Albert Camus et Abdelkader Djemaï
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p. 343-352
Texte intégral
Dans la conférence prononcée à Alger, le 22 janvier 1956, sous le titre : Appel pour une trêve civile en Algérie, Albert Camus déclare :
Voilà le double danger qui menace, l’enjeu mortel devant lequel nous nous trouvons. Ou nous réussirons, sur un point au moins, à nous associer pour limiter les dégâts, et nous favoriserons ainsi une évolution satisfaisante, ou nous échouerons à nous réunir et à persuader et cet échec retentira sur tout l’avenir. Voilà ce qui justifie notre initiative et décide de son urgence. C’est pourquoi mon appel sera plus que pressant. Si j’avais le pouvoir de donner une voix à la solitude et à l’angoisse de chacun d’entre nous, c’est avec cette voix que je m’adresserais à vous1.
1Abdelkader Djemaï, né en 1948 à Oran, journaliste et écrivain, auteur de plusieurs romans, dans Sable rouge publié en 1995, deux ans après son installation en France, s’adresse à nous lecteurs dans la même urgence et avec la même angoisse.
2Comment et en quels termes peut-on poser la question de la postérité d’Albert Camus en tant qu’écrivain et penseur engagé dans le contexte de la crise actuelle algérienne ?
3Au contact des violences répétées, l’écriture est devenue l’écran et le garde-fou, un espace cathartique destiné à gérer les émotions insoutenables face à la terreur, un espace de témoignage. Le 20 juillet 1994, l’Université d’été de Montpellier consacrait une journée d’étude à Camus. Le souhait dominant des participants, nous rapporte Christiane Achour, « a été de ne plus figer Camus et son œuvre en objet sociologique mais de s’approprier sa création en tant qu’œuvre d’art qui a beaucoup à dire aux Algériens. Qu’accepte-t-on de l’autre pour atteindre un monde commun ? Comment faire pour que deux lieux (deux communautés d’esprit) cohabitent ? C’est ce désir qui porte l’œuvre camusienne et qui habite toute construction esthétique véritable »2.
4La tension qui habite la société algérienne et ses espaces demande d’urgence une issue. L’écriture au contact du risque cherche une voie. Cette nouvelle voie, qui peut être aussi une nouvelle parole est sur le point de devenir une nouvelle lecture du patrimoine littéraire algérien et de son histoire. La rencontre intertextuelle entre Camus et Djemaï est une preuve de cette évolution qui est l’ébauche d’une nouvelle vérité esthétique, historique et humaine. Il est question, me semble-t-il, de déchiffrer le tragique algérien en réutilisant, en retravaillant et en transformant les ingrédients de la symbolique et de la mythologie camusiennes, pour que naisse, dans la clarté, cette vérité qui sauvera l’Algérie par le verbe et non pas par le sang. Djemaï dit que ce qui le rapproche de Camus, c’est son déchirement.
5Albert Camus et Abdelkader Djemaï sont nés sur la même terre, cette terre sublime d’ombre et de soleil, de misère et de bonheurs simples. Élevés dans des familles modestes, ils n’ont pas cessé d’évoquer leur enfance, de déchiffrer l’énigme de l’écriture, l’expression de ce manque existentiel de « l’homme libre qui (refuse) à la fois d’exercer et de subir la terreur »3. Cette gémellité entre Camus et Djemaï, si elle existe, existe au nom d’une cause, celle de témoigner, au nom d’un attachement, celui de la terre d’Algérie. Elle est présente dans l’écriture qui imite le souffle, le rythme d’une respiration, l’émotion d’un paysage, pour conjurer la mort et l’anonymat. Ce jeu de miroir, qu’on perçoit dans Sable Rouge de Djemaï, devient l’outil d’une communion qui en déconstruisant, en inversant ou en citant les termes clés du langage camusien construit un nouveau code pour déchiffrer le tragique algérien, en faisant revivre la voix visionnaire de Camus.
Une écriture étrangère et fraternelle
6Dans son essai, Camus à Oran publié en 1995, la même année où paraît Sable Rouge, Djemaï écrit :
J’imagine toujours et encore Camus écrivant, solitaire et discret, dans la chambre du fond dont la fenêtre donne sur la petite terrasse aux carreaux grenat, au-dessus des arcades, face à la mer qu’il faut toujours aller chercher. Et si cette ville a besoin de touristes, elle a surtout besoin d’écrivains4.
7Sable Rouge commence par cette phrase : « Chaque matin, il regardait par la fenêtre »5. Ce qui lie Djemaï à Camus, c’est sa condition d’écrivain, son émotion face au paysage algérien, son lien presque cosmique, ontologique et enfin ce désir d’observer et de comprendre le monde, à travers cette fenêtre qui symbolise l’œil, le cœur, l’esprit de celui qui cherche à être éclairé.
8Les deux épigraphes du roman témoignent aussi, de manière explicite et implicite, de l’intérêt que Djemaï porte à l’œuvre de Camus.
9La première épigraphe de Sable Rouge – « À Djohar et à Bachir qui ne pourront pas lire cette histoire »– peut être rapprochée de celle du Premier Homme de Camus : » À toi qui ne pourra jamais lire ce livre ».
10La seconde épigraphe de Sable Rouge, une citation de Mrs. Dalloway de Virginia Woolf, fait référence à Camus d’une manière plus détournée : « Il est très dangereux de vivre, même un seul jour ». Cette phrase de l’écrivaine anglaise fait écho à une phrase de Camus qui, dans sa critique de La Nausée, écrivait : « Sans la beauté, l’amour ou le danger, il serait presque facile de vivre »6.
11Dans Sable Rouge, ce que Bakhtine nomme le monologique s’efface devant le dialogique7. Le texte « se construit comme une mosaïque de citations » ou d’allusions éclatées en absorbant et transformant cet autre texte dont il est inspiré8.
12L’allusion au Premier Homme de Camus dans Sable Rouge n’est pas fortuite. L’écriture de Djemaï a une stratégie, elle propose à ses lecteurs un système de signes qu’il faut suivre pour saisir ses observations. Les écrits de Camus et de Djemaï s’inscrivent dans la gémellité à partir du moment où ils sont issus d’un schéma similaire, symbolique voire historique. Il s’agit du schéma ou de la structure initiale – fils, père, mère. Le fils est l’écrivain-journaliste-narrateur :
13Camus, Français d’Algérie / Djemaï, Arabe d’Algérie.
14Le père est le symbole de l’histoire de l’Algérie et de la contribution des hommes à la conception de cette histoire, et la mère, le symbole de la terre natale.
15La fraternité gémellaire entre Camus et Djemaï est conçue sous le sceau de la mort, de la séparation et d’une destinée commune. Dans Le Premier Homme nous lisons :
Chaque jour des centaines d’orphelins naissaient dans tous les coins d’Algérie, arabes et français, fils et filles sans père qui devraient ensuite apprendre à vivre sans leçon et sans héritage9.
16On ne peut travailler sur les parcelles de mémoire pour comprendre le drame de l’Algérie, il faut l’embrasser toute, dans ses moindres blessures, les plus déchirantes, les plus occultées. Les signes épars que Djemaï laisse apparaître à travers son roman, nous semblent aller dans ce sens, vers une lecture authentique de l’histoire d’Algérie, refusant les silences partisans.
17La gémellité entre Camus et Djemaï est tout d’abord liée à la figure du père. Leurs deux pères se ressemblent : « père aux yeux clairs, cheveux coupés courts »10 ; « père, le regard clair, cheveux taillés en brosse »11. Le père de Camus meurt à 29 ans ; sur l’unique photo de souvenir, le père de Djemaï a 29 ans. Les deux meurent d’une mort violente, l’un à la guerre de 14 et l’autre assassiné par l’OAS.
18Si le père de Camus lui lègue, comme seul héritage évident et certain, son angoisse12, la lignée de Djemaï va être foudroyée par la mort, de père en fils, selon les mêmes rites. À chaque fois, l’homme trébuche, il a mal au genou droit, puis lance un épouvantable juron. Cet éternel retour au même terme peut symboliser la lutte sans issue et stérile d’un pays qui ne réussit pas à venir au monde, puisque les mères, figures symboliques de la naissance, sont encore tenues à l’écart, à l’exemple de Nedjma au pied de l’arbre du peuple, dans le Cadavre encerclé de Kateb Yacine.
19L’écriture de Camus et celle de Djemaï évoquent la question de l’identité et du malaise existentiel face aux tribulations et confusions de l’histoire privée et collective. Ce malaise identitaire est présent à travers les cauchemars liés à l’angoisse de la mort : « On venait le chercher pour l’exécuter »13 ; « Il est seul à l’arrière d’une voiture, le crâne fracassé »14.
20Cette déchirure se révèle aussi à travers la séparation des deux communautés française et arabe : « Toi tu es mon frère et nous sommes séparés » (à un ami arabe)15 ; « Les deux communautés furent encore plus séparées »16.
21Une des premières conséquences de ce mal être se traduit par le thème de l’anonymat : « Le vent de sable effaçait les traces des hommes »17 ; « [Le désert] finissait par gommer les lignes et le caractère, par effacer lentement les traits de leurs visages [paysages], de leur histoire »18 ; « [le désert] avait impitoyablement enseveli [...] les certitudes et les vies »19.
22Cet anonymat est par ailleurs vécu de manière tragique, dans un contexte symbolique et cosmique. Camus accuse les divinités indifférentes du soleil, de la mer et de la misère ; Djemaï, évoque la mer cruelle et le soleil redoutable, voire l’indifférence du monde face au drame algérien.
Chronique d’une communion
23Les écritures d’Albert Camus et d’Abdelkader Djemaï sont l’expression d’un combat contre le meurtre de la Vérité. Camus a écrit pour dire sa fidélité au monde dépouillé de son enfance ou de son innocence. Il a aussi écrit contre l’absence de ce lien légitime qui devait le relier au monde : la parole d’une mère, la présence d’un père. Djemaï écrit « pour ne pas oublier [...] pour marquer ce sable qui s’efface [et...] ne garde aucune empreinte [de la vie des hommes]. [Il écrit] pour tenir en échec, [...] la progression de l’érosion, grain à grain, de la mémoire »20.
24La communion avec la vérité se fait par l’œil qui voit ou qui ignore voir, par l’œil qui lit ou refuse de comprendre, par le sang des victimes qui abreuve la terre et le soleil qui est témoin et avertit.
25L’Étranger de Camus est la figure symbolique d’une situation hybride du monde qui, à force d’être décalée, devient surréelle. L’intertextualité entre L’Étranger et Sable Rouge crée cette dynamique qui permet d’entrer en communion avec la vérité qui était à l’origine de l’innocence du monde. L’écriture de Djemaï, progressivement, entre dans un processus d’accompagnement, de complicité avec l’écriture de Camus pour lui donner et pour se donner la possibilité de déchiffrer la situation algérienne à travers les passerelles qu’il établit entre les signes et les symboles des deux romans.
26Le titre du roman de Djemaï semble surgir du texte de L’Étranger où il existe sous forme d’éclatement, comme si fauteur entendait éviter le rapprochement tragique des deux termes. La terre a la couleur de sang, seulement quand il s’agit de la perte de la mère qui est aussi symbole du sol natal. On lit dans L’Étranger :
La terre couleur de sang (qui roulait sur la bière de maman)21.
Le sable surchauffé me semblait rouge maintenant22
C’était le même éclatement rouge. Sur le sable [...]23.
J’ai revu la plage rouge et j’ai senti sur mon front la brûlure du soleil24.
27Chez Camus, le sang affilié à la terre annonce la mort, puis le meurtre qui va se produire.
28Le titre du roman de Djemaï, Sable Rouge, fait référence aux mêmes thèmes avec cette différence qu’il renforce leur valeur symbolique, leur tension, pour mieux traduire l’avancée du temps et de l’histoire par rapport au texte antérieur. Le sable rouge devient la métaphore de la « guerre obscure », comparée au désert, à « cette immense et intransigeante coulée de sable »25 qui gomme la mémoire. Le sable rouge est aussi cette « tempête »26 de folie qui pousse un père à assassiner sa fille, Khadija. Il est enfin le sang de cette ville violentée à l’image de femmes qui ont subi les mêmes acharnements du sort. Pour dire les crimes, pour témoigner sur le monde, ou tout simplement observer ses mouvements, il y a la fenêtre. Cette fenêtre était la seule manière qu’avait la mère de Camus d’échapper à l’ennui de la vacuité de son existence ; une petite fenêtre permettait, en prison, à Meursault d’observer la mer27. On retrouve cette fenêtre équipée de « robustes barreaux »28 dans Sable Rouge, pour protéger Omar Sardi, le protagoniste, et sa famille de la menace et de la peur. La transformation de la fenêtre, espace ouvert en espace fermé, « sans échappée, sans point de fuite, [...] aveugle »29 accentue l’idée d’emprisonnement dans un monde qui n’a plus accès à la liberté.
29La question qui se pose ici est de savoir pourquoi le monde perd son innocence au point de faire de la terre cette immense prison ? Qui est coupable ? Que sont devenus les innocents ? Camus en utilisant le contexte de la tragédie grecque a tenté d’apporter quelques éléments de réponse à travers la thématique de la lumière dont le symbole est le soleil, figure par excellence du Père, de Zeus, de l’ordre, de la loi et de la justice.
30L’Étranger de Camus, par le biais du symbolisme de la lumière, insiste sur une des composantes majeures du tragique : l’aveuglement. D’où la présence de la thématique de l’impasse figurant l’incapacité des personnages à déchiffrer les signes qui les mettent en garde.
31L’intertextualité entre L’Étranger de Camus et Sable Rouge de Djemaï témoigne de la permanence et de l’élargissement de l’espace tragique, depuis la guerre de l’indépendance jusqu’à la crise actuelle, laquelle a fini de faire basculer l’Algérie dans le chaos. L’examen du contenu des deux romans révèle la recrudescence d’une logique de l’irrationnel sous les yeux impuissants du soleil qui ne cesse d’avertir :
Quand Raymond m’a donné un revolver, le soleil a glissé dessus. Pourtant, nous sommes restés encore immobiles comme si tout s’était refermé autour de nous30.
Le jour où, frappé d’insolation, il [Hassen Bensalah, le meurtrier de sa fille] s’était cru encerclé par le désert31.
32Prisonniers de leur aveuglement, rien n’empêchera Meursault et Bensalah de commettre leur crime sous les yeux-témoins du soleil qui les met en garde sévèrement :
À chaque épée de lumière jaillie du sable, d’un coquillage blanchi ou d’un débris de verre, mes mâchoires se crispaient32.
La poitrine oppressée, Bensalah devinait que le soleil de cette terrifiante ville, suspendu comme une faux au-dessus des toits, était plus redoutable que celui qui embrasait le ciel et les ruelles de son minuscule village33.
33Les crimes, commis par les hommes, bouleversent l’équilibre du monde, qui perd son innocence après la chute :
C’est alors que tout a vacillé. [...] Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. La gâchette a cédé [...] et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux34.
Une après-midi, ils [Omar Sardi et ses amis d’enfance] furent surpris de découvrir des barbelés [...] des mitrailleuses derrière des sacs de sable. [...] Ils sentirent alors que quelque chose avait changé, que le temps de la quiétude, de l’innocence avait cessé et qu’ils allaient sans doute être condamnés à se séparer, pour longtemps, pour la vie35.
34Le gouffre s’ouvre alors sous les pieds d’une humanité aveugle et sans repères :
Au tribunal le procureur s’adresse à Meursault : surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber36.
Personne n’imaginait cette hécatombe, ce champ de ruines, ces massacres sous le soleil, cette folie meurtrière et confuse qui décimait sauvagement les familles, saccageait ce pays, à la lumière lente et cruelle, qui ne finissait pas de venir au monde, de tourner autour de lui-même, de dévorer ses enfants, d’osciller au bord du gouffre, de la démence37.
Omar Sardi se sentait exclu, vidé à son tour, arraché à l’équilibre fragile du monde, à cette hémorragie de lumière qui l’innondait certains jours en lui brûlant parfois les yeux38.
Écrire l’histoire de l’Algérie ou écrire le chaos
35Albert Camus et Abdelkader Djemaï, écrivains et témoins, ont, au cours de leur parcours d’homme, de leur expérience de la vie, abordé la question des valeurs. L’écriture de Camus est ce cri qui remplace le silence de la mère et l’absence du père. L’écriture est pour lui comme un cordon ombilical qu’il brandit pour entrer en communication avec le monde, l’origine, le temps de l’innocence d’avant la chute ; pour rompre avec la mort, l’anonymat et la maladie. Dans L’Envers et l’Endroit, il écrit : « Dehors, la lumière, les bruits, ici le silence dans la nuit »39. Étant en rupture avec ce qu’on pourrait appeler la normalité. Camus aura une vue complexe et contradictoire du monde, qui dans ses contrastes, sa dualité cosmique, sacrée et mythique représente, à travers le soleil et la mer. les figures parentales. D’où cette communion constante avec le paysage algérien, d’où ce langage codé, ces métaphores qui peuplent l’absence et le silence pour Camus.
36Dans L’Étranger, Camus attire l’attention des lecteurs sur les rapports entre valeur et indifférence. Meursault dit : « J’ai pensé à ce moment qu’on pouvait tirer ou ne pas tirer et que tout cela se valait. » Meursault, n’est-il pas, au dire d’A. Patri, « l’homme devenu étranger au monde, qui a perdu le contact vital avec le monde (et) [...] avec lui-même »40 ?
37L’Algérie de Djemaï et de tant d’autres écrivains algériens ne souffre-telle pas du silence, de l’absence, de l’indifférence ? Comment dire cette douleur de l’impasse ? Comment déchiffrer ce chaos ?
38Sable Rouge de Djemaï est une tentative pour sceller ce langage. La description fragmentée de l’Algérie pendant la guerre d’indépendance et dans les circonstances actuelles, les violences multiples et répétées, créent une atmosphère tourbillonnante cathartique qui dans sa démence bouleverse les valeurs, les rendent confuses et interchangeables. Le sable devient marée de sang41, la mer se transforme en mur42, la brûlure de l’eau imite celle du soleil. L’écriture de Djemaï vient au monde pour recomposer l’Algérie tombée en poussière :
Par instants, le vertige le surprenait, l’épuisait et la ville semblait se défaire, se recomposer, et pencher dangereusement, comme celle du roman qu’il venait d’écrire. Une histoire à la fois précise et fantasmagorique où les maisons, les gens, les bêtes, les objets domestiques, les rues et les immeubles formaient un gigantesque puzzle, une ronde désordonnée, inquiétante et inoffensive, menaçante et pacifique. Une ville de pierres, de bois et de fer, suspendue entre le gouffre et la terre ferme, entre le désastre et la sérénité, entre le vertige et l’équilibre43.
39Ce qui caractérise cette nouvelle écriture est sa réinterprétation du passé à la lumière du présent. Paul Ricoeur précise : « Ce ne sont pas seulement les faits du présent qui poussent à la réinterprétation, mais son écriture et son analyse qui incitent à la réécriture du passé »44.
40Camus affirmait que l’homme peut dépasser l’absurdité de son destin par sa lucidité. Djemaï semble dire : j’écris pour comprendre.
41Le 1er octobre 1955, le journal Communauté algérienne publiait La Lettre à un militant algérien d’Albert Camus, dans laquelle on peut lire :
La tempête de mort qui s’est abattue sur notre pays ne peut que croître jusqu’à la destruction générale. Dans cette surenchère incessante, l’incendie gagne, et demain l’Algérie sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au monde, ne sera capable de relever dans ce siècle45.
42Ces paroles prémonitoires et amères de Camus n’invitent pas à la résignation, ni à la soumission à une fatalité sans nom, puisqu’il affirmait aussi dans son Appel pour une trêve civile en Algérie, une année plus tard : « L’intelligence peut faire échec au destin et le renverser »46.
43Dans cet Appel qui prend une valeur symbolique dans le contexte actuel, Albert Camus écrivait encore :
On se résigne trop facilement à la fatalité. On accepte trop facilement de croire qu’après tout le sang seul fait avancer l’histoire et que le plus fort progresse alors sur la faiblesse de l’autre. Cette fatalité existe peut-être. Mais la tâche des hommes n’est pas de l’accepter, ni de se soumettre à ses lois. S’ils l’avaient acceptée aux premiers âges, nous en serions encore à la préhistoire. La tâche des hommes de culture et de foi n’est, en tout cas, ni de déserter les luttes historiques, ni de servir ce qu’elles ont de cruel et d’inhumain. Elle est de s’y maintenir, d’y aider l’homme contre ce qui l’opprime, de favoriser sa liberté contre les fatalités qui le cernent. C’est à cette condition que l’histoire avance véritablement, qu’elle innove, qu’elle crée [...]. Pour tout le reste, elle se répète, comme une bouche sanglante qui ne vomit qu’un bégaiement furieux47.
Notes de bas de page
1 Camus, A., Appel pour une trêve civile en Algérie, in Actuelles III, Œuvres complètes d’Albert Camus, Paris, Gallimard et Club de l’Honnête Homme, 1983, p. 390-391.
2 Achour, Ch., Albert Camus, Alger – L’Etranger et autres récits, Biarritz. Atlantica, 1998, p. 191.
3 Camus. A., Appel pour une trêve civile en Algérie, op. cit.. p. 392.
4 Djemaï, A., Camus à Oran, Paris, Michalon, 1995, p. 109.
5 Djemaï, A., Sable Rouge, Paris, Michalon, 1996, p. 13.
6 Camus, A., Noces, in Œuvres complètes d’Albert Camus, op. cit., p. 161.
7 Cf Todorov, T., Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981.
8 Cf. Kristeva, J., Séméiotikè – Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, 1969, p. 88 : « le dialogisme bakhtinien désigne l’écriture à la fois comme subjectivité et comme communicativité ou, pour mieux dire, comme intertextualité ; face à ce dialogisme, la notion de personne – sujet de l’écriture commence à s’estomper pour céder la place à une autre, celle de l’ambivalence de l’écriture ».
9 Camus, A., Le Premier Homme, Paris, Gallimard, 1994, p. 70.
10 Ibid., p. 12.
11 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 102.
12 Camus, A., Le Premier Homme, op. cit., p. 81 : « [...] Arrivé à l’âge d’homme, l’histoire autour de lui fût devenue telle qu’une exécution rentrait au contraire parmi les événements qu’on peut alors envisager sans invraisemblance, et la réalité ne soulageait plus des rêves, nourrie au contraire pendant des années très (précises) de la même angoisse qui avait bouleversé son père et qu’il lui avait léguée comme seul héritage évident et certain ».
13 Ibid., p. 80.
14 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 95.
15 Camus, A., Le Premier Homme, op. cit., Annexes, p. 279.
16 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 120.
17 Camus, A., Le Premier Homme, op. cit., p. 181.
18 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 37.
19 Ibid., p. 26.
20 Dumont, J. et Le Boucher, D., « Abdelkader Djemaï, une écriture de pierres », in Algérie Littérature / Action, n° 7-8, janvier-février 1997, p. 183.
21 Camus, A., L’Étranger, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1971, p. 31.
22 Ibid., p. 86.
23 Ibid., p. 91.
24 Ibid., p. 106.
25 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 31.
26 Ibid., p. 138.
27 Camus, A., L’Étranger, op. cit., p. 114.
28 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 146.
29 Ibid., p. 95.
30 Camus, A., L’Étranger, op. cit., p. 90.
31 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 20.
32 Camus, A., L’Étranger, op. cit., p. 92.
33 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 133.
34 Camus, A., L’Étranger, op. cit., p. 95.
35 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 106.
36 Camus, A., L’Étranger, op. cit., p. 155.
37 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 172.
38 Ibid., p. 144.
39 Camus, A.. L’Envers et l’Endroit, in Œuvres complètes d’Albert Camus, op. cit., 1983, p. 133.
40 Cité par Achour, Ch., Albert Camus, Alger – L’Étranger et autres récits, op. cit., p. 41-42.
41 Djemaï, A., Sable Rouge, op. cit., p. 46-47.
42 Ibid., p. 139.
43 Ibid., p. 66.
44 Cité par Riad, Z., « Rachid Boudjedra et Assia Djebar écrivent l’Algérie du temps présent », in Charles Bonn, Paysages littéraires algériens des années 90 : Témoigner d’une tragédie ?, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 62.
45 Camus. A., Lettre à un militant algérien, in Actuelles III, op. cit., p. 363.
46 Camus, A.. Appel pour une trêve civile en Algérie, op. cit., p. 391.
47 Ibid.
Auteur
Université de Cergy-Pontoise
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