mettent le discours féminin des Héroïdes dans la bouche d’un héros, ce qui conduit à nuancer la position de Joan DeJean puis de Myriam Maître qui font consister le renversement du modèle ovidien, décelable au sein des Lettres amoureuses de Mlle de Scudéry, dans l’invention « en précurseur » d’une variante masculine18. Ces recueils qui répartissent autour de traductions des imitations variées pour former un bouquet chatoyant d’épîtres, éclairent la composition du second volume des Femmes illustres : à trois discours dont les personnages sont exactement ceux des Héroïdes, sont mêlés trois discours dont l’héroïne est commune, un dont le destinataire est le même et trois autres également issus de la mythologie antique, le reste appliquant le genre à des personnages tirés d’autres sources littéraires19. La disposition de ces discours est savamment orchestrée : Scudéry qui, dans la première épître liminaire, justifie le désordre chronologique par la métaphore du bouquet, indique que les matières historiques sont « meslées avec un tel ordre, et si adroitement caché, qu’il est comme impossible que le lecteur n’en soit diverti »20. En reprenant aux Héroïdes le principe d’une succession et en renouvelant les Fleurs du Bien-dire21, Les Femmes illustres s’inscrivent dans la vogue nouvelle de la galerie, dont l’ordre est dissimulé sous un savant désordre.
6L’originalité de la première partie, par rapport à ces recueils du début du siècle, semble tenir à la transposition historique, mais là encore Mlle de Scudéry a des prédécesseurs22. Renouard avait déjà ajouté à la traduction de trois héroïdes une « lettre d’Octavie à Marc Antoine tirée de la verité de l’histoire à l’imitation des Epistres d’Ovide »23. Il est même fort possible que la troisième harangue de Cléopâtre à Marc Antoine en fasse le pendant. L’exclamation de Cléopâtre :
Ouy, j’ay souffert qu’on m’ait diffamée à Rome : & quoy que l’orgueil de vostre nation, qui traite toutes les estrangeres de barbares. & toutes les reines d’esclaves, m’ait empesché d’estre vostre femme, [...] je n’ay pas laissé d’estre à vous24
semble une réplique à l’orgueilleux dépit d’Octavie : « Vostre esclave victorieuse me pardonnera, les barbares images de ses ayeux n’iront jamais du pair avec les miens »25. Surtout, la harangue reprend un certain nombre de motifs qu’employait la lettre de Renouard : la vision d’Antoine se tuant de sa propre main (songe dans l’une, imagination craintive dans l’autre), le rappel de la gloire d’Antoine à la fois comme descendant de la lignée héroïque d’Hercule et comme général victorieux à Pharsale ou contre Brutus et Cassius, la mention des dons politiques faits au bien-aimé ou encore le récit de l’événement fondateur, celui de la répudiation pour Octavie, celui de la conquête amoureuse pour Cléopâtre. Mais la harangue scudérienne est le double inversé de l’épître de Renouard, par l’intention exactement opposée qui préside à l’utilisation de ces motifs : si Octavie cherche à convaincre Antoine de renoncer à ses passions pour retrouver la gloire du héros, Cléopâtre veut montrer que la véritable gloire d’Antoine réside en un amour qui l’emporte sur la renommée du guerrier. C’est donc au cœur même de la tradition historique des Héroïdes que Mlle de Scudéry inscrit sa propre démonstration d’une nouvelle éthique de la gloire, fondée sur un héroïsme amoureux qui sera célébré dans ses romans.
7Pour exprimer la passion qui est au centre de cette poétique, Mlle de Scudéry, comme ses prédécesseurs, trouve dans la poésie d’Ovide un modèle rhétorique. L’épître liminaire s’attarde sur la négligence subtile d’une éloquence du sentiment plus adroite que l’éloquence oratoire et l’élégie ovidienne fournit l’exemple d’une parole passionnée26. La harangue de Laodamie à Protésilas27, par exemple, est une véritable paraphrase de la treizième héroïde. La situation est certes légèrement différente puisque Laodamie s’adresse là à son mari avant qu’il ne soit parti pour Troie : toutes les réactions de l’héroïne ovidienne lors du départ et pendant sa solitude sont donc nécessairement absentes, ce qui facilite d’ailleurs l’expurgation. L’argument général reste cependant identique : « elle essaya de persuader à son mary, que l’on doit se conserver pour la personne aimée »28 écrit Mlle de Scudéry, quand Lingendes présentait ainsi l’épître : « elle le prie de se conserver pour l’amour d’elle »29. Quant à la harangue même, la succession de mouvements distincts qui la composent obéit globalement à l’ordre de l’héroïde. Elle débute par un mouvement d’indignation30 en évoquant les vents qui, favorables au départ de l’époux, sont défavorables à l’héroïne à qui ils le ravissent :
Vous avez encor l’inhumanité (s’il faut ainsi parler) de me venir dire que la mer est tranquile, que toutes les galeres sont prestes à faire voile, qu’on n’atend plus que vous à partir. & que le vent est propice. Mais helas, s’il est favorable aux Grecs, qu’il est contraire à Laodamie ! [...] je voy que les flots & les vents conspirent ma perte, & s’en vont vous enlever d’aupres de moy. Ne me les nommez plus favorables, je vous en conjure, puisqu’ils vont vous éloigner de ce que vous aimez, & de ce qui vous aime. [...] n’apellez plus propices ces vents impitoyables, qui vont vous arracher d’entre mes bras31.
L’auteur amplifie manifestement les vers suivants d’Ovide :
Raptus es hinc praeceps, et qui tua vela vocaret,
Ouem cuperent nautae, non ego, ventus erat.
Ventus erat nautis aptus, non aptus amanti.
Solvor ab amplexu, Protesilae, tuo32.
Lingendes traduisait :
Il est vray que les matelots en furent cause en partie, tant ils vous presserent de vous embarquer, cependant que la mer vous estoit favorable : & de fait que vous aviez le vent plus à souhait que je n’eusse desiré. En fin ils crierent tant apres vous, qu’ils m’arracherent de vos bras à force d’importunité33.
8Mlle de Scudéry développe notamment le vers 11, traduit de façon plus ou moins proche, et propose une triple variation sur le thème. Cet exercice d’écriture pour parvenir à une meilleure expression de la passion (la colère de Laodamie contre les éléments, instruments de son infortune) permet en même temps, par l’itération, d’accentuer le portrait de l’héroïne qui se lamente, pour renforcer son effet et le rendre plus pathétique.
9De la colère, Laodamie passe, dans un second mouvement, à la frayeur :
Toutes les fois que l’image de cette funeste guerre, que vous allez porter si loin de nous, me repasse en la pensée, je sents une douleur si forte, que je ne la puis exprimer : & sans bien raisonner sur les choses, les seuls noms d’Illion, de Tenedos. de Xanthe, & de Simois, me sont si effroyables ; qu’ils me remplissent le cœur d’étonnement & de crainte, à les entendre seulement prononcer34.
C’est là une reprise textuelle de deux distiques d’Ovide :
Sed timeo, quotiens subiit miserabile bellum ;
More nivis lacrimae sole madentis eunt.
Ilion et Tenedos Simoisque et Xanthus et Ide
Nomina sunt ipso paene timenda sono35.
Lingendes les rendait ainsi :
Car c’est grand cas que je ne sçaurois seulement penser à vostre voyage que mes larmes ne coulent aussi tost, comme de la neige qui se fond au soleil. Et tous ces noms barbares, d’Ilion, de Tenedos, de Simoïs & de Xante, me sont si effroyables, que je ne les puis ouyr sans trembler36.
10Mlle de Scudéry semble bien ici avoir emprunté à la traduction de Lingendes ; l’omission de l’Ida, qui aurait fait sonner différemment l’énumération, en est un indice. Il ne s’agit pas pour autant d’une servile démarcation, puisque le second vers a été entièrement passé sous silence. La comparaison disparaît ainsi que l’évocation des larmes, d’ailleurs remarquablement discrète dans l’ensemble de la harangue. L’auteur élimine soigneusement les allusions à des éléments concrets en multipliant au contraire le vocabulaire abstrait pour peindre les sentiments. Si cette abstraction, jointe à la précision dans l’analyse du cœur, est un trait caractéristique d’une écriture précieuse, c’est alors la forme précieuse de l’héroïde que Mlle de Scudéry définit avec Les Femmes illustres.
11Le parallèle de la harangue et de l’épître ovidienne se poursuit presque point par point mais la clôture de l’héroïde ne fait nullement celle de la harangue ; au contraire, elle se situe au centre du discours. La suite n’obéit plus au principe de la paraphrase amplifiée. Quelques éléments sont repris, tels la crainte d’Hector, l’allusion à l’oracle ou les prières de Laodamie, mais comme simples rappels, sans faire l’objet de développements imités d’Ovide. La visée du texte change nettement : alors que la première moitié était ponctuée par les expressions « je crains », « j’appréhende », et par des impératifs de prière et de recommandation (« évitez la rencontre », « épargnez votre vie », « faites que votre galere n’aproche du rivage »37), la seconde moitié est dominée par un « jugez donc » répété cinq fois et appuyé par un autre impératif, « imaginez-vous ». Laodamie ne prodigue plus des conseils qui révèlent son inquiétude, elle délibère en s’adressant désormais au jugement de Protésilas. Son discours enchaîne alors les sentences morales : « la temerité ne peut jamais estre une vertu », « il y a des bornes à toutes choses : & l’excés au contraire, change presques toutes les vertus en vices », « l’extréme courage aproche de la fureur »38. Elle s’engage également dans de longs raisonnements déductifs qui tendent tous à la conclusion que Protésilas doit se conserver pour l’amour d’elle. Le discours passe du sentiment au raisonnement, de l’éloquence du cœur à celle de l’esprit, et l’épître ovidienne se transforme en harangue scudérienne.
12Que la réécriture d’Ovide soit pour Mlle de Scudéry le lieu d’exercices rhétoriques variés n’est guère étonnant puisque cet usage dérive de la pratique du début du siècle. Il est plus étonnant en revanche que l’ouvrage, nettement postérieur, rencontre un réel succès. Les deux épîtres liminaires apportent quelque éclaircissement. Dans la première, Scudéry suggère, pour justifier le choix d’héroïnes éplorées, que « la compassion & la pitié ne sont pas les sentimens les moins agreables & les moins touchans que cette espece de lecture puisse donner »39. Le discours des Femmes illustres est d’essence foncièrement dramatique, voire tragique, tant par ses effets que par sa nature même : il concentre tout l’art du portrait « en acte », qui ne décrit pas mais fait parler les passions en une peinture vive qui, par là même, sait émouvoir. Cette dramaturgie de la passion, qu’Ovide exploitait dans ses élégies40, est au cœur de la poétique scudérienne. La préface d’Ibrahim y insiste :
Ce n’est point par les choses de dehors ; ce n’est point par les caprices du destin, que je veux juger [du héros] ; c’est par les mouvemens de son ame, & par les choses qu’il dit.
13Grâce à cet intérêt pour un pathétique élégiaque dont Ovide était le maître, les harangues fourniront de nombreux sujets de tragédies ; Bérénice est probablement l’exemple le plus illustre. Dans la seconde épître liminaire, Scudéry revendique plutôt l’héroïsme de ces femmes à qui il élève un
arc de triomphe [...] en y adjoustant un trophée, aussi superbe que glorieux ; puis qu’il est composé des armes, des sceptres, & des couronnes, de tant de rois que [leur] beauté a vaincus41.
14Comme les Héroïdes, les harangues proclament un héroïsme amoureux qui nourrira l’esthétique des romans, et notamment des romans galants de Mlle de Scudéry. Les Femmes illustres ne poursuivent donc pas seulement une tradition ovidienne, elles la renouvellent pour ouvrir la voie dramatique d’un Ovide tragique et la voie romanesque d’un Ovide galant.
2. De l’héroïde à l’héroïsme amoureux des romans
15Une anecdote introduit la conversation « De la manière d’écrire des lettres » de 1684 : à Aminte qui ne répond jamais quand on lui écrit, Cléante, malicieusement,
envoya tous les recueils de lettres, à commencer par Malherbe, Balzac. Costar, Voiture, et en un mot de tous les auteurs morts, sans en excepter les traductions des Epîtres des Anciens42.
16Ce sont les épistoliers modernes qui sont privilégiés, puisque la raillerie s’adresse à une dame. Les auteurs antiques ne sont pas pour autant oubliés et il faut probablement comprendre les Héroïdes dans « les traductions des Epîtres des Anciens ». La Conversation examine ensuite chaque catégorie de lettres suivant la typologie traditionnelle des Secrétaires43 : lettres d’affaires, de consolation, de compliment, de recommandation, de civilité et lettres d’amour. Ces Secrétaires proposent le modèle des Héroïdes pour la lettre d’amour et l’on peut penser que Mlle de Scudéry les suit sur ce point aussi. Mais dans la distinction que la Conversation opère entre lettre galante et lettre d’amour, le statut de l’épître ovidienne devient assez ambigu. En effet, la lettre galante se définit par son esprit, sa raillerie ingénieuse, son absence de contrainte, c’est-à-dire son apparente négligence et son naturel, son style médiocre ; c’est un « art de bien dire des bagatelles »44 – toutes qualités également reconnues aux Héroïdes. Marolles les présente ainsi : « Le poëte n’a cherché autre chose que des sujets illustres pour exercer son bel esprit en matiere d’amour »45 et Saint-Évremond voit en elles précisément des lettres galantes à défaut de lettres amoureuses :
Je suis aussi peu persuadé de la violence d’une passion qui est ingenieuse à s’exprimer par la diversité des pensées. Une ame touchée sensiblement ne laisse pas à l’esprit la liberté de penser beaucoup. & moins encore de se divertir dans la varieté de ses conceptions. C’est en quoy je ne puis souffrir la belle imagination d’Ovide. Il est ingenieux dans la douleur & se met en peine de faire voir de l’esprit, quand vous n’attendez que du sentiment46.
17Exercice de suasoire, les Héroïdes développent avec esprit une rhétorique de la passion feinte qui est le propre de la galanterie.
18Mlle de Scudéry définit en revanche la lettre amoureuse comme une parole du cœur, délicate, tendre et passionnée. Il faut aimer pour écrire une lettre d’amour, qui doit être touchante et aller au cœur. L’expression du sentiment impose bien évidemment un style naturel. Elle privilégie aussi le thème de la plainte, puisque la crainte amoureuse doit s’y révéler :
Il faut même si je ne me trompe, qu’il y ait souvent un peu d’inquiétude ; car les lettres de félicité ne sont nullement bien en amour. Ce n’est pas qu’on n’y puisse avoir de la joie ; mais après tout il ne faut jamais que ce soit une joie tranquille, et quand même on n’aurait point de sujet de se plaindre, il s’en faudrait faire pour son plaisir47.
19La lettre amoureuse est ainsi définie comme une élégie, dont le modèle antique est également celui des Héroïdes. Le père Rapin estime que :
Ovide est préférable à [Tibulle et Properce] : parce qu’il est plus naturel, plus touchant & plus passionné : & il a mieux exprimé par là le caractère de l’élégie, que les autres48.
20Sans reprendre la célèbre définition que Boileau donne de l’élégie49, qu’il distingue précisément de la poésie galante et pétrarquisante, on peut citer Bouhours qui écrit quelques années plus tard :
Pour vous dire donc tout ce que je pense sur la délicatesse ; outre celle des pensées qui sont purement ingénieuses, il y en a une qui vient des sentimens, & où l’affection a plus de part que l’intelligence. Ovide excelle en ce genre-là, & ses Héroïdes sont pleines de pensées que la passion rend délicates50.
21Ovide fournit en même temps l’exemple d’une rhétorique de la passion et celui d’un langage du cœur51. D’où la difficulté qu’il y a à différencier dans les romans scudériens lettre galante et lettre d’amour, pourtant clairement distinguées dans la Conversation : toutes deux peuvent emprunter leur discours et leur esthétique à la même source.
22Selon Mlle de Scudéry, la lettre d’amour se distingue de la lettre purement galante par la lecture qu’on en fait. De même que l’écriture de la lettre amoureuse se caractérise par un art de la suggestion, du parler à demi – c’est-à-dire une écriture du sentiment à la fois tu et révélé au travers d’une rhétorique galante, restituant l’éloquence muette de la passion – de même, sa lecture suppose de deviner derrière la rhétorique galante une parole du cœur. S’il faut aimer pour écrire une lettre d’amour, il faut aussi aimer pour la lire :
il faut se mettre à la place de ceux qui aiment : il faut comprendre que c’est leur cœur qui parle ; il faut entendre cent petites choses que ceux qui s’écrivent entendent bien, et que les autres n’entendent point : et il faut enfin savoir faire une distinction fort délicate, de la galanterie des lettres d’amitié, d’avec la galanterie des lettres d’amour52.
23La langue est commune entre l’art de plaire et l’art d’aimer, mais c’est l’amour lui-même qui en fait toute la différence. Aussi faut-il sonder le cœur d’Ovide tel que l’entend Mlle de Scudéry : l’ethos que la romancière attribue au poète détermine le statut qu’elle confère à la parole ovidienne. Or le caractère d’Ovide exposé dans la Clélie reprend les caractéristiques de la lettre amoureuse : « Son caractere sera d’avoir beaucoup d’esprit, beaucoup de facilité, beaucoup d’abondance, mais plus de naturel que d’art »53. Il y a certes chez Ovide un éclat de l’esprit qui en fait un maître de la galanterie, mais c’est une galanterie qui tient du sentiment : la suite y insiste en le montrant « si plein d’amour, si passionné »54. Il est donc la figure idéale de l’épistolier amoureux, « capable d’une certaine délicatesse de cœur et d’esprit, qui fait tout l’agrément de l’amour, soit en conversation soit en lettres »55.
24Dans la pratique du roman, l’héroïde sert de référence à la lettre amoureuse et notamment à la correspondance passionnée de Brutus et de Lucrèce dans la Clélie56. La relative longueur de leurs épîtres s’oppose à la brièveté du billet galant, laissant au sentiment la place de se développer. Alors même qu’ils savent leur tendresse partagée, les personnages s’expriment sur le mode de la plainte. Ainsi Brutus cherche d’abord à susciter la pitié de sa maîtresse en évoquant son état déplorable, le tourment de son cœur et le désordre de son esprit. Dans une lettre suivante, reprenant la posture du « plus malheureux de tous les amans », il déclare :
Il faudra que pour des scrupules il souffre eternellement, qu’il ne fasse que gémir, que soûpirer, que se plaindre & qu’il vous accuse mesme de toutes vos bontez passées comme d’autant de cruautez57.
25Ce passage du roman n’est nullement une paraphrase ovidienne, mais il obéit à plusieurs titres à l’esprit des Héroïdes. Il fait porter l’accent sur les effets de la passion, sur les troubles et les souffrances qu’elle suscite chez le personnage. Comme les héroïnes ovidiennes privées de la présence de leur amant, Brutus revient sur un passé heureux pour y trouver déjà, dans sa nostalgie, les germes d’un présent malheureux. Cette propension mélancolique engendre la plainte, dont le ressassement est lié à la recherche du pathétique : « ayez pitié de moy, je vous en conjure », tel est le maître mot des lettres amoureuses de Brutus, qui faisait aussi le leitmotiv des élégies d’Ovide et des premières harangues de Mlle de Scudéry58.
26La bienséance veut que la lettre de plainte, dans les romans, soit surtout réservée aux héros59. Mais indépendamment de la forme épistolaire, la plainte est également le fait des héroïnes parce qu’elle paraît l’expression naturelle de la passion amoureuse. Dans la Clélie, Plotine, l’enjouée, fait malgré son caractère l’expérience de « cette espece d’affection pleine de je ne sçay quelle tendresse inquiété »60 qui, comme par nécessité, la met dans la situation de l’héroïne affligée d’Ovide. Sous couvert d’une conversation théorique sur l’absence, c’est en réalité la plainte de l’amante délaissée qu’elle fait retentir :
À n’en mentir pas, je ne trouve guere de personnes qui ne s’accoustument à ne voir plus les gens qu’ils aiment le mieux. C’est pourtant la chose du monde qui me feroit le plus de dépit, adjoustat’elle, car toute enjoüée qu’on me voit, je suis assurée que je ne m’accoustumerois point à ne voir pas une personne que j’aimerois fort, que j’en serais tousjours plus triste, plus negligée, que je la desirerois à tous les momens. que je n’aurois point de plaisirs aux lieux mesme où les autres en trouveroient le plus. & que chaque jour mon chagrin augmenteroit. Cependant pour l’ordinaire, deux jours apres qu’un amant ne voit plus sa maistresse, il se console, il se pare comme auparavant, il se promene. il se divertit, il se souvient tousjours moins de ce qu’il aime. & n’est plus affligé que lors qu’il escrit61.
27L’héroïne éplorée constitue la figure topique de l’amour passionné. Aussi tous les personnages réagissent-ils en fonction de cette référence, même quand elle suscite en eux crainte, répulsion ou refus. Dans les propos de Sapho, qui préfère qu’on fasse son portrait non point « comme on peint les Muses » mais « comme on habille la bergere Œnone »62, l’amoureuse désespérée qu’Ovide a peinte dans l’héroïde à Pâris63 est à la fois le modèle auquel elle cherche à ressembler et dont elle tient à se distinguer. À Phaon qui lui déclare galamment :
Du moins Madame, luy dit-il, estes vous bien assurée que vous n’aurez jamais son destin, comme vous avez son habillement : car il n’est pas possible que si vous aimez jamais quelqu’un, celuy que vous aimerez vous abandonne64,
Sapho réplique :
Quand les Deesses auraient tous les jours une nouvelle contestation pour leur beauté, repliqua-t’elle en soûriant, il pourrait estre que quand je serais d’humeur à aimer un berger, aussi bien qu’Œnone, il ne serait pas leur juge : & que sa constance ne serait pas mise à une aussi difficile espreuve que celle de son berger [...] il vaut mieux ne s’engager pas mal à propos en une affection qui ne serait peut-estre pas durable, quand mesme elle serait presentement tres violente : car enfin il y a dans le cœur de tous les hommes une pente si naturelle à l’inconstance, que quand je serais mille fois plus aimable que je ne le suis, il y aurait de l’imprudence à croire qu’il s’en pûst trouver un tout à fait fidelle. Cependant si je voulois un amant, j’en voudrais un sur qui le temps & l’absence n’eussent aucun pouvoir65.
28Si Sapho récuse le modèle de l’amante délaissée et éplorée, représenté par Œnone, c’est parce qu’elle lui reconnaît une indubitable vérité : l’inconstance masculine étant pour elle un fait, la passion conduit nécessairement à la fureur désespérée qui s’exprime dans l’héroïde. Aussi Sapho, en en repoussant les emportements, ne veut-elle retenir de la figure ovidienne que celle de l’amoureuse fidèle et attentive. Un peu plus loin, en proie à la jalousie, elle se tient à un billet froid : ce n’est pas elle qui épanchera des plaintes dans une héroïde à Phaon, mais son amie Agélaste, dont la lettre n’est pas publiée66. A partir du modèle passionné que présente l’élégie ovidienne, plusieurs voies s’ouvrent : Agélaste incarne, par son nom même, celle de la plainte, du soupir et de la souffrance, quand Sapho choisit celle du sentiment modéré et heureux de l’amour tendre. D’où, pour conclure l’histoire de Sapho et de Phaon, l’étonnante réécriture de l’épisode du saut de Leucade :
Mais à peine se furent-ils embarquez, qu’il se leva une tempeste qui changea bien leur route : car apres les avoir balottez de cap en cap, & de rivage en rivage, elle les jeta en Epire. au pied d’un grand rocher qui est battu de la mer Leucadienne : & sur lequel est basty un temple d’Apollon. Ce rocher a mesme encore une chose fort remarquable : car on dit que ce fut de là que Deucalion quand il estoit amoureux en Thessalie, se jetta dans la mer. & qu’il y guerit de sa passion. Cependant apres que cette belle troupe eut rendu graces au Dieu qu’on adoroit en ce lieu là, & que le vaisseau qui la portoit fut radoubé, elle se r’embarqua, & continua sa route heureusement, comme me l’a dit Mereonte67.
29Le passage ne reprend de la quinzième héroïde que la rapide description des lieux et l’allusion à la fable de Deucalion. Pour le reste, la volonté de proposer une issue heureuse dédramatise quelque peu la légende : la fureur du désespoir amoureux qui contraignait Sapho à se précipiter du haut du rocher est remplacée par une escale fortuite au pied du promontoire et par une visite galante au temple d’Apollon. Comme pour insister, Mlle de Scudéry reprend aussitôt un récit fidèle à la version ovidienne mais sur le mode de la dénégation :
Comme il s’estoit espandu quelque petit bruit qu’elle n’estoit pas contente de Phaon. parce qu’il estoit devenu amoureux en Sicile, & qu’on ne sçavoit point qu’il fust revenu aupres d’elle, les uns creurent qu’elle estoit allée le trouver, & les autres dirent qu’elle s’estoit precipitée : & en effet cette derniere croyance a esté la plus generale, quoy qu’elle ne soit pas vray-semblable de la maniere qu’on la raconte à Mytilene. Car comme on avoit sçeu que Sapho avoit esté à sa maison de la campagne, avant que de s’embarquer : le peuple qui aime les choses extraordinaires & merveilleuses, & qui les croit mesmes quelquesfois plus facilement que les vray-semblables, dit que comme elle estoit au bord de la fontaine que je vous ay descrite, & qu’elle y estoit pour se pleindre de l’infidellité de Phaon ; une nayade luy apparut, qui luy dit qu’elle s’en allast en Epire ; qu’elle se jettast dans la mer. à l’endroit mesme où Deucalion s’estoit autrefois jetté ; & qu’elle y gueriroit de sa passion, comme il avoit esté guery de la sienne : adjoustant en suitte, que Sapho avoit à l’instant mesme obeï à la nayade : qu’elle estoit allée en Epire ; qu’elle s’y estoit précipitée ; & que la mort l’avoit en effet guerie de son amour. Mais à dire la verite les gens un peu esclairez, n’ont pas creû une histoire si esloignée de la vray-semblance : car nous connoissons Sapho pour estre trop sage, pour faire une pareille chose68.
30L’héroïde s’apparente à la fiction merveilleuse parce qu’elle fait preuve d’une démesure invraisemblable, mais, sur le fond, elle n’est que l’amplification d’une « tendresse inquiète » exacerbée. Le roman, fiction vraisemblable69, a alors pour fonction de tempérer le récit ovidien et d’en présenter l’idéal mesuré qui alliera le « tendre » et le « passionné ».
31Même si Mlle de Scudéry a encouru le reproche d’une certaine mièvrerie, l’amour tendre qu’elle prône ne se veut pas un affadissement de l’amour passionné. L’amour tendre n’est pas un amour tiède. Au contraire, les héros des romans en revendiquent la gloire70. Brutus est un exemple de cet héroïsme qui ne provient pas des exploits guerriers mais de la perfection amoureuse :
Asseurez-vous seulement Madame, que je n’ay rien pensé qui fust indigne de vous : & si je l’ose dire, qui fust indigne d’un homme que vous aimez. Pardonnez moy cette vanité Madame, elle est peut-estre plus pardonnable que vous ne pensez. Car enfin les acclamations des peuples si je les avois meritées, les statues. & les triomphes, m’en donneroient beaucoup moins : & je serais autant au dessus de toutes ces choses que je me sens au dessous de vous71.
32Il renverse la hiérarchie traditionnelle qui attribue la force aux armes et la faiblesse à l’amour. Le mépris de la renommée guerrière devient le fondement de ce nouvel héroïsme amoureux. Le motif est loin d’être inconnu des Héroïdes, qui érigent sans cesse le sentiment amoureux en valeur suprême, supérieure à celle du héros épique traditionnel. Laodamie s’écrie : « Bella gerant alii, Protesilaus amet »72. Hercule, le héros par excellence, est à son tour vaincu par l’amour :
Quem non mille ferae, quem non Stheneleius hostis,
Non potuit Juno vincere, vincit Amor73.
33Ovide lui-même renverse la hiérarchie des genres et préfère à l’épopée qui chante la guerre, l’élégie qui chante l’amour74. Ce renversement est essentiel dans la poétique romanesque de Mlle de Scudéry. La préface d’Ibrahim insiste sur le fait que l’héroïsme se lit dans le sentiment du héros et non dans l’aventure elle-même, et l’avertissement au lecteur du Cyrus restreint cet héroïsme des passions à un héroïsme amoureux :
Lors que l’amour est innocente [...], cette noble passion est plustost une vertu qu’une foiblesse : puis qu’elle porte l’ame aux grandes choses. & qu’elle est la source des actions les plus héroïques75.
34L’amour héroïque est médiateur des actions de bravoure mais il n’est pas exactement de la même nature qu’elles. Tout intérieur, il ne poursuit pas la renommée qui, précisément, ternirait sa gloire par une ostentation vaniteuse. L’héroïsme amoureux ne cherche rien d’autre que lui-même et sa gloire est dans son secret :
La renommée et l’amour n’ont jamais eu nulle amitié ensemble ; Mars a sans doute besoin d’elle en diverses occasions ; mais pour l’amour, le Dieu du silence doit estre seul de ses amis : car pour la renommée, elle est assurément ennemie des amans & des amours, & la veritable gloire de deux personnes qui s’aiment, consiste à estre à eux-mesmes les uniques temoins de leur tendresse & de leur vertu, & à s’estimer si parfaitement, que leur seule approbation suffise à les rendre heureux76.
35La retenue que vante la conversation « De la gloire » n’est certes pas le fait des personnages d’Ovide pour lesquels l’ardeur amoureuse ne peut se dissimuler :
[...] quis enim celaverit ignem,
Lumine qui semper proditur ipse suo77 ?
36La proclamation de cet amour fait leur gloire. Moins discrètes que les amants scudériens, les héroïnes ovidiennes leur ont pourtant montré la voie d’une consécration à l’amour et d’une consécration par l’amour.
37Dans Les Femmes illustres, Mlle de Scudéry s’exerce par la paraphrase ovidienne des Héroïdes à l’expression galante du sentiment. Elle en retient moins une forme spécifique d’épître qu’un esprit. Reprenant les lieux de la plainte amoureuse et de l’héroïne affligée, elle les réemploie dans une esthétique romanesque fondée sur l’héroïsme amoureux. Mais la fureur passionnée d’Ovide se modère dans l’amour passionné du royaume de Tendre. L’héroïde fait ainsi le lit du fleuve central de Tendre-sur-Inclination, qui ne passe ni par Grand-Esprit ni par Billet-galant, mais parle le langage du cœur. Les personnages romanesques se détournent pourtant de son cours trop rapide et préfèrent les détours des deux autres rivières qui ont l’inflexion galante de l’héroïde : Sapho passe au pied du rocher de Leucade parce que son vaisseau y a dérivé sur le chemin qui conduit au pays de l’Amour. D’où un langage détourné du sentiment, qui s’exprime dans les sinuosités de la galanterie. Il s’y reflète dans une demi-transparence, limpide à ceux qui aiment, galante et spirituelle aux autres. C’est cette parole chatoyante, parfois bien proche du jeu d’esprit, qui fait dire à Saint-Évremond : « Ovide est spirituel et facile ; Tibulle delicat, cependant il falloit que leurs maistresses fussent plus sçavantes que Mlle de Scuderi »78.
Notes de bas de page
1 Menagiana, II. p. 811, cité par G. Mongrédien. Madeleine de Scudéry et son salon, p. 157. Ménage, qui range l’œuvre de Mlle de Scudéry dans l’épopée, pense aux poèmes d’Homère et de Virgile.
2 Cyrus, « Au lecteur », p. 2-3.
3 Métamorphoses, XI, 85-145.
4 L’attribution de l’œuvre à Georges ou à Madeleine de Scudéry a été beaucoup discutée : sans que l’on sache exactement quelle part celle-ci y a prise, il est certain qu’elle y a participé. Sur ce point, voir R. Galli Pellegrini, « Les Femmes illustres di G. de Scudéry », p. 93-95 et N. Aronson, Mademoiselle de Scudéry, ch. 12, p. 125-137.
5 Clélie, IV. 2, p. 835.
6 Les Femmes illustres, I, épître non paginée.
7 N. Aronson, Mademoiselle de Scudéry, p. 134.
8 R. Galli Pellegrini, « Les Femmes illustres di G. de Scudéry », p. 100 et p. 102.
9 J. DeJean, « La lettre amoureuse revue et corrigée », p. 21.
10 M.-G. Lallemand, La lettre dans le récit, p. 63.
11 Renouard traduit trois héroïdes qu’il publie à la suite des Métamorphoses d’Ovide, traduictes en prose françoise.
12 Les epistres d’Ovide traduites en prose françoise par les Sieurs Du Perron, de La Brosse, de Lingendes et Hédelin (1615). L’œuvre est augmentée de traductions de Desportes et Colletet en 1621.
13 Marie de Gournay fait paraître l’« Epistre de Laodamie traduicte d’Ovide » avec la Bien-venue de Monseigneur le Duc d’Anjou en 1608. Elle la reprend ensuite dans les Advis.
14 « Avertissement au lecteur », non paginé.
15 Croisilles, Epistres (1619). Puget de la Serre. Reponses aux Epistres du Sieur de Croisilles (1623).
16 Sur l’importance des Héroïdes dans les recueils et manuels épistolaires, voir B. Bray, L’Art de la lettre amoureuse.
17 R. Lathuillère a étudié l’influence que Malleville put exercer sur la préciosité pour constituer une langue de la galanterie : « ce sont d’éloquentes épîtres où les cris du cœur et de la passion se parent de tous les artifices de la rhétorique » (La Préciosité, p. 415). « Il a su montrer cependant à ses successeurs, dans ses Lettres amoureuses, comment des exemples célèbres pouvaient servir de prétextes à de belles dissertations de casuistique sentimentale et passionnelle et donner le jour à de brillants morceaux d’éloquence. Les précieux pourront le suivre dans cette voie en raffinant davantage dans l’anatomie du cœur et en parant leurs développements de tous les artifices de la rhétorique » (ibid., p. 425).
18 Selon J. DeJean, « le futur auteur d’Artamène et de Clélie commence sa carrière en renversant le modèle épistolaire ovidien, en inventant en précurseur une variante masculine d’“une portugaise” (comme dira la marquise de Sévigné) » (« La lettre amoureuse revue et corrigée », p. 20). M. Maître écrit de même : « Rompant avec la tradition des Héroïdes d’Ovide, imitées de tous les auteurs de recueils épistolaires au XVIIe siècle, ce recueil ne fait pas retentir l’éternelle plainte de la femme abandonnée, mais celle de l’amant méprisé » (« Lettres de Sapho, lettres de Madeleine ? », p. 57).
19 Les discours communs sont ceux de Laodamie à Protésilas (II, 4 / Hér. XIII), d’Hélène à Pâris (II, 8 / Hér. XVII), de Briséis à Achille (II, 12 / Hér. III). Didon s’adresse à Barcé (II, 13) et non plus à Énée (Hér. VII), Pénélope à Laerte (II, 16) au lieu d’Ulysse (Hér. I) et Œnone à ses compagnes (II, 17) au lieu de Pâris (Hér. V). Ulysse est destinataire d’une lettre d’Andromaque (II, 11) et non plus de Pénélope (Hér. I). Les harangues de Polyxène à Pyrrhus (II, 1), d’Hécube aux femmes troyennes (II, 9) et d’Alceste à Admète (II, 15) reprennent les personnages des cycles mythologiques où puise Ovide. Au total, c’est donc la moitié des vingt Harangues (chiffre proche des vingt et une Héroïdes) qui se rapporte plus directement à la source ovidienne.
20 Les Femmes illustres, I, épître non paginée.
21 F. Des Rues. Les Fleurs du Bien dire, première partie. Lyon, 1595. L’ouvrage, qui paraît ensuite sous le nom de Marguerites françoises, est un manuel d’art épistolaire qui comporte d’abord cinq puis six héroïdes parmi les lettres d’amour.
22 La forme historique de l’héroïde ne date pas du XVIIe siècle. H. Dörrie a souligné dans « L’épître héroïque dans les littératures modernes » qu’il existait au XVIe siècle, notamment en Angleterre, des épîtres purement historiques et que, d’autre part, on adaptait volontiers l’héroïde pour servir des fins politiques, confessionnelles, ou simplement hagiographiques et édifiantes.
23 Renouard, Métamorphoses, p. 187-191.
24 Les Femmes illustres. I. p. 53.
25 Renouard, Métamorphoses, p. 189.
26 B. Bray a montré que la réécriture d’Ovide est un exercice de lettré, qui revêt un caractère exemplaire dans les manuels épistolaires. Les Fleurs du Bien-dire, qui proposent un recueil de formules « pour exprimer les passions amoureuses tant de l’un comme de l’autre sexe » (selon un sous-titre de la réédition de 1605 à Lyon), se servent ainsi de cinq héroïdes : L’art de la lettre amoureuse, p. 14-15.
27 Les Femmes illustres, II, quatrième harangue.
28 Ibid., p. 118.
29 Lingendes, p. 210.
30 L’attaque de la harangue, « Vous voulez donc m’abandonner, mon cher Prothesilas ? », est écrite sur le modèle de la célèbre héroïde de Didon à Énée : « Certus es ire tamen miseramque relinquere Didon ? » (VII, v. 9).
31 Les Femmes illustres, II, p. 121-122.
32 Héroïdes XIII, v. 9-11.
33 Lingendes, p. 211.
34 Les Femmes illustres. II, p. 122-123.
35 Héroïdes XIII, v. 51-54.
36 Lingendes, p. 213.
37 Les Femmes illustres. Il, p. 125 et 127.
38 Ibid., p. 132, 136 et 137.
39 Les Femmes illustres, I, épître non paginée.
40 Le père Lamy rapproche les Héroïdes du théâtre : « Il y a des poëmes qu’on ne peut appeler dramatiques, puisqu’ils ne sont pas faits pour le theatre, mais aussi ils ne sont point purement narratifs, étant composez de telle maniere que le poëte n’y paroît point, et que l’on croit voir non l’auteur, mais des personnes qui parlent et qui agissent devant nous, comme à la comédie. Les Elegies sont de ce nombre : il ne semble pas, par exemple, dans les elegies d’Ovide, que ce soit le discours de ce poète : il fait une peinture si vive de la personne qu’il fait parler, que l’on en est presque autant frappé, que si elle faisoit réellement ses plaintes en nôtre présence », Nouvelles réflexions sur l’art poétique, p. 231.
41 Les Femmes illustres, II, épître non paginée.
42 « De l’air galant » et autres conversations, éd. D. Denis, p. 337.
43 Voir l’introduction à la Conversation, ibid., p. 143 et 144.
44 Ibid., p. 154.
45 Marolles, « Remarques sur les Epistres heroides », Les Epistres heroides d’Ovide, p. 205.
46 Saint-Évremond, « Sur les caractères des tragédies », Œuvres en prose, t. III, p. 329.
47 « De l’air galant » et autres conversations, p. 156.
48 Rapin, Réflexions sur la poétique, p. 127.
49 Boileau, Art poétique, II, v. 38-57.
50 Bouhours, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, p. 213.
51 Les liens entre rhétorique galante et expression de la passion sont d’autant plus complexes que cette dernière utilise le truchement de la première : « Avec l’avènement de la lettre galante, le registre mondain devient apte à traduire les subtilités du sentiment, et sa rhétorique, déployant l’"art de plaire”, peut englober les artifices en les donnant comme manifestations des mouvements de passion » (A. Viala, « La genèse des formes épistolaires en français ». p. 177). Sur ce point, voir aussi l’introduction à la Conversation de D. Denis, p. 146.
52 « De l’air galant » et autres conversations, p. 156.
53 Clélie, IV, 2, p. 835.
54 Ibid.
55 « De l’air galant » et autres conversations, p. 156.
56 Clélie, II, 1, p. 401, 402-406, 407-410, 410-414, 440-442, 500-501, 532-535, 539- 541 et 561-562.
57 Clélie, II, 1, p. 412.
58 Selon M.-G. Lallemand (La lettre dans le récit, p. 292), la correspondance passionnée de Brutus et de Lucrèce, où règne l’esprit des Héroïdes, serait un cas unique dans le roman scudérien. Pourtant, la lettre de plainte amoureuse n’apparaît pas seulement en cette occurrence ; elle se rencontre encore, entre autres exemples, dans un billet du « malheureux Méléonte à Lysimène », qui est proche du style de Brutus : « Si vous sçaviez. Madame, tout ce que j’ay fait pour mourir de douleur, vous ne pourriez m’accuser de vivre contre ma parole, car enfin je me suis continuellement souvenu de vos rigueurs, de mes crimes et de mon malheur. J’ay soûpiré ; j’ay pleuré, je n’ay pas eu un moment de repos, je me suis pleint de vous, je me suis pleint de moy, je vous ay aimée, je me suis haï. et j’ay enfin mené la plus miserable vie du monde » (Clélie, V, 1, p. 467-468).
59 M.-G. Lallemand. La lettre dans le récit, p. 68-69 et p. 292.
60 Clélie, V, 3, p. 1054.
61 Ibid., p. 1041-1042.
62 Cyrus, X, 2, p. 447.
63 Héroïdes, V.
64 Cyrus, X, 2, p. 449.
65 Ibid., p. 449 et 451-452.
66 Agélaste déclare : « Cette lettre estoit sans doute fort propre à mettre la douleur dans le cœur de Phaon ; mais à dire la verité, je luy en escrivis une autre qui acheva de l’affliger : car je luy faisois de si grands reproches de sa legereté ; et je luy faisois si bien comprendre qu’il estoit exposé à perdre l’affection de Sapho : que dés qu’il eut veû et sa lettre, et la mienne, il changea de sentimens » (Ibid., p. 591).
67 Ibid., p. 603. La fable du saut de Leucade est rapportée par Ovide, Héroïdes, XV, v. 157-184.
68 Ibid., p. 604-605.
69 Sur la liaison de la vraisemblance et de l’idéal sentimental dans la Clélie, voir C. Morlet-Chantalat : « Est considéré comme vraisemblable tout acte qui illustre le code de l’amour parfait », La Clélie, p. 55.
70 Voir Ch. Morlet-Chantalat, La Clélie, notamment le ch. 3, « De la gloire héroïque à la constance amoureuse », p. 161-177. Voir aussi N. Hepp, qui définit l’héroïne par trois caractéristiques : la consécration de sa vie à l’amour, la médiation des valeurs héroïques et la discrétion (« La notion d’héroïne »).
71 Clélie, II, 1, p. 532-533.
72 Héroïdes XIII, v. 81 : « Que les autres fassent la guerre, mais que Protesilas soit amant ».
73 Héroïdes IX, v. 25-26 : « Celui que mille fauves, que son ennemi fils de Sthénélos, que Junon ne purent vaincre. Amour le vainc ».
74 Dans la première élégie des Amours, Cupidon se rit des essais épiques du poète et tronque l’hexamètre pour obtenir des distiques élégiaques.
75 Cyrus, « Au lecteur », p. 3.
76 « De la gloire », Conversations nouvelles (1684), II, p. 587-588.
77 Héroïdes XVI, v. 7-8 : « Qui pourrait en effet tenir caché un feu qui, par son propre éclat, se trahit toujours lui même ? »
78 Saint-Évremond. « Jugement sur Pétrone », Œuvres en prose, t. I, p. 184.
Auteur
Rouen
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